Curiosity Killed the Karkat
~ Épilogue ~

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La sonnerie marquant la fin des cours retentit, rapidement suivie par les cris d'élèves et les bruits de pas dans le couloir. Ça, au moins, ça n'a pas changé. Probablement que ça ne changera jamais.

Ce qui a changé, en revanche, c'est que maintenant on ne peut plus discerner les éclats de rires des humains de ceux des trolls, mêlés presque harmonieusement et audibles à chaque sortie de cours. C'est un peu marrant, à bien y penser, de voir comme les choses finissent par s'arranger d'elles-mêmes. Je pense qu'il suffisait de pas grand-chose pour que nos deux espèces apprennent à se connaître.

Et le mieux, dans tout ça ? C'est qu'on n'est plus le seul lycée mixte, maintenant. Quand ils ont vu que les choses ne se passaient pas si mal, beaucoup d'autres établissements ont suivi. Y'avait toujours des incidents au début, mais cette fois ce n'était plus quelque chose de nouveau face à quoi personne ne savait comment réagir. Il y a eu plusieurs échanges d'élèves qui ont bien aidé, aussi. Ça fait plutôt plaisir à voir. Maintenant, on a presque l'impression que trolls et humains ont toujours cohabité en paix. Comme si le temps où les trolls attendaient avant d'entrer dans la salle de classe était loin derrière nous, comme s'il n'avait jamais vraiment existé.

D'un autre côté, c'est vrai que ça fait déjà plusieurs années.

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Un cognement à ma porte me sort de ma rêverie et je me redresse un peu sur ma chaise en donnant la permission à l'arrivant d'entrer. Sans surprise, c'est un surveillant qui passe sa tête noire par ma porte, avant de pousser deux élèves – humains – à l'intérieur de la pièce, ignorant totalement leurs protestations. Je souris un peu, avant de forcer un soupir.

« Encore vous, hein ? C'est quoi, cette fois ?
- On n'a rien fait ! Proteste le premier tandis que le surveillant ferme la porte derrière lui.
- Rien fait ?
- Oui, enfin, il est… possible qu'on ait malencontreusement raté la dernière heure de cours.
- Juste la dernière heure ? Je demande en levant un sourcil amusé.
- Peut-être un peu plus, répond l'autre garçon en haussant les épaules.
- C'est pas comme si on l'avait fait exprès ! Vous savez comment c'est, le temps nous file entre les doigts, et quand on s'en rend compte, les cours sont déjà terminés.
- Ce serait peut-être le moment d'investir dans une montre, monsieur English. »

L'intéressé me sert un petit sourire d'excuse et je lève les yeux au ciel.

« Sérieusement, c'est pas la première fois que vous me faites le coup. Je suis que CPE ici, comptez pas sur moi pour vous couvrir éternellement, les gars. J'ai pas envie que madame la directrice me tombe dessus. Et Dirk, crois pas que je te traiterai différemment parce que je connais ton cousin. La prochaine fois j'aurai pas d'autres choix que de vous mettre deux heures de colle, c'est clair ?
- Comme de l'eau de roche, monsieur ! »

Ceci dit, il incline légèrement la tête en signe d'au revoir et quitte mon bureau, suivi de près par le garçon blond que j'aperçois esquisser un micro-sourire – décidément, c'est de famille.

La nuit est presque tombée quand je passe enfin la clé dans la serrure de mon appartement. Les journées sont plutôt crevantes, en cette période de l'année. Là j'ai qu'une envie, c'est de m'allonger sur le canapé et ne plus bouger jusqu'à demain. Peut-être me mettre un film. J'ai à peine le temps de pousser la porte d'entrée que le bruit de quelque chose qui tombe me stoppe net.

« Merde, putain, FAIT CHIER ! »

Je ne prends même pas la peine de retenir un petit rire et, retirant mes chaussures, je me dirige jusqu'à l'origine des cris plus que familiers. Quand mes pas me mènent jusqu'à la cuisine, où je découvre un certain troll accroupi pour ramasser des casseroles tombées au sol, je lève un sourcil.

« Karkat, tu… cuisines ? »

L'interpellé se relève aussitôt et me sert une grimace agacée.

« OK alors avant même que tu ne commences les éternels 'mais c'est un miracle !', 'tu t'es cogné la tête ?' ou autres conneries du genre, je t'arrête de suite avec un argument qui je pense répondra à toutes les questions que tu pourrais te poser sur ma présence dans cette cuisine et le plat en train de cuire sur le feu : ta. Gueule.
- Ça, c'est de l'argument.
- Continue comme ça et tu mangeras pas. »

Il se retourne pour aller remuer la préparation et je me glisse derrière lui, passant un bras autour de ses épaules pour m'appuyer un peu sur son dos au passage.

« T'as terminé tout ton boulot ? Je demande.
- Pratiquement. Maintenant que je bloque plus sur ces putains d'expressions anciennes, me reste plus qu'à traduire le reste et ce sera bon. Je pense que j'aurai terminé demain, du coup je peux faire une pause ce soir.
- Héhé, cool. »

Je glisse un baiser dans son cou et m'échappe rapidement avant qu'il ne se plaigne que je le dérange pendant qu'il cuisine. C'est suffisamment rare comme ça, j'ai pas envie de lui donner des raisons de le faire encore moins souvent.

M'installant sur le canapé, je commence à feuilleter le programme télé.

« Y'a ta sœur qui a appelé, au fait.
- Jade ? Elle voulait quoi ?
- J'crois qu'elle voulait écrire un article sur notre ancien lycée. Vu que t'y bosses maintenant, elle voulait que tu l'aides.
- Oh. »

Je pose le programme et ferme les yeux un moment. En y repensant, ça doit bien être un miracle que j'aie réussi à trouver ce travail. J'aurais pas voulu d'un autre lycée, pour être honnête.

J'ouvre les yeux quand un poids vient se poser contre mon épaule. Visiblement, Karkat a jugé qu'il pouvait laisser sa préparation finir de cuire seule. Je passe un bras autour de sa taille pour le coller un peu plus à moi, et on reste comme ça un moment, jusqu'à ce que le besoin de faire revivre la conversation me reprenne.

« Hé, tu te souviens de la première fois qu'on s'est parlés ?
- Tu veux dire, la première fois que tu m'as parlé pendant que j'étais trop occupé à sentir tous mes neurones commettre un suicide collectif pour écouter ce que tu me disais ?
- Ouais, haha, tu m'as envoyé chier cette fois-là aussi.
- Urg. Je le pense pas vraiment. Enfin, quand même un peu, mais…
- Je sais ! Mais bon, des fois je me demande… Si on n'avait pas été mis ensemble pour faire cet exposé d'Histoire, tu crois qu'on aurait passé toute notre vie sans jamais se parler ? »

Je tourne mon regard vers lui ; il semble pensif un moment.

« Peut-être. Ou peut-être pas. T'aurais bien fini par trouver une excuse pour venir me faire chier. »

Je ris un peu et Karkat esquisse même un sourire.

« N'empêche, t'imagines, on aurait pu ne pas se connaître.
- Ouais, ça aurait peut-être été mieux. »

Je- quoi ?

Je regarde Karkat, les yeux écarquillés sous le coup de la surprise… Et n'ai droit qu'à une main qui vient pincer ma joue. Et à un sourire moqueur.

« Je serais pas tombé amoureux d'un crétin comme toi ! »

Héhé.

Je crois que je dois vraiment être grave, pour que mon cœur me fasse des coups pareils – s'accélérer pour juste une phrase, sérieux ? – même après des années. J'arrive à sourire malgré la main de Karkat qui tire toujours ma joue et le troll roule des yeux. C'est stupide, sans doute, mais je peux pas m'empêcher de le trouver adorable quand il est comme ça. Je l'aurais sûrement embrassé s'il ne s'était pas soudain relevé d'un bond.

« Merde, ça va cramer ! »

Il court jusqu'à la cuisine et j'éclate de rire, presque plié en deux pendant une bonne minute ou deux. Et les « arrête de te marrer, abruti ! » de Karkat ne font qu'aggraver mon fou-rire. Quand j'arrive plus ou moins à me calmer, je me retourne, à genoux sur le canapé pour observer Karkat dans la pièce derrière, qui pousse un petit soupir de soulagement – chouette, il a réussi à sauver notre repas ! – avant de se tourner vers moi, haussant un sourcil en découvrant que je le regarde.

« Quoi ? »

Mon sourire s'élargit malgré moi et ses sourcils se froncent presque automatiquement.

« J'étais juste en train de me dire que t'étais mignon. Aussi, que j'aimerais bien t'embrasser. »

Je dois me mordre la lèvre inférieure pour me retenir de rire quand ses joues virent au rouge. Il ouvre la bouche comme dans un réflexe pour hurler, mais la referme finalement, et attrape à la place la louche en métal derrière lui, la brandissant en l'air.

« Fais gaffe à toi, je suis armé.
- Tu vas faire quoi, m'assommer avec une louche ?
- Peut-être bien !
- Pitié, non ! Je ferai tout ce que tu voudras, mais pas ça ! »

Je pousse la plaisanterie jusqu'à placer mes bras en croix devant moi comme pour me protéger, et même comme ça je peux le voir rouler des yeux. Il retourne à son plat, qui doit probablement avoir fini de cuire vu qu'il déplace la casserole à côté. Posant mon menton sur mes bras croisés sur le dossier du canapé, je me permets de rajouter, espiègle :

« J'ai toujours envie de t'embrasser, par contre. »

J'entends un petit soupir, mais il se retourne et marche jusqu'à moi. Je me redresse aussitôt pour qu'il vienne déposer un baiser chaste sur mes lèvres.

Enfin, il était chaste jusqu'à ce que j'attrape mon petit-ami par le col pour approfondir un peu le baiser. Sa langue a le goût du plat qu'il est en train de préparer, qu'il a sans doute goûté discrètement. Je le laisse partir assez vite et profite de la vue de ses joues toujours rougies.

« Délicieux.
- T'aurais pu attendre un peu, je sers ton assiette dans trente putains de secondes.
- Je parlais pas du plat. »

À mes mots, Karkat se frappe le front du plat de la main et y laisse cette dernière quelques secondes. Peut-être pour cacher le sourire qui s'est tracé sur son visage. Si c'est le cas, c'est raté.

Hm.

J'me demande si on peut considérer ça considérer ça comme un happy end. Dans « fin heureuse » il y a « fin », ça sous-entendrait que tout s'arrête ici, et ça, ça me ferait mal ! C'est pas parce qu'on est heureux qu'il faut que notre histoire se termine ! Mais bon, j'imagine qu'il y aurait plus tellement de choses à raconter, maintenant. Je veux dire, bien sûr, on vit pas non plus un parfait conte de fée. On a toujours des soucis, et puis ça nous arrive de nous engueuler aussi, mais ça fait partie de la vie, non ?

Bon sang, je crois que je suis en train de tourner ça en une fin clichée. Ça, c'est la faute de Karkat et ses films à l'eau de rose !... Enfin bon, c'est pas si important, j'imagine.

Tout ça pour dire… Ouais, c'était notre histoire. Une histoire un peu bizarre, et pas forcément des plus captivantes, mais notre histoire à nous. Une histoire qui n'aurait probablement jamais commencé sans un exposé inattendu, et un brin de curiosité, et tout un tas d'autres choses qui nous ont poussés l'un vers l'autre. Comme des gâteaux au slime, ou des coups de bouquins sur la tête, des éclats de rire et des larmes rouges ou transparentes… des persécutions aussi, des enquêtes, des problèmes de lycéens, ou encore des baisers échangés sous un escalier en attendant qu'un surveillant s'éloigne. Et aussi…

« Hé, t'as fini de rêvasser dans ton coin ? »

Je lève la tête ; Karkat, en face de moi, me regarde comme si je descendais tout droit d'une autre planète.

« Tu comptes attendre que ça soit froid, ou… ? »

Je souris, et il me sourit en retour, et je pense que je me ficherais bien que tout le reste de ma vie soit triste si ça veut dire que je peux vivre des moments aussi heureux maintenant.

Ouais.

« Héhé. J'arrive ! »