J'ai vingt-trois ans, et je vais mourir…

… Je le sais, je l'ai toujours su. Après tout Athéna, n'a jamais connu sa mère dévorée par Zeus avant sa naissance. Alors pourquoi son incarnation aurait-elle plus de chance ? J'ai mal, j'ai si mal, pire encore que la première fois. Elles murmurent toutes, autours de moi se moquant bien de ma douleur et de ma peur. Seul, le bébé compte. Je les entends pourtant. Elles veulent faire une césarienne. Qu'est ce que c'est ? Mais je ne me pose pas longtemps la question, car soudain, je vois Androclée saisir un poignard finement ouvragé. Je le reconnais, c'est une lame rituelle. A sa vue mon pouls s'emballe ma vision s'obscurcit, mais cela n'a rien à voir avec ce qu'elles veulent me faire, non, c'est le futur que je vois. Cette lame, elle s'en prendra à ma fille… par deux fois ! Je la vois plongeant dans sa gorge. Je veux hurler et je hurle, mais de douleur car c'est dans mon propre ventre que plonge la lame.

Des mains me tiennent et m'empêche de bouger tandis que l'on extrait notre jeune déesse de mon corps. Je la vois, elle est si mignonne avec son toupet de cheveux mauve. Stupidement je me fais la remarque qu'ils sont un peu plus foncés que les miens. Je tends les bras vers elle mais ils retombent aussitôt à mes cotés. Je sens un liquide chaud et gluant contre ma main. Je tourne la tête vers elle… elle est rouge de sang. Je fais une hémorragie, je me vide aussi sûrement que rapidement. J'ai vingt-trois ans, je n'ai connu que cette vie, cette île depuis mon enfance et je vais mourir.

Elles ne feront rien pour me sauver, elles me détestent, et Androclée plus que toutes les autres. N'ai-je pas pris la place de Cléonis, sa candidate ? Alors que ma conscience s'enfonce vers le royaume d'Hadès, je revois les sept années qui me séparent de mon dernier accouchement. Sept années de relégation et d'humiliation. Plus exactement cinq à n'être que la dernière des Elues, au mieux ignorée, au pire détestée. Et les deux suivantes à vivre dans ce mélange d'incrédulité et de ressentiment. Car finalement, les augures ont parlé, je faisais partie des trois : avec une autre et Cléonis… la nouvelle Matriarche. Celle qui a succédé à Ramielle après sa mort. A ce souvenir je ne peux empêcher une dernière larme de rouler sur ma joue. En ces quelques jours maudits j'avais tout perdu, mon petit garçon et ma protectrice trouvée morte le surlendemain.

Soudain, à mon doigt, je sens l'anneau de Ramielle. Une des rares choses qu'elle a laissée derrière elle. Les possessions matérielles ne sont pas vraiment importantes sur cette île coupée de tout. Elle me l'a, par écrit, léguée. Malgré ma disgrâce, personne, pas même Androclée, n'a osé aller contre la dernière volonté de la précédente Matriarche. Je n'ai pas cessé de le porter depuis ces jours maudits où je les ai perdu mon bébé et elle. A mon doigt, il chauffe, il me brûle presque… il m'appelle. Alors que mon sang emporte mes dernières forces, je rassemble mes ultimes pensées vers lui.

« Suis-moi ! » me dit une voix que je reconnais être celle de la Ramielle. Je crois même l'apercevoir dans une sorte d'aura lumineuse.

« Je suis morte ? » demande-je presque sereine.

« Presque… mais avant d'entrée dans le royaume des morts, il y a encore une chose que tu dois savoir. Suis-moi... » dit-elle. Et je la suis. Je sens mon esprit se détacher de mon être physique. Je reste là quelques instants flottant au-dessus de mon corps exsangue qu'animent encore de pathétiques mouvements de ma cage thoracique et auquel me relie un fin fil de lumière. Détournant mon regard de cette enveloppe devenu inutile, je le porte vers le minuscule paquet que se passent les sages-femmes avec des sourires extasiées. Mon bébé. Ma petite fille.

« Qu'elle est jolie », ne puis-je m'empêcher de penser à la vue de ce petit visage tout rond et tout souriant.

« Oui, très belle, comme toute les incarnations d'Athéna » me répond Ramielle me rappelant par la même le destin de cette enfant qui n'est pas vraiment à moi. Je me retourne mentalement vers la voix, blessée. »

« Ta fille est très belle, tu peux être fier d'elle. Mais ce n'est pas cela que tu dois savoir. Suis-moi, je n'ai plus beaucoup de temps » me rassure-t-elle avant de quitter la pièce traversant le mur comme s'il n'existait pas.

Etonnée, je regarde un instant l'endroit ou elle a disparue puis je réalise qu'il n'existe effectivement pas. Je ne suis qu'un esprit, un être éthéré qui se joue de cet obstacle bassement matériel. Après un instant d'hésitation et un dernier regard à ma « fille » je le traverse à mon tour.

La lumière qui est Ramielle m'attend au dessus de l'embarcadère. Un bateau vient de s'y amarrer. Trois silhouettes majestueuse en descendent, deux entièrement dorés. Je reconnais intuitivement les chevaliers du Sagittaire et du Capricorne. Mais celle qui m'attire le plus est la première. Vêtue d'une grande robe de cérémonie, son visage caché par un masque et sa tête par un casque richement décoré. Le grand Pope…mais je ne reconnais pas l'aura de Shion, je ne comprends pas, si le Pope avait changé nous l'aurions su.

Qui est cet homme ?

Inconsciemment je m'approche de lui afin de le sonder. Ce que j'aperçois m'horrifie ! Démon assoiffé de pouvoir ! Assassin ! L'assassin de mon amant ! Comment oses-tu venir te présenter ici ! hurle mon esprit quand soudain je comprends : ma petite fille !

Mais Ramielle me retient ! « Viens, il ne doit pas te voir. Et tu ne peux rien faire. Le destin de notre Déesse est en marche… » me souffle encore la voix. Et effectivement, je sens les pensées de l'usurpateur s'étendre autour de lui à la recherche d'un élément perturbateur… moi.

Alors que je voudrais me jeter sur lui et l'agonir d'injure, protéger ma fille, j'accompagne Ramielle jusqu'au continent, guidée par une force plus grande que ma rage et mon ressentiment.

« Pardonne-moi mais je ne vais pouvoir te guider plus loin » me murmure Ramielle. L'intensité de son aura diminue inexorablement. « Suis la lumière, elle est ta récompense, mais dépêche-toi, à toi aussi il ne reste plus beaucoup de temps … » me dit-elle encore.

« Je ne comprends pas, quelle lumière ? Ramielle ? Restez avec moi ! » hurle-je de toute la force de mon esprit alors que l'aura disparaît lentement.

Un instant encore, et je ne tiens plus entre mes mains éthérées qu'un minuscule éclat de lumière, puis lui aussi s'éteint entre mes doigts fantomatiques. Je reste là, suspendue entre le monde des vivants et celui des morts me demandant ce que je dois faire. « Suivre la lumière ! » m'a-t-elle dit mais laquelle ? La sienne s'est éteinte. Un instant je suis tentée de retourner sur l'île Sacrée mais quelque chose m'en empêche. Je me concentre et sens comme un appel, venu de très loin vers le soleil levant. Je me dirige vers lui et suis ce qui pour moi ressemble plus à un chant mais qui m'attire aussi irrésistiblement qu'une phalène est attirée par la lumière d'une lampe. Alors que je survole mers, continents et montagnes. Je comprends ce qui m'attire. C'est un esprit, doux et puissant à la fois. Si proche de moi, je le connais et pourtant je n'arrive pas à savoir qui il est.

En un clin d'œil je me retrouve au sein de montagnes immenses encadrant des vallées si profondes que l'on n'en voit pas le fond. Jamais je n'aurais pensé qu'il puisse en exister de si hautes ni si énormes. Elles semblent crever le ciel. Si je n'avais su cela impossible, je les aurais dite plus hautes même que le mont Olympe ! Je me sens si petite, si insignifiante face à cette nature démesurée. J'aurais pu rester une éternité devant ce spectacle si une douleur n'avait saisie mon corps éthéré. Je suis en train de mourir ! Là-bas en Grèce, mon corps vit ses derniers instants.

Je recherche alors mon guide et le trouve sans difficulté, c'est maintenant un véritable chant, comme une prière que l'on adresse aux dieux. Un mantra. D'où vient ce mot ? Je ne le connais même pas, mais cela n'a pas d'importance, je me dirige vers lui.

C'est alors qu'au bout d'un piton rocheux je vois apparaître la plus curieuse demeure que j'ai jamais vu. Tout en hauteur, elle est composée de cinq étages octogonaux séparés par des toits en pentes aux extrémités relevés. Le chant vient de l'intérieur.

Je me dirige vers une fenêtre et voit une petite silhouette agenouillé devant un autel. Elle tient dans ses mains un bâton d'encens et chante une prière aux disparus tant aimés. Je tente de m'approcher mais me heurte à une barrière invisible. Etonnée je reste à l'extérieur réalisant que la demeure est protégée contre les esprits tels que le mien. Qui possède assez de pouvoir pour faire cela ? Je veux savoir qui est cet être si puissant qui habite ce lieu si étrange. Car c'est lui la lumière que m'a dit de trouver Ramielle.

A l'intérieur, la silhouette bouge et vient s'encadrer dans l'ouverture située devant moi. Je le vois alors en pleine lumière et mon cœur se gonfle d'amour.

C'est un enfant ! Un petit garçon d'environ sept ans au visage doux et grave encadré de longs cheveux mauves coulant sur ses épaules. Il est si beau. Et au-dessus de ses yeux couleur de jade qui fouillent l'espace à ma recherche se trouvent les deux points de vie si caractéristique de la race de son père.

Mon fils !

Mon enfant ! Et celui de Shion !

Mon petit bébé que l'on m'avait retiré à la naissance.

Durant un instant je hais Ramielle de m'avoir fait cela, puis je comprends, tout. Elle l'a sauvé et protégé. Elle a usé ses dernières forces pour le ramener à la vie et le soigner, avant de le remettre à son père. Elle est morte pour le sauver ! Shion a-t-il seulement su que l'enfant qu'elle lui confiait était son fils ?

C'était cela la récompense dont m'avait parlé Ramielle. Et je la béni de tout mon cœur.

Toujours à ma recherche, mon petit garçon se décale un peu. Un éclat doré à l'intérieur de la tour attire mon attention. Je reconnais le coffre contenant les armures d'or ! Celle du bélier ! Mon cœur se gonfle de fierté lorsque je comprends d'où provient la puissance de mon enfant.

Celui dont les sœurs avaient tant craint qu'il ne devienne le prochain Hadès est un chevalier d'or ! Le premier des douze, le réparateur d'armure, celui dont les pouvoirs psychiques sont les plus puissants… et le premier gardien d'Athéna.

Alors que je sens son regard et son esprit braqué sur moi, je lui transmets tout mon amour et toute ma fierté à cette idée. Je sais aussi avec ce don de prémonition qui me vient parfois qu'il ne saura jamais qui est vraiment Athéna pour lui mais que pourtant, il sera parmi ses plus ardents défenseurs.

Athéna…

Sa déesse…

Sa petite sœur…

Soudain, je sens mon corps terrestre pousser un dernier soupir. Je viens de mourir et déjà mon esprit désincarné perd de sa substance. Le royaume d'Hadès m'attend. Je rassemble une dernière fois mes forces et traverse la barrière, sans difficulté cette fois, sans doute n'est elle prévue que pour repousser les esprits malins. Et moi je ne veux aucun mal à l'être qui habite en ces lieux. Bien au contraire. Arrivée près de lui, j'entoure de mes mains spirituelles le visage de mon tout petit. D'une ultime caresse mentale je dépose un baiser sur son front. Le seul et unique baiser qu'il ne recevra jamais de sa mère.

« Protège toujours ta petite sœur. Je vous aime tant tous les deux ! » lui souffle-je, avant de me laisser emporter vers l'entrée du Mekaï, épuisée mais enfin apaisée.

oOo

Là, depuis sa tour inaccessible de Jamir, Mû regarde l'esprit se dissoudre devant lui. Il dégageait tant d'amour… Il ne comprend pas le lien qui l'unissaient à cette âme solitaire mais il était bien réel, il le sait, il le sent. En la voyant disparaître il a l'impression de voir s'éteindre la lumière d'une étoile.

Il a alors la prescience que loin de là, en Grèce, celle qu'il a juré de protéger est venue au monde. Rentrant dans sa tour, il caresse le caisson contenant son armure d'or. Cette armure qu'il a conquise un mois plus tôt et qu'il a emmenée avec lui dans ce coin perdu du monde, fuyant le sanctuaire et respectant en cela la dernière volonté de son maître, transmise alors même qu'il mourrait le cœur transpercé par le chevalier des Gémeaux. Il jette aussi un regard à l'autel ou l'encens, allumé pour la prière à la mémoire de son maître, achève de se consumer.

Le temps des mantras, du recueillement et des souvenirs est terminé. Désormais, il devra être prêt à défendre Athéna et pour cela reprendre l'entraînement.

oOo

Alors que le jeune chevalier du Bélier rentrait dans sa tour, bien loin de là, dans l'île Sacrée, sous l'œil de deux chevaliers d'or qui bientôt se déchireraient, un grand Pope félon prenait dans ses bras la réincarnation d'Athéna.