Promenons-nous dans les bois...

3. Norma

"Odi... purgar quest'aura
contaminata dalla mia presenza
ho risoluto, né trar meco io posso
questi infelici... a te li affido."

Felice Romani (livret pour Vincenzo Bellini), Norma.(*)


Quand ses paupières papillonnent un peu, Daryl réalise avec horreur qu'il pleure, la douleur est revenue, lancinante, plus forte que jamais, tandis que la révélation continue son assaut, le frappant au cœur de sa clarté, de sa limpidité, de sa transparence, il avait été amoureux de Lily, peut-être même l'aime-t-il encore. Les remords et les regrets sont un fardeau trop lourd à porter, il n'a pas besoin de ça maintenant, il faut qu'il se concentre sur l'instant présent, sur la situation précaire dans laquelle il se trouve, qu'il estime les dégâts, qu'il pèse ses options, qu'il examine les solutions. Il regarde à sa droite la carcasse inerte du rôdeur qui a été repoussé à côté de lui, le couteau toujours fiché dans l'œil, à sa gauche la même paire de bottes crasseuses, et au-dessus de lui, penché sur lui, le visage angoissé, terrifié, pétrifié de Rick qui a le front grave déjà. Daryl se soulève tant bien que mal sur ses coudes pour jauger l'ampleur de sa blessure à la cuisse et ce n'est qu'à ce moment-là qu'il remarque avec effroi qu'il s'agit d'une morsure, bien apparente et visible sous son pantalon déchiré, limé, usé jusqu'à la corde et couvert de boue, de sang, d'une crasse accumulée pendant des jours d'errance, de combats, de fuite. Il n'aura même pas sur lui un pantalon décent, même son père en avait eu un, ce costume noir et bon marché pour le rendre présentable dans le cercueil ouvert bas de gamme dans lequel il reposait, un enterrement qui avait couté toutes les économies de Daryl. Merle n'avait pas été là et c'était seul que Daryl s'était rendu dans le bar du coin une fois terminée la cérémonie ridicule, convenue, pleine de clichés et de mensonges, une fois serrées les mains des quelques personnes endeuillées présentes et écoutées leurs quelques banalités hypocrites; et des heures plus tard, il en était ressorti en titubant et en vomissant, escorté par le propriétaire des lieux qui le houspillait pour avoir commencé une énième bagarre et qui le menaçait, comme à chaque fois, d'appeler la police si jamais cela se reproduisait, ce qu'il ne ferait jamais, ils le savaient tous les deux.

Et cette nuit-là, dans les vapeurs de l'alcool, ses poumons goudronnés de tabac, son sommeil avait été peuplé de rêves étranges et inquiétants; à travers une forêt dense et sombre, jonchée de grands ébéniers menaçants, il courait, poursuivi par le cadavre désarticulé de son père, et il devait se cacher dans les broussailles, grimper aux arbres, se fondre dans la nature pour éviter d'être attrapé. Son père était devenu un géant et lui un lilliputien, et il courait et courait encore quand soudain sa mère était apparue à ses côtés, lui indiquant le sentier le plus sûr, la meilleure cachette; cette mère qu'il avait pourtant tuée le jour de sa naissance, dont il ne connaissait rien, dont Merle ne parlait jamais, que son père mentionnait uniquement comme un prétexte, parmi tant d'autres, pour le passer à tabac. Cette mère, qui était pourtant sa victime, était venue lui offrir asile, lui servir de bouclier, d'armure, de cuirasse; réitérant ce don de soi absolu qui avait donné vie à Daryl vingt-cinq ans auparavant. C'était le lendemain, tandis qu'il se remettait péniblement d'une gueule de bois épouvantable, qu'il avait eu l'idée de ce tatouage sur sa poitrine qu'il avait envisionné comme un gri-gri, une amulette protectrice, un sortilège permanent qui l'apaiserait pour toujours.

Quand il était arrivé au minuscule salon de tatouage, à côté d'une vaste quincaillerie dans laquelle il avait déjà fait de nombreux achats dans le cadre des différents travaux de rénovation pour lesquels on l'employait, une femme d'une trentaine d'années, aux cheveux noir corbeau, agrémentés d'artificiels reflets violets, aux yeux charbonneux, à l'accoutrement un peu gothique, l'avait accueilli et, après avoir acquiescé à la requête de Daryl, elle lui avait proposé de choisir une police de caractère dans l'épais catalogue qu'elle lui tendait. Avec un sourire en coin, elle lui avait d'abord demandé si Norma était sa petite amie et, comme Daryl avait simplement grommelé quelques mots inaudibles et incompréhensibles en secouant la tête, elle s'était exclamée, sous le regard perplexe et circonspect de son client, qu'elle ne l'aurait jamais au grand jamais pris pour un amateur d'opéra, puis elle avait haussé les épaules face à son air interrogateur. Quand il avait quitté le salon, alors que la nuit tombait, que les grandes ombres s'étiraient sur le parking où il avait garé sa vieille voiture, le prénom de sa mère, immortelle bien que morte, lui protégeait le cœur, gravé là pour l'éternité, dernier rempart infranchissable entre le monde et lui, entre ses sentiments et toutes les forces destructrices et maléfiques qui voulaient le faire souffrir. A chaque fois qu'il passait la paume de sa main contre son cœur, il avait l'impression de réciter une incantation, de psalmodier une prière.

A bout de force, vaincu par l'effort qu'il vient de consentir, Daryl laisse retomber son buste au sol et lève une main tremblante, ensanglantée qu'il pose sur sa chemise, sur sa poitrine, le tissu fin et poisseux seule barrière entre ses doigts et son tatouage magique, Norma. Il avait fallu plusieurs semaines à Daryl pour qu'il ne repense au commentaire de la tatoueuse concernant l'opéra, quelques semaines de plus pour que son propre sentiment d'ignorance finisse par l'agacer et quelques semaines encore pour qu'il se décide finalement à utiliser le seul ordinateur public dont il connaissait l'existence, dans ce grand café, devant lequel il passait souvent, à la lumière blafarde qui contrastait avec le skaï noir des banquettes et le carrelage sombre. Il s'était installé sur un siège collant et une petite dame toute potelée d'origine africaine lui avait proposé un café; sans sucre sans lait, avait précisé Daryl en acceptant, en laissant un moment son regard errer sur l'écran de télévision qui diffusait des images d'un match de basketball avec Vinny Del Negro. C'était comme cela, sa tasse de café dans une main, le commentateur sportif en sourdine dans une oreille, qu'il avait découvert que sa mère portait le prénom de l'héroïne d'un opéra éponyme dont il avait même écouté quelques extraits, mais il avait rapidement abandonné son écoute face à l'ennui profond que cette musique qu'il avait jugée soporifique suscitait en lui; mais l'argument en lui-même l'avait fasciné et ça avait été avec un vif intérêt qu'il avait lu le résumé d'abord, puis le livret complet qui racontait l'histoire de cette grande prêtresse qui avait dû choisir entre la mort et le sacrifice de ses deux enfants illégitimes et qui avait fini par opter pour le bûcher afin de sauver ses enfants, histoire dont l'écho ironique avait bouleversé Daryl au plus au haut point. Pensif, perdu dans sa méditation, il avait repris la voiture pour rentrer chez lui par une longue route tortueuse, sinueuse et mal éclairée.

Cette découverte, à laquelle il allait souvent repenser, avait joué le rôle de catalyseur, l'avait progressivement, subrepticement allégé d'un peu de cette culpabilité immense, insoutenable qu'il avait portée toute son existence durant. Cette héroïne allait peu à peu se fondre avec sa mère telle qu'il se l'imaginait, la Norma de Daryl allait lentement prendre les attributs de la Norma de Bellini, son courage, sa détermination, sa pureté souillée par un homme concupiscent, pour former, dans son esprit, une image forte et puissante d'une femme parfaite qu'aucune autre ne pourrait jamais plus égaler. Comme cela, sans que Daryl en soit véritablement conscient, un peu à son insu, sa mère avait quitté son statut de victime assassinée par son bébé nouveau-né pour devenir une femme admirable, maîtresse de son destin jusqu'au bout. Il avait même fini par lui prêter des savoirs druidiques ancestraux, à l'instar de la grande prêtresse qui performait de longs rituels occultes, cabalistiques au clair d'une lune pleine, féminine et mystique; et sa mère était ainsi devenue la botaniste formidable qu'il ne serait jamais. Et les pouvoirs de son nom, devenu performatif, encrés dans la peau de Daryl, s'étaient décuplés de façon exponentielle, faisant de lui une citadelle désormais imprenable, mais qui sera aussi, et avait peut-être toujours été même, en quelque sorte, il le comprend maintenant, son talon d'Achille, ce bastion qui repoussait ses assaillants était aussi devenu une prison de laquelle il ne pouvait plus s'échapper.

Daryl observe Rick se relever lentement alors qu'ils échangent un long regard entendu qui exprime toute leur compréhension mutuelle, leur respect réciproque, la profondeur d'une relation encore si récente mais que les circonstances exceptionnelles ont fait mûrir si vite. Un brusque accès de douleur lui fait détourner la tête, un peu trop vivement, et pousser un cri étouffé, un peu guttural. Il se ressaisit pourtant, ce n'est pas le moment de flancher, ce ne sera plus long à présent de toute façon, il ne reste que quelques minutes, plutôt quelques secondes, à tenir. Sur ces encouragements intérieurs, rassemblant ce que lui reste de combattivité, il redresse la tête. Daryl plisse vainement les yeux pour tenter de distinguer le visage de la personne qui est en train de remettre son arbalète, qui a dû échouer un peu plus tôt à quelques mètres de lui, au shérif. Rick se penche alors sur lui pour la seconde fois et il glisse doucement, respectueusement l'arbalète entre la main et la poitrine de Daryl, ultime honneur, ultime hommage accordés au grand guerrier qu'il a été ces derniers mois, geste solennel qui le fait un peu sourire, de gratitude et de fierté. Le corps de l'ancien policier se redéploie à nouveau vers le haut, et il paraît immense aux yeux de Daryl qui suivent la main droite de Rick dégainant, comme au ralenti, son arme à feu. Cet homme gigantesque, au bras tendu, pointe maintenant le révolver en direction du front de Daryl et semble pétrifié dans cette posture, immobilisé, incapable d'aller jusqu'au bout de son action, de l'accomplir. Alors, un nuage se dissipe, soufflé par la douce brise du printemps, et toute la scène s'éclaire d'une lueur lunaire, créant un halo autour de la tête de Rick qui attend que Daryl fasse un signe, donne son consentement d'une manière ou d'une autre, une bénédiction, une absolution pour le geste qu'il s'apprête à poser. Mais Rick s'efface déjà, son visage s'adoucit, prend des traits plus féminins, et dans cette clairière, comme un temple à ciel ouvert - les troncs épais figurant les poutres sculptées et élancées, les feuillages, des mosaïques mouvantes - et sous une belle lune ronde, debout devant Daryl, Norma est là, sa main droite, vide, tendue vers lui, la paume tournée vers le ciel en guise d'invitation que, d'un acquiescement paisible, tranquille, Daryl accepte.


(*) Traduction d'Yseult Pelloso:

"Écoute. J'ai résolu de purifier
Cet air souillé par ma présence;
Mais je ne puis emmener avec moi
Ces malheureux: à toi je les confie..."