Colocation - Chapitre 13

SIDE STORY

Hello les amis ! Voilà, j'avais promis un ultime chapitre. Je ne mens jamais, il est là, certes un peu tardivement mais la bête est de taille !

A la demande de mon auteur préféré, je vous ai préparé un 'bis'. Ceci est l'histoire de Quatre et Trowa, avant que leur relation n'éclate au grand jour. Cette fois-ci, le point de vue est celui de Quatre, et elle se passe pendant les premiers chapitres de Colocation. Enjoy !

Spécial dédicace à Calamithy, qui m'a donné l'idée de cette histoire. Un clin d'oeil à Kat', dont j'ai bien reçu les fleurs ^^
Merci à tous ceux-celles qui me laissent des reviews, c'est suis navrée de ne pas avoir pu vous répondre ces derniers temps, j'étais totalement OFF line...

Et pour ce dernier chapitre, bonne lecture à tous :)

PS: attention, le chapitre est TRÈS long...

PS2: pour les autres mises en garde, allez voir le chapitre 1, rating M et yaoi, je vous le rappelle quand même ;)


La tonalité discrète d'une sonnerie classique me tira de mon sommeil. Trop court et bienheureux sommeil, hélas. Je stoppai immédiatement l'appareil afin de préserver la quiétude de ce matin tout frais. Si mon esprit était à présent réveillé, mon corps restait lourd, fatigué même maintenant. Il était évident que je n'avais pas assez dormi. Pas assez mangé, pas assez fait de sport. Non, définitivement, j'étais loin du modèle d'équilibre et de vie saine que je visais et qui nous était tant vanté dans les médias.

Préférant ne pas laisser à mon imagination le temps de vagabonder, je me levai, enfilant mes chaussons soigneusement rangés au pied du lit, tout en allumant ma lampe de chevet. La lumière me piqua les yeux, et je mis quelques secondes avant de m'habituer. Les contours de ma chambre se révélaient de nouveau à moi, avec leurs lignes nettes, ordonnées. Le calme régnait encore dans la colocation. Un effet indubitablement lié à l'heure matinale, le réveil n'indiquait que cinq heures trente du matin. Aussitôt, je me m'installai à mon bureau et ouvris mon ordinateur pendant que mon téléphone se synchronisait.

J'aurais bien tué pour une tasse de thé, mais déjà, le temps me pressait. Plus d'une cinquantaine de mail s'empilait dans ma boite professionnelle. Pourtant, j'avais décroché à une heure du matin, soit à peine quatre heures et demi auparavant. Dépité, je poussai un profond soupir et entrepris de démêler les priorités.

Ce fut chose faite un quart d'heure plus tard. Les mails les plus critiques, ceux qui étaient également adressés à mon père évidemment, étaient traités, des brouillons étaient prêts pour les autres. Je pouvais donc passer à autre chose.

Consultant mon agenda, je m'aperçus alors qu'un examen était prévu dans la journée. Sciences Po, un grand nom, pour un rayonnement non moins important. Il n'en restait pas moins que, grâce à mon père, j'en avais déjà suivi le programme avant même d'avoir mon bac, grâce à des cours particuliers où il m'avait fallu être particulièrement studieux. Ce qui rendait ces cours plus que redondants, il fallait l'avouer. Sans compter que je n'avais pas attendu le diplôme pour commencer à travailler. La vie active m'avait sauté dessus très rapidement, trop peut-être.

Certains matins, comme celui-ci, je regrettais de ne pas être le fils d'un homme lambda, de ne pas avoir un petit boulot pour payer mes études et de prendre le temps d'être prêt, d'avancer à mon rythme. Parfois, je rêvai d'être… comme Duo, oui, voilà, comme lui. D'avoir cette vie-là, libre. De faire mes propres choix et mes propres erreurs, et de pouvoir trouver du temps pour mes centres d'intérêt.

Par association d'idées, je songeai à mon compte en banque et le consultai en ligne. Encore un point noir dans mon quotidien. Quelle brillante idée j'avais eu, quand j'avais demandé à mon père de me verser une pension, et de me laisser gérer mes finances comme n'importe quel étudiant. Fameuse idée que voilà, car autant sur le papier, cela n'était que du positif – indépendance, responsabilité, liberté aussi – autant dans la réalité, je n'arrivais pas du tout à intégrer ce nouveau concept. J'avais des frais plus élevés que ce que j'avais cru, liés aux achats vestimentaires pour les cours, les repas et les soirées d'affaires. Sans compter le taxi, dont j'usais sans compter. Bref, j'étais finalement plus souvent dans le rouge, puisque j'oubliais également de suivre régulièrement l'évolution de mes finances et de faire les virements en temps voulu.

Chassant de mon esprit toutes ces considérations bassement matérielles, je relus mon cours à venir, histoire de redéfinir avec exactitude les termes à employer et de se remémorer les petites habitudes professorales qui ne manqueraient pas, si elles étaient habilement soulignées, d'augmenter ma note.

A sept heures, je fis une descente dans la cuisine, où je trouvai Duo en train de mâchouiller un bol de céréales. Sa triste mine m'interpella, encore une fois. Cela faisait plusieurs jours qu'il me semblait être au bord du gouffre, voire au fond. La raison m'était inconnue, bien entendu. Nous nous étions rapprochés, depuis la rentrée, mais pas encore au point de nous confier intimement. C'était un chouette gars, et sa personnalité m'attirait instinctivement. Il était tout ce que je n'étais pas, me semblait-il. Surtout là, alors qu'il était avachi sur la table, en jogging et maillot géant, la natte en bataille et l'œil vitreux. Moi, avec mon bas de pyjama en lin, mon maillot blanc en coton, le tout étant parfaitement taillé, mes petits chaussons aux pieds et mes cheveux déjà brossés, j'avais l'air d'avoir dormi sous housse. Voire sous vide, tellement tout était impeccable. J'avais par ailleurs cruellement conscience de mon aspect de taxidermie, mais on ne refaisait pas près de vingt-cinq années d'éducation comme cela, sous prétexte de colocation !

La politesse et la diplomatie me suintaient par les pores de la peau, et je ne savais être autrement. J'avais fini par accepter cette facette de moi-même et appris surtout à en faire un atout.

« Bonjour Duo. Comment vas-tu ? »

« Salut Quat'. Ça roule, et toi ? »

« Bien. Tu veux un peu de café ? »

Il haussa les épaules, avec une mine qui paraissait oscillait entre le sourire et les larmes. Définitivement étrange.

« Mouais, allez. Ça m'aidera à supporter la matinée. »

Je nous versai un bol de noir élixir à chacun, tout en veillant à être particulièrement généreux avec le sien. Il en avait bien besoin, le pauvre !

« Tes cours sont ardus ? »

« Bof. C'est plutôt ma concentration qui se débine, surtout en milieu de matinée. Mais sinon, ça va. Le programme est bien. Et toi ? »

« Oh, tu sais, j'ai déjà eu un bon aperçu des cours de cette année auparavant. Mais cela reste toujours intéressant d'avoir l'interprétation des textes par d'autres professeurs. »

Il a souri à demi, pas dupe de cette réponse si politiquement correcte. Mais il n'a rien dit. C'était ce que j'aimais chez lui, il ne cherchait pas la petite bête, pas à avoir raison. Parler avec lui, c'était échanger, tout simplement. On pouvait dire ce qu'on pensait, en y mettant les formes qu'on voulait, cela n'avait pas d'importance.

« Tu as des projets pour le week end ? » Demandai-je, tandis que j'envisageai de grignoter un biscuit, avant de me rabattre sur une tartine beurrée.

« Ouais, j'ai pris des billets pour Lyon, voir un ami qui pend sa crémaillère. Ça me donnera l'occasion de revoir pas mal d'anciens potes, et tout. »

« Sympa comme programme ! Mais tu n'étais pas redescendu dernièrement déjà ? »

« Voir ma mère. » Il a levé un sourcil avec une grimace comique, qui m'a fait rire.

« Tu y repasses cette fois ? »

« Certainement pas ! » Ça avait le mérite d'être clair et mon hilarité a augmenté. « Je préfère dormir à même le sol que de renter ivre chez ma mère. Et une crémaillère sobre… Quelle idée ! »

« C'est certain. » Approuvai-je en riant.

« Et toi, tu vas faire quoi ? »

Sa question a amené un blanc dans mon cerveau. Et je n'avais pas mon agenda électronique à portée de main. J'ai dû me creuser la tête, ce qui n'a pas échappé au natté.

« Il me semble que j'ai un diner vendredi soir. Et un déjeuner dimanche midi. »

« Loisirs ? »

« Pas vraiment. »

Il m'a lancé un regard compatissant, ce qui m'a fait rougir, je pouvais le sentir à la brulure de mes joues. Oui, ce n'était pas bien exaltant. Mais c'était ma vie. J'avais vite compris, enfant déjà, que je n'étais pas libre comme l'air et que mon temps était aussi celui de ma famille et de ses affaires. Le privilège d'être le fils héritier d'un grand magna de la finance sans doute.

Duo a secoué la tête et m'a donné une tape sur l'épaule. Il avait cette étonnante façon de me souhaiter une bonne journée, avec un demi sourire et un clin d'œil, le petit rien du matin qui me réchauffait le cœur, bien que je n'en laisse rien paraitre.

Prestement, je finis mon rapide petit déjeuner et filai dans la salle de bain. Wu Fei était un colocataire aussi consciencieux que discret. Ses produits, d'origine asiatique mais pas que, étaient rangés sur son étagère, il laissait toujours les lieux propres et ordonnés après son passage. Je regrettais qu'il soit si effacé, se tenant si loin de la vie de la colocation. Je n'étais pas bête au point de ne pas me rendre compte de son petit manège et j'avais vite noté qu'il évitait soigneusement de trop se mêler à nous.

La porte de sa chambre était close, en permanence et il ne laissait rien trainer dans l'appartement. Finalement, j'avais peut-être fait une erreur, en lui proposant de se joindre à nous ? Mais j'avais cruellement besoin d'un cinquième participant. Encore une conséquence de ma stupide initiative, de vouloir être financièrement indépendant.

Ma douche fut comme à son habitude, rapide et efficace. Le costume était une obligation pour l'école et c'est habillé avec un soin désormais coutumier que je finis par sortir.


La semaine s'écoula comme un rêve. Le vendredi après-midi, je m'accordai une pause dans le salon, histoire de refaire mes forces avant de repartir pour ce diner d'affaires. Mon père m'avait transféré l'invitation, pour le représenter face à des investisseurs. Je serai évidemment accompagné d'un des dirigeants Europe de la société de mon père, pour appuyer la position officielle de cette rencontre. Bref, je ne me sentais plus stressé depuis longtemps, en dépit du caractère formel de l'invitation. J'étais roué à ce genre d'exercice depuis des lustres et je m'étais fait un petit mémo, que je comptais bien relire dans le taxi avant de les rejoindre.

Un bruit attira mon attention et c'est Trowa qui me rejoint sur le canapé. Il paraissait tout aussi détendu que moi, mais c'était surtout un état de constance chez lui. Il restait un mystère pour moi, un OVNI dans mon horizon. Un artiste évidemment, cela faisait de lui un être à part, et bien loin de mon monde bassement axé sur les finances, les investissements. En cette fin d'après-midi d'automne, il se baladait pieds nus, avec un maillot manches longues gris clair, taché de peinture de part en part, et un pantalon de toile noir, dans le même état.

« Tu es en pleine création artistique ? »

Ma remarque l'a fait sourire, et il m'a adressé un petit salut de sa main droite, couverte de peinture également.

« On dirait bien. Je m'entraine un peu avec la peinture à l'huile. Ce n'est pas mon matériel favori mais il faut bien y travailler. »

« C'est un requis de ta formation ? »

Il a haussé les épaules avec désinvolture, comme si ma question n'avait pas de sens.

« Qu'importe la formation. »

« Vraiment ? N'y a-t-il pas un diplôme à la clé ? A moins que tes études ne soient pas assorties d'un examen, bien entendu. »

Il a clairement ri cette fois, et je me suis vraiment senti en terrain inconnu.

« Si, c'est vrai. Mais ce n'est pas réellement important, tu ne crois pas ? »

« Les examens ? Non, c'est ce que cela t'apporte, sur le plan professionnel j'entends, qui compte. »

« Le plan professionnel… Voilà une dimension que je n'ai pas encore abordée. »

« Et tu penses t'y mettre un jour ? »

Si doucement que j'ai pu faire cette remarque, son sens n'en a pas pour autant échappé à l'artiste, qui a eu un hochement de tête entendu.

« Je vois. Pour entrer dans la vraie vie, avoir un vrai travail… »

Cela m'a mis mal à l'aise, me faisant bien prendre conscience de l'aspect vieux jeu de ce point de vue.

« Ce n'est pas… »

« Je sais ce que tu veux dire. » M'a coupé Trowa, en continuant de me dévisager avec tranquillité. « J'ai déjà plus ou moins entendu ce discours, certains me l'ont sorti avec bien moins de délicatesse que toi, sois en sûr. »

« C'est simplement qu'avoir une activité artistique me parait difficilement compatible avec la réalité actuelle. La sphère financière est en souffrance, l'économie va mal et les besoins financiers des ménages… »

« Oublie tout ça. » La main qu'il a posée sur mon bras m'a stoppé net dans ma tirade. Je l'ai regardé avec intérêt, pas pour autant décontenancé. Plutôt interpelé en fait, voilà ce que j'étais.

« Que veux-tu dire ? » Ai-je demandé, avec circonspection. Cet échange, si curieux soit-il, m'intriguait, et je n'avais pas envie d'y mettre fin.

« Tout cela ! Tes diners, tes études, tes affaires, l'entreprise de ton père, en quoi est-ce plus réel que ce que je vis ? Sincèrement, ton monde n'a rien d'attractif, et surtout, il n'est en rien plus vrai. »

« Serais-tu en train de…. » Je pris une seconde pour peser mes mots. « De me dire que je vis au milieu de contraintes que j'ai moi-même créées ? »

Nos regards se sont accrochés. Il n'y avait pas de violence entre nous, alors qu'un profond désaccord nous séparait. Je n'appréciais pas du tout ses commentaires concernant mon mode de vie. Non pas que je ne l'assume pas, mais je trouvais son point de vue condescendant. Facile, en un sens. Lui n'avait pas de nom à porter, pas d'intérêt à préserver, pas d'héritage à supporter. Aucune obligation pour lui, il était libre de batifoler d'expo en expo, de créer croutes sur croutes sans que cela prête à conséquence. Il n'avait aucune notion de performance, et ce même mot devait lui être étranger.

Je compris aussitôt que ma colère me faisait divaguer et que je perdais en lucidité, aussi y-mis-je un frein immédiat. Trowa exprimait ce que la majorité des jeunes de mon âge, en dehors de mes confrères de Sciences Po, ressentaient vis-à-vis de mes occupations, tout bonnement. Il n'y avait là rien de nouveau.

Néanmoins, je restais agacé. Agacé qu'on en soit encore à revenir sur ce débat inutile qui sépare les gens au lieu de les rassembler.

« Tu ne comprends pas ce que je fais Trowa. » Finis-je par lâcher calmement. « Tu crois que je ne fais rien d'utile, que je m'ennuie dans un monde de contraintes et d'obligations. »

« Et j'ai tort ? »

« Absolument. »

Il a continué à afficher ce petit sourire sûr de lui.

« Bien. En ce cas, tu ne t'opposeras pas à une petite expérience ? »

Ma curiosité fut aussitôt aiguisée, sans compter que j'avais un instinct de compétition acéré qui n'aimait guère baisser les bras.

« C'est-à-dire ? »

« Laisse-moi te montrer une autre facette de la vie. Une facette de ma vie, à moi. » A-t-il souligné. « Tu me diras ensuite ce que tu en penses, et si ton monde est aussi agréable que tu le soutiens. »

J'eus un rire ironique. Cela me paraissait bien simpliste, comme principe.

« Et sur quoi vas-tu te baser pour en juger ? »

« Oh, mais c'est toi qui vas t'en charger. J'ai suffisamment confiance en ton honnêteté pour dire ce que tu penses vraiment. »

Ce commentaire m'a piqué au vif. Le sournois, sous ses airs décontractés, m'avait pris au dépourvu, moi qui étais un maitre à ce jeu-là habituellement. Voilà une situation à laquelle je ne m'attendais pas. Mais je n'aimais pas renoncer. Ce n'était que la première manche, la partie n'était donc pas encore finie.

« Que proposes-tu ? »

« Demain, tu es libre ? Aurais-tu un petit créneau, dans ton agenda de ministre, en milieu d'après-midi ? » Il affichait un petit rictus narquois qui me titilla immédiatement.

Je ne regardai pas mon calendrier cette fois.

« Bien sûr. »

« Alors, rendez-vous demain ici. Tu verras de quoi est faite ma vie, ma vie à moi. »

Il est parti en me laissant-là. J'étais partagé entre un agacement bien légitime et une excitation surprenante. Ce Barton avait réussi à générer des turbulences en première classe, en quelque sorte. Je finis malgré tout par me préparer et quittai l'appartement en début de soirée.

Le diner se déroula sans incident notable. Le blabla usuel fut servi, la négociation fut serrée, ce qui fut un excellent piment pour la soirée, mais finalement, nous nous en sortîmes sans encombre et je pus mettre un mot à mon père pour l'informer du bon déroulement des opérations. Je sortis de là satisfait, et de mes rencontres, et de ma performance.


Le lendemain, je l'attendais avec impatience. Et de pied ferme. Ignorant totalement quelle tenue serait de circonstances mais présumant que mes complets-vestons seraient hors de propos, j'avais misé sur un ensemble décontracté, très sobre et discret. J'allais me lancer dans un monde inconnu et pour une fois, j'avais l'occasion de passer inaperçu. C'était assez rare pour que j'en profite sans faire d'excentricité.

Enfin, vers treize heures trente, l'artiste daigna émerger de son antre créatif et me rejoint dans le salon. Comme à son habitude, Trowa était habillé avec un ensemble de vêtements incongrus, qui, empilés les uns sur les autres et surtout sur lui, devenaient étonnamment agréables à l'œil. Je n'avais pas été sans remarquer son physique de beau gosse, mais je restai prudemment en retrait.

Il m'a lancé un sourire serein.

« Prêt ? »

J'ai souri à mon tour. Moi aussi, j'avais de l'assurance à revendre après tout.

« Absolument. »

On a pris nos manteaux et on est partis prendre le métro.

« Tu ne me demandes pas où on va ? » Me taquina Trowa. Mais je savais qu'il me guettait au tournant, je n'ai donc pas saisi l'occasion.

« L'inconnu ne me pose pas de souci. »

« Tu es à l'aise partout, hériter Winner ? »

« Tout terrain. » Précisai-je. Ça m'amusait vaguement, cette petite affaire. Finalement, je préférerais prolonger le suspens autant que possible, craignant d'être déçu et de tomber dans un après-midi d'une effrayante banalité.

Cette attitude conquérante a étiré le sourire de mon interlocuteur, qui m'a fait signe de le suivre dans les dédales du sous-sol parisien. On a ainsi traversé Paris dans tous les sens, empruntant quatre lignes différentes. Après une heure de périple, je regrettai presque de ne pas avoir proposé de prendre un taxi. C'est à cet instant qu'il remonta vers la surface.

« On y est. C'est un peu loin mais ça vaut le détour. » A ma grande surprise, le quartier était flambant neuf, avec des hautes tours brillantes et des squares parfaitement propres. Moi qui m'attendais à un petit tour dans un coin de bobos parisiens, j'étais servi. Ainsi, nous ne serions pas quittes pour un vernissage de semblants d'œuvre d'art au cours de discussions aussi futiles que métaphysiques ? Il me surprenait, et agréablement.

J'ai suivi Trowa parmi les allées, notant au passage les noms des entreprises sur les bureaux. Je connaissais ce coin, j'y venais parfois pour le travail. Il y avait beaucoup de sièges sociaux de grandes enseignes, d'après mes souvenirs. Je n'y étais encore jamais allé par le métro.

« C'est par là. » M'a-t-il indiqué en désignant un grand espace, avec des arbres fraichement plantés, des bancs, et des bosquets disséminés de-ci, de-là. L'endroit fait pour la pause des employés, histoire qu'ils prennent un peu l'air pendant midi. En ce samedi, le coin était quasi désert. Deux silhouettes s'agitaient près du grand mur du fond.

Il a fallu qu'on s'approche encore un peu avant que je comprenne ce qu'on faisait là.

« Euh, Trowa… ? » Il n'allait tout de même pas me faire taguer un mur en toute illégalité ? La facette prison, très peu pour moi !

Il a aussitôt compris mon état d'esprit et avec un clin d'œil, m'a présenté aux deux gars. Leurs noms étaient des pseudonymes issus de la mythologie grecque, Circé et Clio. Je me retins de leur faire remarquer qu'il s'agissait de noms féminins et leur tendis la main.

« Salut, Quatre. » Me présentais-je en souriant avec une certaine retenue, avant de me tourner vers Trowa.

« On va prendre ce pans de mur là. » A-t-il précisé. « Je t'emprunte ça, Circé ! » Lança-t-il en s'emparant d'un sceau contenant une quinzaine de bombes de peinture.

Je l'ai suivi, non sans ressentir un scepticisme grandissant.

« Trowa… »

« Quatre ? »

La situation l'amusait beaucoup, cela se voyait dans ses yeux.

« Que projettes-tu de faire, exactement ? »

Il a sorti un papier de sa poche et me l'a tendu. En le dépliant, j'ai découvert un motif étrange, très graphique, avec de vastes arabesques, des lignes épurées et un mélange de couleurs vertes, jaunes et grises, assorties à du noir.

« C'est pas mal. Très moderne. » Commentai-je.

« Tu aimes ? »

Ma foi… A bien le considérer, je ne détestais pas. J'approuvai d'un hochement de tête.

« Parfait. Alors, je vais te montrer comment on fait. »

Là, j'ai ouvert des gros yeux.

« Tu as véritablement l'ambition de me faire taguer ce mur ? »

« Oui. »

Il a dû voir dans mon regard qu'il me fallait un peu plus d'explications que cela pour me convaincre.

« C'est tout à fait légal. » M'a-t-expliqué. « Un appel d'offre a été fait par la mairie du quartier, dans le cadre de la création de cette zone de bureau. Des dizaines d'artistes ont présenté un projet, avec pour objectif d'égayer les lieux et de donner une âme à ce square, pour le rendre agréable et attractif pour les employés qui y viennent tous les jours. Trois projets, dans trois états d'esprit, ont été retenus. Celui de Circé, celui de Clio, et le mien. »

« Parce que… Tu fais des tags ? »

Il a ri, à gorge déployée. Son rire résonnait contre les murs de béton brut, comme un éclat de vie incongru dans ce paysage urbain.

« Quatre… Je fais ce qui me plait, rien de plus, ni de moins. Et j'avoue que l'idée de créer un espace, de lui donner du caractère, une couleur en somme, hé bien… Ça m'a plu. »

L'explication m'a rassuré et je l'ai considéré en plissant les yeux. Ainsi, c'était lui qui avait conçu ce modèle ? Je regardai mur avec intérêt, à présent. Je me demandai ce que cela donnerait, au final. Je percevais son excitation, son envie de faire partager sa passion aux autres. A moi, surtout.

Malgré moi, je ne pus m'empêcher de trouver cela attachant. Il était généreux, c'était une qualité indéniable chez lui. Et je pouvais qu'y être réceptif.

« Bon, au boulot. Il faut qu'on avance. Je vais tracer les premières lignes, et tu vas m'aider ensuite, en complétant. »

Je n'osais pas lui dire à quel point mes talents artistiques étaient limités, de peur de le froisser. Et très vite, je fus aussitôt captivé par la vision de Trowa qui, d'un mouvement du poignet, armé d'une simple bombe de peinture, créait des lignes vives sur les parpaings. Il donnait vie à son dessin, sous mes yeux et c'était incroyable. Au bout de quelques minutes, il est revenu vers moi et m'a retiré mon manteau sans que j'ai eu le temps de protester.

« Ne t'inquiète pas, dans deux minutes, tu auras chaud. » M'a-t-il assuré, avec un regard qui suffisait à faire fondre la banquise. Il m'a attiré près du mur, donné une bombe de peinture grise et m'a chargé de compléter des espaces. Il m'a ensuite posé un masque sur le nez, tandis qu'il remettait le sien.

Je me suis lancé, avec un peu de perplexité. Après quelques ratés, j'ai fini par trouver la bonne technique pour délivrer un jet précis et efficace. Voyant cela, Trowa m'a fait changer de couleur, me donnant un vert vif. Au fur et à mesure, en me donnant des conseils, j'ai fini par avancer sur ce pan de mur, jusqu'à tracer quelques arabesques noires. On a travaillé comme cela jusqu'à ce que la nuit tombe et effectivement, même par ces températures hivernales, je n'avais pas froid. Après trois bonnes heures de boulot, l'œuvre était presque finie et le résultat était vibrant de dynamisme.

« Ça rend vraiment bien. » Dis-je. « C'est un bon projet, que tu as eu là. »

« Il manque quelques finitions. » A commenté Trowa en scrutant le dessin, concentré sur sa création. Pendant de longues minutes, il a suivi le tracé des lignes, vérifié l'équilibre, avant d'hocher la tête d'un air approbateur. « Je viendrai finir ça demain. »

J'ai remis mon manteau et on est passé voir ce que les deux autres avaient fait, mais il faisait déjà trop sombre pour distinguer quoi que ce soit. Après les avoir salués, on a repris le chemin du métro. J'étais pensif, faisant le tri dans les images que j'avais vues tout au long de cet après-midi.

« Un petit creux ? »

Sa question m'a surpris.

« Un peu. » Ai-je dit avec franchise. Mon dernier repas commençait à remonter !

« Alors, suis-moi. » Il a marqué un temps d'arrêt. « A moins que tu en aies assez ? »

« Non. Je te suis. » Je ne comptais pas lâcher l'expérience en cours de route.

Je vis que cela lui faisait plaisir. Je marquais donc des points, voilà qui était une bonne chose.

On a filé de nouveau, serrés dans les rames du métro, bondées en ce début de soirée. Je l'ai suivi sans chercher à découvrir notre destination, jusqu'à ce qu'on arrive dans une petite gargote. Le restaurant ne payait pas de mine, mais le propriétaire nous a fait descendre dans une cave qui, faite de bric et de broc, ne manquait pas de charme. Sur une petite estrade se tenait deux musiciens. Il y avait pas mal de monde déjà, et c'est dans un recoin exigu qu'on a pris place.

Pour ma part, je n'avais pas d'à priori concernant ce type d'établissement. J'aimais la bonne cuisine, qu'elle soit cinq étoiles ou familiale. L'essentiel, c'était que soit bon, frais et fait maison.

On nous a amené des croquants au sésame et la serveuse, qui paraissait être montée sur ressorts, nous a demandé ce qu'on souhaitait boire. J'ai laissé l'artiste se débrouiller, histoire de voir quels étaient ses gouts en la matière et il a pris une bouteille de vin rouge du sud-ouest.

Moins de trois minutes plus tard, nos deux verres ballons étaient remplis et on a pu trinquer.

« A cet après-midi découverte. » Commentai-je en levant mon verre.

« A un excellent moment. » A-t-il répliqué. « Ah, au fait, ne cherche pas la carte. C'est menu unique ici. Ça ne t'ennuie pas ? »

« Tant que c'est bon, ça ne peut que m'aller. » Le double sens de cette réponse n'était pas anodin. Peut-être en réplique à la chaleur que je voyais danser dans ses yeux.

Nous n'avons pas franchement eu le temps de patienter, et une soupe brulante nous a été jetée plus que déposée moins de dix minutes après. Les deux musiciens avaient commencé leur show, créant une ambiance chaleureuse et tonique.

On a laissé de côté notre petite compétition et on a discuté, de tout, de rien. Je me suis rendu compte que ce que je connaissais de lui jusque-là n'était qu'une toute petite facette de sa personnalité. Il s'intéressait à tout, et cela nous faisait un point commun. J'ai pas mal ri, j'avais chaud, le repas était bon et la compagnie agréable. La soirée se révélait meilleure que l'attendu, ce qui me surprenait un peu.

Je savais me fondre partout, avec plus ou moins d'efforts, mais je ne pensais pas que ce serait si plaisant de découvrir l'univers de Trowa. Je recentrai mon attention sur lui, et notai avec joie qu'il avait l'air de prendre du bon temps lui aussi.

Finalement, on a pris un café et on est partis dans la nuit noire. Le froid était piquant et on a resserré nos manteaux autour de nos cous, en rigolant. Le retour s'est fait tranquillement et c'est sans plus de discussion qu'on s'est séparés sur le pas de porte de nos chambres, avec un simple 'bonne nuit'.


Le lendemain, ce fut encore étrangement aisé de me réveiller. Je repensais en souriant au plaisir que j'avais eu à taguer ce mur, étonnante activité à laquelle jamais je n'aurais cru m'adonner un jour ! C'est avec légèreté que je me suis préparé pour mon brunch, choisissant ma tenue avec soin pour ce dimanche, qui se devait d'être décontractée mais soignée, sous peine d'offenser mes hôtes. Un sobre pantalon de toile épaisse, bien repassé, chemise et cravate fine, avec un tricot de laine par-dessus. J'assortis le tout avec une ceinture de cuir couleur camel et des mocassins de cuir tanné de la même teinte. J'avais déniché cette paire dans une petite boutique parisienne qui proposait des produits de créateur particulièrement sympathiques et originaux, ce qui me permettait de rester classique tout en modernisant l'ensemble.
Le repas se tenait dans la banlieue parisienne, j'avais donc commandé un taxi la veille, sur ma compagnie habituelle. Dans la voiture qui filait aisément grâce à l'heure dominicale, je ne pus m'empêcher de constater le contraste entre la journée qui s'annonçait et celle d'hier. J'appréciai cette diversité dans mon emploi du temps surbooké, cela m'avait apporté une sacré bouffée d'oxygène, à bien y réfléchir !

J'arrivai à l'heure pile, comme de coutume pour moi. La maitresse de maison m'accueillit à bras ouvert, m'embrassant délicatement sur une joue avant de me faire entrer. La demeure était cossue, vaste et lumineuse malgré la grisaille ambiante. La réception se tenait dans la véranda, pièce qui devait faire plus de cinquante mètre carré, savamment agencée entre le mobilier et les plantes qui rythmaient l'espace. Les baies vitrées donnaient sur le jardin, une immense étendue de verdure parsemée d'arbustes, de cailloux et de plantes en pot, artistiquement présentés pour créer un ensemble qui se voulait harmonieux et moderne, mais qui était surtout d'un convenu des plus flagrants. Ils avaient payé un paysagiste, sans nul doute. Il n'y avait pas l'ombre d'un trait de personnalité là-dedans. Je souris, en me félicitant de ne pas avoir de jardin, ce qui m'épargnait des tracas en plus !

Après avoir salué les autres invités, je pris place autour de la table principale et le majordome vint me proposer une flûte de champagne, que j'acceptais volontiers. J'étais bien placé, près du maitre de maison, un ami proche de mon père, que je considérais en quelque sorte comme un parrain. C'était une personne que j'affectionnais particulièrement, qui avait beaucoup de gout et d'esprit, ce qui était fort agréable.
Je vis que Rayleigh prenait place non loin de moi également, et lui adressai un petit signe de tête. Rayleigh… Un prénom qui m'avait pas mal marqué. Huit ans de plus que moi, brun, charmeur avec son éternelle barbe de deux jours, ses yeux noisette et sa gouaille qui se voulait méditerranéenne. Il avait été mon premier amant et cette relation avait laissé des traces profondes dans ma vie amoureuse. J'avais dix-sept ans quand on s'était rencontrés. Aimés. En secret, bien sûr, mais aimés quand même. Je me souvenais de cette période comme quinze mois d'allers et venues, de tension et de rires. Puis, un jour, il avait mis fin à notre relation, sans explication, sans un mot pour justifier ce brutal changement d'attitude. Tout n'était pas rose, loin s'en faut, mais cela avait été inattendu.

L'explication, je ne l'avais eue que récemment, quand il s'était marié avec une jeune femme dite 'de bonne famille'. Un heureux parti qui avait semble-t-il fait son bonheur et celui des deux familles. J'ignorais alors qu'il était bi. Depuis, il était devenu l'heureux père de deux marmots braillards, qui apparemment, étaient aujourd'hui restés à la maison en compagnie de leur mère. Sans doute trop turbulents pour un dimanche mondain.

Le déjeuner s'est déroulé sans un accro. Les plats étaient délicieux, et mon parrain me souligna, après que j'ai félicité la maitresse de maison, que tout le mérite revenait au traiteur qui œuvrait depuis tôt ce matin. La conversation roula sur l'actualité, puis les arts. Je ne pus m'empêcher de penser à Trowa. Nul doute qu'il apprécierait de rencontrer mon parrain, surtout qu'il ne manquait pas d'amis dans le milieu artistique.

Finalement, le déjeuner finit, le café et les digestifs furent servis en buffet, permettant à tout le monde de se dégourdir les jambes. Rayleigh se coula vers moi, et m'offrit une tasse aux arômes corsés.

« Noir, sans sucre, si tu l'aimes toujours comme ça. » Me dit-il en me tendant la tasse avec un sourire hésitant.

C'était le cas.

« Merci. Ça faisait longtemps qu'on ne s'était pas vus. »

« Trop. » Soupira-t-il. « Je crois que mon frère et ta sœur s'entendent toujours aussi bien pourtant ? Cela devrait nous donner des occasions de nous revoir. »

J'eus un petit sourire entendu. Il était vrai qu'une de mes jeunes sœurs, Amelle, fréquentait depuis plusieurs mois son petit frère, prénommé Terrence. Et ce, de manière assidue et exclusive, ce qui rendait l'évènement notable et remarquable dans ce milieu.

« Ils sont toujours ensembles, c'est exact. Et j'ai l'impression que cela pourrait bien durer. » Approuvai-je doucement.

« Ils forment un beau couple, n'est-ce pas ? » Insista Rayleigh. Le coup d'œil qui souligna cette remarque m'intrigua, car je ne voyais absolument pas où il voulait en venir.

« Oui, tout à fait. Ils vont bien ensembles. » Me contentai-je de répondre, sur un ton mesuré. Amelle était aussi blonde et claire de peau que moi, tout comme Terrence était brun et méditerranéen, avec cette peau mate et ses yeux noirs, caractéristiques et révélatrices de leurs origines mexicaines. Presque comme Rayleigh en quelque sorte, même si lui était un peu moins brun.

Autant dire que de parler de leur couple ne pouvait m'empêcher de me faire penser à celui que nous avions formé, autrefois.

Je me demandai si Rayleigh avait simplement abusé des boissons alcoolisées pendant le repas ou si cette piqure de rappel était intentionnelle.

« Quand je les vois, tous les deux, cela ravive des souvenirs. Ceux où… nous étions ensembles. »

Voilà qui avait le mérite d'être clair, à présent.

« C'était il y a longtemps, Rayleigh. Et tout est différent pour eux. »

Il a eu un haussement d'épaule narquois.

« C'est certain. Eux sont hétéros, ça aide. »

Je fronçai les sourcils, malgré moi. Voilà bien une conversation que je ne m'attendais pas à avoir ! Ce n'était pas le lieu, loin de là même. Quant à son intérêt…

« Je ne vois pas très bien où cette discussion nous mène, Ray. » Son surnom m'était revenu naturellement, ce qui traduisait bien mon trouble. Je fronçai les sourcils plus encore, agacé de laisser paraitre de telles brèches.

Il m'a attrapé par le bras.

« Viens. »

Surpris, je l'ai suivi, et nous nous sommes discrètement retirés dans une partie moins encombrée de la maison. J'ai vu Rayleigh jeter des regards un peu nerveux autour de lui, il paraissait tendu, énervé. Un état qui était loin de ce que j'avais pu connaitre de lui.

J'ai patienté, préférant qu'il se lance en premier, ignorant complètement ce qui pouvait le pousser à agir ainsi.

« J'ai fait une grosse connerie, Quatre. »

« C'est-à-dire ? »

« Quand on s'est quittés. »

J'ai eu un moment de blanc, une fraction de seconde pendant laquelle les mots m'ont manqué. Puis, la diplomatie a repris le relai, m'aidant à trouver les expressions conventionnelles.

« Cela n'a aucun sens… Ray, tu es marié, père de famille. Pourquoi revenir sur le passé ? »

« Parce que… Parce que j'ai eu tort, Quatre ! Si j'avais su… »

« Su quoi ? N'es-tu pas heureux en ménage ? »

Il a secoué la tête avec dépit.

« Tu ne comprends pas. »

« Explique-moi, dans ce cas. » L'invitai-je doucement, pressentant que cela ne pourrait que désamorcer la situation.

« Ce mariage… C'était une grosse connerie. Je ne suis pas bi Quatre, je ne l'ai jamais été. »

J'encaissai le coup sans broncher mais ce fut dur !

« Ce mariage… Je l'ai contracté parce que c'était… plus simple ! J'avais une pression familiale de dingue, comme tu ne peux pas l'imaginer… »

Si, je pouvais l'imaginer, cette pression, mais je l'ai laissé poursuivre. Car on ne parlait pas de moi, à cette heure.

« Mon père, ma mère…. Tous les deux étaient au courant mais à leurs yeux, c'était des erreurs de jeunesse, des égarements. J'en avais discuté avec eux, ils avaient eu l'air de comprendre, de tolèrera et puis… Je ne sais pas, je me suis laissé convaincre. »

« Convaincre de quoi ? »

« Que tout serait plus facile, que je serai plus heureux. Parce que si je persistais, je n'aurais jamais d'enfant, je ne me marierais jamais. Je serais paria, rejeté par la famille, rejeté par mon univers professionnel. »

Je peinais à en croire mes oreilles.

« Bref, je me suis laissé faire et je me suis dit 'après tout, pourquoi pas ?'»

« Et tu t'es marié ? » J'étais incrédule, ce qui n'était pas si fréquent.

« Oui. Bétina était… est d'ailleurs, une femme très agréable. Jolie je crois. Mais tout ça, la vie de famille et tout… Je ne crois pas que j'étais fait pour ça. »

Le silence est retombé entre nous, comme plombé. J'avais longtemps pensé que notre histoire n'avait finalement été qu'une errance pour lui, un moment où il s'était cherché, avant de finalement passer à autre chose. C'était l'inverse qu'il m'avouait, sept ans plus tard.

Je toussotai un peu, histoire de le ramener à la réalité. Il a posé sur moi son regard noisette, avec cette franchise qui lui allait si bien.

« Ne te laisse pas avoir Quatre. » M'a-t-il subitement dit.

« Pardon ? »

« Ne te laisse pas avoir. » M'a-t-il répété en se rapprochant. « Reste ce que tu es, fais ce que tu aimes. Je sais combien c'est dur de résister, que la pression familiale, surtout dans une famille comme la tienne, peut être terrible. Mais je t'assure, céder, c'est reculer pour mieux sauter. Ce que je vis à présent n'a rien de comparable, car j'ai le poids de toutes ces nouvelles responsabilités que j'ai acceptées… Mari, père de famille… C'est intenable. Alors, crois en toi et ne laisse pas les autres te dicter ce que tu dois faire. »

Il a posé sa main sur mon épaule, une main brulante que je sentais à travers mon pull. Je pouvais sentir son parfum, le souffle de ses mots. C'était à la fois si familier et si troublant, que je dus faire un pas en arrière pour briser le sortilège.

Mon parrain est arrivé à ce moment propice et notre conversation a tout machinalement basculé sur l'aménagement du jardin, qu'on pouvait contempler depuis grande fenêtre du bureau.


J'ai pris congé peu de temps après cela, pressé de rentrer, et, sur le trajet du retour, je dus reconnaitre à quel point les paroles de Rayleigh m'avaient troublé. Je n'aurais pas soupçonné qu'il puisse mal vivre sa situation actuelle. Je le croyais assez fort pour résister aux contraintes du milieu. Mon portable se mit à vibrer. C'était mon père. Pour la première fois depuis longtemps, je ne décrochai pas. Je n'avais pas envie de lui parler à cet instant. Pas envie d'entendre sa voix, pas envie d'écouter ses remarques.

Non, j'avais envie de calme. Aussitôt, deux yeux d'un bleu polaire se sont affichés dans mon esprit, et j'ai composé le numéro d'Heero.

« Bonsoir Heero. Je te dérange ? Je me demandais si tu serais dispo pour aller boire un verre. Oui, tous les deux. On peut aller à notre café habituel ? A tout de suite. »
J'ai raccroché, rasséréné. Je l'ai retrouvé trente minutes plus tard, ravi de le voir. Ça ne lui a pas échappé, évidemment.

« On dirait que tu ne m'as pas vu depuis des lustres, Quatre. Dois-je te rappeler qu'on est colocataires, tout de même ? » Me taquina-t-il gentiment. Il avait une petite mine, je le connaissais suffisamment pour m'en rendre compte.

« Dure journée ? » M'étonnai-je. Il bossait rarement les week ends. Question de principe selon lui.

« Dur semaine, tu veux dire. Dure année, si on va jusqu'au bout. » A-t-il commenté froidement, alors qu'on s'asseyait sur la moelleuse banquette du café.

« Une bière… Deux. » A-t-il ajouté en voyant ma tête. J'ai ri, malgré moi. On se comprenait vraiment bien.

« Tu dois en avoir besoin. »

« Ce n'est pas faux. » Avouai-je, en rougissant à demi. Je ne savais pas trop comment aborder le sujet. Il y avait tant à dire, et si peu à la fois. Je décidai de passer sous couvert mon excursion avec Trowa et de me concentrai sur Rayleigh. Brièvement, je lui racontai la discussion que j'avais eue avec lui, ce qui ne manqua pas d'éveiller son attention. Heero était présent lorsque j'avais rencontré Rayleigh. Il était aussi là lorsqu'il m'avait quitté. Autant dire qu'il avait une bonne idée de ce que je pouvais éprouver et des bagages que je trainais depuis cette histoire.

« Alors, tu en penses quoi ? » Finis-je par demander, quand j'ai eu terminé de tout lui dire. Il n'a pas répondu, se contentant de prendre une gorgée de bière.

Puis, il a enfin posé ses yeux sur moi.

« C'est un bon conseil. »

« Pardon ? »

« Il t'a donné un bon conseil. » A-t-il répété. J'ai soupiré, un brin agacé par ses réponses laconiques. J'avais envie et besoin d'un peu de soutien, est-ce trop demander ? Mon regard noir ne lui a pas échappé. Du coup, il a repris en daignant être un peu plus expansif. « Il t'a mis en garde contre la facilité, celle que tu pourrais avoir de céder à ton père, de renier tes convictions et tes envies pour rentrer dans le carcan qu'il aimerait t'imposer. »

«Ne fais pas cette tête-là, Quatre. » M'a-t-il sermonné, en réponse à la moue mécontente que je lui adressai. « On sait très bien que ton père espère toujours que tu viras de bord et que tu reviendras dans le droit chemin. Il n'a pas mis de côté son rêve d'un grand mariage, selon les traditions. Occasion qui lui permettrait de contracter quelques alliances juteuses au passage. »

« Il n'a pas si mal réagi, quand je lui ai annoncé mon homosexualité. » Tempérai-je. Je ne voulais pas être injuste avec celui à qui je devais tout.

Yuy a haussé les épaules, pas convaincu.

« Il n'a pas été bête au point de te couper les vivres et de te mettre à la porte, c'est certain. Il est plus fin que cela. C'est un fin tacticien, je ne le remets pas en doute un instant, on sait d'ailleurs de qui tu tiens tes talents dans ce domaine. »

J'ai pris une minute pour méditer là-dessus.

« Tu penses qu'il essaie de me manipuler ? »

« Tout ce que je sais, c'est que depuis que tu lui as dit, ta charge de travail pour l'empire Winner a plus que doublé. Ton niveau de responsabilité a augmenté et ta représentation auprès des clients aussi. »

« Tu crois ? »

« C'est un constat Quatre. »

J'ai hoché la tête, refaisant l'histoire. Oui, c'était vrai. Je n'avais pas noté ce changement – ou pas voulu ne noter, allez savoir – mais il fallait reconnaitre que depuis ce jour-là, je travaillais bien plus.

« Donc, selon toi, mon père m'aurait donné ces responsabilités nouvelles, en particulier tout ce qui concerne les négociations clients et investisseurs, afin de me mettre la pression ? Pour que je comprenne bien que dans ce milieu, on vient accompagné d'une cavalière, et pas d'un cavalier ? »

Heero a levé les mains en signe de reddition. Il n'irait pas plus loin, se basant uniquement sur des faits, qu'il savait disséquer méticuleusement, avec une précision scientifique. Il n'était pas devenu avocat pour rien.

Je me suis frotté le menton, poursuivant mon analyse.

« Il est évident que la progression a été fulgurante… » Marmonnai-je. Je sortis mon téléphone et me livrai à un rapide calcul. Mon portefeuille avait bien fait un bond de deux cent trente pour cent en deux ans. Un chiffre énorme mais qui pouvait être tempéré par deux points majeurs : d'une part, j'étais son fils héritier, et d'autre part, j'obtenais d'excellents résultats. Il n'en restait pas moins que le point soulevé ce jour méritait attention.

Mon père tentait bel et bien de me coincer. Subtilement, certes, mais coincer tout de même. Bien, il faudrait que je finalise ma réflexion sur le sujet ultérieurement, quand mes nerfs seraient moins tendus. Je chassai alors ces pensées de ma tête et focalisai mon attention sur mon ami. Il avait ses propres dossiers en souffrance, le pauvre.

« Et toi, tu as vraiment une petite mine. Toujours des soucis avec ton ex ? »

« Hu. »

« Vous en êtes où ? »

« Le dossier est en cours de traitement chez les assurances. J'ai porté plainte mais ça n'a pas encore abouti, vu qu'il a dû être mis sous traitement intensif. »

« Qu'entendus-tu par 'intensif' ? »

« Il a été mis en HP il y a trois mois. »

« Sérieusement ? » Je n'en revenais pas. Ce type, Brice, je l'avais un peu fréquenté. Rien dans son comportement ne m'avait permis de pressentir qu'il tournerait dingue. Instable au point d'être interné, ce n'était pas l'épaisseur du trait !

« Ouais. » Il a fini sa bière d'un traite et en a commandé une nouvelle derechef. La mienne était à peine entamée. « Ça a bloqué toute la procédure judiciaire, car, étant sous traitement, on ne savait pas trop s'il pouvait être considéré comme responsable de ses actes. »

« Ça va te conduire où, alors ? »

« Ma foi, à force de jouer sur tous mes pistons, j'ai fini par faire avancer le dossier, de manière à ce que son état ne soit plus bloquant, au moins chez les assurances. Du coup, je devrais pouvoir toucher les fonds d'ici quelques semaines et redémarrer les travaux. »

« Tu n'y es pas retourné depuis ? »

« Pas encore, non. Mais je ne devrais pas tarder à y retourner, au moins pour commencer à déblayer avant de faire venir les ouvriers. »

Imaginer son bel appartement ruiné par les flammes me ravageait le cœur. J'avais passé tant de bonnes soirées avec lui, il avait mis tant de cœur à construire son cabinet dedans, que cela me faisait de la peine pour lui.

« Je viendrai avec toi. » Déclarai-je avec enthousiasme.

Il a eu un sourire clairement moqueur.

« Tu ne me crois pas capable de nettoyer un appartement ? »

« Je m'en voudrais de douter de tes compétences, mon ami mais… »

Je l'arrêtai d'un geste de la main.

« Allons, Heero, c'est bon. Je viendrai avec plaisir, d'accord ? »

« D'accord. »

On a échangé un sourire tous les deux. Des années qu'on se connaissait, lui et moi. Depuis le lycée précisément. Nous avions a priori pas de raison de nous rencontrer, ni de nous apprécier. Et pourtant, il y avait quelque chose dans sa retenue, dans cette introversion si glaciale de prime abord, que j'avais instinctivement flairé un être complexe et intéressant. Ça n'avait pas loupé. Ses origines multiethniques - un russo japonais, ce n'était pas si courant ! – un père chef d'une grande entreprise, une mère anciennement danseuse de ballet russe, le tout en France, dans mon lycée ! Je l'avais approché avec douceur, intrigué par cette curiosité rébarbative, qui ne buvait pas, ne fumait pas et ne comptait définitivement pas s'ouvrir un casier judiciaire avant la majorité. Et il avait fini par se laisser faire, s'ouvrant petit à petit. Autant dire que quand je l'avais vu dans la galère, privé de logement et de travail, je n'avais que pu lui tendre la main.

« Rien de neuf sinon, de ton côté ? Les amours, la famille ? » Questionnai-je gentiment.

Il a levé les yeux au ciel.

« Ma mère m'a appelé hier. Elle tenait absolument à venir faire un tour dans la capitale, et aller à l'Opéra. »

« Et donc ? Il n'y a pas de mal à cela. »

« Tu connais ma mère, Quatre ! Avec elle, rien n'est simple. Je l'entends déjà me demander de sortir le smoking, de préparer la limousine. Elle fera une réservation dans un restaurant gastronomique et sortira une robe de soirée des plus voyantes. »

J'ai éclaté de rire. C'était tout à fait le genre de sa mère, effectivement.

« Elle aime ce genre de choses, comme la plupart des gens, Heero ! »

Il a grimacé sans retenue. Je savais d'ailleurs déjà ce qu'il allait dire ensuite.

« Moi, très moyennement. J'ai donc décalé sa venue, je pense que je vais pouvoir la faire tenir encore un peu, d'ici le début d'année prochaine je pense. Il n'y a pas de représentation qui puissent l'intéresser à cette période, dieu merci. J'ai vérifié. » Précisa-t-il, ce dont je ne doutais pas. Il était d'une maniaquerie scrupuleuse parfois.

« Tu ne vas pas la voir pour la fin d'année ? »

« Si, je pense. Mais elle tient à voir Paris l'hiver. Elle trouve cela tellement plus exotique que la Russie, à cette période. »

« C'est un point de vue. »

On a fini la soirée en discutant, avant de rentrer à l'appartement. Cela m'avait fait du bien de le voir. La vie en colocation ne nous donnait étrangement pas beaucoup plus d'occasion de passer du temps ensemble. Nos agendas étaient tellement vite pris ! Surtout le mien.

En rentrant, je croisai Trowa dans la cuisine, qui sirotait un café noir, surement en prévision d'une longue nuit de travail ou d'orgie. Je n'étais pas dupe de son petit jeu. Si naïf que je puisse paraitre, avec ma blondeur candide, je n'en étais pas moins conscient de ses coups d'œil appréciateurs. Tout comme j'avais parfaitement cerné le potentiel de chasseur de l'artiste en herbe. Oui, Trowa était un tombeur, un homme qui aimait profiter de la vie, croquer les belles pommes qui se baladaient devant lui.

Je ne comptais pas en faire partie. Mais cependant…


L'idée me trotta dans la tête toute la semaine. Finalement, c'est jeudi soir que je parvins à trouver un moment de tête à tête avec Barton. Il était tranquillement assis dans le canapé, en train de bouquiner, quand je me suis assis près de lui.

« Salut. »

Il a souri avec assurance. Il n'en manquait vraiment pas.

« Salut à toi, cher coloc. »

« Avons-nous fini notre petite expérience ? »

Ça a allumé aussi sec une étincelle dans ses yeux verts.

« Crois-tu ? »

« A toi de me le dire. C'est toi qui as lancé ce petit défi, non ? »

« Exact. J'ai encore plein de choses à te faire découvrir, si telle est ta question. »

Sa voix était basse, grave. Vibrante de sensualité et sa phrase ne manquait pas d'interprétations possibles.

« Je suis ouvert à d'autres escapades artistiques. » Répondis-je, en prenant soin de bien jouer avec le tempo de mes mots. J'étais à même de prouver mes aptitudes dans ce genre de joute et je ne manquais pas de talents, moi non plus. « Quelle carte souhaites-tu abattre, Trowa ? »

Nos regards se sont accrochés, et pendant un instant, tout a disparu en dehors de nous. Il était fort, ce diable de Trowa. Il dégageait une aura incroyable, une impression de brut, de force. Ça le rendait terriblement désirable, et je sentis que, sans peine, j'aurais pu me perdre dans ma propre donne.

Mais j'étais trop lucide sur moi-même pour me laisser aller. J'ai brisé ce moment sans remord, le relançant plus sèchement.

« Alors ? »

Il n'a pas bronché et a sorti un dépliant de sa poche.

« J'ai une expo, si ça t'intéresse… »

Je n'ai pas regardé le document, me contentant de fixer mon regard sur lui, ce qui le décontenançait un peu, je pouvais le sentir malgré son apparente nonchalance.

« Et toi, cela t'intéresse ? »

On était dans le jeu, encore et toujours. C'était comme au poker, il fallait savoir ménager ses effets, mettre la pression. Comme dans n'importe quelle négociation, en somme.

« Oui. »

« Alors, je serai ravi de t'accompagner. »

« Tu ne sais même pas quand c'est ! Et si tu n'es pas libre ? »

Je me suis levé et lui ai mis une tape sur l'épaule.

« Je le serai. A demain, bonne nuit. » Dis-je en empochant le prospectus.

Évidemment, je n'étais pas disponible. Un samedi soir de Novembre, c'était un peu le rush d'avant les fêtes. Tout le monde voulait placer ses invitations avant que la folie de la fin d'année ne remplisse et les agendas et les estomacs. J'étais invité chez des amis de mon père cette fois, amis qui avaient tous des intérêts financiers dans l'entreprise ou ses annexes. J'étais coincé, il fallait l'admettre. Je m'étais engagé, des deux côtés. Il aurait été délicat d'expliquer à ces messieurs que je préférai passer ma soirée dans une sorte d'antre de la créativité alternative. Il était tout aussi délicat de me désister auprès de Trowa, faute de blesser mon orgueil cette fois.

Je misai donc sur une stratégie subversive mais parfaitement efficace : un bon mensonge, sur le compte de la grippe. M'étant sagement fait vacciner deux semaines auparavant, je ne risquai pas grand-chose et notamment pas de sortir cette excuse deux fois de suite dans la saison. Et cette fois, la soirée mondaine en fut pour ses frais, j'eus toutefois l'amabilité de la décommander le vendredi soir, afin que mes hôtes aient le temps de se retourner, si besoin. Je doutais cependant que ce soit le cas.

Je profitai de mon samedi après-midi pour chercher un cadeau d'anniversaire pour ma plus jeune sœur, Anya, qui fêtait ses quinze ans, avant de passer prendre un café chez un couple d'amis qui venait d'avoir un bébé. Les nouveaux parents étaient rayonnants de bonheur, et semblaient nager dans un océan de guimauve. La petite crevette était plutôt mignonne, pour un enfant de quelques semaines à peine. Tout allait au mieux pour eux, et cela me mit de très bonne humeur.

C'est donc tout sourire que je retrouvai Trowa au cœur de Paris le samedi soir. C'était la première fois que je me désistai de mes obligations familiales et professionnelles pour un motif aussi léger. J'avais vaguement l'impression de faire l'école buissonnière. C'était donc à la fois grisant, et culpabilisant aussi. Son regard pétillant n'a pas aidé, car je ne pus m'empêcher de le trouver particulièrement séduisant, idée que je repoussai aussitôt, et sans ménagement.

« Tu es là… » A-t-il constaté avec une pointe d'humour dans la voix.

« Surpris ? »

« Un peu. Je ne pensais pas avoir les faveurs de ton emploi du temps deux samedis de suite. »

« Comme quoi, tout est possible. Peut-être que ma vie n'est pas si rigide que cela ? » Me moquai-je doucement.

« Peut-être. » A-t-il admis, avant de me faire signe de le suivre.

« Qui expose ? Toi ? » Demandai-je, en prenant sa suite sans attendre.

« Non, pas du tout. » Sa réponse m'a surpris et j'ai levé vers lui des yeux étonnés. « Je ne suis pas du tout prêt pour cela. Du moins, de mon point de vue. Une exposition, c'est un gros projet. Cela se murit, se réfléchit. Il faut déployer son œuvre, un thème, sur plusieurs supports, afin de capter l'attention du visiteur et de transmettre son message. C'est complexe. »

« Tu n'as pas de message à transmettre, toi ? Étrange non ? Je te croyais artiste. » Ironisai-je à demi, pensant en même temps que je prononçai ces mots que c'était surement là une remarque que mon père aurait pu faire.

« Et moi, je te croyais intelligent. » M'a-t-il vertement lancé, ce qui a coupé net dans mon élan. Je réalisai pleinement la bêtise de ma remarque et la stupidité de mon attitude. On s'est dévisagé une fraction de seconde, avant que je ne reprenne rapidement.

« Excuse-moi, c'était stupide. »

« C'est vrai. Ça ne te ressemble pas. Tu as des soucis ? »

Le voilà qui essayait de disséquer les méandres de mon esprit. Ce n'était pas comme cela que j'avais projeté notre soirée. Vraiment pas.

« Non… Je… » Je fis une pause, conscient qu'il fallait que je redresse la barre. La situation ne devait pas m'échapper. « J'ai un peu de mal à couper avec le travail, mais à présent, ça devrait aller. Excuse-moi encore pour ce que j'ai dit. »

« Il n'y a pas de mal, tu sais. Je ne me vexe pas si facilement, ne t'en fais pas ! » Il m'a souligné cet état de fait d'un clin d'œil qui m'a rendu le sourire, presque malgré moi. « Nous y voilà. C'est une amie qui expose aujourd'hui. Comme tu peux le voir, pas de grande salle, ni de grands moyens. Mais elle a du talent, je pense. Tu vas pouvoir te faire ton propre avis, évidemment. »

Un quart d'heure plus tard, après avoir déambulé de toile en toile dans ce vaste espace décrépi et atypique, j'en étais convaincu. La demoiselle, dénommée Angélique, était douce et rêveuse. Toutes ses œuvres exprimaient une étonnante notion de légèreté, de liberté, déclinée dans toutes les teintes, toujours avec cette incroyable sensation d'irréel. D'inaccessible. Je pris le temps de discuter ensuite avec elle. Elle avait cette étrange aura qui donnait véritablement l'impression à son interlocuteur – moi en l'occurrence – qu'elle ne vivait pas dans la même réalité. Un peu comme Trowa, en somme.

Doucement mais surement, je me laissais glisser dans ce cocon de bien-être, discutant avec d'autres amis de Trowa. Peintures, voyages, musique, c'était un plaisir que de naviguer dans cet océan de loisirs, de sensation. Pour la première fois depuis longtemps, je sentais mes épaules délestées du poids des obligations. Je n'avais que faire de maitriser mes propos, mes intonations, mes gestes. La courtoisie m'était innée, je savais que je resterai respectueux, quoi qu'il arrive. C'est presque grisé que je sortis de là, en compagnie de mon colocataire, près de trois heures plus tard.

« J'ai l'impression que tu as passé un bon moment. » A-t-il tranquillement commenté alors qu'il revenait près de moi. En réponse à cela, je lui ai offert un large sourire.

« Véridique. Un excellent moment, je le reconnais bien volontiers. »

Cela lui a fait plaisir à lui aussi, je l'ai vu. Il était facile de suivre ses humeurs, facile de naviguer à ses côtés. Oui, c'était facile.

« On va diner ? » Cette fois, c'était moi qui avais lancé l'invitation. J'avais envie que la soirée se poursuive, encore un peu.

« Je meurs de faim ! »

J'ai donc pris ça comme un assentiment.

L'ambiance intimiste du restaurant qu'il a choisi aurait dû m'alerter mais je n'en avais cure. J'étais bien là, avec la 3G éteinte afin de ne pas recevoir de mails ni d'être tenté d'y répondre. Je l'ai laissé commander, gérer le menu, la boisson, bref, diriger le diner avec un sentiment de bienheureux contentement. La partie consciente de mon cerveau savait que je profitais de la situation mais c'était si agréable. La compagnie offerte par Trowa était savoureuse, tant pour les oreilles que les yeux, j'étais capable de me l'avouer franchement après trois verres de vin.

Oui, définitivement, il avait un charme de fou. Ravageur, incendiaire, il avait cette capacité d'attraction qui pouvait ensorceler tout son entourage. Il était donc dangereux, ce que je savais déjà, j'avais simplement mal évalué son potentiel. Mais à cette heure, cela ne m'inquiétait pas.

J'ai ri, ce soir-là. Lui aussi. Que c'était plaisant. On est repartis sous les étoiles d'un froid soir d'hiver, tous serrés dans nos manteaux, le sourire jusqu'aux oreilles. C'est seulement quand il m'a coincé au détour d'un croisement que j'ai repris mes esprits. En manquant de les perdre, d'ailleurs. Son souffle chaud contre ma joue était affreusement tentant. Sa bouche n'appelait que moi, tandis que ses mains, audacieuses, avaient déjà agrippé ma taille. Je pouvais voir ses iris d'un vert pur briller sous une rangée de cils châtains, tels des émeraudes aux mille facettes. Je me suis crispé, immédiatement. Tendu aussitôt, par cette proximité non désirée et pourtant si tentante.

« Arrête-ça, Trowa. » Ces mots, si doucement qu'ils fussent dits, le stoppèrent sur place. J'avais ce don, cette autorité naturelle, qui ne nécessitait ni cri, ni heurt. Il en faisait les frais, à présent. Mais le diable était joueur malgré tout.

« Pourquoi ? »

Cette réponse m'a agacé. Ce qu'il paya aussi sec.

« Je ne suis pas un trophée de plus que tu accrocheras à ton mur, Barton. »

Voilà une réponse pimentée qui remit de l'espace entre nous, me donnant de nouveau l'occasion de respirer normalement. J'ai vu dans ses yeux qu'il ne comprenait pas bien. J'ai donc pris la peine d'étayer un peu plus, même si je n'en avais guère envie. Il risquait de le regretter lui aussi.

« Allons, pas de faux semblant entre nous. Je sais que tu as des conquêtes, Trowa. Pas un peu, beaucoup de conquêtes. » Soulignai-je.

« Et ? En quoi est-ce un mal ? » Il ne niait pas, ne minimisait pas, ce qui me surprit agréablement. Peu d'hommes assumaient si bien leur nature volage.

« Ce n'est absolument pas un mal. C'est juste que je ne souhaite pas en faire partie. » Pris-je le soin de préciser. Mais cela n'a pas eu l'heur de lui convenir.

« Pourquoi ? »

Je soupirai doucement. Il allait falloir aller au fond des choses, Trowa n'était apparemment pas un homme qui se contentait de brides d'informations.

« Parce que je sais que tu collectionnes les amants. Inutile de dire oui ou non, je le sais, c'est tout. Je sais aussi que tu n'es pas l'homme d'un seul... homme justement. Je ne pense pas m'avancer trop en disant que la fidélité est une notion floue, pour toi. Un concept inconnu, en somme. Attention, je ne pense pas que tu mentes à qui que ce soit, loin de moi cette idée ! Mais c'est naturel chez toi, tu séduis et tu profites. Et puis tu passes à autre chose. »

Il est resté muet une minute, plissant les yeux dans une expression indéchiffrable, même pour moi. Voyant cela, j'ai préféré conclure rapidement cette phase désagréable de l'entretien.

« Donc, je comprends et respecte tout à fait cette façon de vivre. Mais ne compte pas sur moi pour y participer. Je t'apprécie, j'ai passé une très bonne soirée. Et je ressortirai volontiers avec toi, Trowa. Mais ça s'arrête là. »

Il n'a rien dit, probablement décontenancé par cette sortie un peu brutale, je le lui concédais volontiers. On est restés silencieux un petit moment, le temps que le vent emporte la crispation qui nous avait saisis.

« On rentre ? » Lançai-je finalement, sur un ton léger.

Il a repris la route, sans un mot.

Avant de reprendre notre discussion d'avant, comme si nous ne l'avions jamais arrêtée.


J'ai repris mon agenda en main, histoire de compenser ces pauvres moments de relâchement. Mon père m'a mis de nombreux messages, s'inquiétant de mon absence à cette soirée, un 'désistement impromptu', selon ses dires. Ma santé ne le préoccupait pas, visiblement. Je ne pouvais mettre définitivement dans un coin de ma tête les évènements de ces derniers jours. Rayleigh, puis ma discussion avec Heero. Cela me revenait en tête à chaque fois que je voyais un message, un appel ou quoi que ce soit qui évoque mon père.

Etais-je réellement en train de perdre le contrôle de ma vie ? Moi qui me pensais si doué, cela me paraissait insensé. Et cependant, il y avait une toute petite voix dans mon cerveau qui me disait qu'il était possible, probable, voire même certain, que je prenais une direction que je pourrais regretter. Que je ne devais pas m'oublier.

Fallait-il que je ré-aborde le sujet avec mon père ? Que je clarifie mon orientation sexuelle, de nouveau ? Je ne l'avais fait qu'une fois, et avais prié pour ne plus jamais avoir à réitérer cette affreuse expérience.

Mon père était un homme droit, dur, décidé. Il était juste, s'emportait peu et prenait soin de sa famille. Ma mère, mes sœurs et moi n'avions jamais manqué de rien, nous avions eu les meilleurs formations, les meilleurs professeurs. La crème de la crème. Par contre, en ce qui concernait l'ouverture d'esprit… Disons que j'avais vu mieux. Autant dire que lorsque j'ai entamé la conversation, je n'étais vraiment pas à l'aise. Il m'avait écouté sans mot dire, avait hoché la tête. J'ai vu au froncement de ses sourcils qu'il n'était pas heureux. Il était même très déçu, je l'avais bien compris. Cela m'avait plombé le cœur. Je me rappelais avoir attendu, qu'il dise un mot pour adoucir la dureté de son regard, pour faire oublier la tristesse de ses yeux.

Mais il n'avait rien dit. Pas le moindre son n'était sorti de sa bouche. J'avais donc poursuivi mon discours, lui exposant qu'il s'agissait de ma vie privé, que je ne comptais pas m'exposer outrageusement bien sûr, mais que je comptais bien mener ma vie dans cette voie. Et puis, j'étais parti.

Soulagé, par le devoir accompli. Triste, de son absence de réaction.

Toujours était-il que je pensais cette histoire actée, entre mon père et moi. Alors maintenant, devoir remettre cela en cause, cela me coutait un effort incommensurable.

C'est dans cet état d'esprit tracassé que je passais la semaine suivante. Tout m'agaçait. Mes cours, mon boulot, ses satanés soirées auxquelles je devais me rendre. Rien n'avait de répit à mes yeux, rien, en dehors des moments passés avec Duo sur le canapé du salon, à bavarder. Il paraissait remonter la pente, lentement certes, mais je notais toutefois une légère amélioration. Je trouvais le temps d'appeler ma sœur Amelle, avec laquelle je m'entendais particulièrement bien. Nous réussîmes à choisir les cadeaux en prévision de Noël. Nous nous y prenions toujours à l'avance, car la famille était grande ! J'avais sept sœurs, pas de frère (hélas) et mon père. Ma mère était décédée plusieurs années auparavant, ce qui nous avait rapprochés avec mes sœurs. Mais cela n'avait pas facilité le dialogue avec mon père !


Vendredi soir, je rentrai très tard. Et de fort méchante humeur, accessoirement. J'étais mécontent de ma soirée, vraiment, soirée pendant laquelle j'avais bataillé pendant près de quatre heures avec des fournisseurs étrangers. D'une part, je n'avais pas d'intérêt pour le contrat en question. Ce n'était pas mon domaine, pas innovant, bref, franchement pas motivant et si ce n'avait pas été une demande de mon père, je n'y aurais pas mis un pied. Ensuite, les gars en question étaient des rapaces de premiers ordres, grossiers, sans conversation et peu roués à ce type de négociation ! Ce qui avait rendu nos échanges plats et désagréables.
Et surtout, j'avais échoué ! En dépit des efforts déployés, les types n'avaient rien lâché et c'est tout juste si je ne devais pas me contenter d'un stylo publicitaire, gracieusement offert pour la future signature du contrat, sans doute ! Ce qui était le comble de l'ironie quand on savait que nous étions les clients et eux les fournisseurs. J'avais fait un rapide compte-rendu sur mon smartphone, dans le taxi de retour, pour bien établir que non, nous ne travaillerions pas ensembles.

Mais ce qui m'avait prodigieusement agacé, c'est que, pour couronner cette délicieuse soirée, mon père – qui avait été très rapidement mis au courant par son dévoué responsable de la zone Russie et pays de l'Est - m'avait appelé alors que j'étais encore dans ce fichu taxi, et qu'il m'avait passé un savon d'un autre monde.
Et franchement, se faire sermonner quand on sort de quatre heures de négociations ardues, un vendredi soir, quand on a vingt-cinq ans, c'était un peu la goutte d'eau qui faisait déborder le vase. J'avais eu envie de lui dire que tous ces rendez-vous me prenaient la tête, que si mon travail ne convenait pas, il n'avait qu'à le déléguer à son abruti de responsable Russie et que j'en avais ma claque de tout ça.

Je n'avais bien entendu rien dit, me contenant de rester factuel, précisant à quel point ils ne pouvaient pas être de bons fournisseurs et, après quarante-cinq minutes de palabres, on avait fini par raccrocher. Sans un mot, ni un merci, ni un bonne nuit, encore moins un 'à bientôt mon fils'.

Fichu rapport père-fils ! J'en avais assez lu sur le sujet pour comprendre pourquoi j'avais tant de mal à passer outre. Je le comprenais, oui. Mais cela me faisait toujours autant souffrir.

Arrivé dans le salon, je me servis une – très – généreuse rasade de whisky que je descendis d'une traite. Dommage, il n'était pas mauvais. Du coup, je me servis un second verre, suivi d'un troisième. Cela me détendit agréablement les nerfs et je daignai enfin ôter mon manteau, desserrer ma cravate et enlever mes chaussures.

C'est précisément à ce moment-là que mon artiste de colocataire a décidé de pointer le bout de son nez. Lui aussi revenait de soirée, il avait des yeux vaguement brumeux et un demi-sourire sur les lèvres. Nul doute qu'il était de bien meilleure humeur que moi, lui, ce qui n'apaisa pas ma grogne.

Je jetai un regard narquois à la pendule.

« Tiens donc, Trowa… De retour de soirée ? Il n'est pas un peu tôt ? »

« Bof… Je n'avais pas envie de m'éterniser. Et puis, à presque deux heures du matin, tout est relatif, tu ne crois pas ? »

« C'est vrai, il est tard. » Concédai-je. Et je n'avais aucune envie d'aller me coucher. Allons bon, en plus de gâcher ma soirée, j'allais laisser ce diner pourrir ma nuit ?!

« Tu as l'air contrarié, Quatre. »

« Mauvaise soirée. » Commentai-je simplement.

« Tu souhaites en parler ? »

« Non. »

Quatrième verre. Le monde tournait plus rond à présent. Et la bouteille descendait dangereusement.

Je laissai enfin mon regard voguer vers Trowa, et mon esprit ouvrir les vannes de ses considérations intérieures.
Il me plaisait, physiquement parlant. C'était d'une telle évidence que je me demandais comment j'avais pu l'accepter dans la colocation sans m'en apercevoir. Avais-je minimisé ses atouts à l'époque ? Avais-je cru que ma volonté pourrait maintenir une barrière suffisante entre lui et moi ? Ou pire, avais-je pensé que notre seule différence de milieux suffirait à nous garder éloignés ?

Honteux, voilà ce que j'étais, d'avoir de pareils mécanismes de réflexions. J'allais finir comme mon père si cela continuait. Cette perspective était effrayante.

« Tu as les yeux qui brillent. Plus que d'habitude. C'est déroutant. » S'amusa Trowa, qui ne me quittait pas du regard.

« Tu vas faire de moi ta prochaine muse ? » Mon humour devenait drôlement piquant, quand je lâchais les rênes. Mais ça a eu le mérite de le faire rire aux éclats. Et la boule de colère dans mon estomac s'est dénouée. Cela faisait du bien.

« Je ne crois pas, non ! » A-t-il finalement lâché, entre deux quintes de rire.

« Encore une déception ce soir. Moi qui espérais me recycler. »

Il s'est rapproché de moi, cassant la distance qui nous séparait, pour rentrer dans mon cercle privé, ces quelques cinquante derniers centimètres avant impact qui étaient si rarement franchis. A présent, je pouvais sentir son odeur sans bouger d'un iota. Je pouvais aussi sentir la chaleur qu'il dégageait, même à travers ma chemise. J'entendais sa voix grave, qui me racontait sa soirée à lui. Pour une raison obscure, je ressentis une soudaine envie de me nicher dans ses bras. Je les imaginais protecteurs, forts et doux à la fois.
Je le scrutai attentivement, pendant de longues secondes. Je l'ai laissé me montrer sur son téléphone les derniers thèmes sur lesquels il travaillait, et qui n'avaient effectivement rien à voir avec moi. J'ai suivi des yeux ses doigts, qui glissaient sur l'écran tactile et une question saugrenue s'est insérée dans mon cerveau fatigué : qu'est-ce que cela ferait, s'ils venaient à se balader sur ma peau ? S'ils venaient à parcourir l'échine de mon dos, de bas en haut ?

Une vive rougeur inonda les joues tandis que je réalisai ce à quoi je pensais, les images vers lesquelles je me projetai. Et ça n'a pas échappé à l'œil perspicace de Barton.

« Tu vas bien Quatre? » Il a posé une main sur ma cuisse en me demandant cela. Il y avait un tel intérêt dans ses yeux ! Cela faisait du bien, là aussi. « Si je peux me permettre, j'ai l'impression que tu as un peu abusé du whisky. »

J'ai rougi encore plus fort, je le sentais à la brulure de mon visage.

« Ce n'est pas faux. » Avouai-je, histoire de mettre ces égarements sur le dos de quelque chose.

Mais maintenant, je regardai ses lèvres, sa bouche. J'étais affamé, à bien y réfléchir ! Cela faisait combien de temps que… Pff, trop de temps. Trop de temps, et pour quel gain ? Mon célibat était de trop longue durée, cela me sautait aux yeux à présent.

Avant même que j'ai pu prendre la pleine mesure de ce que j'allais faire, j'avais posé ma main sur sa cuisse. Dans la moitié supérieure, pour être exact. Et je m'étais dangereusement penché vers lui, rapprochant mon visage du sien. Jusqu'à ce que nos lèvres s'unissent, dans un mélange de douceur et de fièvre.

Son contact m'a fait comme un électrochoc. Une onde de désir m'a parcouru le corps comme une secousse, exacerbant ma faim. Oui, j'avais décidément une faim de loup, et les dents longues. Si surpris qu'il ait pu être, il ne s'est pas dégagé, loin de là même ! Un brin de lucidité m'a néanmoins rappelé que nous étions au beau milieu du salon, et que c'était – et de loin- l'endroit le moins approprié pour ce genre de débat. D'ébats. Et bas. Mais j'avais envie, tellement envie ! C'en était presque douloureux, je sentais les fibres de mon corps se tendre vers lui, en quête de contact, de chaleur humaine. De perdition.

Ses mains se sont glissées dans mes cheveux, pour caresser mes mèches blondes, avant d'effleurer délicatement ma nuque.

Ce baiser, c'est comme s'il avait à la fois contracté et dilaté le temps. J'eus l'impression qu'il durait des heures, et pourtant, quand nos lèvres se sont séparées, j'ai ressenti une vive frustration. Je désirais plus.

C'est alors que nos regards se sont croisés. Et que tous mes esprits me sont revenus. En pleine face, me faisant prendre totalement conscience de la bêtise que j'étais en train de faire. J'ai repoussé Trowa alors qu'il se penchait vers moi de nouveau. Il a ouvert de grands yeux surpris, et mon estomac s'est replié en dedans, sous une vague de culpabilité.

« Je suis désolé Trowa… Je… » Je me suis levé, rétablissant l'intégrité de mon cercle privé. Cela me permit de mieux respirer, et je pus reprendre mes excuses. « Ce n'est pas mon genre, de souffler le chaud, le froid. J'ai dû abuser du whisky, comme tu l'as souligné tout à l'heure. »

Je m'attendais à ce qu'il hausse les épaules, avec nonchalance, mais non. Il est revenu vers moi, m'a saisi par la main, pour me faire approcher tout près de lui.

« Tu es sûr ? »

Oh que non. Ces petits mots, chuchotés dans un souffle suave si prometteur, c'était comme une ensorcelante mélopée qui me disait de baisser ma garde et de faire fi du reste.

« Oui. » Ma froideur volontaire l'a blessé, et je me suis senti minable. « Bonne nuit Trowa. »

Je suis rentré dans ma chambre, afin de ne pas prolonger une situation compliquée autant pour lui que pour moi. Je m'écroulai à plat ventre sur le lit. Si un mot devait résumer cette soirée, c'était frustration.

Sans conteste.


Je suis allé faire un peu de sport le samedi en fin de matinée. Excellent exutoire pour mes envies inassouvies. J'avais toujours aimé la natation et je filai dans l'eau sans problème, avalant les longueurs les unes après les autres. Je pris une salade à emporter, un thé chaud et un pain au lait à la boulangerie d'à côté, et finis par aller bouquiner dans les allées du jardin du Luxembourg, savourant ces derniers rayons de soleil. Les gamins hurleurs passaient non loin de là en poussant leur ballon, des mères de famille avec poussette prenaient le soleil et des irréductibles joueurs de tarot faisaient une énième partie. Cela apaisa mes nerfs et me remit du plomb dans la cervelle, comme disait l'expression. Il était évident que mon équilibre personnel était mis à mal ces temps-ci et qu'il fallait que je relève la barre. Le travail avait trop pris le pas sur les sorties ou les loisirs, je voyais peu mes amis et travaillais trop, surtout si on cumulait les cours et l'entreprise familiale.

Il fallait que je trouve une idée, pour rétablir tout cela. Quant à Trowa, eh bien, il fallait qu'il comprenne que lui et moi, ce ne serait pas possible et qu'il passe à autre chose. Je l'appréciai beaucoup, on vivait sous le même toit, autant de raisons pour que l'on parvienne à redevenir amis.

Mon portable vibra, ce qui me crispa aussitôt. Heureusement, ce n'était qu'Heero.

« Salut toi ! «

« Salut. Ça tient toujours ta proposition de venir m'aider pour déblayer l'appartement ? »

« Oui. »

« Alors, réserve ton samedi prochain. Si tu as encore du créneau, bien sûr. »

« J'en aurais, ne t'inquiète pas. »

« J'entends des drôles de bruit derrière toi. Tu es où »

J'ai ri. Il n'allait pas me croire.

« Au parc. »

« ? »

« Si, si, je prends l'air, je lis. »

« Hum… Tu as eu des mots avec ton père ? »

J'ai soupiré, levant les yeux au ciel avec un demi-sourire.

« Pourquoi faut-il toujours que tu mettes le doigt où ça fait mal, cher Yuy ? »

« C'est mon côté russe, désolé. Tu vas bien ? »

J'aimais l'intérêt amical que je sentais vibrer au fond de sa voix si distante. C'était bien Heero, cette façon de faire, de prendre des nouvelles, l'air de rien. De s'inquiéter, l'air de rien. Ça me réchauffait le cœur, ça rendait le soleil plus brillant.

« Oui, ne t'inquiète pas. Je survivrai jusqu'à samedi prochain, au moins. »

Il y a eu un blanc, mais c'était fréquent avec Heero.

« Il faudrait vraiment qu'on sorte, Quatre. »

« Pourquoi ? Le célibat te pèse ? » Je comptais bien garder secrets mes exploits peu glorieux avec Trowa.

« Un peu. Mais j'ai pas forcément envie de rempiler. »

« Essaie de ne pas tomber sur un déséquilibré cette fois. » Le taquinai-je. « Ou alors, évite de lui donner tes clés. »

« J'y penserai. J'aime tes précieux conseils Quatre. En ce qui te concerne, esquive les hétéros et les intéressés, ce sera pas mal, n'est-ce pas ?»

« Merci Yuy. »

« A charge de revanche, Winner. A plus. »

Je n'eus pas le temps de lui demander s'il dinait à l'appart ce soir qu'il avait raccroché. Je consultai l'heure et décidai que je restai encore un peu pour profiter de cette fin d'après-midi. Le soleil amorçait son déclin, l'heure du gouter arrivait et les gamins étaient rapatriés par leurs parents vers leurs cocons chauffés.

« Bonjour Quatre. »

Je n'en crus pas mes yeux. Barton était là, du matériel de peinture sous le bras et en plein dans mon champ de vision. Je me mordis la lèvre, à demi irrité par sa présence. Que venait-il faire là ? Est-ce que ma conduite manquait de clarté à ce point ? Après le râteau de la veille, il était censé m'éviter pendant plusieurs jours, au moins, non ?!

« Bonjour. » Mon ton était volontairement sec, histoire de bien lui faire comprendre que ses assiduités n'aboutiraient à rien.

« Qu'est-ce que tu fais ? »

« Je prends le soleil. »

Il a acquiescé d'un mouvement de menton.

« Et toi ? » Finis-je par demander, voyant qu'il restait là.

« Je m'essaie à l'aquarelle. »

« Je ne savais pas que tu aimais venir ici. »

« C'est pas mon endroit préféré mais… L'aquarelle demande un peu de matos, et j'avais pas envie de bringuebaler tout ça dans le métro. » M'a-t-il expliqué en désignant la volumineuse boite en bois qui pendait sur une de ses hanches. Elle était retenue en bandoulière par une lanière de cuir qui semblait avoir mille ans. « Ça te dérange si je te croque ? »

J'ai eu une sorte de blanc et je me suis demandé pendant deux secondes si je n'étais pas victime d'hallucinations auditives. Puis, je compris qu'il parlait de dessin. Je me sentis flatté mais surtout décontenancé, chose qui n'arrivait qu'en sa présence apparemment. Pendant une seconde, je basculai ma tête en arrière, contre le dossier du banc de bois, et regardai le ciel d'hiver. L'azur était teinté de gris, mais il n'y avait pas un nuage en vue. Je me mis à sourire, une main contre le visage, avant de reprendre la conversation.

« Enfin, tu n'es pas sérieux ?! Je suis là, avachi sur un banc, engoncé dans mon manteau… »

Il a balayé mes arguments d'un geste de la main.

« Aucune importance. »

« Mais je dois faire quoi ? » Je n'en revenais pas, d'être là, alors qu'il s'asseyait sur le couvercle molletonné de sa boite après en avoir sorti tout un tas de pinceaux et godets divers.

« Ne change rien, et ne bouge surtout pas. »

Je me tus un instant, cherchant autour de moi en quête d'une intervention divine sans doute, avant de retourner mon regard vers lui de nouveau. Il avait commencé à griffonner avec une mine de plomb, si je me souvenais bien de mes cours de dessin datant de mon adolescence. Il me jetait des coups d'œil de temps à autre, à travers la mèche de cheveux auburn qui lui barrait le visage. Pendant une seconde, j'eus la désagréable sensation de faire un remake du Titanic, et de la fameuse scène où Kate pose pour DiCaprio. Heureusement, moi, je n'étais pas nu, plutôt emmitouflé jusqu'aux oreilles, et il n'y avait aucun diamant à proximité.

« Ça va prendre combien de temps, au juste ? »

« Disons une bonne quinzaine de minutes. Tu es pressé ? »

J'aurais pu mentir. Mais je ne l'ai pas fait. Je n'en avais pas envie. Trowa était toujours franc avec moi, et en général aussi. Il méritait que je le sois également. Et puis, le résultat m'intéressait. C'était la première fois qu'on faisait mon portrait, fusse une esquisse à l'aquarelle.

Appliqué, Trowa ne parlait pas. Rien dans son attitude ne laissait prédire à quel stade de sa réalisation il en était. Ni ce qu'il pensait du résultat d'ailleurs. Cette étonnante quiétude, sur fond de soleil couchant, avait un je-ne-sais-quoi de décalé qui me plaisait bien.

J'ai repris la lecture de mon livre, et attendu qu'il finisse. Quelques minutes plus tard, j'aurais été bien incapable de dire combien exactement, il a levé le nez.

« Fini. »

« Vrai ? »

Je me suis levé avec un enthousiasme curieux et je me suis penché sur son épaule. Le papier cartonné faisait un peu moins grand qu'un format A4. Au centre, la silhouette d'un jeune homme était dessinée. Ce jeune homme était mince, élancé, il avait les cheveux d'une blondeur claire, qui lui tombaient mèches souples autour du visage. Il était à demi allongé sur un banc, qu'on devinait à peine grâce à quelques traits de peinture, mains dans les poches, le menton légèrement levé vers le ciel. On distinguait l'incroyable bleu de ses yeux, alors qu'il regardait le ciel. Sur son visage, point de sourire, mais un air interrogatif et rêveur.

Je me redressai un peu, saisi. De cette peinture se dégageait une impression celle d'une douceur un peu désuète, et d'une grande fragilité. Ce n'était pas moi ? Ce ne pouvait pas vraiment être moi ?

« Alors ? »

J'ai froncé les sourcils, pour donner une réponse appropriée.

« Disons que... La ressemblance y est. Par contre, l'expression... Je ne crois pas que ce soit tout à fait moi. »

Il n'a pas eu l'air surpris.

« C'est peut-être comme cela que je te vois. »

Je ne répondis pas, et lui rendis le papier.

« J'imagine que tu veux le garder ? » Lui ai-je dit.

« Absolument. »

« Tu conserves tout ce que tu fais ? »

« Non, une bonne partie, celle qui le mérite. »

Un fin sourire étira mes lèvres devant ce que sous entendait cette réplique, mais je m'abstins de tout commentaire. Je l'ai regardé ranger son matériel, l'ai délesté d'un morceau et on a repris la route de l'appartement. On a discuté tranquillement, sans gêne ni lourdeur, pendant ce court trajet. Il était comme cela, Trowa, facile à suivre, facile à vivre.

Je l'ai suivi dans sa chambre et ai aidé à reposer tout cela dans un coin qu'il m'a désigné. Il était rare que j'y vienne. A bien y repenser, je ne devais pas y avoir mis les pieds depuis que j'avais loué l'appartement et fait l'état des lieux. La pièce était grosso modo de la même superficie que la mienne, voire un peu plus petite. La comparaison s'arrêtait là, car ensuite, les deux espaces étaient antinomiques en tous points. Autant ma chambre était propre, rangée et parfaitement ordonnée, autant la sienne était un enchevêtrement innommable d'objets divers et variés. Il y avait des carnets de partout et de toute taille, avec des feuillets qui débordaient. Heureusement qu'il ne gardait pas tout ! Le lit était défait, la penderie était ouverte, laissant entrevoir des amoncellements de vêtements. Il n'était pas maniaque, c'était le loin que l'on puisse dire. Et l'ensemble formé était hétéroclite, un brin vintage et assurément sans complexe.

« Ça te dirait d'aller boire un verre ce soir ? » M'a-t-il alors lancé, alors que je m'apprêtai à quitter la pièce.

De nouveau, je n'en crus pas mes oreilles. Il revenait à la charge ? Impossible ! Je me retrouvai un instant démuni devant une telle insistance. En général, les hommes que j'avais fréquenté avaient toujours fait preuve de retenue et s'étaient éclipsés une fois que je leur eusse fait part de mes réticences. Un tel comportement, c'était inédit ! Pourquoi revenir là-dessus encore une fois ? Bon sang, j'avais été on ne peut plus clair, non ?!

« Trowa… » J'ouvris les bras en signe d'impuissance. « On a déjà discuté de ça. »

Il n'a pas eu l'air décontenancé pour deux sous, lui. Une sourde colère commença à m'envahir. J'avais l'impression qu'il se payait ma pomme, et pas qu'un peu !

« Je ne VEUX pas être une conquête de plus pour toi ! Je ne sais plus comment te le dire. »

« J'ai bien compris. »

« Alors, pourquoi continuer ?! Des hommes, il y en a des tas ! Tu peux avoir qui tu veux. »

Il a eu une petite moue dubitative, comme s'il soupesait réellement cette éventualité.

« Pas sûr. Et puis, j'ai décidé, c'est toi que je veux. »

Ah, mais ça commençait à bien faire, cette lourde insistance ! Je manquai de sortir de mes gonds.

« Mais c'est stupide ! Enfin, tu le vois bien ! » M'exclamai-je avec vigueur. Je fermai les yeux deux secondes et inspirai fortement, histoire de retrouver mon calme. « Trowa, passe à autre chose. Ce n'est quand même pas la première fois qu'un mec te dit 'non', n'est-ce pas ? »

« C'est vrai. Ça m'est arrivé quelque fois. » Concéda-t-il.

« Bien. » Je tentai de prendre un ton didactique, et de museler ma vivacité. « Eh bien, à présent, il faut faire comme ces fois-là, tu comprends ? »

Mais il a souri, pas dupe du tout.

« Non. » Il a dû voir à ma tête que ce coup-ci, ce ne serait pas si simple. Il a fait un pas dans ma direction. « Je ne veux pas changer et passer à autre chose, comme tu dis. »

« Mais pourquoi ?! » M'écriai-je, exaspéré. Pourquoi m'opposait-il une résistance si féroce ?! Ce n'était pas croyable, tout de même ! Je pouvais convaincre des émissaires étrangers, des fournisseurs récalcitrants, des clients aigris de se plier à mes quatre volontés, et lui, non ?! Je bouillai sur place, à deux doigt de la crise de nerfs quand il a passé ses bras autour de moi, me rapprochant de son torse.

Je ne savais plus quelle attitude adopter. J'étais dépassé, totalement. Il menait sa barque à son gré, sans que je ne puisse rien y faire. Lutter contre le vent ne servirait à rien, je commençais à le comprendre. Je me résignai à l'écouter, à entendre ses arguments, puisque je ne pouvais rien faire d'autre.

Il a eu un fin sourire et a repris comme si de rien n'était. Comme s'il ne venait pas de m'encercler fermement.

« Parce que tu es… Toi. Je ne peux pas exactement te dire ce qui me plait ou pas, chez toi. Tu es un tout, un tout complexe, un tout doux, sensible. Un tout qui me plait, intensément, et plus que je ne pourrais le dire. Je pourrais le peindre peut-être, mais ce n'est pas si sûr. »

Je frissonnai malgré moi, à l'unisson avec lui. Je ne pouvais pas me détacher de ses yeux verts, qui s'étaient ancrés dans les miens. Et ses mains, posées sur ma taille, rassurantes. Oui, il était le maitre de son propre univers, capitaine de son monde, et il venait de m'y faire plonger.

« J'ai bien réfléchi à ce que tu m'as dit l'autre soir, Quatre Raberba Winner. Une relation exclusive, unique, voilà ce que tu veux. »

Il a laissé sa phrase en suspens, le temps de s'humecter les lèvres. Pour le coup, je ne savais plus à quoi m'attendre.

« Je n'ai jamais fait cela avant. Pour tout un tas de raisons, que je pourrais t'exposer, un jour, si tu le souhaites mais… L'essentiel, c'est que… Pour toi, je suis prêt. »

J'ai battu des paupières, le temps d'assimiler cette surprenante nouvelle. La chaleur de sa peau n'aidait pas mon cerveau à fonctionner correctement, c'était certain. Alors, il a repris, lentement, avec une extrême douceur.

« Je suis prêt, si tu veux. »

« Pour... Pourquoi ? » Murmurai-je, perdu définitivement.

Il a caressé ma joue du bout du pouce.

« Pour être avec toi, exclusivement. »

J'avais bien compris, compris ce que j'avais compris, compris ce qu'il voulait me dire, compris ce que cela impliquait. Il était prêt, lui. Et moi ? Et moi ? Mon cerveau criait à l'hérésie, ma prudence me disait de prendre mes jambes à mon cou, et mon orgueil m'intimait de rabattre la coulpe de ce téméraire une bonne fois pour toutes.

« Et toi, Quatre, est-ce que tu le veux ? » M'a-t-il chuchoté, au creux de l'oreille.

On s'est dévisagés, puis j'ai cligné des paupières, une fois. Oui, je voulais. Je voulais sa peau contre la mienne, sa bouche sur mes lèvres ses bras autour de ma taille et son rire dans mon cou. Je voulais sa chaleur, sa douceur, son insouciance d'artiste.

Je voulais oublier contre son cœur, rêver sur son épaule et rire avec lui sous les étoiles les soirs d'hiver.

Tout le reste pouvait crier, hurler à se briser, je n'entendais que mon cœur. Qui murmurait bas, tellement bas qu'il fallait tendre l'oreille. Une drôle de petite litanie, à laquelle j'avais été sourd jusque-là.

Saisis ta chance. Elle est là.

Nos lèvres se sont rapprochées, encore plus lentement que la première fois. Et cette fois, cette rencontre a été comme une éclosion. Celle d'un magnolia au printemps, qui s'ouvre sur de tendres et délicats bourgeons. C'était le printemps, celle de notre relation, fraiche, fragile et pleine de sève.

Mes mains se sont plaquées sur ses flancs, pour l'enserrer fort contre moi. Je sombrai dans l'océan qui s'ouvrait à moi. On s'est embrassés longuement, étroitement enlacés, pendant que nos mains effleuraient nos corps, savourant ces textures nouvelles. Détonnant mélange de douceur, de fermeté, de bosses et de creux.

Puis, le feu est venu, pour allumer nos ventres et nos cœurs. Nos souffles se sont raccourcis, sur un même diapason. D'un commun accord, il a fermé la porte de sa chambre, pour clôturer notre bulle et s'isoler du monde. Ce simple petit claquement de porte a changé le rythme, celle de notre envie. A présent, je le voulais, oh, que oui ! Lui, tout entier, nu, contre moi, dans un corps à corps torride. On s'est déshabillés mutuellement, avec des gestes lents, pleins de tendresse, comme si le temps ne comptait plus, tout en continuant à s'embrasser. Il était magnifique, encore plus dévêtu qu'habillé. Son corps était une sculpture grecque, faite de muscles et de robustesse. Un dieu avait dû dessiner ce corps, c'était à donner la foi à un athée. Incroyable.

« Tu es superbe. » A-t-il susurré contre ma peau.

« Tu as encore envie de me croquer ? » Le taquinai-je, allumant au passage une lueur incendiaire dans son regard.

« Seulement si tu le veux, mon ange. » A-t-il murmuré, en écartant doucement une mèche de cheveux qui me tombait sur le front, pour embrasser ma pommette dans un geste de velours.

J'étais plus que consentant, fasciné presque par la retenue vibrante de passion que je ressentais dans le moindre de ses actes, dans chacune de ses paroles. On s'est allongés sur le lit défait, nus comme des vers, brulants comme la braise. Nos mains se sont faites indiscrètes, naviguant en quête des secrets les plus obscurs et intimes l'un de l'autre. Nos lèvres ne se quittaient que pour gouter d'autres territoires, pour humecter d'autres cavités. C'était si bon, si doux, que le temps et l'espace n'existaient plus. Les contours de son lit, de sa chambre, tout cela avait disparu, pour que seules subsistent les sensations.

Quand il m'a pris, la douleur a été vive. Mes reins se sont cambrés, sous la douleur de son passage. Trop de temps, trop de matière. Mais tant de délicatesse que bientôt, nos hanches reprirent une danse conjointe, en un très lent mouvement de marée montante.

C'était bon, si bon, que lorsque le plaisir a éclaté dans mon ventre, des étoiles filantes sont passées devant mes yeux. Mais lui était plus résistant. Il était bâti pour le plaisir, Épicure l'avait conçu, c'était certain. Peau contre peau, il ne m'a pas lâché d'un iota, n'a pas accéléré son rythme. Je m'en suis remis à lui, m'abandonnant totalement, tandis qu'il me manœuvrait du bout des doigts, tel un chef d'orchestre. Qu'il était doué, ce diable d'artiste. Le plaisir m'a repris pour monter crescendo avec lui, dans un ballet final de plus en plus explosif, et prestissimo. L'orgasme nous a foudroyés et nos cris se sont perdus dans un fougueux baiser. Pantelants, on est restés un bon moment l'un contre l'autre, essoufflé, le cœur battant à cent à l'heure.

Puis, on s'est mis à rire. Heureux.


On est restés collés l'un à l'autre aussi longtemps qu'on a pu, mais la réalité a fini par nous rattraper, et il a bien fallu qu'on se lève. Et qu'on se sépare. Avant que je n'ouvre la porte, après avoir remis mes vêtements, recoiffé mes mèches et repris un air de circonstance, il m'a embrassé de nouveau, une main sur ma joue, l'autre appuyée contre le bois. Ça m'a un peu désaxé les neurones, je restais assez lucide pour m'en rendre compte. Le retour à ma chambre s'est fait en mode pilotage automatique. Je me sentais détendu jusqu'au bout des ongles. J'aurais dû nager dans les affres de la culpabilité, sans doute. Et pourtant, je savais que cela n'arriverait pas. Une confiance sourde rayonnait en moi. J'étais certain que, quoi qu'il arrive, Trowa et moi étions assez adultes pour le gérer correctement.

Quid de l'avenir ? Quelles perspectives pour lui et moi ? Je n'en avais aucune idée. Je n'avais pas de plan, pas de programme établi. Pour une fois, je laissais la bride libre à mon agenda sentimental, et ce n'était pas si mal. J'ai croisé Heero et Wu Fei dans le salon. Il était l'heure de diner, très largement même. Duo était absent ce week end, parti chez des cousins en Bretagne, si je me souvenais bien. Comme à son habitude, Wu Fei avait diné dehors, mon camarade brun avait bricolé une poêlée de pommes de terre au fromage, dont l'odeur réveilla ma faim instantanément.

« J'allais t'appeler. » A lancé Heero en me voyant arrivé. « Tu n'as pas encore mangé. »

J'ai secoué négativement la tête en remerciant le ciel pour qu'il ne m'ait pas cherché auparavant. Nul doute qu'une histoire avec un colocataire ne serait pas à son gout. Surtout avec Trowa. Ces deux-là avaient des caractères forts, bien qu'ils fussent solidement enrobés soit de nonchalance, soit de froideur. Si impact il devait y avoir un jour, je pressentais qu'il pourrait être brutal. En attendant, mieux valait garder profil bas et passer sous silence ce rebondissement inattendu de ma vie privée.

Trowa s'est joint à nous, et s'est fait un casse-croute sur le pouce. Apparemment, je n'eus aucun mal à faire comme si de rien n'était et restai parfaitement stoïque, même si intérieurement, il me fallut déployer un bel effort de volonté pour ne pas l'embrasser dans la cuisine, entre deux allers retours pour ranger les assiettes.

Il était évident que cette première fois ne serait pas la dernière. Il m'avait promis l'exclusivité. Je restais prudent vis-à-vis de cette promesse. Peut-être le regretterait-il d'ici quelques semaines ? Peut-être que cet engagement serait au-dessus de ses forces, finalement ? Je n'étais pas devin, et le jeu en valait la chandelle, voilà ce que me soufflait mon instinct.

Pour une fois, je me couchai sans aucune anxiété, et sans le moindre regard pour mes emails.


Il est revenu vers moi le lendemain, dans l'après-midi. Heero était parti courir et Wu Fei s'était enfermé dans sa chambre pour travailler, quand j'ai entendu cogner contre la porte.

Je me suis mis à rigoler en voyant la tête de Trowa passer par l'embrasure de ma porte et ouvrir de grands yeux ébahis.

« Hum. Il semblerait qu'on ait une sorte de 'décalage', concernant le rangement. » A –t-il commenté en rentrant dans la pièce, après que je lui ai fait un petit signe de tête en ce sens.

« Il semblerait, oui. » Il était vrai que j'étais du genre maniaque. J'avais bien remarqué que j'étais le seul à utiliser le système de planification des lessives, notamment. Mon dressing était impeccablement rangé. C'était une évidence pour moi. L'apparence était aussi importante que les paroles, quand on représente une société d'envergure internationale. Arriver à un rendez-vous avec un veston froissé, et cet aspect négligé pouvait faire défavorablement pencher la balance.

Pour l'heure, cette différence sur les aspects organisationnels n'avait rien de rédhibitoire, je ne comptais pas m'y arrêter.

On s'est regardés un moment, sans rien dire. Voyant qu'il avait envie de regarder un peu partout, je lui ai envoyé un clin d'œil et j'ai fini mon courrier. En le surveillant du coin des yeux, je devais le reconnaitre. Il a détaillé mes livres, étudié mes étagères, les quelques bibelots qui étaient posés de-ci, de-là. Je m'amusais de le voir si précautionneux, manipulant délicatement les objets avant de les remettre consciencieusement à leur place.

« Je peux mettre un peu de musique ? » m'a-t-il demandé, voyant que je prenais mon temps pour achever mon travail.

J'étais curieux de voir ce qu'il allait choisir. Je lui ai tendu mon lecteur MP3, souriant par avance. Mais il était plus surprenant que ce à quoi je m'attendais, évidemment. Il a navigué dans l'appareil sans sourciller et a retenu le dernier album d'Alt-J. Une ambiance doucement alternative, un brin classique et pourtant résolument moderne. Un excellent choix, en parfait décalage avec lui et moi, comme pour symboliser tout ce qui nous séparer et nous unissait. Mais j'interprétais trop, probablement.

Il s'est assis sur mon lit, et j'ai pris un malin plaisir à le laisser mariner un peu, me demandant jusque quand il resterait sage. Ça n'a pas tant tardé, à peine une petite dizaine de minutes. J'avais bien entendu terminé mon courrier depuis longtemps, et je préparai quelques notes. Il a fini par se lever, lassé de me voir pianoter sans fin sur mon clavier. Pendant une seconde, j'ai craint qu'il ne reparte mais non, c'est vers moi qu'il s'est dirigé. Pour apposer ses mains chaudes sur ma nuque. Puis, il s'est mis à me masser, avec des mouvements circulaires, tout à fait à même de délasser mes épaules contractées par trois heures de bureautique. J'ai vainement tenté de me concentrer encore un peu, mais c'était peine perdue.

Lui résister était impossible.

J'ai lâché mon clavier, pour me laisser entièrement aller. Il a continué pendant quelques minutes, avant de s'arrêter.

« Une ballade en bord de Seine, ça te dirait ? »

Je n'eus pas besoin de regarder à l'extérieur. Prendre un peu l'air était une option tentante. On a convenu d'un point de rendez-vous et on s'est retrouvés là-bas, quittant discrètement l'appartement sans que personne ne nous voit.

Le temps était mitigé, et il y avait peu de monde sur les quais. On a marché côte à côte, mais il n'a pas cherché à me prendre la main ni à faire un quelconque geste qui m'eut mis mal à l'aise en public. Il avait compris qu'avec moi, on ne pouvait pas roucouler amoureusement aux vues et aux sus de tout le monde. C'était appréciable, car cela m'avait valu bien des débats dans mes relations précédentes. Je me revoyais encore expliquer que j'avais une mission de représentation de la société familiale et qu'une conduite un peu libérée et courtoisement tolérée pour les couples hétéros devenait vite de la débauche, donc réprimandable, pour les homos. Certains l'avaient admis, d'autres pas. Trowa n'avait pas besoin qu'on lui explique, ce qui était encore mieux.
On a pris notre temps, savourant le pâle soleil sur notre peau. Ses yeux couleur émeraude scintillaient, en reflet avec la Seine. Il y avait une sorte de perfection, dans ce moment, dans cette banalité d'un quotidien parisien. Ce moment était unique, magique. Lui et moi, proches sans l'être encore assez pour se heurter, pour se faire mal. Suffisamment, pour ressentir la chaleur de l'autre, laissant l'envie de se distiller dans nos yeux.

Je ressentais une impatience de plus en plus grande et, au premier détour, nous projetant dans un coin d'ombre à l'abri des regards, je me suis emparé de ses lèvres, brisant l'espace qui nous séparait jusque-là pour plaquer mon ventre contre le sien. Ses bras m'ont aussitôt enserré, créant autour de moi une barrière inviolable, telle une porte spatiotemporelle, qui m'a transportée loin de la réalité. J'aurais pu rester là à l'embrasser pendant des heures. C'est lui qui m'a finalement repoussé tout gentiment, en déposant un baiser léger sur le bout de mon nez, me ramenant ainsi sur Terre. Je sentis mes joues devenir rouge incandescent. Il était rare qu'on me montre des signes de tendresse si ouvertement. Mais pour lui, l'expression de ses sentiments était aussi naturelle que de respirer. Trowa vivait selon ses propres codes, et ils n'avaient rien à voir avec les miens. C'était diablement plaisant.

C'est à contrecœur que j'ai consulté ma montre et vu qu'il était temps de rentrer.

« Duo rentre de son week end tout à l'heure, et il m'a demandé si je l'attendais pour diner. Je lui ai promis. » Dis-je, sans réprimer une moue de désappointement qui n'échappa pas du tout à mon interlocuteur.

« Si c'est pour Duo alors, je comprends. » A-t-il rétorqué en roulant comiquement des yeux.

J'ai souri largement.

« Tu apprécies plutôt bien Duo, non ? » Ai-je demandé, le faisant sourire à son tour.

« Oui, plutôt bien. Je le trouve vraiment sympathique, jeune bien sûr mais infiniment vrai. Enfin, c'est ce que je pense, je peux me tromper, je ne le connais pas depuis longtemps.»

J'ai hoché la tête, content qu'on ait le même point de vue.

« Je partage ton avis. Je l'apprécie vraiment beaucoup. Je ne regrette pas de lui avoir proposé de rejoindre la colocation ! »

« Et en ce qui me concerne ? »

La question était plus ardue. Je me suis mordu la lèvre, hésitant. Je pouvais enjoliver, dire que j'étais définitivement ravi de l'avoir pris avec nous mais cela n'aurait pas été totalement vrai. Une part de moi s'interrogeait sur le devenir de cette relation. Que deviendrions-nous si cela venait à se terminer ? Parviendrions-nous à rester des colocataires courtois, aimables ? Ou bien serions-nous obligés de nous éviter, jusqu'à ce que l'un de nous déménage ?

Mais j'avais néanmoins une certitude.

« J'aurais été navré de ne pas te rencontrer, Trowa. »

Il ne s'est pas vexé, même si cette réponse ne lui faisait visiblement pas plaisir. Ses yeux se sont plissés une seconde, avant qu'il n'hausse les épaules avec décontraction.

« Mettons que je m'en contente pour le moment. »


Duo est rentré le soir même. Il affichait une mine fatiguée et anxieuse en même temps, ce qui donnait un étrange mélange dans ses yeux mauves. Des mèches folles s'échappaient de sa longue natte, accentuant encore le trait. Je lui ai réservé un sourire lumineux et l'ai rapidement serré dans mes bras, à défaut de pouvoir faire plus. J'avais envie de lui faire partager mon bonheur mais je ne pouvais pas tout lui dire. Alors, j'espérais juste lui transmettre le plus de chaleur possible.

« Comment vas-tu ? »

« Bien, bien. »

« Ta famille était en forme ? Tu étais chez tes cousins ce week end, c'est ça ? »

Il m'a lancé un regard comique.

« Ca, c'est sûr ! Je suis sur les genoux, épuisé. On a passé le week end à parcourir la côte bretonne en long en large et en travers. Heureusement qu'il y avait les galettes pour compenser ! »

Il a reporté son attention sur moi, plissant ses yeux mauves.

« Et toi, ça va ? Tu as l'air très en forme. »

« Oui, tout va bien. » Je pris soin de ne pas avoir l'air trop enchanté, car un réel reflet de mon état d'esprit aurait clairement attiré son attention. « Allez, je suis d'humeur à cuisiner ce soir, qu'est-ce qui te ferait envie ?»

Il a souri largement, content que j'ai envie de cuisiner pour lui.

« T'es un ange, Quatre. Tu sais, je suis pas exigeant, donc c'est comme tu veux ! Ou plutôt, comme tu peux, parce que j'ai aucune idée de ce qu'on a dans le frigo. » A-t-il rigolé en balançant ses affaires dans sa chambre sans aucun ménagement.

« Aucun problème. Je vais me débrouiller, si tu veux en profiter pour ranger tes affaires pendant ce temps-là, ou prendre une douche… »

Il m'a jeté un regard purement reconnaissant cette fois et j'ai souri.

« Ouais, une douche parce que je suis gelé, là. Y'avait la clim à bloc dans le train, j'ai pas compris pourquoi ! »

Je me suis attelé à la préparation d'un tajine de poulet, recette que je maitrisais fort bien et qui était d'une facilité déconcertante. Délaissant la semoule traditionnelle, j'ai mis un riz blanc à cuire, prenant soin de parfumer l'eau au préalable. Duo m'a rejoint une demi-heure plus tard, la mine moins chiffonnée, cheveux détachés et trempés. Heureusement qu'une serviette protégeait ses épaules et son dos, il aurait fini noyé autrement.

« C'est presque prêt. J'ai une faim de loup ! »

La manière dont il a dévoré son assiette a effectivement prouvé ses dires. J'appréciais vraiment de cuisiner pour d'autres que moi, surtout quand ils avaient l'air d'autant se régaler que Duo. J'ai réussi à le faire parler un peu de lui, de son week end, et enfin il a lâché deux trois mots sur une peine de cœur récente, qui lui avait un peu miné le moral. Il était si pudique, quand il s'agissait de lui ! Pour raconter des bêtises et dire tout ce qu'il lui passait par la tête, il était champion, mais pour exprimer ses sentiments, ceux qui sont plus difficiles à gérer, plus complexes, il avait encore du mal.

Mais, ayant l'expérience d'Heero, ce n'était pas tant compliqué. Je continuai de mener la conversation sur des terrains plus légers quand une idée folle m'a traversé l'esprit. J'avais envie d'air pur, de soleil, de moments de détente et de ramener un sourire dans ses yeux mauves. Quelques jours au ski pourraient être la solution adéquate ? La période autour du nouvel an pouvait être une bonne occasion. Il ne fallait pas se précipiter, me tempérai-je aussitôt. Inviter Duo, et c'était les inviter tous. Y compris Trowa. Parce que ce pourrait être agréable qu'il soit là. Mais c'était dans quelques semaines, et quid de notre pseudo relation d'ici là ? Encore une fois, je repoussai cette idée dans un coin de ma tête, dans l'espace dédié aux 'réflexions en souffrance' et finis la soirée auprès de Duo, qui se sauva tandis que Trowa et Heero revenaient à l'appartement.

Je rougis en pensant à la fin de soirée qui m'attendait. Le regard de Trowa était limpide, bien que chargé de sous-entendus. Je pris sur moi pour ne rien laisser paraitre et j'eus bien du mal à arracher quelques mots à Heero, puisque ma concentration était ailleurs.

Je dus attendre minuit, que le calme règne dans la coloc, pour franchir la frontière qui me séparait de sa chambre. Il était là, m'attendant, sans aucun doute. J'ai laissé ses lèvres m'emporter pendant que ses bras se refermaient autour de moi.


Les jours suivants filèrent à toute vitesse. Tout allait pour le mieux, je n'en revenais pas. Je naviguais tranquillement entre mes cours, le travail, mes colocataires et surtout Trowa. Le samedi, j'allais comme promis aider Heero à nettoyer son appartement rongé par les flammes. Au passage, j'entrainais Duo avec nous, histoire de le sortir de l'humeur noire qu'il trainait avec lui. J'avais de la peine de voir le travail d'Heero réduit à néant par son ex petit ami, mais lui semblait reprendre du poil de la bête à présent. Après quelques mois d'enfer, il refaisait surface et c'était bon de voir de l'énergie briller dans ses yeux déterminés. Il comptait remonter son cabinet, je le savais. La reconstruction de sa vie sentimentale serait plus délicates, probablement. Il n'y avait pas d'assurance pour ça.

Les fêtes de fin d'année approchaient sérieusement, et l'idée qui avait germée dans mon esprit quelques jours plus tôt ne me quittait pas. Sur mon bureau, les piles d'invitation pour la soirée du nouvel an ne cessaient d'augmenter de taille. J'avais l'embarras du choix, c'était certain. Mais ce que je voulais était bien différent. Je souhaitais passer un moment simple, sympathique, avec des personnes que j'appréciais et qui ne me côtoyaient pas pour mon argent ou mes relations.
Le chalet était quasi vide, ma sœur et son ami y venaient mais personne d'autres n'avait mis d'option dessus. Bien entendu, si j'organisais quelque chose là-bas, il me faudrait inviter un certain nombre de connaissances, histoire de ne froisser aucune susceptibilité. Mais en soi, l'idée était bonne.

J'ai patienté encore quelques jours, indécis. Puis, j'ai fini par me lancer. Ma relation avec Trowa semblait plus être en phase de consolidation que de détérioration, mon entente avec Duo était au beau fixe et Heero… Était Heero, donc aucun souci. Je savais déjà que Wu Fei refuserait, ce qu'il n'a pas manqué de faire. Mais les trois autres eurent l'air enchanté à la perspective de passer quelques jours à la montagne. Duo, tout particulièrement. Ça faisait chaud au cœur, de voir qu'il savourait les choses si simplement.

Il ne m'a suffi que de quelques emails, pour organiser le séjour. Ma famille avait déjà ses petites habitudes sur la station. Et le séjour s'est révélé être un pur plaisir, surtout quand Trowa nous a rejoints. C'était un nouvel an très réussi, à mes yeux. Je constatai que l'humeur de Duo était un peu en dent de scie, alternant la joie pure, quand il regardait les montagnes, sautait dans la piscine, et une mine plus renfrognée, plus sombre. Mais ces variations étaient destinées aux autres, avec moi, je voyais son regard s'allumer et une amitié sincère briller dans son regard. J'avais adoré passer du temps avec lui, qui était friand de tout découvrir. Sa passion pour les programmes du jacuzzi m'avait rappelé à quel point j'étais un privilégié, mais dans tous les bons sens du terme.

Les semaines se sont mises à défiler, plus vite que jamais. Trowa et moi continuions à nous voir très discrètement et cela nous convenait très bien, même si nous faisions de moins en moins attention. Être avec lui me donner la force de m'affirmer par rapport à mon père, et ce n'était pas facile. Il tentait de me mettre la pression, par le travail et des évènements mondains, mais je lui opposais une résistance nouvelle, qui crispait un peu nos rapports, c'est vrai. Trowa, lui, faisait comme si de rien n'était, ne s'en mêlant pas mais écoutant quand j'avais besoin de m'exprimer un peu. Nous avions pris l'habitude d'aller voir des expos et des concerts en soirée, ce qui me changeait les idées. J'aimais cela. A bien y réfléchir, il avait eu raison, j'avais besoin d'un quotidien différent, plus souple, plus exotique. Il vivait dans le monde qu'il se créait et le voir aussi indépendant me donner envie à moi aussi de construire, d'entreprendre par moi-même.

C'est dans cette lancée que je commençai à préparer un projet, en secret de mon père. J'avais envie de créer une nouvelle branche dans l'entreprise, une qui serait la mienne et qui n'aurait rien à voir avec le reste, avec du mécénat et la promotion des nouveaux artistes. L'idée était de donner une nouvelle image de l'entreprise Winner, de sortir de la vision financière et de donner la sensation d'un groupe plus humain, plus proche des gens. L'idée en soi n'avait rien de nouveau, de nombreuses entreprises l'avaient déjà mises en place, que ce soit avec du financement extérieur d'artistes ou d'associations humanitaires. La grande tendance était de soutenir le développement durable, et les associations de protection de la nature.

Mais je n'avais pas envie de cela. Je souhaitais m'impliquer, participer, créer et je n'oubliais pas la nature profonde de notre mode de fonctionnement : le relationnel avec nos clients et partenaires. Les vernissages et expositions étaient des endroits parfaits pour cela, instaurer des relations de confiance en changeant le contexte.

Trowa était… Trowa. Sa force me surprenait, jour après jour. J'avais cru que le temps embrouillerai notre entente, affadirait nos échanges mais il n'en était rien. C'était une mine, que ce garçon. Inépuisable, curieux de tout. Je pouvais même lui parler de ce que je faisais, cela ne le dérangeait pas. Il essayait toujours de comprendre ce qui me souciait. De voir avec mes yeux, avant de me donner une nouvelle perspective.

J'étais bien, dans cet équilibre délicat. Il me fallait lutter chaque jour pour le maintenir, pour le protéger, mais cela en valait la peine.


Ce dimanche-là, je me réveillai de bonne heure, auprès de Trowa. La colocation dormait encore, silencieuse. Wu Fei était absent depuis quelques jours, il ne nous avait rien dit concernant son voyage, et les deux autres étaient encore endormis, probablement. Je me levais toujours très tôt, pour retourner dans ma chambre avant que l'agitation ne commence à secouer les autres habitants. Nous avions choisi de ne rien dire aux autres, ne sachant pas où nous allions. Et puis c'était devenu une habitude. Cela me démangeait de plus en plus de la briser, d'ailleurs.
Trowa grogna près de moi, m'enlaçant pour venir m'embrasser dans le cou. Ce qui me chatouilla, l'incitant à continuer. Je ris à couvert, tandis qu'il insistait, tant et si bien que je dus protester.

« Arrête ! Il faut que je me lève. » Soufflai-je à voix basse, le corps encore engourdi par le sommeil.

« Rien qu'un petit câlin… Un tout petit de rien du tout. » Sa voix, étouffée par les oreillers, rauque de la nuit, était un appel à la luxure indéniable. Je sentis une bouffée de chaleur m'envahir. Il était définitivement terrible, surtout au lit.

« Arrête. » répétai-je, plus pour me convaincre moi que lui. Je m'extirpai difficilement des draps et récupérai mes vêtements à la hâte. « Tu es trop tentateur pour moi, je file. »

Il me lança un clin d'œil, avant d'enfoncer de nouveau sa tête dans les couvertures. Qu'il était sexe, ainsi, à tel point que je faillis tout laisser tomber et le rejoindre. Dieu merci, ma volonté était telle que je parvins à quitter sa chambre pour rejoindre la mienne, échevelé et débraillé. Je ne croisai personne, bien heureusement !

L'appartement commença à s'animer deux ou trois heures plus tard. Je me levai, officiellement cette fois et avec la tenue idoine, et je disposai les bols du petit déjeuner sur la table. Nous partagions ce repas de temps en temps, environ un dimanche par mois. C'était toujours un moment agréable, convivial, même si nos différentes natures ne nous prédisposaient pas toutes à bavarder dès le matin. Mes trois colocataires me rejoignirent et prirent place. Profitant qu'ils soient tous là, je fis un saut dans la chambre de Trowa pour récupérer mon portable, que j'avais oublié dans ma précipitation du réveil.

Vu le capharnaüm ambiant, je mis quelques instants à le localiser. Il avait glissé derrière le bureau, surement un peu malmené lors de notre dernière soirée. Un sourire étira mes lèvres en y repensant. On était de plus en plus à l'aise l'un avec l'autre, et les nuits n'en devenaient que plus folles !

Je dus sortir un imposant carnet de dessin pour enfin accéder à mon mobile, qui gisait dans la poussière, m'arrachant un éternuement. Le carnet tomba et s'ouvrit sur le plancher de la chambre, révélant des croquis au fusain. Des nus. Intrigué, je m'amusai à en parcourir quelques-uns, reconnaissant la griffe de Trowa en bas de page. Les modèles n'étaient pas des canons, loin de là ! J'admirai son talent, car les courbes des corps étaient magnifiquement rendues.

Mon sang se figea d'un coup lorsque je tournai la feuille suivante. Je battis des paupières un moment, incertain de mes propres sens. Puis, je sortis le dessin pour l'exposer un peu mieux à la lumière. Ce visage, ces cheveux, tout cela m'était familier, indubitablement. Ces yeux, cette longue natte. Cela ne pouvait qu'appartenir qu'à une seule personne au monde. Une personne que je connaissais bien.

Duo.

Je n'en revenais pas. C'était étrange, illogique. Que faisait Duo dans le carnet de croquis de Trowa ? Nu, de surcroit. Je déglutis, me forçant à essayer d'agir normalement et à réfléchir avec ma tête, sans laisser mes instincts m'emporter.
Duo était superbe, comme j'avais pu le constater lors de notre séjour à la montagne. Un corps fin, musclé, une peau pâle et parfaite. Mais c'était surtout son visage qu'on remarquait chez lui. Ses yeux mauves, son sourire spontané, sa coiffure qui partait dans tous les sens plus l'heure de la journée avançait. La jalousie me mordit brutalement le cœur. Pourquoi ? Pourquoi y avait-il des dessins de lui, signé de la griffe de Trowa. Pas de date, pas de lieu, rien d'autre sur les dessins de lui.

Toutes les belles paroles de Trowa me revinrent violemment en mémoire. 'Je suis prêt pour être avec toi, exclusivement', voilà ce qu'il m'avait dit. Tous mes doutes, mes réticences du début, gommés par la confiance qui s'était installée entre l'artiste et moi au fil des mois, tout cela refit surface d'un bloc.

Il ne pouvait pas avoir fait ça ? Jouer un double jeu ?

Les palpitations de mon cœur me faisaient mal et j'avais trop chaud. Ma main était crispée autour du dessin, refusant de le lâcher. Il fallait que je discute avec Trowa, que j'éclaircisse cette histoire. La partie lucide de mon cerveau me disait de remettre ça à toute à l'heure, quand nous serions seuls. Cette petite voix me disait de me calmer, de respirer. Elle me disait aussi 'je te l'avais bien dit '. Cette foutue voix ressemblait beaucoup à celle de mon père. Et j'avais sacrément envie de la faire taire.

D'un bond, je me suis levé et j'ai pris la direction de la cuisine, le dessin toujours à la main. Qu'importaient les autres, qu'importait la discrétion, la retenue et la façade. Je voulais comprendre, et je voulais que ce soit maintenant.

Ils étaient attablés, souriants, quand j'ai déboulé, crispé de la tête au pied. J'ai tendu le dessin à Trowa et ai clairement vu qu'ils se figeaient tous sur place.

« Qu'est-ce que c'est que ça ? » Mon ton lui intimait de me répondre, sans attendre, même si ma voix restait mesurée.

Trowa a pris la feuille avec une mine perplexe et a embrasé le dessin d'un coup d'œil. Sans ciller.

« Eh bien… C'est un dessin. Fait au pastel sec. » M'a-t-il répondu, avec sa sérénité légendaire. Que je maudissais présentement. Je plongeai mon regard dans le sien, pour bien l'ancrer avec moi. Il n'imaginait pas s'en tirer avec une réponse aussi légère, tout de même ?!

La colère pulsa en moi, comme un coup de fouet et je serrai les dents, furieux.

« Comment se fait-il que tu aies un dessin de Duo, complètement nu, dans ta chambre ? Et je me fous qu'il soit fait au pastel, à l'encre de chine ou au fusain ! » Sifflai-je avec fureur. Il manquait de peu que je perde totalement la maitrise de moi-même, j'en avais cruellement conscience mais j'étais dans l'incapacité absolue de me refréner.

J'évitai sciemment de regarder Duo, de peur de définitivement craquer. Celui dont je voulais l'explication, celui qui m'avait promis des choses et notamment une fidélité exclusive, c'était Trowa. Personne d'autre.

« Duo est modèle. » Répondit simplement Trowa, ce qui m'ôta momentanément les mots de la bouche.

« Quoi ? » Je n'en revenais pas. Non, pas du tout.

« Il est modèle. » Répéta-t-il. « Il pose pour des cours de nu. C'est à cette occasion que j'ai fait son portrait. »

L'explication était si logique, si évidente – et salvatrice – que mon colère retomba comme un soufflet. Il était modèle, donc Trowa l'avait dessiné. Rien de mal là-dedans ! Pas de mensonge, pas de tromperie.

Pas de quoi être en colère.

C'était tellement inattendu que j'avais du mal à trouver mes mots. Duo était blanc comme de la craie, constatai-je alors que je me tournai vers lui. J'avais besoin de sa confirmation, parce que ça, ce job-là, mon ami ne m'en avait jamais parlé.

« C'est vrai, Duo ? Je croyais que tu bossais sur des forums internet, comme modérateur….» Questionnai-je, perplexe.

Il se tortilla sur sa chaise. C'était tellement évident qu'il était mal à l'aise !

« Oui… C'est vrai… Je suis modèle et je pose nu pour des cours de dessins. J'avais… honte donc j'ai inventé cette histoire. Ça faisait… mieux. » Avoua-t-il, avec une petite voix de gamin pris en faute.

J'ouvris de grands yeux, éberlué. Cette révélation m'avait complètement coupé l'herbe sous le pied, en quelque sorte. J'étais à deux doigts de rire de moi, tellement je me trouvais ridicule, à m'être emporté ainsi. Quel mal y avait-il à ce que Duo soit modèle, hein ? Aucun ! J'aurais bien aimé qu'il m'en parle, certes, et qu'il ait suffisamment confiance en moi pour ne pas me mentir, bien entendu. Mais c'était tellement soulageant de savoir que Trowa ne m'avait pas trompé avec lui que j'étais prêt à passer outre !

J'hochai la tête pour me donner bonne mesure, et regardai le dessin une nouvelle fois, avant de poser mon regard sur Trowa.

« Cela veut dire… qu'il n'y a aucune autre raison pour que ce portrait soit dans ta chambre, Trowa ? » Demandai-je une dernière fois, juste pour être sûr.

Il a marqué une très infime pause et allait me répondre, quand j'ai vu Duo gronder à ses côtés. Le regard qu'il lui jetait était plein de menaces et de colère. Le genre de regard qui est un avertissement, comme avant de mentir.

Et mes pires craintes se sont cristallisées.

« Oh mon dieu, ne me dites pas que… Tu as couché avec Duo ! » M'exclamai-je, hors de moi.

J'ai vu que Trowa essayait de réfuter, en commençant ça phrase par un 'c'est pas vraiment…' mais Duo a bondi avant moi, le coupant net.

« Si, vraiment ! » A-t-il affirmé. Lui aussi semblait ulcéré.

« C'était il y a longtemps ! » Tempéra calmement Trowa, en essayant d'accrocher mon regard.

Il avouait ! Le traitre ! L'infâme traitre. Je n'en revenais pas.

« Ça n'a aucune importance ! » Tenta de dire Trowa, pour s'expliquer. « C'était rien du tout, je t'assure… »

« Eh quoi ! » Est de nouveau intervenu Duo, rappelant sa présence à Trowa. « C'est bon, on a couché ensemble pendant un temps, c'était il y a plusieurs mois. On va pas le nier non plus ! C'est pas si grave….»

« Tu as couché avec Duo ! » Répétai-je avec force en me mordant la lèvre, faisant face à Trowa. Je serrai mes poings, tremblant de colère. Je n'en revenais pas qu'il ait pu faire ça et ne pas m'en parler !

C'est à ce moment-là que j'ai vu Duo sortir de ses gonds également. Il avait apparemment compris qu'il y avait quelque chose entre Trowa et moi. Que Trowa était le fameux type dont je lui avais parlé de nombreuses fois, sans le citer. Et ça n'avait pas l'air de lui plaire, bizarrement.

« Tu sors avec Quatre ?! C'est toi qui sors avec lui depuis tout ce temps ! Comment c'est possible ?! Je croyais que tu ne cherchais pas de relation, et surtout pas avec un coloc ?! C'est pour cela que tu m'as jeté ! Que des plans cul, tu disais ! Et tu sors avec QUATRE ?! Non mais, tu te fous de ma gueule ?! »A beuglé Duo. Il était rouge de colère à présent.

C'est seulement à cet instant là que j'ai compris pourquoi il était aussi hors de lui, puisque je me suis souvenu de toutes nos conversations. Etrange chose que la mémoire, qui lève le voile aux moments les moins opportuns. Oui, c'était pour cela : Trowa était le type, celui qui lui avait brisé le cœur ! C'était à cause de lui qu'il avait tiré une tête de six pieds de long pendant des semaines !

Juste au début de notre relation. Un mec chassant l'autre….

Un puissant sentiment de dégout m'envahi. Dégouté, voilà ce que j'étais. Comment avais-je pu me laisser embobiner par un type comme cela ? Les larmes me montèrent aux yeux, et je les repoussai avec rage, lançant au visage du traitre son dessin maudit pour aller dans la chambre.

« Quatre ! » A crié Trowa.

Il m'a attrapé par le bras mais je me suis dégagé d'un geste rageur.

« Laisse-moi ! »

« Il faut que je t'explique ! »

« Ah vraiment ?! Tu crois que c'est maintenant qu'il faut que tu me dises que tu as couché avec Duo ?! » Ma voix fouetta l'air. J'avais la colère froide habituellement. Et celle-ci était une tornade. « Tu crois vraiment que c'est à présent qu'il faut me le dire, Barton ?! »

Je dardai sur lui un regard venimeux, pas prêt à le laisser parler.

« Je ne t'ai jamais demandé de me lister tes conquêtes, c'est certain. La liste aurait été trop longue et l'intérêt limité. Mais comment as-tu pu ne pas me dire AVANT que tu avais couché avec notre COLOCATAIRE ?! »

Il a levé les mains en signe d'apaisement. Moi, j'avais envie de le frapper à coups de marteau.

« Quatre, je te jure… »

« Ne jure rien ! » Ordonnai-je. « C'était quand, cette petite histoire ? J'ai mon idée, mais j'aimerais avoir ton point de vue. »

Je le défiai du regard, tandis qu'il affrontait l'ouragan.

« C'était… en Octobre, je crois. » Il a marqué une pause. « C'était avant nous, Quatre. »

L'enfoiré. Il savait très bien comment me manipuler.

J'allais répondre quand un bruit sourd dans l'entrée m'en a empêché. C'était la police.


Cette incursion impromptue avait eu le mérite d'occuper ma journée et d'anéantir toutes mes humeurs belliqueuses. En retournant à l'appartement, j'étais assommé par la somme des révélations qui pouvaient avoir lieu au sein d'une seule et même journée. Non seulement Duo et Trowa avaient couché ensemble, mais en prime, Duo sortait à présent avec Heero, qui n'était pas plus au courant du pot aux roses que moi avant la scène du grand déballage, mais, cerise sur le gâteau, Wu Fei était un dealer de drogue qui cultivait son herbe dans notre appart.

Merveilleux.

Mon père évidemment n'avait pas manqué d'avoir l'information et mon téléphone était déjà saturé de messages hargneux, que je ne souhaitais surtout pas entendre. Je ne comptais donc pas le rappeler de sitôt.

Epuisé, je me suis assis sur mon lit. Cette journée n'avait rien de réel, non, ce n'était pas possible. Je revoyais dans ma tête toute la scène. Duo, qui saignait, le crâne ouvert, pendant qu'Heero rugissait de colère, manquant de se battre avec Trowa avant qu'on ne comprenne pourquoi…. Ainsi, c'était lui, le fameux type dont Duo me parlait depuis quelques semaines.

Brusquement, toutes nos confidences prenaient une autre dimension. Vaguement écœurante. Plus jamais je ne jouerai à couvert comme cela. L'absence de franchise était définitivement une mauvaise idée.

Quelqu'un a gratté à la porte. Trowa sans doute. J'ai poussé un long soupir. Il fallait mettre les choses au clair, et sérieusement cette fois.

« Entre. »

« Je te dérange ? » M'a-t-il demandé en passant la tête par l'embrasure de la porte.

Je lui retournai un regard narquois sans bouger du lit.

« Non. »

Il a avancé prudemment. Il était mal à l'aise. Mais pas désespéré, je pouvais le voir. Il tenait à nous, c'est ce qu'il essayait de me dire en agissant ainsi, je le comprenais très bien.

« Je pense que… ce serait bien qu'on discute. Si tu veux. » A-t-il proposé, avec un petit sourire conciliant.

J'ai approuvé d'un signe de tête.

« Oui, ce serait bien. » Le silence est retombé entre nous, lourd et pesant. Apaisant aussi, après tous ces cris.

Trowa s'est assis près de moi. J'avais juste envie d'oublier tout ça et qu'il me serre dans ses bras. Mais ce n'aurait pas été moi. Je l'ai dévisagé, longuement. J'aimais tant ses yeux verts, si rêveurs, si peu soucieux du monde. Ses mains, je les savais douces et talentueuses, capables de donner vie à n'importe quel support. Ses épaules étaient larges, solides, suffisamment pour que j'y dépose mes fardeaux et que je m'appuie dessus. Voilà tout ce que j'avais appris de lui pendant ces quelques mois que nous avions passés ensemble.

Et je n'avais aucune envie d'y renoncer. Non. Il comptait trop pour moi. L'évidence me frappa au cœur. Je l'aimais, c'était ça, le mot. Mais je ne lui avais encore jamais dit. Je l'ignorai d'ailleurs jusqu'à présent.

« Je suis désolé, Quatre. » A-t-il commencé. « Vraiment, vraiment désolé. »

« Pour quoi exactement? » J'ai demandé doucement.

« Pour ne t'avoir rien dit concernant Duo et moi. Pour avoir réagi stupidement ce matin, en faisant comme si de rien n'était. J'aurais dû être franc, pour que tu n'aies pas besoin d'aller à la chasse aux informations. »

J'ai acquiescé de la tête.

« Oui, ça aurait été bien. »

Il a serré les poings. Je pouvais voir qu'il se sentait mal, que rien de tout cela n'avait été volontaire.

« Je… Tu sais, au début, quand tu m'as dit que mon comportement était… N'était pas bien. Que voler de mec en mec, c'était pas pour toi, je n'avais pas compris. Je me disais que tu exagérais un peu. Que des adultes pouvaient bien prendre leur pied comme ils le voulaient, puisqu'ils ne faisaient de mal à personne. » Il s'est arrêté, la mâchoire crispée. Je l'ai regardé avec curiosité. « J'avais tort. J'en prends la pleine mesure maintenant. »

J'ai eu un petit rire jaune. J'avais eu raison mais cela ne me faisait guère plaisir.

« Ah oui ? »

« Oui. Parce que coucher avec Duo, pour moi, c'était… un jeu. Sympa et agréable. Sans conséquence. Et à présent, je vois que…. Ça t'a fait de la peine. Que mes actes peuvent te faire souffrir. Et ça, ça me… » Sa voix s'est brisée et j'ai senti mon amertume fondre comme neige au soleil. Indécis, j'ai posé ma main sur la sienne. « Je suis vraiment navré, tu sais. »

Je savais. Je le voyais dans ses yeux.

« Je comprends. » Dis-je finalement. « Oui, découvrir ça, de cette manière, ça m'a blessé, je l'avoue. Savoir que tu as couché avec Duo, maintenant… C'est… Ce n'est pas facile à avaler. Mais, en fait… » J'ai hésité un instant. « Je crois que celui qui a vraiment souffert de tes actes, Trowa, c'est Duo. »

Il a ouvert de grands yeux, étonné que je souhaite parler de lui.

« Je crois que… Même si pour toi, c'était un jeu, pour lui, c'était bien plus important. J'ignore quel était votre accord mais pour lui, ça a compté. » J'étais certain de cela, je l'avais vu inscrit sur le visage de Duo pendant des semaines. Le fantôme qui hantait ses yeux, c'était celui de Trowa.

« Il n'y avait pas d'accord entre nous. Je l'ai croisé à un cours de dessin, modèle nu et du coup, j'ai cru que… Il était comme moi. Qu'il savait s'amuser sans s'impliquer. »

Je me contentai d'hocher la tête. Je n'étais pas sûr de vouloir savoir. Mais il fallait tout se dire, pour ne plus jamais y revenir. Une relation de couple nécessitait parfois d'avoir le courage d'entendre des choses peu agréables.

« Et qui a mis fin à votre…. Jeu ? » Demandai-je.

« C'est lui. Il m'a vu un soir avec un autre gars et… Il m'a dit qu'il comprenait mais qu'il voulait l'exclusivité. » Trowa a eu un petit rire désabusé. « J'étais stupide de ne pas avoir compris qu'il ne pensait pas le moindre mot de ce qu'il disait. »

« C'est clair. » Dis-je durement en levant un sourcil sceptique. « Je ne comprends pas comment tu as pu imaginer une seconde que Duo était du genre volage. Il est si… naïf, jeune ! »

J'eus envie de dire vulnérable mais je me suis retenu. Cela ne servait à rien de l'accabler d'avantage. Duo voulait ce que la plupart des gens veulent, y compris moi, c'est-à-dire une relation amoureuse honnête, douce et confiante. Et exclusive.

En y songeant, une question me brulait les lèvres.

« Et toi, cette exclusivité… Tu n'avais pas envie de la lui donner ? »

Pourquoi il ne la lui avait pas accordée ? Duo était beau, adorable, charmant. Il avait tout pour lui. Alors pourquoi pas ?

Cette fois, Trowa a souri.

« C'est simple. Parce que je n'en avais pas envie. » Ça paraissait évident pour lui.

« Ah non ? »

« Non. En réalité, personne ne m'a jamais donné envie d'avoir une relation exclusive. Avant toi. »

J'ai senti une vague de chaleur se répandre dans mon torse. C'était si bon d'entendre ça, si rassurant.

« C'est vrai ? » Même moi je pouvais entendre l'espoir qui vibrait stupidement dans ma voix. J'étais plus fleur bleue que ce que j'imaginais !

« Oui. » M'a-t-il répondu avec sa franchise désarmante. « Eh, Quatre. » A-t-il ajouté.

« Hum ? »

Il m'a pris les mains et les a serrées fortement.

« Je ne t'ai jamais trompé. Jamais. »

Les larmes me sont montées aux yeux une nouvelle fois et ce coup-ci, je les ai stoppées en embrassant Trowa. Avoir de nouveau ses bras autour de moi, sa chaleur qui m'enveloppait, c'était génial. Tout simplement.

On s'est embrassés longuement, profitant d'être l'un avec l'autre. Se laissant glisser dans cette autre dimension, celle qui n'appartenait qu'à nous, qui nous entourait de sa douceur cotonneuse et unique. Un lâcher prise qui était grisant, réconfortant.

Quand on s'est séparés, tout était redevenu comme avant.

« Encore fâché ? » M'a demandé Trowa, avec un demi-sourire taquin.

« Non. » Admis-je. « J'étais jaloux, plus que fâché, je crois. »

« Tiens donc, mon petit requin est jaloux ? » S'amusa Trowa, dont les yeux pétillaient de nouveau avec malice.

« Ne m'appelle pas comme ça ! Tu sais que je déteste ! » Je lui balançai le coussin dans la figure, histoire de faire disparaitre son regard espiègle et moqueur. « Et toi, plus d'autres cadavres dans le placard ? »

« Eh non, désolé. »

J'ai ri avec lui, content que notre brouille soit finie.

« Tu comptes faire quoi ? » M'a-t-il demandé en jouant avec une mèche de mes cheveux.

J'ai soupiré. La suite était claire, il allait falloir que je discute avec une certaine personne.

« Il faut que je vois Duo. »

« Ce n'est pas sa faute, tu sais. Il ne savait pas qu'on était ensemble. Sinon il serait peut-être venu te dire la vérité de lui-même. Et autrement.»

« Surement même ! Le connaissant, il aurait préféré me le dire. »

« Dire qu'il a fait des faux… Et qu'il sort avec Yuy, maintenant. » A-t-il dit d'un ton rêveur.

J'ai commencé à rigoler en repensant à la scène du commissariat.

« Oui, ça, je ne l'avais pas vu venir, j'avoue. »

« Hum… Tu penses que ça va aller, pour eux deux ?»

J'ai bondi, préférant le mettre en garde de suite. J'avais eu ma dose de complication !

« Quoiqu'il se passe Trowa, ne t'en mêle pas ! »

« Pourquoi ? »

« Parce qu'Heero est un sacré jaloux, je peux te le dire ! »

Mais évidemment, ça l'a plus amusé que terrifié.

« Ah oui ? » Il ne paraissait pas en croire un mot.

« Vrai. Je suis un agneau à côté de lui. » Exagérai-je.

« Tiens donc. »

Ça avait l'air de l'amuser. Moi pas.

« Je ne plaisante pas, Trowa. Mieux veut rester neutre et les laisser suivre leur chemin tranquillement, peu importe où cela les mène. Heero est extrêmement protecteur et s'il ne m'a pas parlé de sa relation avec Duo, c'est qu'il y a une bonne raison. «

« Je pense que Duo ne voulait pas que ça se sache… » Supposa Trowa.

« Je pense aussi. Mais je connais Heero et vu comment il a réagi, ils ont pas mal de choses à mettre au clair et je suis certain que ce ne sera pas aussi simple que pour nous deux. »

« Qu'est-ce qui te fait dire ça ? »

J'ai souri, puis rougi quand il a commencé à m'embrasser dans le cou.

« Parce qu'Heero est plus introverti que moi et que Duo est moins mature que toi. »

« Ouch ! Ils sont mal partis alors ! » A-t-il commenté fraichement.

« Trowa ! »

« Et si on les oubliait, hein ? Et qu'on ne pensait rien qu'à nous… » La manière dont il me susurrait ça au creux de l'oreille était déjà plus qu'une promesse. « Ce soir, j'ai envie d'avoir mon petit requin rien qu'à moi ! »

J'allais m'insurger contre le ridicule surnom mais il m'a étouffé dans ses bras. Sous une avalanche de bonheur. Et je me suis laissé partir, confiant.


Et voilà, c'est fini! J'espère que vous aurez la force de lire cet imposant pavé et que vous l'aurez apprécié. Je clôture ainsi la page de Colocation.

A bientôt j'espère, pour de nouvelles histoires!