Salut les enfants ! Ça fait un sacré bail ! Bon, voilà, j'avais commencé à écrire cette histoire y a un an, je l'ai planqué au fond de mon tiroir, et je l'ai ressortie et teminée là. Bon, ça veut pas dire que je reprends une publication régulière. Si j'ai des trucs à poster, je les poste, mais je veux les finir avant.

Donc, cette histoire m'est venue en découvrant à quel point le fantasme prof/élève était présent autour de moi. L'une de mes amies est sortie successivement avec trois profs, une autre m'a avoué que c'était son fantasme ultime, la dernière est tombée amoureuse d'un de nos profs... Bref, je m'étais pas rendue que c'était si répandu, et je me suis dit... Pourquoi pas ? J'avais prévu d'en faire un OS, et de fait, c'en est un, mais je l'ai scindé en 2 pour faciliter la lecture. Donc pardon pour le sale découpage ! Je posterai la suite dans la semaine.

Sur ce, bonne lecture !


- Ça va j'arrive !

Il enfile un pull gris qui ne lui appartient pas et traverse l'appartement pour atteindre la porte tandis que les coups redoublent d'intensité. Quelqu'un a eu la bonne idée de le réveiller, et ce quelqu'un risque d'en payer les conséquences ! Pour une fois qu'il peut dormir un peu, qu'aucun réveil ne vient briser son rêve, qu'aucune claque ne porte, qu'aucun téléphone ne sonne, il fallait qu'on vienne frapper à la porte. Il avait décidé de ne pas répondre dans un premier temps, pensant qu'il s'agissait d'un démarcheur ou d'un voisin en manque de sucre. Mais les coups avaient continué, le forçant à se lever par la même occasion. Il passe une main nerveuse dans ses cheveux et ouvre la porte un peu brutalement.

- Quoi ?

Il ouvre les yeux et soupire brutalement. Non, pas aujourd'hui, il n'a pas assez dormi pour ça…

- J'te réveille ?

- Oui. Je t'invite pas à entrer, du coup.

- Ok, ça fait rien. Jude est pas là, par hasard ?

- Non, sinon c'est lui qui serait venu t'ouvrir !

- Tu sais pas où il est ?

- Voyons voir… Nous sommes Lundi, il est dix heures du matin… Y a des chances pour qu'il soit en cours… Comme tous les Lundis à dix heures du matin depuis un mois… Mais tu t'en doutais un peu, non ?

- Oui… J'espérais qu'il serait là quand même.

- Un problème ?

- Non, rien de grave. Il rentre quand ?

- Vers dix-sept heures, en général.

- Je suis en cours jusqu'à vingt-et-une heures et je dois passer voir mon tuteur de recherche… Ecoute, je te confie un truc, c'est pour Jude. Demande-lui de le lire et de m'appeler demain. C'est important.

- C'est quoi ?

- Un truc qui le concerne.

- Oui, mais quoi ?

- Bah, un truc ! Je vais lui laisser un message sur son portable…

- Laisse tomber, il a laissé son portable ici.

- Merde. Bah je compte sur toi, alors, Caleb ! Tu lui passes le message !

- Ouais ouais ! A bientôt, Célia.

Il la pousse un peu vers la sortie, dans le souci de regagner son lit rapidement. Il froisse un peu la chemise en papier que Célia lui as remise. En traînant un peu, il regagne la chambre et s'écroule sur le lit, sans prendre la peine de poser la chemise pleine de trois feuilles sur le bureau que Jude s'octroie pour préparer ses cours. Le pull de son compagnon encore sur les épaules, il replonge dans l'oreiller pour se rendormir. Malheureusement, son horoscope en décide autrement, car il entend une mélodie douce et stridente, familière.

- Putain…

Le portable de Jude… Il rampe jusqu'au côté droit du lit et tâtonne le sol pour mettre la main sur le portable qui vibre. Il glisse l'index droit sur l'écran tactile un peu rayé et porte le portable à son oreille pour répondre.

- Allô ?

- Jude ?

- Mais non, il a oublié son portable à la maison.

- Encore ? Mais c'est la deuxième fois en deux semaines ! Qu'est-ce qu'il a en ce moment ?

- Rien, il est tête en l'air. Et puis, tu sais comment il est le matin… mécanique !

- Ouais, je sais ! Bon, bah ça fait rien, je voulais juste lui dire que j'aurai un peu de retard ce midi… Et toi, tu bosses pas ?

- Non, j'ai pris ma journée… pour dormir.

- Ok, je te laisse, alors ! A plus !

- Ouais, à plus, Mark.

Il raccroche sans oser essayer de basculer vers les bras de Morphée. Non, décidemment, son horoscope est contre lui, aujourd'hui. Dire que sa chef avait enfin consenti à lui donner sa journée ! Il se redresse un peu sur le lit défait. Alors que son regard vers le bureau parfaitement ordonné de son compagnon, les yeux bleus de Caleb sont attirés par la chemise cartonnée, d'un vert électrisant. Sur la couette rouge, la chemise jure affreusement. Les doigts fins de Caleb s'aventurent jusqu'à elle, curieux de découvrir les secrets qu'elle renferme. Pour que Célia se déplace, c'est que ça doit valoir le coup ! Après tout, elle ne lui a pas défendu d'y jeter un coup d'œil. Maintenant qu'il est réveillé, il va bien falloir qu'il s'occupe.

Lentement, les trois feuilles tapuscrites s'échappent de leur protection colorée et s'offrent aux yeux métalliques de Caleb, qui commencent à s'ouvrir très grand.


- Caleb ? Je suis là ! Je suis passé prendre des pizzas, mais si ça te saoule, on peut commander chinois.

- Non, ça me va, les pizzas.

Le jeune homme s'appuie contre l'encadrement de la porte, croise les bras et observe son compagnon se défaire de la veste en simili cuir qui ne lui appartient pas. Jude retire le foulard en soie qui trahit ses origines bourgeoises et pose son sac dans l'entrée. Il lève les yeux et sourit en s'approchant de son partenaire pour l'embrasser.

- Ça a été, ta journée ? demande Caleb.

- Pas mal. Enfin, j'ai eu un peu de mal à faire réagir les L1, ce matin. Ils sortent d'un long week-end, alors c'est difficile de leur demander de se passionner pour Flaubert ! Et toi, t'as réussi à dormir un peu ?

- Pas vraiment. Célia est passée, elle a dit de pas la rappeler ce soir.

- Un problème ?

Il hausse les épaules. Probablement que non. Jude se baisse et récupère son sac pour l'amener dans la chambre. Il tire la chaise du bureau et s'installe. Il sort un dossier de son sac et l'ouvre. Le dossier rouge crache alors des dizaines de copies manuscrites. Jude souffle devant l'ampleur du travail, mais il tient à tout prix à commencer les corrections aujourd'hui, sinon il ne les rendra pas avant le prochain devoir.

Caleb se glisse silencieusement derrière lui et s'assied sur le bureau, juste à gauche. C'est une habitude qu'il a prise. Il aime observer l'air concentré de Jude, les yeux plissés derrière ses lunettes à bord noir, sa bouche qui grimace devant les bêtises et qui sourit devant les belles tournures, ses dents qui mordillent le bout du stylo rouge, sa main qui rabat ses cheveux un peu longs sur l'arrière de son crâne…

- Des copies sur quoi ?

- Dissert' sur une citation de Jaccottet. Autant te dire qu'ils risquent de se planter. Pourquoi les gosses comprennent rien quand on parle poésie ?

- Je suis prêt à parier que certains de tes étudiants sont plus vieux que toi.

Jude sourit et replonge dans ses corrections. Au bout de vingt minutes à annoter l'introduction, il lève les yeux. Caleb regarde par la fenêtre. Il a l'air ailleurs. Jude se redresse et s'appuie contre le dossier de la chaise. Il abandonne le stylo et pose la main sur le genou de son compagnon, pour capter son attention. Caleb tourne aussitôt la tête et sourit, mais de ce sourire sans totalité, sans absolu. Un sourire qui cherche à rassurer. Le genre de sourire qui inquiète un peu.

- Qu'est-ce que tu as ?

- Rien. C'est pas bien grave, mais ça me prend la tête depuis ce matin.

- Je t'écoute.

- Tu fais bosser Lolita à tes élèves ?

Jude arque un sourcil. C'est une blague ?

- Non.

- T'as non plus parlé à tes étudiants de 50 Shades ?

- Je suis prof de lettres, bien sûr que non !

- Et tu les emmènes pas voir L'Homme irrationnel, ou un truc dans ce genre ?

- C'est quoi, ce genre ? T'as un truc avec la différence d'âge des histoires d'amour ? Parce que si c'est ça, je peux te conseiller deux trois bouquins du XIXème…

- En fait, j'ai un truc avec les histoires prof/élève.

- Quel rapport avec Lolita ?

- Tu vas comprendre.

- Caleb, t'essaie de me dire quoi, là ?

- T'as déjà fantasmé sur un étudiant ?

Jude ferme les yeux et inspire longuement. C'est quoi ces questions à la con ?

- Pourquoi tu me demandes ça ?

- Pourquoi tu réponds pas ?

- Mais parce que j'en vois pas l'intérêt !

- T'as déjà pensé à me tromper ? Avec quelqu'un de plus jeune ?

- Mais non ! Et puis, franchement, t'as vingt-six ans, je risquerais de friser l'illégalité si je cherchais plus jeune !

- Je suis sérieux, Jude.

Ses yeux sont un peu ternes, ils n'ont pas cet éclat de vie qui les caractérise, cette lumière qui fait fondre Jude dès le réveil, même lorsque l'esprit est encore embué, au bord de l'éveil. Oui, Caleb est bien sérieux. Jude fronce un peu les sourcils, en cherchant comment une telle idée a pu germer dans sa tête. Peut-être que quelqu'un, dans leurs amis, trompe sa moitié, et que ça l'a forcé à se poser des questions. Peut-être qu'il a passé la journée à zapper sur des programmes débilisants où les femmes se mettent à pleurer parce qu'elles ont été trompées, où les hommes avalent des médicaments lorsqu'ils apprennent qu'ils sont cocus depuis des années. Jude plante alors son regard rougeoyant dans celui de Caleb.

- Caleb, je t'aime. J'ai fantasmé sur un étudiant, l'année dernière, parce qu'il avait les mêmes yeux que toi. C'est jamais allé plus loin. Ni flirt, ni rendez-vous, ni rien.

- Tu m'as jamais trompé avec un étudiant ? Tu me le jures !

- Je te le promets, Caleb.

- Ok…

Tout à coup, le sourire revient, avec toute la lumière, toute la franchise qui l'accompagnent. Il se penche un peu en embrasse Jude sur le front, comme pour le remercier, le rassurer.

- … je savais que tu me trompais pas. Par contre, si tu me trompes pas, on a un problème !

- Quel problème ?

Caleb décale ses jambes et se penche pour ouvrir un tiroir dans le bureau. Il en sort le dossier vert électrique déposé par Célia et il le remet dans les mains de Jude, avec une sorte de brutalité motivée par l'impatience. Jude continue à froncer les sourcils, complètement perdu par cette soirée, par l'attitude de Caleb. Certes, son compagnon est quelqu'un d'imprévisible, d'impulsif, de libre, tellement qu'on ne peut jamais s'attendre à une réaction logique de sa part, tellement qu'on ne peut qu'en tomber amoureux, tomber à la renverse devant tellement de spontanéité, tellement de vie à l'état pur… Aujourd'hui, cette force de caractère, il la pousse à l'extrême. Et Jude qui est un homme linéaire se retrouve un peu bousculé, un peu plus que d'habitude.

- C'est quoi ? demande-t-il tout en consentant à ouvrir la chemise et à en dégager les feuilles de papier.

- Ta petite sœur a déposé ça ce matin. Elle veut que tu le lises avant demain et que tu lui téléphones.

- Pourquoi ? C'est le texte de l'un de ses étudiants du groupe d'écriture, non ?

- Ouais. Tu connais une certaine Glacia Vessal ?

- Ouais, ça me dit un truc. Une L3, avec des yeux verts ?

- J'en sais rien, je la connais pas. Mais elle, je pense qu'elle te connait bien.

- C'est l'une de mes étudiantes…

- Formidable ! Dans ce cas, je te fais un léger teaser de sa nouvelle… Elle, c'est une jolie jeune femme aux cheveux longs et aux yeux verts, ténébreuse, mystérieuse et isolée, passionnée de littérature. Lui, c'est un professeur d'université aux yeux grenat et perçants, sexy, à la voix grave qui déraille parfois, qui plait à toutes ses étudiantes, passionné par le XIXème siècle…

- Oh merde…

- J'ai pas fini ! Donc, il s'est marié très jeune, mais depuis qu'il l'a rencontrée, il ne pense plus qu'à elle, et à l'arracher à son petit ami jaloux et à ses parents trop protecteurs. Evidemment, elle a vécu une enfance très difficile, blablabla… Un jour, alors que le beau professeur vient de se faire aborder par l'une des plus jolies jeunes femmes de l'université et qu'il vient de la fuir, il se retrouve par je ne sais quel miracle dans un amphi, vide, où se tient l'héroïne. Subjugué par sa beauté, incapable de retenir ses passions, il s'empare d'elle et lui fait l'amour, plusieurs fois tant qu'à faire, dans la salle. Cette passion restera secrète, mais il ne tiendra pas longtemps, le prince charmant, et il viendra l'enlever chez elle pour l'emmener dans un appartement qu'il loue, en plus de sa maison avec sa femme. Mais alors qu'elle se rend en cours, l'héroïne tombe sur son ex, et il la bat à mort, par jalousie. Du coup, le professeur fou de chagrin vient tuer l'ex et se suicide ensuite.

- Ça finit comme ça ?

- Ben oui.

- Et tout ça, ça tient sur six feuilles ?

- C'est tout ce que tu trouves à me dire ? Jude, y a une gamine de vingt ans qui a écrit une nouvelle avec un prof qui te ressemble comme deux gouttes d'eaux ! J'imagine que tu bosses le XIXème avec les L3 ?! Parce que, je veux bien que tout ça soit une coïncidence, mais ça fait quand même beaucoup de coïncidences. Elle aurait pu s'abstenir de mentionner la couleur de tes yeux… Oh, ne lis pas le passage où vous couchez ensemble, c'est limite pornographique !

- Putain… C'est con pour elle, c'est pas du tout mon genre !

- Eh, Jude, redescends deux secondes ! Y a une étudiante qui fait des rêves érotiques sur toi, et qui va tout raconter à ta sœur ! Cette nana a un problème !

- T'es jaloux ? demande Jude en souriant. C'est un fantasme commun, le cliché du prof et de l'étudiante !

- Jude, t'as pas l'air de comprendre. Personne ne sait mieux que moi ce que ça fait, de tomber amoureux de toi. Et personne ne sait mieux que moi ce que ça fait de pas savoir ce que tu ressens, de pas être sûr. Tu peux pas la laisser se faire de fausses idées. Si c'était juste un pari avec des copines, bah elle va se mettre à rougir et ne remettra plus les pieds dans ton cours. Mais si elle est amoureuse…

- Ok, ok, j'ai saisi ! Je vais trouver un prétexte pour me retrouver seule avec elle à la fin du cours…

- T'es sérieux, là ? T'as pas lu la nouvelle ! Toi, elle, l'amphi seul… « Si vous saviez, je me sens tellement fragile en ce moment, j'ai tellement besoin d'attention, il n'y a que vous pour me comprendre »…

- Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Que je l'humilie devant toute la classe entre deux sonnets de Ronsard ?

- Hmm… C'est une solution…

Jude le regarde par-dessus ses lunettes en haussant un sourcil, ce qui provoque un joli rire à son compagnon. Le téléphone se met alors à vibrer de tout son soul sur la table du bureau. Sur l'écran se dessine, tout en lumière, le profile de Célia, avec son air espiègle, perchée sur une balançoire. Jude décroche.

- Salut Célia… Je viens de rentrer… Oui, Caleb m'en a parlé, mais j'ai pas eu le temps de… Non non, rappelle pas, Caleb l'a lu à ma place… Violation de son intimité ? Parce que mon intimité à moi, elle l'a pas violée, cette… heu… Ouais, peu importe son nom… Bien sûr que je vais m'en occuper… La note ? Je sais pas, c'était bien ?... Bon ben c'est réglé. Mais ne lui flanque pas un zéro, je vais déjà suffisamment l'humilier… Ok, à plus !

Toujours perché sur le bureau, les jambes se balançant dans le vide, Caleb questionne son ami des yeux. Jude se lève et l'embrasse, pas pour le rassurer, mais pour la forme. Puis il prend la boîte de pizza et se dirige vers la salle à manger de leur appartement. Caleb le suit, sautant du bureau avec dextérité. Il s'appuie sur le mur, regardant Jude attraper deux verres.

- Quand est-ce que tu la vois ?

- Ma sœur ? demande Jude avec un sourire.

- Très drôle.

- Vendredi. C'est mon dernier cours de la journée.

- J'peux venir ?

- A mon cours ? Tu vas t'ennuyer !

- J'te materai si c'est le cas !

- Quel intérêt alors que tu peux le faire ici ? demande Jude en dépliant sa silhouette.

- L'intérêt c'est que je verrai cette petite gourdasse te bouffer des yeux, et que je pourrai me dire qu'à part ses jolies yeux verts, elle ne pourra pas poser grand'chose sur toi !

- Fais comme tu veux, soupire Jude. C'est un cours magistral, je ne peux pas t'empêcher de venir.


- … Vous aurez donc compris qu'ici, la guerre n'est qu'un prétexte, et ce n'est pas ce qui intéresse l'auteur. L'Histoire avec un grand H, on s'en fiche ! Ce qui va vraiment intéresser, c'est la petite histoire…

Il s'arrête, fait cogner sa langue contre ses dents, puis reprend.

- L'histoire d'amour…

C'est plus difficile à prononcer que ce qu'il pensait. Depuis le début du cours, il bafouille, argote et ergote, c'est une catastrophe. La faute à son étudiante, au second rang, qui note chacun de ses mots comme s'ils valaient de l'or, qui enregistre sur son dictaphone sa voix. Et lorsqu'elle n'écrit pas, elle pose sur lui un regard langoureux, doux… amoureux, oui. Malheureusement, oui. Jude se demande comment il a fait pour ne jamais la remarquer. Elle porte du vert, alors que plus personne au XXIème siècle n'en porte, elle écrit sur une feuille de papier à l'heure du numérique, elle se passionne pour un cours à seize heures passées là où ses camarades comptent les secondes qui les séparent du week-end. Ou bien, ce sont les mots qu'elle a écrits qui ne veulent plus se décoller de sa mémoire. Caleb lui avait déconseillé de le faire, mais il n'a pas résisté à lire la nouvelle de la jeune femme. Il n'a pas été déçu. Célia l'avait pourtant prévenu : un cerveau de vingt ans, ça peut faire des dégâts. Elle sait de quoi elle parle, elle qui voit défiler les esprits névrosés d'aspirants écrivains, à travers son travail, mais aussi le soir, sur internet, à travers les fictions anonymes. Célia le lui avait dit : du dernier bouquin à la mode à une saga cinématographique en passant par le tout Hollywood, tout le monde en prend pour son grade. Ҫa ne gêne pas Jude. Harry Potter, les 7 Mercenaires, les One Direction, Desperate Housewives, Marlon Brando… Ils peuvent tous y passer. Même le dernier journaliste présentateur de JT avec sa bouille de môme ! Mais lui, au milieu d'une histoire sulfureuse, tout droit issue de ce qu'Internet possède de plus trash, ça lui plait moins !

Il regarde sa montre.

- Bon, un quart d'heure de pause, on reprend à la demie !

Il se retourne pour prendre son sac old school. Il a vraiment besoin de prendre un peu l'air, et il tient à éviter les questions éventuelles des étudiants sur le cours, et sur la vie en général. Il referme le sac, se retourne, et sursaute, parce qu'un étudiant a été trop rapide.

- Putain… Pardon. Tu… Vous m'avez fait peur M. Stonewall.

La rectification fait sourire Caleb. Nonchalamment appuyé sur le bureau de professeur, avec ses yeux pétillants, il ressemble à… Eh bien, à lui ! Mais pas du tout à un étudiant.

- Je vous offre un café, professeur ? demande-t-il en souriant de toutes ses dents.

- Non merci.

- Votre cours était passionnant !

- Ah oui ? Vous n'avez pris aucune note, pourtant.

- J'ai une bonne mémoire. Et un prof particulier qui reprendra tout ça avec moi ce soir…

- Bien, rit Jude. Maintenant, veuillez m'excuser…

- Un quart d'heure de pause, c'est pas un peu long ?

- Si cela vous ennuie, vous pouvez rentrer chez vous…

Le sourire de Caleb est hargneux. Il regarde derrière lui. L'étudiante aux yeux verts vient de sortir. Parfait ! Si elle croit pouvoir épingler son mec à la sortie de la classe, elle se plante ! Il a bien vu son petit manège, ses yeux de biche, son goût vestimentaire raté étudié pour se faire remarquer, sa voix mièvre lorsqu'elle pose une question ! Il n'a pas peur d'elle. D'abord parce que Caleb n'est pas connu pour avoir peur. Ensuite parce que cette petite idiote n'a aucune chance. Bien sûr que Jude ne le trompera pas pour une petite cruche/apprentie écrivain. Mais Caleb tient à lui montrer qui est le plus fort ! Il la rattrape à la machine à café, alors qu'elle cherche son porte-monnaie.

- Laisse ! dit Caleb en introduisant une pièce.

Elle tourne brutalement la tête, ses grands yeux surpris cherchent à traverser Caleb, mais ça ne prend pas avec lui ! Il décroche son sourire n°4 (celui qui veut dire je te hais) et appuie sur la photo du cappuccino (les étudiants ne savent pas boire du café, tout le monde le sait. Le café, c'est pour les travailleurs. Le thé, pour les aristo. Le potage… pour personne).

La jeune femme récupère le gobelet, et dit d'une voix peu assurée :

- Merci.

- De rien. C'était intéressé. J'ai vu que tu buvais littéralement les paroles du prof. Je pourrais prendre tes notes ? Parce que, moi et la prise de note, ben c'est pas ça !

- Je peux te scanner ce que j'ai écrit.

- Super, merci !

- C'est la première fois que je te vois dans ce cours.

- Oh ouais, j'ai pas pu y assister avant. Super cours ! Super prof, surtout ! C'est une découverte, pour moi. Et toi ?

- Non. Je l'avais déjà eu l'année dernière, avec Rimbaud.

- Ah ! Moi, j'avais bossé sur Nabokov, l'année dernière. Tu connais ?

- Oui. Enfin, je l'ai lu, jamais étudié. J'avais beaucoup aimé.

- Tu m'étonnes, marmonne Caleb.

- Mon écrivain préféré, c'est Flaubert, ceci dit.

Mauvaise pioche, ma belle ! L'effort est sympa, mais Jude déteste Flaubert !

- Et toi ?

- Quoi ? Moi ? Heu… je sais pas… Pennac ?

Là, c'est un peu la faille de son rôle. La littérature, il ne s'y connait pas bien. Il peut sortir quelques noms, comme ça, parce que Jude lui en parle. Mais quand on le prend au dépourvu… Il n'avait pas préparé de réponse à cette question, parce qu'il n'avait pas prévu la question. Qu'est-ce que ça peut lui foutre, ce qu'il lit, lui ?

La jeune femme sourit.

- Pennac ? J'aime beaucoup. C'est rare de trouver quelqu'un qui assume d'aimer un auteur vivant et qui ne serait pas Kundera.

- Ah bon ?

- Ouais. Tu sais, les bons auteurs sont tous morts, tout ça ! C'est aussi ça que j'aime chez Sharp. La littérature n'a pas à appartenir au passé. Elle s'écrit.

Ses beaux yeux verts se perdent dans le vague blanc du couloir. Caleb la regarde. Il observe son nez droit, ses cheveux trop longs, son mètre soixante-dix, ses mocassins datés… et il se rend compte qu'il la trouve belle. Peut-être parce qu'elle parle de ce qu'elle aime, peut-être parce qu'elle parle de l'homme qu'il aime, ou bien parce qu'elle parle comme… eh bien oui, comme une femme amoureuse… Toujours est-il qu'elle est belle.

Elle le regarde encore. Mais c'est lui qui initie de nouveau le dialogue.

- Je m'appelle Caleb Stonewall.

- Glacia Vessal.

Mais putain, qu'est-ce qu'il en a à foutre du nom de cette nana ? Et pourquoi il lui a donné le sien ? Il se sent chancelant, tout à coup. Glacia s'engouffre dans la salle de classe où Jude n'est pas encore apparu. Caleb la suit, il ne sait pas pourquoi. Il récupère le sac qu'il a laissé au fond de la salle et rejoint le deuxième rang, presque vide.

- Ҫa t'ennuie si je m'installe à côté de toi ? demande-t-il à Glacia.

- Heu… non.

Il sourit et s'assied, puis pèche son téléphone dans sa poche. En prenant soin de tourner le dos à la jeune femme, il envoie un SMS à Jude.

« On annule la mission ! »

La réponse ne se fait pas attendre.

« Quelle mission ? »

« 50 Shades »

« Comment ça ? »

« Je t'expliquerai »

- Tu fais quoi ?

Caleb se retourne et s'empresse de ranger son portable dans son sac, comme s'il l'avait brûlé. Il lève ses grands yeux vers le visage serein de la jeune femme, vers ses yeux doux en amande. Il se sent rougir d'agir comme ça. Ridicule, vraiment !

Jude choisit de rentrer dans la salle à ce moment-là. Il fait claquer son sac sur le bureau, pose son portable sur celui-ci pendant qu'il demande aux retardataires de se dépêcher un peu. Il lève le regard (ça se fait, non ? vérifier le nombre d'élèves ?) vers le fond de la salle pour apercevoir Caleb. Au lieu de quoi il le retrouve au deuxième rang, à côté de la jeune… Décidemment, son nom ne veut pas rentrer !

- Je… euh…

Caleb croise le regard du professeur et il se demande ce qu'il suppose. Lui-même serait bien en peine d'expliquer ce qu'il trafique, là, tout de suite. Un rapprochement tactique ? Un coup de foudre amical ? Une naissance fortuite de tendresse ?

- … je répondais à mon copain.

- Il fait quoi ?

- Euh… footballeur… En ligue 3…

Ҫa devient vraiment n'importe quoi, là ! A la limite de l'absurde ! Heureusement, Jude recommence son cours à ce moment-là. Glacia, plus attentive qu'aucun autre étudiant, reprend ses notes et retranscrit, presque au mot près, le discours de Jude. Ses yeux vert acide suivent les mouvements de Jude. Ses mains, surtout. Son visage aussi. Lorsqu'il demande aux étudiants de se concentrer sur le tableau, elle lève son crayon et se met à dessiner, presqu'inconsciemment dans les espaces laissés vides par les paragraphes. Parfois, elle sourit et se met à écrire dans la marge. Caleb pense qu'il s'agit de phrases de Jude, parce qu'il se souvient que les dialogues de sa nouvelle respectaient parfois à la virgule l'expression de Jude. Elle semble vouloir percer les mystères d'une œuvre d'art, en l'examinant sous toutes ses coutures, en recopiant chaque détail. Caleb est complètement troublé. En lisant la nouvelle apportée par Célia, Lundi, il lui semblait qu'il faisait face à une étudiante survolté, remplie d'un désir inassouvi, complète dans un rêve. Comment a-t'il pu se tromper à ce point ? Comment a-t'il pu commettre l'erreur de penser que le personnage était l'écrivain ? Glassia n'est pas l'étudiante de la nouvelle. Et Jude n'est pas le professeur. Même s'ils ont la même nature de cheveux, le même grain de voix grave, la même couleur planquée au fond des yeux, derrière des lunettes rondes, le même corps, le même métier… Bon, ok, ça fait quand même beaucoup trop de coïncidences pour n'être qu'un accident…


Fin du cours. Enfin. Caleb n'en pouvait plus de faire semblant de comprendre quelque chose à l'exposé bac+3 de Jude. Il remballe ses affaires (une feuille noircie de dessins et un crayon) et descend les escaliers à la hâte, en évitant soigneusement le regard de son compagnon, pour ne pas se trahir ou le trahir. Glacia lui a demandé s'il allait au cours de sur le soldat enfant dans la littérature. Il a répondu que non. Alors elle lui a dit « à la prochaine ». Caleb avait souri, sans se forcer, alors qu'il savait qu'il ne la reverrait jamais. La salle se vide, comme un sac de farine éventré. Les étudiants se précipitent sur les métros ou les trains pour partir en week-end. Caleb ne s'attarde pas, et il fuit les bancs de la fac.

Après vingt minutes et deux changements (République et Nation), l'apprenti étudiant se retrouve dans le confort de son appartement. En refermant la porte, toute l'angoisse accumulée au cours de la journée s'évanouit, comme laissée sur le palier. Il se sent en sécurité.

En fouillant dans le placard, il trouve du rhum, de la menthe, du sucre, et décide de préparer deux mojitos, pour le retour de Jude, en se demandant lequel des deux en aura le plus besoin. Son téléphone vibre. Il a reçu un mail. Glacia, déjà. Elle lui envoie les cours qu'elle a scanné, il ne sait comment, à la fac. Dans son message, elle lui dit « bon courage » et « n'hésite pas à me demander des précisions » et « voilà mon numéro de téléphone » et « heureuse de t'avoir rencontré ». Caleb enregistre le numéro, presque machinalement, sans savoir s'il va lui envoyer un texto. Finalement, il le fait. « C'est Caleb, merci pour le cours ! ».

Jude va être furax !

Il rentre, l'air plus interrogateur que furieux. Caleb lui tend le verre de mojito, sans rien dire. Jude se défait de son manteau et pose son sac. Caleb boit une gorgée de mojito, trop vite, et il pose le verre avant de foncer sur la bouche de Jude pour l'embrasser. Ҫa avait été dur de tenir toute l'après-midi sans l'embrasser, il ne sait pas pourquoi. D'ordinaire, ils passent la journée entière sans se voir, et ils s'en portent très bien. Aujourd'hui, le baiser est nécessaire.

- Je suppose que tu as quelque chose à me dire, murmure Jude.

- Je suis pas sûr de savoir comment te le dire… J'ai discuté avec Glacia tout à l'heure.

- Putain… pas étonnant que j'arrive pas à me souvenir de ce nom tordu !

- J'étais persuadé que c'était une petite conne mal baisée, une écervelée qui te bouffait des yeux, avec un décolleté plongeant, qui ferait rouler une sucette sur sa langue pour t'allumer… Et non. C'est juste une gamine, qui aime la littérature, et Pennac, et Flaubert, qui écoute ton cours, qui sourit quand tu lui parles et qui te propose de t'aider si t'as du mal avec ses notes, et qui cherche pas à attirer l'attention, et… Je sais pas. C'est une nana normale… juste normale….

- D'accord. Et tu proposes quoi ? Que j'oublie sa nouvelle et que je demande à Célia de ne rien dire ?

- Je sais pas. Je te l'ai dit. Je sais pas quoi penser. Je sais pas comment la penser.

- Ecoute, Célia passe demain, je dois lui rendre la nouvelle de cette fille. Tu peux la relire et…

- Oh non, ça va, j'ai déjà failli gerber pour ça !

- Alors dis-moi ce que je fais. Parce que, enfin… Ҫa reste un problème. Ce serait bien qu'elle comprenne que…

- Ok, ok ! Tu me laisses jusqu'à Vendredi prochain ?

- Une semaine ?! Mais à quoi tu veux réfléchir ?

- Je sais pas, mais… Je veux savoir ce qu'elle en pense vraiment, ce qu'elle a dans la tête…

- Et comment tu vas faire ça sans la v… Oh non ! Dis-moi que t'as pas fait ça !

- Quoi ?

- Tu vas la revoir ?

- Elle m'a donné son numéro de téléphone… Et je lui ai fait croire que j'étais élève, alors…

- Putain, Caleb… Dire que c'est toi qui avais peur d'être trompé…

- Oh, ça va, arrête le mélo !