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DROGOTH

Chapitre III – Le cœur trop lourd.

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Les années passèrent, encore et encore, plus rapidement à chaque fois. Très vite, Cildigna eut atteint les quatre-vingt ans. Et pendant ces quarante années, ses rapports avec le prince de la Forêt Noire et son royaume s'étaient résumés à une douzaine de lettres. Des lettres si sentimentales qu'elles avaient sans doute été écrites par un elfe vivant sans doute en totale autarcie.

Ce lapse de temps avait presque fait éclore chez la jeune princesse l'idée que le mariage n'arriverait jamais. Après tout, qu'était une année ou même cent d'entre elles pour un elfe ? Rien. Un pauvre grain de sable dans l'engrenage de leur temps. Et c'est en cela qu'elle se savait avoir grandi désormais, pour elle aussi, le temps avait pris une mesure… Démesurée.

Elle avait gagné en maturité et s'intéressait à de nombreux autres sujets que la guerre. On pouvait la voir méditer ou accompagner d'autres elleths, quelques fois. Elle lisait beaucoup aussi et s'était pris d'intérêt pour tout ce qui touchait à l'histoire. L'arrivée de son peuple en Terre du Milieu, par exemple. Les règles et les lois qui avaient guidé leur peuple pendant des milliers d'années alors qu'ils étaient encore tous à Valinor. Les contes avaient aussi pris énormément d'importance aux yeux de la princesse lorsqu'elle tomba sur un récit, un conte qui n'en était pas vraiment un.

Eöl était un elfe Sinda, sombre qui préférait la nuit au jour. En querelle avec la reine Melian, il s'établit dans la forêt de Nan Elmoth. C'est dans cette même forêt qu'il rencontra Aredhel, elfe elle-aussi, qui s'était égarée dans les bois. Il la capture et l'épouse. Mais ce n'était pas un mariage d'amour et Aredhel, bien qu'aillant donné un fils à Eöl, fuit avec ce dernier pour Gondolin. Mais Eöl se lance à leur poursuite. Il se fait capturer à son tour par les gardes du roi de Gondolin, Turgon, un Noldon. Eöl a deux choix : vivre à jamais à Gondolin ou mourir. Il choisit la mort pour son fils et lui-même, refusant de servir un Noldon. Il s'empara d'un javelot et le lança en direction de son enfant mais Aredhel s'interposa et mourut. Pour ce meurtre, Eöl fut condamné à mort. Ce qui fit de Maeglin, leur fils, un orphelin.

Cildigna referma le livre, l'air morose.

Voilà ce que donnaient les mariages qui n'étaient pas d'amour sincère. Ils finissaient mal. Et le sien, s'il devait avoir lieu, finirait mal également. Elle le savait jusqu'au plus profond de son être. Même ses rêves le lui indiquaient. Ils lui criaient de fuir. De trouver une solution. Jusqu'à prendre en considération l'idée de partir de son beau royaume de la Lorien et de la Terre du Milieu pour Valinor.

Car elle le savait. Elle se connaissait. Elle fuirait comme Aredhel l'avait fait avant elle, si on l'y forçait. Elle fuirait la forêt noire. Elle fuirait ce prince et le roi Thranduil. Elle fuirait même si cela devait la tuer.

- Si seulement je n'étais pas moi, murmura-t-elle avec désolation.

Mais c'était pleurer sur son sort en vain.

Elle avait perdu son côté revanchard. Elle qui des années auparavant jurait qu'elle arriverait à se débarrasser de Legolas… La princesse se faisait honte. Elle n'avait pas la moindre idée de comment parvenir à ses fins. Et personne, pas même ses parents, sa sœur ou même Haldir, n'avaient ne serait-ce qu'émis une idée pour l'aider. Ils n'avaient pas changé d'avis lorsqu'elle leur avait raconté l'histoire d'Aredhel. On ne l'avait pas plains. Personne ne trouvait ça injuste. Non, tout le royaume souhaitait qu'elle s'unisse au fils du roi Thranduil.

Elle n'avait personne de son côté et cette solitude avait tout simplement … étouffé le feu qui brûlait dans sa cage thoracique. Sa rage de vaincre s'en était allée.

Au départ, elle avait eu comme plan de se faire détester par Legolas tout en paraissant parfaite aux yeux de tous. Mais rapidement, aux cours de leurs échanges de lettres, elle s'était aperçu qu'il était aussi rebuté par l'idée de se lier à elle, qu'elle à lui. Mais pour autant, on lui avait fait parvenir des présents en son nom, chaque année. Si bien qu'elle s'était rendu compte que ses projets étaient voués à l'échec. Les sentiments du prince avaient beau être négatifs, il se plierait consciencieusement aux désirs de son paternel, quoi qu'il lui en coûte. Et Thranduil avait parlé. Alors tous avait courbé l'échine.

- Dame Cildigna, l'interrompit un elfe de la garde. On m'a demandé de vous faire parvenir ceci.

Elle leva les yeux vers l'elfe en question et lui adressa un sourire en tendant les mains pour récupérer un paquet plat et un morceau de parchemin soigneusement plié. Le garde posa deux doigts sur son torse dans une salutation gracieuse et s'en alla aussi silencieusement qu'il était arrivé.

Replaçant ses boucles argentées derrière ses oreilles, la princesse posa le parchemin sur la méridienne sur laquelle elle se tenait pour ouvrir le présent qu'on lui avait fait porter. D'une vingtaine de centimètres, le paquet était plat et léger. Bien emballé d'un tissu fin sombre, elle dénoua le cordage qui retenait le tout et ouvrit le petit coffret de bois. Un diadème d'argent y reposait, brillant de mille feux. Avec un léger sourire, elle glissa son index le long de l'entremêlement des fils de métal. Elle s'imaginait déjà comment il rendrait sur elle. Tellement bien, elle en était sure…

Néanmoins, elle fut intriguée. Pourquoi lui faire porter quelque chose d'aussi précieux sans raison. Elle était certaine qu'aucune fête n'aurait lieu ou n'avait eu lieu pour elle. Elle referma le coffret et eut un moment de recul en s'apercevant qu'un cerf était gravé sur le couvercle.

- Que me veut-il encore ?

Cildigna se détourna alors du coffret pour s'emparer du parchemin plié de manière soignée. Le grand roi Thranduil lui avait fait à nouveau parvenir une invitation, sous la signature du prince. Encore une fois. C'était la seconde. Sa lecture terminée, elle froissa le papier entre ses doigts, les rouages de son esprit déjà en marche.

Comment allait-elle à nouveau se sortir de cette impasse ?

L'arrivée de son paternel rompit ses idées et elle se redressa aussitôt avec un sourire.

- Ada.

- Cildigna, lui répondit-il tout sourire. Que faisais-tu, mon enfant ?

Elle chercha un moyen d'éviter cette confrontation mais renonça dans la seconde.

- Le roi Thranduil m'a fait parvenir une invitation. Je cherchais… ce que je pouvais répondre.

- Pourquoi ne pas accepter, tout simplement ?

Ces mots rembrunirent la princesse et le lord Celeborn n'en fut pas dupe.

- Cildigna, approche.

Il fit un léger mouvement dans sa direction et elle se releva sans un mot. Les plis de sa robe glissèrent sur le sol dans un doux frottement et elle s'arrêta en face de son père. Ce dernier lui prit les mains de sa fille dans les siennes dans un geste empli de douceur. Il lui ôta la missive du creux des mains et replaça une mèche argentée derrière son oreille. Celeborn avait ce don sur elle. Il l'apaisait comme nul autre.

- Ma fille. Je ne peux pas affirmer comprendre ce que tu ressens. Mais je sais une chose je ne te laisserai jamais à un malheureux destin. Mais comment peux-tu savoir que ta vie serait si terrible si tu t'accordais le droit de connaître le prince Legolas ?

L'elleth ouvrit la bouche avant de la refermer lorsqu'elle comprit qu'il n'avait pas fini.

- Je sais. Tu ne l'aimes pas. Alors je ne te poserai qu'une seule question. As-tu confiance en ta mère et moi ?

Que pouvait-elle répondre à cela ? Son père était un tel apaisement pour elle, un rayon de paradis. L'esprit de sa mère, lui, semblait à des années lumières du sien. Mais elle les aimait. Elle éprouvait un amour indéfectible pour sa famille. Cependant pouvait-on prendre cela pour de la confiance ? En qui croyait-elle ? Et quand bien même, pouvait-elle honnêtement dire à son père qu'elle ne lui portait pas sa confiance ? Pouvait-elle lui faire cet affront ? Le pouvait-elle ?

Bien sûr que non.

Alors elle prit une longue et profonde inspiration avant d'hocher la tête.

- Oui, père.

- Alors fais ce que je dis: accepte l'invitation.

La respiration de la blonde s'arrêta un instant mais le cœur au bord des lèvres, elle inclina la tête dans un élan de respect.

- Bien, Ada.

Alors avec un sourire, Celeborn releva le visage de sa petite étoile, y effaça une larme vengeresse avant de déposer un baiser sur le front de cette dernière. Mais lorsque le Seigneur s'en alla, un nouveau feu se mit à bruler dans les pupilles de sa cadette.

Elle ne se laisserait pas faire.

Cildigna avait imaginé des dizaines de façons de s'enfuir. Des centaines de façons d'échapper aux autres elfes. Elle refusait son sort.

Le parchemin abimé contenant l'invitation du roi Thranduil reposait toujours près de sa fenêtre, là où son père l'avait laissé. Chaque jour elle lui jetait un rapide regard désabusé en se remémorant ce qu'elle avait dit à son père. Qu'elle lui faisait confiance. La preuve était là, sous ses yeux… Elle avait menti.

Finalement le plan qu'elle avait mis au point reposait plus sur de la chance que de l'astuce. Les rondes des gardes étaient indiscutablement parfaites. Jamais un coin de ce domaine n'échappait aux yeux des petits sbires de Haldir. La princesse en était venu à être d'une humeur massacrante rien qu'en pensant à lui. C'était son incapacité à fauter qui lui barrait la route sa perfection qui lui gâchait ses chances.

Il faut que ça marche, il faut que ça marche ! priait Cildigna en aiguisant à nouveau ses lames.

Elle tentait désespérément d'oublier que peut-être, elle aurait à se battre contre un autre elfe. Peut-être même contre Haldir. Encore une fois, seule la chance lui accorderait la victoire. Tout reposait sur sa bonne étoile… Autant dire que l'étoile de la Lorien savait que c'était une mission suicide.

- Ma Dame, l'appela Meyliann.

La dame en question ne répondit pas.

- Ma Dame, l'interpella encore sa dame de compagnie. S'il vous plaît.

Cildigna fini par lever les yeux sur l'elleth et s'inquiéta de l'expression qu'elle affichait. Etait-ce de la terreur ? De la peur ? De l'inquiétude ? Ou bien de la pitié ? Elle n'arrivait pas à assimiler ce que son amie ressentait mais c'était communicatif. Aussitôt elle se redressa, le cœur tambourinant contre sa cage thoracique. Elle défaillit presque tant la douleur fut violente. Elle interrogea la rousse du regard, incapable de parler. Car elle le savait. Oh oui, elle le sentait jusqu'au plus profond de ses entrailles… Quelque chose de mauvais était arrivé. Quelque chose de vraiment mauvais.

- Dame Celebrian, murmura Meyliann. Elle a été attaquée, ma Dame.

Le monde semblait soudain s'effondrer sous les pieds de Cildigna. A de nombreuses reprises, très nombreuses, cette jeune elleth avait crus que le pire lui était arrivé. L'envie de sa mère de la modeler à son image, cette idée qu'elle avait été vendu tel un vulgaire animal, de devoir vivre des années et des années au royaume de Thranduil, sa fuite quasi-impossible et l'incompréhension totale qui semblait l'entourer… Tout ça. Face à toutes ces épreuves, Cildigna s'était toujours sentie comme au bord du gouffre. Toujours.

Mais là, cette fois-ci, enfin… Elle ressentait ce qu'était l'anéantissement.

- Est-elle… Ma sœur est morte ?

Meyliann secoua la tête, au bord des larmes.

- Où se trouve-t-elle ?

N'obtenant aucune réponse, Cildigna poussa sans ménagement la rousse de l'entrée et s'engouffra dans l'escalier en courant aussi vite que ses jambes le lui permettaient. Elle courrait à en perdre haleine, ce qui était déjà une chose ardue pour un elfe. Jamais elle n'avait couru aussi vite. Ses pensées s'emmêlaient. Elle semblait avoir des œillères, ne voyant que son but. La princesse poussait les elfes et elleths sur son chemin avec aussi peu de ménagement qu'elle en avait fait preuve avec sa dame de compagnie.

Lorsque la damoiselle protectrice de la Lorien arriva dans la salle du trône, elle marqua un arrêt.

Ses parents, habituellement si sereins, étaient aussi agités qu'elle. Enfin, agités… A leur manière.

- Où est-elle ? Celebrian, où est-elle ?

Elle avait hurlé.

Galadriel se tourna vers sa fille, le cœur visiblement lourd. Néanmoins elle ne chercha pas à rassurer sa cadette.

- Une équipe est en route pour la retrouver.

Comme à son habitude, la jeune elleth préféra se tourner vers son paternel.

- Que s'est-il passé ?

Celeborn ferma les yeux en pinçant les lèvres avant de se reprendre.

- Celebrian était en route pour la Lothlorien. Il semblerait qu'un groupe d'orcs les aient attaqué en chemin. Elle est introuvable pour le moment. Une équipe est déjà en route pour la retrouver. Je commanderai les suivantes.

- Laissez-moi venir avec vous, Ada, le supplia-t-elle.

Elle crut percevoir une lueur d'hésitation dans le regard de son paternel. Une infime lueur. C'était une bonne guerrière. Elle maniait avec talent l'épée et l'arc. La hache n'était pas son point fort mais elle pouvait se débrouiller. Mais la damoiselle de la Lothlorien excellait dans le maniement des poignards. Elle pouvait être utile. Elle le savait. Il le savait. Restait encore à convaincre…

- Non, claqua la voix intraitable de la Dame Blanche.

- Avec tout mon respect…

- J'ai dit non.

Le regard que les deux elfes échangèrent était sans doute le plus glacial que la Terre du Milieu ait connu. Dans les yeux gris de la plus jeune, on pouvait lire tout le ressentiment qu'elle avait pour sa mère. Elle n'était que colère et frustration. Son cœur était sur le point d'exploser.

Galadriel n'était que froideur.

- Mère, je vous en prie.

La Dame Blanche et son époux s'observèrent un court instant avant qu'elle ne reprenne d'une voix égale.

- Gardes. Ramenez la princesse à ses appartements et veillez à ce qu'elle y reste jusqu'à nouvel ordre.

C'était incroyable.

Impensable. Cildigna fixait les Seigneurs de la Lothlorien comme s'ils venaient de la poignarder en plein cœur. Les yeux grands ouverts devant la surprise, elle ne sentit même pas les mains des elfes de la garde lui attraper les bras. Elle les suppliait du regard, incapable de prononcer le moindre mot. Comment pouvait-elle … ? Comment pouvaient-ils lui faire ça ?

- Je vous en prie, murmura-t-elle dans un sanglot étouffé.

Mais personne ne l'écouta. On ne lui laissa pas plaider plus longtemps sa cause. Les gardes la trainèrent à l'extérieur de la salle du trône avec, elle le supposait, plus de douceur que nécessaire. Le regard vague, perdue dans de noires pensées, la jeune elfe les en remercia intérieurement. Une fois descendus de l'arbre royal, ils s'arrêtèrent.

Par égard pour son chagrin, pour son rang, pour son égo ou pour ne pas affoler davantage le peuple, ils lui demandèrent respectueusement de les suivre jusqu'à ses appartements. Elle obtempéra de bien mauvaise grâce, sachant pertinemment que le combat était perdu d'avance. La princesse était lasse. Abattue. Désespérée.

Les semaines passèrent et Cildigna, prisonnière de sa propre demeure, attendait désespérément le retour de son père. Elle priait qui voulait bien l'entendre de le faire revenir avec une Celebrian saine et sauve.

Galadriel lui avait confisqué ses armes et cloîtrée dans sa chambre, elle n'avait pour compagnie que Meyliann. Cette dernière lui apportait ses repas. Elle avait cependant reçu l'ordre de ne rien lui dire de la vie en Lothlorien et de la mission sauvetage. Seule le visage blême de sa Dame de compagnie lui apprenait chaque jour qu'aucune bonne nouvelle n'était parvenu jusqu'à la Lorien.

Ces semaines de solitude permirent à Cildigna de remettre sa vie en perspective. Elle s'efforçait également de se rappeler de chaque moment passé avec Celebrian. La peur lui étreignait le ventre et le cœur. Chaque minute un peu plus.

A sa naissance, Celebrian avait déjà épousé le Seigneur Elrond. Elle vivait donc déjà à Fondcombe. Elle avait trois enfants. Des jumeaux plus vieux que la princesse. Elle les avait vu une dizaine de fois. Et une petite fille, Arwen. Elle n'avait que dix ans. Rien que dix ans.

Cildigna se tira les cheveux à l'idée que ces trois petits pourraient devenir orphelins.

Celebrian avait toujours été d'un grand soutien pour sa petite sœur. Toujours. L'idée de la savoir seule, dans la forêt, aux mains de ces saletés d'orcs… Si elle avait la chance d'être encore en vie.

La blonde allait faire une énième fois les cents pas lorsqu'un bruit sourd se fit entendre. Elle tendit l'oreille et il lui fallût plusieurs minutes avant de comprendre de quoi il s'agissait. Des chants, des prières s'élevaient dans les airs. Ces prières étaient pour Celebrian.

On l'avait retrouvé.