Au dessus d'eux, le ciel était d'un bleu limpide, l'éclat des nuages mortel. Le petit groupe marchait inlassablement, la capuche rabattue sur le crâne sous la chaleur du désert poussiéreux. Leur visage de marbre ne faisait transparaître qu'une expression détachée, comme si cette randonnée sous la braise n'était qu'une banalité. Enfin, pour tous, sauf une. Celle au pull rouge transpirait comme un porc, son regard fiévreux encerclé de cernes. Avec des dents semi-aiguisées, elle mordillait sa peau, ignorait la plaie profonde qui avait entaillé sa lèvre supérieure.

La voix de Miku retentit, claire et nasillarde, comme toujours, moqueuse.

- Ben alors, Gumi... t'as pas besoin d'un petit coup de main ?

Gumi secoua vigoureusement la tête, éclaboussant Luka de sa sueur qui fit une moue de dégoût.

- Tu sais que l'un d'entre nous peut te porter sur son dos, hm ?

La jeune fille resta silencieuse. Ce n'est pas qu'elle voulait faire sa têtue et prouver qu'elle pouvait se débrouiller seule, non; sa hantise était de monter sur le dos d'un de ses camarades et de lui arracher les oreilles avec ses dents... de loin, avec son nez bouché, elle parvenait à se contrôler et dominer l'instinct cannibale, mais aussi près d'une chair rafraichissante sous cette chaleur... non, elle ne devait pas y penser. Suivre la marche. Attendre l'estomac vide. Quand ils seraient arrivés à destination (dont elle ignorait tout) elle pourrait se rassasier. Pas maintenant.

Gakupo pouffa un peu. Il leva son regard presque transparent vers le ciel et haussa les épaules.

- Quand je pense que dans d'autres pays, il neige...!

Luka haussa un sourcil.

- Est-ce que c'est aussi blanc que tu le racontes ?

- Aussi blanc que le blanc de tes yeux, et encore, acquiesça Gakupo. C'est aussi blanc qu'un nuage.

- Et tu dis que c'est froid ? demanda Miku. Est-ce que ça veut dire que les nuages aussi sont froids ?

- Peut-être. Les deux sont faits d'eau, après tout.

- Les nuages sont en eau ? s'exclama Gumi.

- Ben bien sûr. Ils nous apprennent ça à l'école !

- Je ne suis pas vraiment partie à l'école, lâcha sèchement Gumi.

- Ah bon ? fit Luka. Mais je croyais que les enfants des souterrains étaient quand même éduqués...

- Ils le sont, marmonna Gumi. Mais moi... J'y suis allée deux ans, de quoi compter et gérer des stocks... je sais lire, un petit peu. Je crois. Ca fait un moment que je n'ai pas essayé.

- Tu disais que tu avais lu Astérix et Obélix ?

- Enfin... pas vraiment moi. On me l'a lu. Ma soeur. Elle me faisait l'école à la maison parce qu'après je suis partie des bancs publics.

- Pourquoi ?

- Des petits soucis. En fait, la plupart de nos profs ont été arrêtés. Ils enseignaient, et d'un seul coup, la milice débarquait et leur passait les menottes. On disait qu'ils faisaient passer des gens de l'autre côté, à la surface. Les rumeurs étaient vraies : c'est en contactant un professeur de primaire que j'ai pu m'en aller, au final... Enfin, du coup, ma soeur a considéré que j'étais trop jeune et impressionnable pour que je reste à l'école, à voir toutes ces arrestations. Et aussi parce qu'elle avait besoin d'un coup de main.

- Ca ne t'a pas vraiment réussi, ricana Miku en agitant la main.

- Pardon ?

- Rien, rien. C'est juste que nous sommes partis à l'école - Luka et moi - et nous y sommes restées... longtemps... trop longtemps. Juste assez pour qu'on se rende compte que quelque chose n'allait pas avec le gouvernement actuel.

Gakupo poussa un soupir.

- Les enfants qui vont dans les dancehalls sont en général assez peu matures et n'ont pas le temps de réfléchir par eux-même... Enfin, le temps... l'occasion, plutôt. Les journaux sont censurés, les écoles conseillent des livres sans polémique... Et le soir, quand ils sortent, ils vont danser... L'alcool et la musique inhibe complètement leurs pensées. Les dancehalls... existent pour détourner l'attention des gens... Comme toutes les distractions organisées par le gouvernement en somme. C'a toujours été comme ça. On organise des tournois et des coupes du monde et des jeux pour nous distraire... distraire dans tous les sens du terme. Ce n'est pas le symbole d'une économie florissante, mais plutôt d'un monde en déclin : et en soi, ce n'est pas une mauvaise chose, cela met du baume au coeur. Mais l'argent utilisé pour organiser ces réjouissances pourrait être utilisé pour aider ceux dans le besoin, vous me suivez ? Quoi qu'il en soit, renchérit Gakupo, cette technique empêche les habitants de la ville de penser par eux-mêmes, surtout les plus jeunes.

- Au bout d'un moment dans l'âge adulte, sans responsable légal pour les encadrer, ils commencent à se poser des questions... C'est à ce moment-là que le gouvernement a deux options : soit on les fait passer à la trappe, soit on leur donne un métier dans lequel ils se jettent à corps perdu, parce que, c'est soit être utile à leur société soit la mort, compléta Luka.

- Il y a ceux qui refusent ce système. En général, ils vont s'alimenter en speed, une drogue qui fait travailler le cerveau à toute vitesse. Pour s'en procurer, on va dans les quartiers qui bordent la frontière entre la ville et les bidonvilles. Si on se fait arrêter, on se fait passer à tabac. Sinon... on tombe dans la débauche... et petit à petit... on devient soi-même un chien des bidonvilles, acheva Miku.

- Alors... les habitants des bidonvilles... balbutia Gumi.

- Sont en fait très intelligents. Ce sont les philosophes, les professeurs, les pompiers... rejetés par le gouvernement... le virus cannibale a sûrement été créé depuis un laboratoire de la ville et disséminé dans l'insalubrité des quartiers bidonvilles... pour qu'ils se déchirent de l'intérieur... et meurent à petit feu.

- Voilà pourquoi vous ne voulez pas les tuer. Voilà pourquoi vous ne voulez pas utiliser vos griffes, cracha Gumi. Vous ne voulez pas les blesser.

- Ce sont des érudits, siffla Miku. Des gens menacés par le gouvernement que nous voulons renverser. Des réfugiés diplomatiques. Alors oui, nous ne voulons pas les blesser. Ils sont... importants. Bien plus intelligents que nous le serons jamais. Les frapper lorsqu'ils sont enragés à cause de ce virus, c'est juste un moyen de les mettre hors-service pendant un instant et les ramener à leurs sens. Mais les tuer ? C'est triste.

- Alors... Pourquoi vous m'avez laissée faire, tout à l'heure ?! s'écria Gumi. Je ne... Je ne savais pas ! Si j'avais su, je les aurai épargnés !

Miku fit volte-face, balayant le sable brun de ses talons.

- Non, murmura-t-elle, plantant ses yeux flamboyants de bleu et de jaune dans ceux de Gumi. Tu ne te serais pas arrêtée. Parce que tu es comme eux, une cannibale : tu ne faisais pas la différence entre ami et ennemi.

- Si, feula Gumi. Je suis certes une cannibale - et c'est un instinct animal, féral, phénoménal - mais je comprenais qu'ils étaient mes proies - et vous, ma meute. Si vous y étiez mises à deux, Luka et toi, avec le Bruit, je suis sûre et certaine - vous m'auriez arrêtée.

Avec une grimace, Gumi lâcha :

- Je suis obligée d'obéir au chef de la meute après tout, Capitaine.

Miku la toisa un instant, son regard assombri de pensées contradictoires dont Gumi ressentait la violence. Elle roula des épaules, puis leva soudainement le nez.

- Luka, lâcha-t-elle.

La jeune femme fronça les sourcils.

- Des nouvelles recrues ?

- Allons vers l'usine désaffectée, ordonna Miku en claquant la langue. Pour pouvoir les accueillir convenablement. Ils font la traversée du désert sans s'être éveillés correctement, alors je préférerais les avoir sans qu'ils soient complètement déshydratés ou affamés. Vu que notre stock de nourriture va revenir à Gumi, là.

Gumi leva un sourcil. Miku posa une main gantée sur son épaule.

- Je sais, murmura-t-elle, à quel point tu souffres en ce moment. J'ai le froid en moi, et toi le virus. Un monstre en nous.

La jeune fille aux cheveux verts sentit un mélange d'affection et de peine s'écraser sur sa poitrine : le Bruit de Miku se mêlait au sien. Voilà ce que ça faisait... Elle poussa un soupir et hocha la tête, avant d'emboîter le pas à Luka.

Au bout de quelques mètres, ils se mirent tous à courir. Gumi suivit le rythme assez facilement, se doutant bien qu'ils ralentissaient pour elle. Maintenant que Miku lui avait confirmé qu'ils auraient de quoi manger à l'usine, son ventre se plaignait moins.

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Au bout de vingt minutes, une vieille usine au toit de tôle troué fit son apparition. L'asphalte tapissant les bordures indiquait qu'il ne s'agissait pas vraiment d'une usine, mais plutôt d'un hangar désaffecté. Gakupo tira sur des portes de métal grinçantes pour révéler un espace vaste, aux poutres rongées par la rouille. Tout au fond, Gumi pouvait apercevoir des lits de fortunes.

Sur la droites, assis sur des bidons et des tonneaux en fer, quatre personnes, vêtues de sweats à capuche colorés les attendaient d'un air nonchalant.

- Vous en avez mis du temps, gronda l'une d'entre eux. On a entendu ton appel, chef, et pourtant c'est toi qui est en retard ?

- Il en manque plein, non ? s'enquit Miku en joggant vers eux.

- Oui, ils sont coincés au nord... Une histoire de sniper qui a mal tourné.

- Oh, on les verra bien assez tôt... dans le pire des cas je lance un rassemblement. Mais pour le moment ce n'est pas urgent. Je voulais surtout vous présenter nos nouvelles recrues.

Luka poussa un cri de joie.

- Vous avez pu ramener les graines ?

- Oui, fit un jeune homme en soulevant un sac en toile. Juste à toi de trouver un sol fertile... Il faudra se dépêcher, je doute qu'elles soient fraiches.

- Tu connais Luka, rit Gakupo. C'est une prodige de l'horticulture, alors, ça ira.

Luka rosit sous les compliments et fit mine de s'intéresser au contenu du sac.

- Alors, c'est toi la nouvelle, heiiiiiin ? s'écria une fille en s'approchant près, très près de Gumi.

Gumi fit un pas en arrière, les sourcils froncés. Elle sentait bon... Un coup de mâchoire et elle pouvait lui bouffer son nez...

- Attends, avant de faire les présentations, grogna Miku. C'est pas la seule, de nouvelle. Gumi !

Gumi tourna la tête et ses réflexes de base-ball la firent attraper un paquet dans ses mains. Dieu soit loué, de la viande ! Elle mordit dans la viande crue même, sans se soucier des regards perplexes des autres membres. Miku ricana.

- Ok, les gars, je vous présente Gumi. Gumi, dis bonjour.

- Bonchour, marmonna machinalement Gumi, en mastiquant la viande salée.

- C'est une des nôtres, mais il s'avère qu'elle est aussi cannibale - oh, pas de souci, elle est normale. Le seul problème c'est qu'elle a plus tendance à tuer qu'à frapper, donc je vais me charger de lui trouver une arme adéquate, continua Miku. Et de vous demander de l'aider avec votre Bruit si vous la voyez péter un câble.

Les quatre autres Matryoshka hochèrent la tête d'un air circonspect.

- Ben alors, vous vous présentez pas ? ricana Miku.

- Ok, bon, ben, moi, c'est Rin, reprit la fille qui avait pénétré dans son espace vital.

Gumi leva les yeux et l'observa de haut en bas : cheveux blonds sales et emmêlés, une vilaine cicatrice qui traversait son nez, petite, svelte, capuche rabattue sur un sweat gris, pas vraiment décoré hormis d'un ours en peluche au-dessus d'une poche.

- Moi, c'est Len, fit un autre.

Il ressemblait à Rin, beaucoup même, peut-être son frère, son jumeau sûrement ? Depuis la capuche entourant sa tête des mèches emmêlées rebiquaient vers le plafond avec détermination. Il avait la bouche fermée en moue, et lorsqu'il l'ouvrit pour lui parler, Gumi vit qu'il lui manquait une dent, près des incisives. Son sweat était noir, avec des cordelettes rouges.

L'autre s'appelait Meiko, lui dit Miku. Elle était en mode Folie : son visage était mortellement pâle. Un élastique à boules jaunes retenaient ses mèches brunes vers le haut. Un trait noir sur ses pommettes et trois points verticaux sur son nez lui barraient le visage. Elle lui fit un petit sourire et remonta son haut de jogging rouge sur son menton.

- Je suis Kaito, se présenta le dernier, avec un petit signe de la tête.

Il était habillé d'un sweat blanc, tâché d'huile de moteur. Ses cheveux bleus lui tombaient sans arrêt sur ses yeux, aussi glissa-t-il une barrette sur la gauche. Trois V descendaient vers son nez et un égal était marqué sur chaque joue.

Les présentations faites, tous se réunirent autour d'un foyer creusé par Gakupo. Ils s'installèrent sur des bidons et firent griller un peu de viande et - des légumes. Gumi vit pour la première fois du potiron. Tous mangèrent avec parcimonie, sauf Gumi qui se goinfra, sans avoir le sentiment d'être rassasiée complètement. Ils échangèrent des plaisanteries et la plupart firent un rapport sur ce qu'ils avaient vu : Gumi écouta sans vraiment comprendre qu'une unité de leur gang était coincée quelque part et essayait d'échapper à la milice, ce qui n'était pas compliqué en soi, mais qu'il fallait faire en sorte de ne pas laisser de traces, ce qui était plus long.

Après le dîner, Miku entraîna Gumi à l'écart, lui indiquant un coin sombre du hangar. Elle ouvrit un coffre (qui ressemblait à un vieux congélateur) et Gumi vit, bouche bée, une multitude d'armes.

Armes à feu, épées... Tout dans ce congélateur cassé était conçu pour tuer ou blesser.

- J'ai réfléchi, expliqua Miku. Avec une épée, tu tuerais les autres à coup sûr. Je ne te fais pas confiance avec les fusils - je ne fais confiance qu'à peu d'entre nous avec les fusils - alors... je vais sûrement te rendre ta batte de base-ball.

Les yeux de Gumi brillèrent.

- Attends, je n'ai pas fini. Ta batte se trouve dans notre autre planque, qui se trouve à trente kilomètres d'ici. Je vais demander à notre unité qui revient de sa mission de passer prendre ta batte en revenant, ça te va ? Pour l'instant, tu vas devoir te démerder avec ça.

Elle tira un tuyau long comme un balai. C'était lourd, brillant et froid, cabossé à certains endroits. Puis, d'un panier, elle retira deux vieux gants de toile, tâchés de peinture blanche.

- Je me doute bien qu'avec des gants de cuir, tu vas étouffer.

Gumi serra les deux nouveaux cadeaux avec un air pensif, tandis que Miku s'éloignait. Elle ne savait pas trop où elle allait avec ce gang, mais c'était bien plus structuré que ces dernières années d'errance et de culpabilité et de mort. Ca lui plaisait. C'était comme retourner dans une équipe de base-ball, avec un capitaine et des arrières... Elle poussa un soupir. Oui, ça lui plaisait, définitivement.

Elle s'endormit avec le tuyau collé contre son corps, les yeux contemplant les étoiles par les trous dans le toit du hangar.

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Quelques heures plus tard, des coups bruyants retentirent contre la double porte de métal, et deux nouvelles recrues s'effondrèrent juste à côté d'elle. Gumi leva à peine le nez pour les observer - la fatigue l'emportait - et se fit la promesse de les accueillir convenablement le matin venu.


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a/n: voilà, expédié ! le chapitre est bien court, mais, c'est mieux que rien.

je n'ai pas grand-chose à dire... il ne se passe rien pour le moment... rien de spécial... disons que ça va venir... mais je peux pas me jeter dans l'action tout de suite, n'est-ce pas ? un peu de bases avant tout.

encore un grand merci à vous de suivre cette fic, et si ça ne vous embête pas, un 'tit commentaire ? ;)

*Paru Café