Chapitre 10

La grande leçon de la vie, c'est que parfois, ce sont les fous qui ont raison.

Emerson me suivit sans mot dire et s'installa en face de moi à la grande table de la salle à manger. Les deux autres prirent place de chaque côté. Je remarquai que Gargery trainait à débarrasser les divers plateaux dévastés qui restaient dans le salon. Je l'aurais bien invité à venir s'installer avec nous, mais cela aurait choqué son sens des convenances. Je fis donc semblant de ne pas remarquer qu'il nous écoutait avidement. Je toussotai pour m'éclaircir la voix, consultai mes notes éparses et commençai mon exposé :

— Hier matin, dis-je, j'ai rendu visite à Mr Ackroyd. Comme vous le savez tous, il n'avait repris conscience que depuis la veille au soir, et Miss Badern n'avait pas encore osé évoquer devant lui le suicide d'Henry Lemon. C'est curieux, n'est-ce pas, qu'il arrive si souvent que ce style de tâche ingrate retombe sur moi ?

— Ne commencez pas à vous égarer dans des circonvolutions inutiles, Peabody, grommela Emerson — mais il souriait en bourrant de tabac la pipe qu'il venait de sortir de sa poche.

— Je savais bien, continuai-je sans relever l'interruption, qu'il était impossible de tergiverser davantage pour lui apprendre la nouvelle, aussi je ne cherchai pas à me dérober. Quand je lui annonçai, avec toute la compassion voulue, le décès — le suicide — de son beau-frère, je dois reconnaître que Mr Ackroyd eut une réaction fort digne. Á mon avis, une fois passé le premier choc, la nouvelle ne le surprit pas tellement. Il savait que son beau-frère avait de gros soucis. Il m'en a longuement expliqué les raisons, remontant pour cela assez loin dans le passé. Vu que cette histoire répond à de nombreuses questions dont nous avons vécu les tragiques conclusions au cours de la saison, je me dois de vous la rapporter dans son ensemble. Du moins si vous n'en voyez pas d'inconvénients ? Demandai-je.

— Je vous en prie, Amelia, s'empressa de dire Cyrus.

— Merci, mon cher ami, dis-je en le remerciant d'un sourire. Bien, l'histoire commence il y a quarante ans, dans le village de Tetbury — dans le Gloucestershire — où vivait un pasteur extrêmement rigoriste et étroit d'esprit. (Emerson ricana.) Quoique sans titre, Archibald Lemon était issu d'une famille de la haute société et son verbe coloré attira l'attention d'une demoiselle des environs, troisième fille d'un baron peu fortuné qui accepta la demande du révérend. Malheureusement, la jeune femme mourut alors que la seule fille du couple, Mary Lemon, était encore enfant. Désireux de donner une mère à sa fille, le révérend chercha une nouvelle épouse mais les candidates ne se bousculèrent pas, la réputation d'austérité de Mr Lemon étant connue. Après quelques temps, il réussit cependant à épouser une orpheline d'origine modeste — qui mourut à la naissance de son premier fils, Henry. Bien entendu, ces deux veuvages n'avaient en rien adouci le caractère amer du révérend et je crois pouvoir dire que l'enfance de ses deux héritiers fut assez sévère. Malgré cela, la jeune Mary avait un caractère bien affirmé et elle protégea de son mieux son petit frère, fragile et émotif, tout en s'occupant du foyer de son père. Dix années passèrent. Alors que Mary atteignait ses vingt ans, arriva à Tetbury un jeune cousin du révérend : Anthony Beresford, une tête brûlée, irresponsable et charmeur. Je tiens la description de Mr Ackroyd mais il ne savait pas quels méfaits le jeune homme avait commis pour que sa famille l'expédie ainsi chez son oncle. Bien entendu, le jeune homme s'ennuya à Tetbury — où sa seule distraction fut de conter fleurette à sa cousine. Tel que j'imagine le caractère de cette jeune fille, la fuite à Gretna Green fut cependant son idée.

Je m'interrompis en regardant mes interlocuteurs d'un air entendu.

— Oh, remarqua Cyrus étonné. Qu'est-ce donc que Gretna Green ?

— On voit que vous êtes Américain, Vandergelt, ricana Emerson.

— C'est exact, Cyrus, dis-je. Voyez-vous, le village de Gretna Green est célèbre depuis le milieu du XVIIIe siècle — à l'époque où un durcissement de la législation rendit obligatoire le consentement parental pour tout mariage célébré en Angleterre. Très vite, les couples soucieux de s'affranchir de cette formalité contraignante prirent l'habitude de s'enfuir jusqu'à cette petite bourgade de la frontière anglo-écossaise où des lois plus souples leur permettaient de se marier devant deux témoins.

— Mary Lemon aurait épousé son cousin ? Fit Cyrus abasourdi.

— Pas du tout, dis-je en souriant. Leur projet tourna court. Mary profita d'une absence du révérend et laissa un mot à son frère en promettant de revenir le chercher. Lorsque le garçon découvrit le départ de sa sœur, il en fut si bouleversé qu'il alla demander de l'aide à un jeune voisin, le fils cadet d'un noble désargenté qui l'emmenait parfois à la chasse ou à la pêche. Or il se trouva que ledit jeune homme — James Ackroyd, bien entendu — avait depuis quelques mois remarqué Mary mais son caractère timoré et indécis l'avait retenu de se déclarer. Réagissant instantanément, sans doute pour la première fois de sa vie, il se lança à la poursuite des fugitifs, les rattrapa, et n'eut aucun mal à convaincre Mary qu'il ferait un bien meilleur prétendant que son cousin.

— Une jeune fille bien inconséquente, remarqua Emerson avec un cynisme amusé.

— Voyons, Emerson, protestai-je, il est évident qu'elle regrettait déjà sa décision précipitée. Bref, l'aventure se terminait sans dommage. Anthony Beresford, probablement soulagé d'avoir évité une folie, repartit pour Londres muni d'un petit pécule. Peu après, il accepta un poste en Égypte et écrivit à Mary un gentil mot d'adieu — qu'elle montra à son époux. Dès son retour en effet, le révérend avait marié le jeune couple, à mon avis fort marri de perdre l'âme de son foyer. Lorsqu'il mourut peu après, Henry alla vivre chez sa sœur. Voici qui termine la première partie de l'histoire. Elle est ancienne certes, mais elle décrit bien le caractère des différents protagonistes, n'est-ce pas ?

— Que se passa-t-il ensuite ? Demanda Cyrus avec impatience. Les Ackroyd ont-ils été heureux ?

— Je le crois, dis-je pensivement. Ils eurent une fille, Honoria, et menèrent une vie sans éclat mais calme. Les années passèrent. Leur vie fut bouleversée l'an dernier quand James Ackroyd, suite au décès inattendu de son frère aîné et de son seul héritier direct, devint comte de Hamilton. Bien que la fortune liée à ce titre soit modeste, elle suffit à transformer leur avenir. La jeune Honoria accepta l'invitation d'une lointaine cousine et partit passer une saison à Londres. Mais sa mère ne l'accompagna pas. Mary Ackroyd était malade depuis plusieurs années et sa santé se détériorait rapidement. Pour tromper son chagrin, James Ackroyd avait suivi des cours de dessin et d'archéologie à Londres, avec le professeur Francis Llewellyn Griffith. Il y avait entraîné son jeune beau-frère, Henry Lemon, habile dessinateur. Celui-ci, resté très proche de Mary, se montrait particulièrement bouleversé de la voir malade. Ce fut ainsi que les deux hommes rencontrèrent les Brunton, une famille d'archéologues dont le fils Guy devint l'ami intime et le confident d'Henry.

— Enfin, grommela Emerson en levant les yeux au ciel. Peut-être finirez-vous par en arriver au vif du sujet, Peabody ?

— Voyons, Emerson, protesta Cyrus. L'atmosphère est très importante pour comprendre ce qui a pu motiver ces…

— Ne me parlez surtout pas de psychologie, Vandergelt, grogna Emerson. Continuez Peabody.

— Alors cessez de m'interrompre, dis-je en lui jetant un regard sévère. J'en arrive à la jeune Honoria — et au cœur du problème. Elle découvrit à Londres un monde nouveau : Le luxe, l'agitation, les sorties mondaines — et je crois qu'elle développa une violente colère contre ses parents qui l'avaient jusqu'ici privée de la vie qu'elle estimait lui être due. C'était une petite personne aussi déterminée que calculatrice et elle se lança avec acharnement dans la chasse au mari. Elle atteignit donc le comble de la félicité quand le très titré héritier du richissime duc d'Abermarle la remarqua. Contrairement à ce que pensait cette péronnelle, son père était parfaitement au courant, le duc l'ayant rencontré pour évoquer les modalités de la dot — constituée d'un domaine que sa famille convoitait. (Emerson soupira et fronça les sourcils.) Bien, ceci n'est qu'un détail, dis-je, aussi revenons aux projets d'Honoria. Malheureusement pour elle, avant la fin de la saison — sans que rien d'officiel n'ait été annoncé — la jeune fille apprit la mort de sa mère. Je veux bien croire qu'elle en fut anéantie.

— Voyons, Amelia, protesta mollement Cyrus.

— Peut-être regretta-t-elle sincèrement la disparition de Mary, accordai-je, mais elle fut surtout atterrée du délai apporté à son rêve matrimonial. Jamais la famille si conservatrice dans laquelle elle tenait tant à entrer n'aurait accepté qu'elle ne respecte pas le deuil d'usage. Cachant son amertume, Honoria dut se contenter de la promesse que son prétendant l'attendrait. Londres lui étant interdit, elle rentra dans le Gloucestershire pour ruminer sa rage. Dans les affaires de sa mère, elle découvrit par hasard — à moins qu'elle n'y ait fouillé sciemment — une lettre qui venait d'Égypte. Là, bien entendu, je suis dans le domaine des suppositions, mais cette découverte est nécessaire pour expliquer la suite des évènements. Mr Ackroyd savait — il me l'a dit — que sa femme avait reçu un courrier de Mr Beresford, mais il ne l'a jamais lue. Il est possible cependant d'en deviner la teneur. Vieilli et aigri, après une vie décevante, Anthony Beresford a dû évoquer à sa cousine les souvenirs d'un passé qu'ils avaient partagé — rêves et regrets. Il parla certes de sa situation à Abydos, mais il est évident que, d'une façon ou d'une autre, il évoqua aussi la fuite à Gretna Green, vingt ans auparavant… Mr Ackroyd connaissait cet épisode et n'y aurait donc pas trouvé matière à scandale. Il a même évoqué pour moi ce passé révolu puisque personne ne risquait plus d'en souffrir. Du moins à ce qu'il croyait…

— Prétendez-vous que la jeune fille l'ignorait ? S'étonna Cyrus en ouvrant de grands yeux.

— Voyons, Cyrus, dis-je aimablement, ce n'est pas le genre de détails que des parents consciencieux donneraient à une jeune personne — déjà pour ne pas lui donner des idées. Non, je suis certaine qu'Honoria ignorait tout de l'aventure de sa mère. Imaginez donc son affolement — elle était déjà bouleversée par le délai imprévu de ses projets — et voilà qu'elle découvre que sa mère a été pour le moins affreusement compromise. Peut-être même a-t-elle cru qu'elle pouvait être la fille de Beresford… comment le saurais-je ? En réalité, elle a surtout compris qu'elle risquait de tout perdre. Elle était consciente que son prétendant l'avait choisie en partie pour son charme et sa dot, mais surtout pour sa lignée. Jamais le fils du duc d'Abermarle ne maintiendrait sa demande s'il s'avérait qu'elle était de naissance illégitime ou modeste, ni même n'accepterait que la réputation de sa mère soit remise en cause. Les jeunes personnes se montrent parfois d'un égoïsme effrayant, et Honoria décida que la seule façon de régler le problème était de faire taire définitivement Mr Beresford.

— Vous ne pouvez pas savoir ce que cette satanée fille a pensé, Peabody, protesta Emerson en se triturant furieusement le menton. Tout ceci n'est que pure imagination de votre part.

— Je sais ce qu'elle a fait, ripostai-je d'un ton froid. Et le diable lui-même l'assista dans ses funestes projets. Le pauvre Mr Ackroyd avait bien remarqué l'abattement de sa fille — et le désespoir de son beau-frère depuis son retour de Londres, après le mariage de son ami Guy avec une jeune Sud-Africaine. Dans sa simplicité, il les a crus chagrinés par le décès de son épouse. Lui-même, durant la longue maladie de Mary, avait eu le temps de se préparer à sa fin — il m'a même avoué son soulagement à l'idée que sa femme ait cessé de souffrir. En guise de réconfort, il proposa aux deux autres un voyage en Égypte — en passant par Abydos. Il n'a pas réalisé que sa fille lui en soufflait l'idée mais, à mon avis, la préméditation d'Honoria ne fait aucun doute. Dans ses bagages, elle n'oublia pas de mettre le Mauser de son père.

— Voyons, ma chère, contra aussitôt Emerson les yeux étrécis de malice. L'idée pouvait aussi bien provenir de Lemon

— Certainement, répondis-je aimablement. Ces deux-là agissaient ensemble, mais je suis certaine qu'Honoria était l'instigatrice. Le rôle exact de Mr Lemon m'a longtemps troublée. C'était un homme instable, tourmenté et sensible, en proie à des passions…— hum — violentes qu'il maîtrisait mal. Nous reviendrons plus tard à la personnalité de cet homme étrange mais je crois que sa nièce le manipulait sans peine. Elle a dû lui parler de la lettre de Mr Beresford — en inventant sans doute une tentative de chantage qui aurait hâté la fin de Mary. Bien entendu, le pauvre homme était prêt à croire le pire venant de l'ancien suborneur de sa sœur, et je ne pense pas qu'il ait compris ce qu'Honoria avait réellement en tête. De plus, j'ai appris de Mr Ackroyd que Mr Lemon se droguait depuis plusieurs mois. Je ne sais quelles substances hallucinogènes il absorbait, mais elles lui coupaient l'appétit et lui laissaient l'esprit embrumé. Trouvait-il dans ses délires une certaine créativité artistique ? Je suppose que…

— Il se droguait ? Grommela Emerson d'un ton bourru — mes suppositions devaient l'offusquer. Quelle folie.

— C'est vrai qu'il ne mangeait rien et restait apathique, dit Cyrus en secouant la tête. Quel dommage. Un artiste si talentueux…

— Malgré sa dépendance, dis-je en consultant mes notes, Mr Lemon consentit à venir en Égypte, croyant agir pour la justice et le bien ainsi qu'il l'écrivit plus tard. L'oncle et la nièce se rencontraient en secret, d'abord sur le bateau — parce que, bien qu'ils soient censés être cloîtrés dans leurs cabines à souffrir du mal de mer, je vous rappelle que Gargery croisa plusieurs fois Mr Lemon la nuit dans les couloirs. Ensuite ils se virent au Shepheard et là, je m'en veux parce que j'aurais dû immédiatement le réaliser. Ramsès, vous avez aperçu Honoria entrer dans la chambre adjacente à la nôtre, n'est-ce pas ? (Mon fils, muet depuis le début de mon exposé, hocha simplement la tête.) Et bien, dis-je d'un ton catégorique, c'était celle de Mr Lemon. Il a peint le jacaranda devant son balcon, celui que j'avais également admiré. Honoria a prétendu un jour qu'elle passait son temps au Caire à lire sur son balcon, et elle n'avait jamais vu de jacaranda…

— Peut-être n'en savait-elle pas le nom, coupa Emerson.

— Mais elle n'a pas davantage reconnu la description que j'en faisais et des fleurs en trompette bleue sont plutôt significatives, protestai-je. Je savais que quelque chose avait attiré mon attention au cours de ce repas, mais je n'ai pas compris cet indice avant qu'il ne soit trop tard. Quand Ramsès l'a aperçue, Miss Ackroyd entrait dans la chambre de Mr Lemon.

— Crénom, s'écria Emerson si horrifié qu'il en fit tomber sa pipe. Vous ne suggérez quand même pas que cette fille… C'était son oncle, bon Dieu.

— Non, dis-je en lui jetant un regard sévère, je ne suggère rien de tel. J'y ai pensé, bien entendu, mais ce n'était pas dans son intérêt à elle — et Henry Lemon avait d'autres passions. Hum… Où en étais-je ? Quand Honoria a appris de son père que nous allions tous nous retrouver à Abydos, elle a craint notre interférence dans ses projets. C'est elle qui a annulé les visites prévues au Caire pour arriver à Abydos avant nous. Dans le train qui les amenait, Howard — cet incorrigible bavard — a dû parler aux Ackroyd de nos enquêtes, de notre habitude des criminels. Aussi, Honoria a-t-elle agi dès le premier soir. Elle a attendu qu'Howard remonte se coucher, puis elle est allée froidement tuer Anthony Beresford, en étouffant le bruit du coup de feu avec l'un des coussins du salon — ainsi que Gargery l'a prouvé par la suite.

De la pièce d'à côté, Gargery émit un petit toussotement satisfait.

— Je vous avais bien dit que c'était une idée de femme, Peabody, dit Emerson en tapotant sa pipe contre la table.

— C'est exact, mon cher Emerson, dis-je mais vous pensiez alors à Miss Badern, si je me souviens bien. Pour en revenir à Honoria, lorsqu'elle a compris que je…— hum — que nous n'étions pas convaincu par la thèse du suicide, elle a caché le coussin troué dans une autre housse. Il lui fut facile d'en prendre une neuve dans la réserve puisqu'elle suivait Miss Badern toute la journée tandis que nous étions sur le site. Cette petite peste a dû être secrètement ravie en réalisant que la visite de Mr Court nous offrait une magnifique fausse piste — surtout après la découverte de son imposture. Tout étant arrangé selon ses vœux, elle attendait impatiemment de pouvoir rentrer à Londres.

— Cela fait froid dans le dos, avoua Cyrus en secouant la tête, consterné. J'ai du mal à croire cette petite capable de tant de dissimulation. Mon Dieu, ajouta-t-il pris d'une idée soudaine. Aurait-elle aussi poussé son père dans les escaliers ?

— Non, dis-je, elle n'y avait aucun intérêt. La mort de son père l'aurait obligée à subir une nouvelle période de deuil et surtout à perdre le bénéfice de son titre — et de sa dot. En réalité, je n'ai aucune certitude de ce qui s'est passé parce que Mr Ackroyd ne se souvient de rien. Á mon avis, en revenant du site plus tôt que prévu, il a simplement surpris sa fille qui sortait de la chambre de son beau-frère. Elle a dû prendre l'air coupable aussi — hum — peut-être en a-t-il tiré des conclusions erronées. Toujours est-il que, sous le coup de la colère et/ou de l'émotion, il est tombé à la renverse. D'ailleurs, Honoria n'a cessé de répéter : « Pourquoi mon père était-il là ? » Et elle affirmait un peu trop qu'Henry Lemon n'avait rien vu…

— Ackroyd était souffrant, dit Emerson les yeux étincelants. Je pense que cette satanée fille pourrait bien en être la cause.

— Et bien, plus ou moins, acquiesçai-je aimablement. Il ne faut pas oublier que Mr Ackroyd et son beau-frère partageaient la même chambre, et que Mr Lemon dormait fort peu — et mal. Pour maintenir son emprise sur lui, Honoria avait pris l'habitude de parler avec son oncle, le soir. Á mon avis, elle faisait boire du laudanum à son père pour s'assurer de son sommeil. Miss Badern en usait également pour dormir, ce qui a donné l'idée à Honoria. Les réserves de l'infirmière n'étant pas tenues sous clef, il était facile de se servir. Dès qu'Honoria n'en a plus eu besoin, elle a trop brutalement sevré son père et, déjà accoutumé à l'opiacé, il a donc très mal dormi les nuits avant sa chute.

— C'est monstrueux, s'exclama Cyrus d'une voix altérée. Et, dans ce contexte, le suicide de Lemon devient plutôt suspect. Cette fille démoniaque aurait-elle aussi tué son oncle ?

— Pas du tout, dis-je. Elle l'aimait à sa façon. Mr Lemon s'est bel et bien suicidé. Il avait dû récupérer le Mauser dans la chambre d'Honoria — à moins que cette petite rouée ne le lui ait remis intentionnellement pour se disculper en cas de fouilles.

— Pourquoi un tel artiste était-il désespéré à ce point ? Demanda Cyrus. Etait-ce uniquement à cause de la drogue ?

— En partie sans doute, dis-je en réfléchissant, mais il avait aussi des remords — il a parlé de pénitence dans sa lettre, n'est-ce pas ? Il était loin d'être aussi amoral que sa nièce. La mort de Mr Beresford pouvait à la rigueur se justifier — s'il avait cru au mensonge d'Honoria — mais le dernier accident l'a horrifié.

— Ce mensonge pouvait contenir une part de vérité après tout, dit Emerson. La lettre de Beresford n'aurait-elle pu bouleverser cette pauvre femme et la pousser au suicide ?

— C'est une hypothèse que nous avions évoquée, dis-je en secouant la tête, mais je ne la crois plus d'actualité. Il n'y avait aucune possibilité de chantage pour qui connaissait la véritable histoire. Pourquoi Mrs Ackroyd aurait-elle été bouleversée ? De plus, elle était fille de pasteur et une telle éducation laisse des traces. Elle était malade, certes, mais sa noyade fut certainement un accident. D'ailleurs, son mari n'en a jamais douté.

— Vu l'aveuglement d'Ackroyd, ricana Emerson, il ne fait pas un témoin fiable. Et vos illusions concernant l'éducation sont grotesques, Peabody. Lemon avait reçu la même, ce qui ne l'a manifestement pas préservé.

— Vous avez raison, dis-je, mais il en est resté moins imprégné que sa sœur et ne possédait certainement pas la même force de caractère qu'elle. De plus, la drogue l'avait affaibli et aussi…— hum — il avait subi une cruelle déception sentimentale durant son séjour à Londres. Il ne s'en était pas remis.

— Oh, dit Cyrus croyant comprendre. Serait-ce Winifred, celle que son ami… (Il jeta un coup d'œil vers Ramsès.) Je me rappelle ce qu'il a écrit dans sa dernière lettre : « Comment un homme peut-il accepter la perte de tout ce qui constituait sa vie ? »

— Mr Lemon était très malheureux, dis-je tristement. J'aurais dû le réaliser. Mais il est possible aussi qu'il ait cru que sa mort délivrerait sa nièce de tout soupçon. Il a dû être bouleversé en comprenant ce qu'elle avait fait. Même s'il ne l'approuvait pas, c'était la fille de sa sœur et i devait se sentir responsable d'elle. C'était un homme compliqué.

— Votre démonstration est éblouissante, Amelia, dit Cyrus, pourtant je ne comprends pas pourquoi cette jeune fille s'est finalement suicidée alors que rien ne pouvait l'accuser. Cela correspond mal au portrait horriblement calculateur que vous venez de nous faire d'elle.

— Mais elle ne s'est pas suicidée, dis-je d'une voix assurée.

— Amelia, protesta Cyrus. Voudriez-vous insinuer que quelqu'un l'aurait tuée ? Mais pourquoi ? Pour la punir de son crime ?

— Á qui pensez-vous ? A son père ? Je n'en crois rien.

— Je ne pense à rien de tel, assurai-je. Honoria a été victime de ses propres manœuvres — et d'un événement inattendu qui est encore venu se mettre en travers de ses vœux… (Je pris une grande inspiration avant de continuer.) Voyez-vous, lorsque Mr Ackroyd a repris conscience après son accident, il a trouvé Miss Badern penchée à son chevet, pleine d'attentions pour lui. Je crois qu'il l'avait déjà remarquée auparavant, mais qu'importe — il a réalisé qu'il tenait là une chance unique de ne plus être seul, aussi il lui a demandé de l'épouser.

— Comment ? Éructa Emerson en s'étouffant. Vous en êtes sûre ?

— Certaine, répondis-je aimablement. Elle me l'a dit — mais il suffisait de les voir ce matin pour le comprendre. Mr Ackroyd, en proie à une passion qui correspond mal à son tempérament placide, ne compte même pas attendre la fin de sa période de deuil. Il a proposé à Miss Badern — à Penny — de se marier au Caire avant de partir avec lui à la découverte de l'Italie.

— Je vois la scène, dit Emerson en pouffant de rire à cette idée.

— Ce n'est pas drôle, Emerson, dis-je sévèrement, parce que le malheur voulut qu'Honoria entende cette déclaration enflammée. Imaginez sa fureur. Alors qu'elle croyait s'être débarrassée de tous ceux qui pouvaient entraver son mariage, après le choc de la mort inattendue de son oncle, elle n'a pas supporté l'idée que son propre père puisse se conduire aussi horriblement envers elle. Elle a donc immédiatement décidé de supprimer Miss Badern en versant une dose massive de laudanum dans son verre.

— Pourquoi l'a-t-elle bu ? Demanda Cyrus interloqué.

— Ce fut une erreur, dis-je tristement, un simple concours de circonstances — ou une sorte de justice immanente, comme vous voudrez. Honoria a simulé — ou peut-être pas ?— une crise de larmes et Miss Badern a voulu la calmer en lui administrant un tonique français dont elle usait pour elle-même. Quand elle est allée le chercher dans sa chambre, elle l'a machinalement versé dans son propre verre d'eau préparé à côté de son lit.

— Vous l'avez su dès la première minute, n'est-ce pas ? Demanda Cyrus en me fixant avec des yeux ronds. Je ne comprends pas, Amelia. Pourquoi ne pas l'avoir dit ?

— A quoi bon bouleverser des innocents ? Grommela Emerson d'une voix bourrue. Ackroyd souffrait déjà suffisamment de la mort de sa fille. Il ne méritait pas d'apprendre qu'elle était une meurtrière qui avait aussi tenté de tuer sa future épouse. Je n'ai raconté à Carter que ce que nous avions appris sur Court et son trafic d'antiquités avec Williams — il a d'ailleurs été fort déçu d'apprendre que son ami s'était ainsi laissé corrompre mais il affirme que la pauvreté mène à des compromissions. Je suppose qu'il sait de quoi il parle. Puisque les coupables ont payé, laissons les vivants profiter de ce qui leur reste.

— Emerson a raison, Cyrus, dis-je en lui tapotant la main. Personne ne doit jamais savoir ce qui s'est passé cette année à Abydos.

— Je vois, dit-il en hochant la tête. Vous avez ma parole, les amis. Je serai muet comme une tombe.

— Moi aussi, madame et monsieur, dit Gargery en oubliant son impassibilité sous l'émotion du moment.

— Après le suicide de Mr Lemon, remarqua Ramsès en renonçant enfin à son long silence, vous avez prévenu Miss Badern que la mort de Mr Beresford n'était pas un suicide, Mère.

— Penny n'est pas la plus attentive des femmes, dis-je en agitant une main impatiente. Je ne pense pas qu'elle ait compris ce que cela impliquait.

— Et même si c'est le cas, ricana Emerson, elle préfèrera ne pas jeter d'opprobre sur son titre tout neuf.

— Il reste quelques détails, Mère, insista mon fils.

— Vraiment ? Dis-je en consultant mes listes. Oh. Vous voulez sans doute parler de la lettre anonyme ? Contrairement à ce que suspectait votre père, (Emerson grogna devant le sourire ironique que je lui décochai) elle ne venait pas de Mr Neville qui voulait de l'évincer du site d'Abydos. Á mon avis, Honoria tentait seulement de nous retarder afin d'arriver avant nous.

— Non, dit Ramsès, je voulais parler de la personne sortie la nuit où…— hum — le grincement de la porte a réveillé Miss Badern.

— Ce pouvait être Honoria ou Mr Lemon, dis-je en plissant le front parce que j'avais oublié cet incident. Ils cherchaient sans doute du laudanum.

— Ils n'auraient pas eu besoin de sortir dans la cour, Mère, dit Ramsès, mais c'est sans importance. Il s'agissait sans doute de Mr Lemon qui souffrait d'une insomnie. Je l'ai souvent aperçu — à son insu — quand il fumait sous un tamaris en regardant la lune.

— Sous un tamaris ? Grinçai-je. Là où arrive l'avant-toit qui part de votre chambre, n'est-ce pas ?

Sans répondre, Ramsès m'adressa un sourire — du moins est-ce ainsi que j'interprétai le léger adoucissement de cette physionomie impassible. Je fus heureuse de voir qu'il avait recouvré son humeur habituelle après son mutisme inaccoutumé durant mon exposé.

— Que vont devenir les toiles de Mr Lemon ? Demanda alors Cyrus d'un ton contrit. C'est assez vain comme préoccupation en un tel moment — mais j'aurais bien souhaité pouvoir en acheter si…

— Ackroyd en a fait le tri avant son départ, dit Emerson en jetant un regard hautain à notre vieil ami. Il m'a laissé bien entendu toutes les copies et esquisses du site et/ou des stèles que Lemon a exécutées dans un cadre professionnel, mais il a remporté les huiles de Tiyi et Tetisheri — celles que vous convoitiez sans doute, Vandergelt ? Il compte les donner aux Brunton. Il gardera pour lui la toile du jacaranda — un souvenir d'Égypte — et a laissé pour Peabody divers dessins et esquisses.

— Mr Lemon m'avait montré ses croquis le jour de sa mort, dis-je avec un frisson rétrospectif. Il avait un don presque effrayant pour cerner la véritable personnalité de ses modèles. J'ai vu votre portrait, Emerson, celui de Ramsès, mais aussi ceux d'Honoria, de Miss Badern et de Mr Lemon lui-même, errant la nuit dans un cimetière comme un mort vivant…

— Y avait-il le mien, Amelia ? Demanda Cyrus émoustillé. Il l'a fait mais je ne l'ai pas vu. Il avait aussi croqué Selim et Abdullah.

— Et moi également, dis-je tristement. Son dernier dessin…

— Ackroyd a tout laissé sur votre bureau, Peabody, dit Emerson en se levant pour me poser la main sur l'épaule. Vous donnerez ceux que vous voudrez à Vandergelt.

La journée avait été fatigante d'une chose à l'autre. Ce ne fut que le soir, après le dîner, que je pus enfin ouvrir le carton à dessin du pauvre Mr Lemon. Je sélectionnai plusieurs portraits de Cyrus pour les lui remettre le lendemain. Notre vieil ami serait satisfait : L'artiste l'avait plutôt flatté, rendant son côté dandy tout en estompant les rides qui marquaient son visage tanné. Je ne trouvai qu'un seul dessin de moi, telle que j'étais le dernier jour sous la tente en face de lui. Je scrutai avec attention ce visage que je connaissais bien. Avais-je réellement tant d'entêtement dans le menton, tant d'arrogance dans le port ? Je notai aussi ma main crispée sur la poignée de mon ombrelle, la fermeté de ma bouche, les ombres de mon regard. Mr Lemon avait parfaitement rendu la tension qui m'habitait ce matin-là.

Il y avait ensuite un beau portrait d'Abdullah, le visage grave et sévère, et de nombreuses esquisses de son fils Selim. La beauté du jeune homme, sa force, sa joie de vivre éclataient dans chaque trait de dessin. Un dernier portrait était tombé au fond du carton. Je ne reconnus pas le modèle, un magnifique jeune homme aux yeux clairs. En retournant la feuille, je vis un prénom et une date : Guy, juin 1898.

Lorsque je me retrouvais, bien plus tard, couchée auprès d'Emerson, il me serra contre lui et me dit tendrement dans l'obscurité :

— Vous avez merveilleusement répondu à toutes les questions, ma chérie. Il y a juste une chose que je voudrais ajouter au sujet de Lemon. Je ne sais comment vous l'exprimer mais…— hum — contrairement à ce que croit Vandergelt, Lemon n'a jamais été amoureux de la jeune femme de son ami.

— Notre fils n'a pas treize ans, Emerson, dis-je d'une voix calme. Il ne m'a pas semblé utile d'évoquer devant lui les pulsions qui peuvent atteindre les jeunes gens trop émotifs.

— Oh, dit Emerson d'une voix étonnée. Ainsi vous le saviez ?

— J'ai vu les dessins d'Henry Lemon, dis-je. Certains étaient très expressifs. C'était un jeune homme tellement torturé, Emerson. Même son beau-frère n'a pas été surpris de son suicide. J'aurais sans doute pu…

— Non, Peabody, vous n'auriez rien pu faire. Vous ne pouvez pas sauver tout le monde.

— Je le sais bien, Emerson, soupirai-je.

— Dormez bien, ma chérie.

Les quelques jours suivants furent très agréables. Il y avait longtemps que nous n'avions pas eu l'occasion d'être aussi détendus. Une fois Cyrus Vandergelt retourné à Louxor, Emerson se montra si exubérant que même Abdullah oublia souvent son air grave et compassé pour rire de sa joyeuse faconde. Je les accompagnai sur le site chaque jour, ma cheville me tiraillait bien un peu le soir mais ces petits tracas ne me retenaient pas de profiter pleinement de notre intimité retrouvée.

Pourtant les fouilles d'Emerson s'avérèrent décevantes. Il avait bien retrouvé l'enceinte annoncée mais le cénotaphe de Tetisheri resta désespérément vide. Á la fin de la seconde semaine, Emerson décida de combler le mastaba, bien qu'il nous ait fait demeurer sur place jusqu'à la nuit les derniers jours.

— Peabody, annonça-t-il avec emphase. Je suis déjà l'homme le plus heureux du monde. Qu'aurais-je eu à faire en réalité d'un cénotaphe rempli de matériel funéraire qui aurait attiré tous les malandrins à la ronde et dont tout le bénéfice serait revenu à ces sacr…— hum — satanés Français, je vous le demande ?

— Á mon avis… commençai-je.

— C'était une formule de pure politesse, ma chère, grinça Emerson, ses beaux yeux saphir lançant des éclairs furieux. Je ne tiens pas du tout à entendre votre avis sur la question. Suis-je ou non le chef de cette expédition ? Un chef temporaire certes, mais néanmoins le seul responsable de… Abdullah, cria-t-il en faisant sursauter tout le monde.

— Mais je suis là, Maître des Imprécations, protesta Abdullah.

— Je ne veux pas que vous soyez là, grogna Emerson, je veux que vous fassiez refermer ce mastaba. Ramsès ?

— Oui, Père.

— Avez-vous pris avec Selim les photographies nécessaires ?

— Oui, Père, dit Ramsès. En fait, c'est Selim qui a pratiquement tout fait, et je lui ai servi d'assistant.

Je souris au beau garçon brun qui exhibait ses dents blanches à côté de mon fils. Selim n'avait que quelques années de plus que Ramsès dont il avait naguère été le compagnon de jeux. Il m'était extrêmement difficile de l'imaginer marié et déjà père de plusieurs enfants.

Emerson se laissa aller à pérorer sur le chemin du retour.

— Mon troisième volume de L'Histoire de l'Égypte n'est pas terminé mais il débutera par les pharaons de la XVII° dynastie, une période confuse où je pense apporter une lumière intéressante. Il faudra faire de nouvelles fouilles à Thèbes et approfondir…

— J'ai reçu une lettre de Nefret, coupai-je apparemment sans à propos. Elle se plaint que nous tardions à rentrer en Angleterre.

— Oh, dit Emerson avec un sourire attendri. La chère petite. Très bien, ma chérie. Préparez les bagages. Nous rentrons au Caire.

Vu que tous les bagages étaient déjà fermés depuis plusieurs jours, Emerson s'étonna de me voir si peu préoccupée de mes préparatifs le lendemain. Le seul incident notable de la journée fut le dernier méfait d'Anubis. Tandis que je me penchai sous notre lit pour tenter de récupérer des affaires qu'Emerson avait fait rouler le matin même, le chat se mit à jouer avec quelques feuilles froissées sous mon bureau — mes listes désormais inutiles que j'avais jetées. Quand je voulus me retourner pour voir à quoi correspondait le bruit qu'il faisait, je me cognai brutalement la tête contre un angle du sommier. J'étais seule — du moins qu'Anubis ne risquerait pas de répéter mes manquements flagrants à la bonne éducation — aussi je me laissai aller à proférer quelques jurons du répertoire d'Emerson. (Il avait raison : Cela aidait à se détendre.) Malheureusement, Anubis se vexa de mes éclats de voix, sauta sur le bureau pour atteindre la fenêtre et renversa une chandelle qui enflamma le dossier contenant les dessins de Mr Lemon. Je réagis rapidement en versant le contenu de mon pot à eau sur les flammes — ce qui fit détaler encore plus vite le félin furieux — mais les dessins s'en trouvèrent irrémédiablement détruits. Je contemplai avec un détachement fataliste la masse noircie et inondée quand Emerson entra en trombe dans la chambre, attiré par le bruit. Il s'émut de me trouver dans un tel état — et nous eûmes un agréable petit intermède.

Après des adieux émus à Faroudja, Omar, leur petit-fils, et aux employés des écuries, nous reprîmes la route que nous avions suivie quelques semaines plus tôt. Á peine embarqué — le train fut exceptionnellement à l'heure — Gargery se plaignit de ne pas aimer ce moyen de transport aussi je lui tendis un verre de thé chaud largement dosé de laudanum. Il s'endormit peu après, la tête contre la fenêtre.

— Après nos dernières aventures, remarqua Emerson, j'aurais cru que vous seriez dégoutée à vie d'user de laudanum, Peabody.

— Utilisé à bon escient, c'est un remède efficace, Emerson, dis-je d'une voix posée. Nous aurons ainsi un voyage plus agréable tandis que Gargery pourra — hum — bien se reposer.

— Humph, grommela Emerson.

— Où en êtes-vous de votre transcription des mystères d'Osiris, Mère ? Intervint Ramsès avec tact.

— J'ai terminé, dis-je l'air satisfait. Quelle légende passionnante ! En guise de conclusion, j'ai évoqué la grande fête d'Abydos qui célébrait chaque année le retour à la vie du dieu. On y mimait son meurtre et aussi la lutte entre les partisans d'Horus et Seth. En quelque sorte, continuai-je plaisamment, ce furent les premières représentations théâtrales au monde.

— Vous avez beaucoup d'imagination, ma chère, ricana Emerson.

— Mais enfin, protestai-je, vous disiez bien que les scènes des sanctuaires du temple de Sethi 1er détaillaient ce rituel.

— Ce n'est pas leur but premier, dit Emerson en se frottant le menton, elles sont d'une importance capitale pour comprendre ce culte au Nouvel Empire. Ces grandes fêtes, où étaient effectivement évoquées les différentes étapes du mythe osirien, étaient célébrées au début de la saison de l'inondation. La statue du dieu, en tenue d'apparat, était transportée dans la barque divine (la Nechemet) jusqu'à Poqer, après la veillée funèbre commémorant la mort du dieu. Là, il recevait la couronne de triomphe avant de revenir au grand temple.

— La foule participait volontiers à ces manifestations que l'on qualifiait parfois de mystères osiriens, précisa Ramsès.

— Voila qui ferait un titre approprié pour les mystères qui nous ont troublés cette année à Abydos, dis-je pensivement.

— Ne dites pas d'inepties, Peabody, dit aimablement Emerson.

Ce fut avec un immense plaisir que je retrouvai le Caire, ses rues animées, ses magasins, sa population bruyante. C'était l'Égypte telle que je l'aimais — et je m'apprêtais à la quitter pour de longs mois. Le lendemain de notre retour, à ma demande insistante, Emerson accepta une promenade dans le vieux Caire, le plus ancien quartier de la ville. Nous partîmes faire quelques achats au Khan el Khalili, encadré au sud par la rue d'al Azhar et à l'ouest par le marché de Muski. Le souk de Khan el Khalili était établi depuis 1382 au cœur de la ville fatimide. Comme le marché al Muski, il avait les ateliers d'artisanat les plus importants du Caire. Nous y allâmes en passant par la porte Zuwayla à l'ouest des jardins d'Ezbekieh et errâmes longuement dans ces passages et ruelles remplis d'artisans, d'orfèvres, de vendeurs de parfums et d'épices. Tandis qu'Emerson discourait avec plusieurs connaissances devant un café, j'achetai divers articles et cadeaux pour notre famille en Angleterre. Depuis que nous avions quitté l'hôtel Shepheard, je ne savais pas où avait filé Ramsès.

Au cours de notre dernière nuit au Caire, je fis un rêve étrange. Sous la forme d'un faucon, je me trouvai à survoler la région thébaine, le cœur battant de façon précipitée. C'est à Thèbes en réalité que réside la plus haute expression de l'art égyptien antique. C'est à Thèbes que se traduisit en poèmes de pierre l'essentiel du patrimoine architectural et triomphal que se transmirent héréditairement les vieux Pharaons les uns après les autres. Depuis les Rois les plus reculés jusqu'aux contemporains des Grecs, tous rivalisèrent à Thèbes d'effort et de dépenses afin de bâtir pour l'éternité leurs temples et leurs tombeaux, tout fut taillé à Thèbes dans le colossal. Bien que l'Égypte entière ait souffert durant des siècles à cause de ces délires somptueux, plusieurs siècles d'abandon et de pillage n'ont pas suffi pour en faire disparaître les merveilleux vestiges. Dans mon rêve, je soupirai d'aise : J'étais revenue à Thèbes, j'étais de retour chez moi…

F I N