Fils de…

Le bruit était de loin ce qui l'irritait le plus. Les tavernes étaient toujours bruyantes, très bruyantes. Elles étaient rarement très propres aussi, seulement c'était toujours mieux que de dormir dehors, même lui ne pouvait le nier.

Assis au fond de la salle, les yeux rivés sur sa tasse de thé, Rivaille broyait du noir avec une application minutieuse qu'il réservait généralement pour les séances de nettoyage de ses quartiers. A plusieurs reprises, Hangi avait tenté de le dérider un peu mais le mieux qu'elle avait réussi à obtenir du capitaine était qu'il troque, temporairement, son thé contre une chope de bière. Après une évaluation attentive du personnel et de leurs manières, il était reparti dans son coin, laissant les soldats se détendre sans un mot, et Petra resta plus que perplexe.

Son silence n'était pas simplement un effet d'humeur lié à l'endroit ou à la tenue de l'établissement. A chaque fois que le bataillon d'expédition se retrouvait à passer la nuit en dehors des locaux militaires, Rivaille semblait rétrécir, comme s'il disparaissait en lui-même et ce n'était pas vraiment son genre. Pas qu'il soit jamais un grand fêtard, mais il lui était arrivé plus d'une fois de partager un verre avec ses troupes et Petra, tout comme Gunter ou Erd, avait déjà assisté aux tentatives de plusieurs chefs d'équipe de mettre KO le meilleur espoir de l'humanité.

Malheureusement pour eux, Rivaille n'était pas seulement plus résistant que les autres sur le champ de bataille. Même face à la pire piquette mal distillée, il était également capable de tenir la distance bien mieux que tous ses compagnons et tous les membres de l'équipe spéciale avaient payé pour apprendre. Evidemment, la pire expérience avait été quand Auruo avait voulu imiter son supérieur adoré et refusé d'admettre son état d'ébriété plus qu'avancé avant qu'il ne soit trop tard. Petra frissonna en se souvenant de la matinée qu'elle avait passé avec lui à nettoyer les restes de vomi coincé entre les pavés et se jura encore une fois de ne plus jamais laisser quiconque tenter de saouler son supérieur.

Non, plus jamais elle ne s'essayerait à ce genre de jeu avec Rivaille. En revanche, elle aurait bien aimé comprendre l'origine de sa mauvaise humeur et, avec un sourire poli et une excuse plus que vaseuse, elle laissa ses camarades rejoindre leurs chambres et se dirigea vers le fond de la salle.

Elle ne demanda pas la permission de s'asseoir, pas plus qu'elle ne s'enquit de sa volonté de partager sa boisson. Elle s'installa simplement à côté de Rivaille et remplit sa chope avec la théière comme si c'était une chose parfaitement normale. Puis elle attendit. Elle ne dit pas un mot et observa en silence les mouvements à peine esquisser à l'approche d'une serveuse, la détente qui s'en suivait à chaque fois et le soulagement irrité quand enfin, il ne resta plus une fille en bas.

Petra n'était pas sûre de bien comprendre et elle était certaine que le sujet aurait dû l'embarrasser suffisamment pour ne pas l'aborder, mais elle avait un peu bu et la question du comportement de son supérieur l'occupait depuis bien trop longtemps pour ne pas tenter sa chance. Ce n'était pas que l'ambiance qui l'irritait, elle en était sûre. Elle avait enfin la possibilité de savoir, elle n'allait pas la laisser passer. En plus, leur relation avait plutôt bien évolué depuis qu'elle était directement sous ses ordres.

"C'est quoi que vous détestez tant dans les auberges, au juste ?"

La question était sortie de nulle part, sans préavis ni emballage, mais de toute façon, avec Rivaille mieux valait toujours utiliser la méthode directe. S'il n'aimait pas la question, il n'y répondrait pas, alors que si on y mettait des formes, on risquait en plus de se prendre une dérouillée pour l'avoir inutilement monopolisé pour des âneries. Par conséquent, Petra sirota son thé à petite gorgée et attendit.

Sa boisson était âpre, par trop infusée, et les herbes utilisées n'étaient pas de bonnes qualités, ce qui rajoutait une amertume supplémentaire seulement elle n'osait pas se plaindre, elle s'était servie elle-même. Elle n'avait qu'à en prendre moins ou goûter un peu avant de remplir sa chope.

Le capitaine dût noter sa grimace parce qu'il esquissa un sourire en portant sa tasse à ses lèvres et répliqua :

"Ce thé est merdique."

Petra pouffa.

"Et pourtant, vous préférez ça à une ale comme tout le monde !"

Elle tendit sa chope et avala une grande rasade, oubliant qu'elle n'avait plus de bière et elle manqua de s'étrangler. Rivaille lui assena deux violents coups dans le dos et elle toussa un long moment avant de pouvoir respirer à nouveau librement. Les joues en feu, elle darda sur son supérieur un coup d'oeil embarrassé mais il resta le regard figé au fond de sa tasse, l'esprit encore tourmenté sans qu'elle en comprenne la cause. Avant qu'elle ne puisse le retenir, un bâillement lui échappa et elle eut envie de disparaitre.

"Tu devrais aller te coucher, finit-il par suggérer en repoussant sa vaisselle. Il est tard."

Petra hésita, ne sachant si elle était congédiée ou s'il était simplement prévenant. Finalement, comme il ne bougeait pas, elle recula sa chaise et se tourna un peu mieux vers lui.

"Et vous ne montez pas, vous ?"

Dans le silence de la grande salle maintenant quasi déserte, elle eut l'impression que ses mots résonnaient longuement et alors que ce même silence s'étirait, elle réalisa l'autre sens que ses propos pouvaient avoir.

Se levant d'un bond, elle fit basculer sa chaise et commença à bredouiller en agitant les mains mais Rivaille la calma d'un regard. Il remit la chaise à sa place et glissa froidement :

"Je ne monte jamais, Petra. Jamais."

Il y avait un tel dégoût dans sa voix qu'elle frissonna à nouveau et sa curiosité fut piquée de plus belle. Elle n'aurait pas dû, elle n'avait pas à insister, mais elle voulait comprendre parce que son instinct lui disait que c'était là que se cachait le fond du problème.

"Et pourquoi donc ? Vous devez bien dormir comme tout le monde, non ?"

Sa remarque était absurde parce qu'elle savait très bien que le capitaine dormait très peu et qu'une nuit blanche ne lui poserait aucune problème mais elle n'osait pas aborder l'autre aspect de la remarque. Pourtant, face à l'oeillade blasée de son supérieur, elle ajouta :

"Et même si vous ne dormez pas, vous pourriez prendre un peu de bon temps. Ce n'est pas comme si vous aviez tellement d'autre occasion, il me semble, et vous n'avez pas d'engagement envers qui que ce soit qui vous empêcherait de…"

Elle n'aimait vraiment pas la tournure que prenait leur conversation mais elle voulait savoir. Pourquoi, contrairement aux autres soldats, n'embarquait-il jamais une fille à l'étage ? Elle était sûre qu'il n'avait personne dans sa vie en dehors de l'armée et elle avait suffisamment étudié le sujet pour savoir qu'il n'avait pas de relation avec une des autres recrues. Et évidemment, elle se refusait à envisager qu'il préférât d'autres genres de compagnie.

A nouveau, Petra eut droit à ce regard étrange et elle nota le jeu de ses longues phalanges sur le bord de la soucoupe comme s'il hésitait. Sans un mot, elle se réinstalla à ses côtés, la tête posée sur ses bras croisés et elle attendit. Elle l'entendit soupirer plusieurs fois et elle aurait juré qu'il l'avait maudite à quatre reprises quand elle commença à s'endormir mais soudain, la table vibra un peu, la pression sous ses doigts changea et elle sentit plus qu'elle ne vit son mouvement alors qu'il se leva pour l'attraper.

"Au lit, j'ai dit. Morveuse."

Et avant qu'elle ne comprenne ce qu'il se passait, elle se retrouva la tête à l'envers contre le dos de son supérieur, transportée comme un sac de farine.

"Hé, arrêtez ! Vous ne m'avez pas toujours pas expliqué !"

Petra se débattit et protesta mais Rivaille tenait bon et quand il manqua de la faire tomber, elle se calma un peu.

"Vous pourriez au moins me mettre droite !"

"Et tu veux pas aussi que je te porte comme une princesse ?"

Il jura à nouveau et d'un geste souple du bras, il l'a fit basculer sur son épaule pour la faire atterrir contre son torse dans une position bien plus confortable mais également bien plus intime. Elle ne fut pas très sûre d'être soulagée en sentant ses pieds toucher le sol mais elle évita de se plaindre devant le visage fermé de Rivaille qui semblait plus contrarié que jamais.

"Tu as déjà ta clé, j'espère, parce que je n'ai pas l'intention d'aller chercher le tenancier pour te trouver une place quelque part."

Et la retournant par les épaules, il lui poussa le dos pour la forcer à grimper les marches menant à l'étage. Petra monta l'escalier lentement, une main bien accrochée à la rampe pour ne pas tomber puis elle s'arrêta à mi-chemin et se retourna brusquement.

"Venez avec moi."

Tenant la main, elle perdit un peu l'équilibre et s'agrippa plus fort que prévu à la veste de son supérieur. C'était sa chance.

"Montez avec moi, Capitaine. Ou alors expliquez-moi ce qui vous retient en bas."

Les sourcils froncés et les doigts serrés sur sa prise, Petra dévisagea Rivaille sans faiblir comme si elle avait réellement la moindre chance face à lui.

"Tu es consciente de ce qu'il se passe là-haut, hein ?"

Le sang lui monta aux joues et elle lutta contre son envie de démentir toute proposition déplacée ; elle aurait eu l'air trop ridicule de jouer les vierges effarouchée maintenant. A la place, elle hocha simplement la tête et répliqua d'une petite voix :

"Je ne suis pas stupide, vous savez."

"Je n'ai pas dit ça. Seulement ce que tu en connais n'est certainement pas la même chose que moi. Tu considères ça comme normal et même si tu n'approuves pas forcément, tu te dis sûrement qu'il vaut mieux pour toi que les soldats se soulagent ici, avec des professionnelles, plutôt qu'en importunant les petites recrues qui sortent de l'entrainement. En ça, tu as raison."

Il se raidit et mit le pied sur la première marche avant de lui attraper fermement le poignet, la forçant presque à lâcher tant il serrait sa prise.

"Ce qui tu ignores, c'est ce qu'il en est pour les femmes qui se retrouvent à l'étage. Parce qu'après les plaisanteries et les rires, viennent les insultes, les souillures et les humiliations. Les hommes sont des porcs, Petra, en particulier ceux qui se servent d'autres personnes de cette manière."

"Comment…"

Il grimpa une nouvelle marche, se retrouvant juste en dessous d'elle et répondit :

"Je suis né de fausses promesses d'un soir et j'ai grandi caché derrière la porte d'une armoire pendant que ma mère tentait de gagner quelques pourboires. Alors, non, Petra. Je ne monte pas. Même pour toi. Parce que ce qui se passe là me donne envie de gerber et qu'il n'est pas question que je dorme à côté de ce genre d'ignominie."

Gentiment, parce qu'avec délicatesse, il la repoussa et murmura doucement :

"Va dormir. Et si tu veux de la compagnie, on en reparlera en rentrant. Ici, ce n'est vraiment pas l'endroit."

Petra hocha encore la tête et sans un mot, rejoignit sa chambre. Ce n'était pas exactement ce qu'elle avait prévu, mais les choses avaient plutôt bien tourné. Elle s'endormit rapidement, un sourire aux lèvres et même si l'image de Rivaille enfant troubla un peu ses rêves, elle fut vite remplacée par les promesses de nuits plus chaleureuses. Et moins reposantes.