L'Oiseau Noir

L'ombre dans la ville.

L'Oiseau Noir, celui qui porte la Mort.

Promptement, il saute les obstacles, gravit les murs, dans le silence absolu. Il passe sur les toits, sans bruit, sans même que le vent ne le touche. Lorsqu'il redescend enfin dans la rue, on ne peut le voir. Même pour l'œil exercé, son visage encapuchonné peut rester insaisissable parmi les autres visages de la rue. Et lorsque enfin l'on parvient à apercevoir la coiffe blanche au milieu de la foule, il suffit que vos yeux clignent pour la perdre de vue.

Je me demande toujours pourquoi les gardes lui courent après à chaque fois. Les rares fois où le cadavre est retrouvé, c'est paré d'un trou béant dans le crâne, dans la gorge ou en pleine poitrine. Le plus souvent, on retrouve au petit matin ou dans l'après-midi, au fond d'un canal, le trépassé lui aussi troué, mais également victime d'atroces déformations rendues possible par les dégâts occasionnés par la chute des toits.

Mon père était apothicaire, et c'est à lui que l'on confiait parfois les macchabées. Il n'aimait pas particulièrement garder les morts chez lui. Si personne ne se manifestait, il jetait de lui-même le corps dans les canaux en ayant pris soin d'avoir changé l'apparence du mort, si jamais on venait à le retrouver.

Très tôt, j'ai commencé à développer une fascination très puissante pour cet assassin qui courrait les rues. Ce que mon père ignora longtemps, c'est qu'avant qu'il ne se débarrasse des corps, je prenais le temps d'étudier les blessures létales qu'on leur avait infligées. Je ne prenais jamais de note, je n'avais pas le temps pour ça, mais tout les détails restaient gravés dans mon crâne, aussi sûrement que si j'avais moi-même perpétré ces meurtres. C'était l'ébauche du premier pas.

Mon corps était jeune et tolérait bien l'effort. Longuement, je pris le temps d'augmenter mon endurance, lorsque mon père me confiait des courses ou des livraisons. Ma faculté à grimper les parois s'accrut elle aussi lentement, pendant que la corne remplaçait la peau sur mes mains. Elles finirent par se compléter, s'unir, à mesure du temps. Vinrent ensuite la longueur de mes sauts, leur précision, mes réceptions. Apprendre à éviter et distraire les gardes, aussi.

Ce fut long, mais après sept ans et demi de pratique se dessina l'esquisse du deuxième pas.

En sept ans et demi, je ne fis pas que courir, sauter et bondir d'un mur à l'autre, d'un toit à l'autre. Non, j'appris aussi à voler, me dissimuler, écouter, me faire passer pour une autre, parfois même pour un autre. Si les premières tentatives de vol à la tire ne furent pas particulièrement fructueuse, et manquèrent de m'attirer des ennuis avec les gros bras d'un noble du quartier, les suivantes me permirent de survivre. Mon père était en effet tombé malade, comble pour l'apothicaire qu'il avait été, et ses confrères affirmaient son mal incurable. Dès que j'appris la nouvelle, je savais qu'il ne faudrait plus compter que sur mes capacités pour me débrouiller. Et qu'il faudrait rester cachée au monde. Déshonorer mon père car il n'avait pas su mater et marier sa fille unique était la dernière chose que je voulais.

L'an suivant, au détour d'une conversation que j'épiais, j'appris que la mort de mon père n'avait rien de naturelle. Je mémorisai le nom du commanditaire, le fils du riche propriétaire d'une demeure adjacente à l'ancienne boutique de mon père. J'avais effectivement su qu'un de ces amis, un apothicaire, cherchait un endroit où ouvrir un commerce. Sans personne pour reprendre la boutique, elle avait du être achetée par le plus offrant. Celui qui m'éleva me disait souvent que la vengeance était un sentiment vil qui faisait agir de façon insensée. Mais cet affront ne pouvait rester impuni.

Pendant tout l'an qui suivit, je préparai, dans le moindre détail, l'assassinat de ce présomptueux jeune homme. Je le suivais, le traquais, enregistrait ses moindres faits et gestes. Je savais tout de sa vie, de sa famille, de ses fréquentions quand bien même ignorait jusqu'à mon existence. Une semaine avant le Grand Jour, je troquai mes florins sonnants et trébuchants contre une paire de dagues, des vêtements d'hommes et une capuche noire.

Puis le Jour arriva. Ayant pour l'occasion convaincu, à renfort de piécettes, un jeune noble convié au nouvel anniversaire de ma cible, j'entrai en sa demeure. Je laissai le jeune homme naïf qui m'avait fait entrer et je me changeai dans un recoin des jardins avant de grimper sur le toit, en attendant mon heure.

Enfin, le jeune impudent sortit raccompagner ses derniers invités. Je l'observai. Mon cœur battait à tout rompre.

Je choisis la mode de mise à mort. Lui trancher la carotide serait suffisant. Premier pas.

J'attendis le moment propice et pris un long souffle. Le saut était méthodiquement calculé. Second pas.

Les lames fendirent la chair, firent gicler le sang. Son corps amortit la chute. Dernier pas.

On cria, mais il était déjà trop tard. Utilisant à mon profit des tonneaux et des caisses, je m'élevais à nouveau, sans doutes, sans peurs.

Je ne réalisais pas que je venais à mon tour de prendre la vie. Comme ma cible l'avait fait. Comme l'assassin l'avait fait à de nombreuses reprises.

J'avais pris l'habitude de rester au sommet de la tour qui surplombait mon quartier natal. C'était devenu mon abri, mon foyer. J'avais pris l'habitude d'aller jusqu'au bout d'un perchoir, au sommet de la tour. Je me fis soudain la réflexion qu'il en existait de semblables sur d'autres bâtisses de la ville. Tandis que je faisais demi-tour pour partir à la recherche d'autres points semblables, j'entendis un souffle, des bruits d'escalade. Je revins vers l'extrémité du perchoir, prête à sauter sur l'arrivant. Je rangeai les armes lorsque finalement apparut une capuche blanche. Il s'accroupit sur le bord de la tour et regardai de la direction de laquelle il venait, dos à moi. Lorsqu'il eut fini de guetter, il se retourna.

« -Vous êtes de la Guilde des Voleurs ?

-Non.

-Faisons-le parler un peu, pensa l'assassin. Vous êtes là pour me tuer, alors.

-Chaque jour de mes neuf dernières années ont été usés pour vous imiter, vous ressembler. A quoi bon vous tuer ? demanda-t-elle en s'asseyant sur le bord de la tour.

-Vous m'en voyez flatté. »

Après un court moment de silence, il pointa le perchoir du doigt. Il s'accroupit à l'extrémité. Je le suivis. Il ne répondait plus aux questions, ni même à ma main sur son épaule, comme s'il avait cessé de vivre pour quelques instants. Un aigle passa à plusieurs reprises au-dessus de nous, masquant le soleil. Un garde apparut au loin. Par prudence, je revins dans la tour et prit un arc et quelques flèches avant de revenir à mon poste. L'archer avançait toujours vers nous. J'encochai une flèche, bandai l'arc, et ajustai ma cible. A tout hasard, je lançai à mon comparse un « Ne bougez pas ». Le trait partit, et atteignit le garde dans l'orbite droite. Le garde se tordit de douleur, menaçant d'avertir les autres par ses cris. Il ne hurla pas longtemps. Il fut soulagé de sa douleur par un couteau de lancer dans la gorge. Le tir à l'arc était un savoir encore récent pour moi et je manquai un peu de précision. Lui visiblement maîtrisait parfaitement son art. Nous revînmes vers le cœur de la tour.

« -Vous savez que l'on m'attribue le meurtre du fils du bourgeois juste en face d'ici ?

-Ils manquent de sens de l'observation. Ce n'est pas votre mode opératoire. Et nos capuches ne sont pas de la même couleur.

-On raconte que la coupure dans le cou était profonde et nette, sans aucune trace d'hésitation dans le mouvement, que l'assassin était un homme, qu'il s'est enfuit en volant sur les toits. Vous avez fait fort. Et vous avez tout appris toute seule ?

-J'y ai mis du temps, de la patience, de l'effort. C'est la seule récompense que je pouvais espérer.

-La vengeance n'a pas si bon goût, n'est ce pas ?

-La vengeance, non. L'adrénaline, si. »

Il laissa échapper un sourire que j'aperçus à la faveur de l'astre solaire déclinant.

« -Vous bougez souvent ?

-Je reste toujours ici, pourquoi ?

-J'aurais peut-être besoin… d'aide, parfois. Vous avez des talents qui n'ont rien à envier à certains hommes de ce qu'il reste de la Guilde.

-Nous verrons. Quel est votre nom ?

-Ezio. Et vous ?

-Lucia, répondit-elle en tendant la main. Et épargnez-moi le baise-main. »

Il n'obtempéra pas. Je m'y attendais. On ne reprends pas un homme pour sa bonne éducation. A la suite de mon soupir, je vis un autre sourire, plus malicieux, étirer ses lèvres. Il repartit ensuite, sans un mot, dans le silence de la nuit.