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Chapitre 4 : Ce que Lucy comprit

« Ce baiser a sans doute scellé un enchantement qui arracherait son cœur à son corps pour le faire demeurer à Narnia lorsqu'elle a repassé par la barrière magique dans le monde de Londres. »

C'était à ce moment-là, songeait Lucy, que Susan avait tourné le dos à Narnia. Ce jour où, à peine rentrée des Amériques avec leurs parents, Lucy, avec l'enthousiasme de la jeunesse, lui avait raconté qu'elle et Edmund, accompagnés de l'inénarrable Eustache, avaient rencontré Caspian sur le Passeur d'Aurore.

- Oh, dit Susan. Et… comment est-il ?

- Il va très bien, s'exclama Lucy d'un ton enjoué. Il n'a pas beaucoup changé, malgré les trois ans écoulés.

Susan sentit l'habituel pincement au cœur lorsqu'elle imagina Caspian X le Navigateur, fier sur le pont de son navire.

- Tu sais, lui dit-elle sur le ton de la confidence, je crois bien qu'il va se marier.

Le visage de Susan se décomposa.

- Quoi ?

- Sur une île, loin dans l'Océan, nous avons rencontré une Etoile, Ramandu. Je crois que Caspian est tombé amoureux de sa fille…

- Oh…

Ce fut la seule parole que Susan fut capable de prononcer, avec la sensation que ses entrailles se glaçaient. Elles ne se réchauffèrent pas.

- Lucy… dit-elle doucement. Je crois qu'il serait préférable de ne plus parler de ces jeux que nous faisions quand nous étions petits.

Elle eut un sourire forcé.

- Je suis grande, maintenant.

- Mais… s'étonna Lucy, une expression peinée se peignant sur son visage.

- Ca suffit, j'ai dit.

Le ton était d'une sècheresse inhabituelle, même pour Susan. Elle vit des larmes apparaître dans les yeux de sa petite sœur, et Peter faire irruption dans la pièce, l'air étonné, et même réprobateur.

- Qu'est-ce qui se passe, ici ? demanda-t-il, attiré par les glapissements de la cadette.

- Susan… commença Lucy.

- J'ai simplement demandé à Lucy d'arrêter de tenter de m'inclure dans ses jeux stupides, se justifia l'aînée avec un sourire désarmant. Pas de quoi hurler.

Et, avant que son frère ait eu le temps de protester, elle quitta la pièce.

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- Requiescat in pace. Amen.

- Amen, sanglota Susan.

Par dessus son voile, elle fit le signe de croix qui devait achever la messe latine du prêtre. Une nouvelle larme roula sur sa joue tandis que son regard s'égarait sur les portraits sertis dans la pierre. Son père, sa mère, ses deux frères, sa sœur, son cousin. La tante Alberta et son mari Harold, les parents d'Eustache, s'étreignaient plus loin, des larmes coulant sur leurs visages jusque sur la robe noire et cintrée de sa tante. Ce qui restait de sa famille déchirée était là, et Andrew la soutenait comme il le pouvait. Un bras passé autour de sa taille, il la tenait tout contre lui, souffrant avec elle dans chacun de ses sanglots.

Susan, elle, était belle et froide, comme le marbre sous lequel dormaient désormais pour toujours tous les membres de sa famille. Toute de noir vêtue, son voile de crêpe masquant ses yeux et ses joues humides, elle s'agenouilla sur le tombeau. Elle avait enfoui son regard dans ses mains, et, rigide, en une méditation de statue, partie en ces regrets, égrenant dans l'ombre des yeux cachés et fermés le chapelet des souvenirs, elle semblait elle-même être une morte qui pensait à des morts. Dans son dos, il y eut un mouvement pareil au frisson du vent dans un saule. Alors, ses sanglots devinrent convulsifs, et sa tête se pencha lentement vers le marbre. Elle y posa son front, et son voile se répandant autour d'elle couvrit les angles blancs de la sépulture aimée, comme un deuil nouveau. Sur la pierre était gravée en lettres d'or une épitaphe qu'elle avait dû composer pour les pompes funèbres : « Partis dans un monde meilleur. »

Ce n'était ni beau, ni émouvant, ni original, et pourtant Susan savait qu'elle n'aurait pu trouver épitaphe plus juste. Car elle les revoyait, dans Narnia, courant dans les jardins de Cair Paravel, sans elle, riants. Autour d'elle, elle sentait les gens s'en retourner, partir, quitter le cimetière, quitter ses frères et sœur. Elle, ne voulait pas bouger. Elle sentit Andrew s'agiter derrière elle, ne lui accorda pas un regard.

- Tu peux y aller, Andrew, dit-elle doucement, comme si elle s'adressait à un rêve. Je viendrai te retrouver chez toi.

Andrew s'exécuta, se penchant vers elle pour l'embrasser sur le front, par-delà son voile, et elle dut faire un effort surhumain pour ne pas le repousser. Ses sanglots redoublèrent lorsque Andrew eut enfin passé les grilles de fer forgé.

Elle ne sait combien de temps elle resta là, gémissante, pleurant sur sa famille perdue, sur sa trahison, sur les pardons qu'elle aurait voulu qu'ils lui accordent, avant de se relever enfin. Elle déposa une unique rose noire sur le marbre blanc veiné de bleu sombre, et jeta un coup d'œil alentour. Le soleil se couchait, à présent, et il n'y avait plus personne dans le cimetière. En dehors du vrombissement extérieur des voitures qui fonçaient à toute vitesse dans la rue qui entourait les tombes, on n'entendait aucun autre bruit que le bruit léger que faisaient les pas de Susan tandis qu'elle franchissait à son tour les grilles de fer forgé du cimetière de Highgate.

Les larmes qui brouillaient toujours ses yeux l'aveuglaient, et le voile qui tombait sur son visage, sous son chapeau, diminuait sa vision. Perdue dans ses pensées sinistres, ce fut sans doute pour cela qu'elle ne vit pas la voiture foncer sur elle tandis qu'elle traversait la rue. Elle entendit les cris des passants, le mugissement d'un klaxon, le crissement des pneus. Une douleur intense traversa ses jambes et son buste, et elle se sentit voltiger dans les airs, atterrissant sur le sol dur de l'allée londonienne. La douleur faisait hurler chaque fibre de son être, et elle fut reconnaissante à la vague d'inconscience qui l'emporta soudain dans un voile aussi noir que celui qui recouvrait ses yeux.

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La douleur avait cessé, le sol n'était plus dur mais mou, caressant. L'odeur de terre emplit ses narines tandis qu'elle prenait une profonde respiration, et elle ouvrit les yeux.

Elle n'était plus dans l'allée londonienne. Elle était… dans une forêt.

Non. Elle était dans ces bois. On ne pouvait s'y tromper. Les arbres étaient trop hauts pour être des arbres terrestres, l'air était trop pur, le sol de feuilles était trop doux. Et surtout, le réverbère brillait avec trop de force pour qu'on ne puisse le voir.

Pour la première fois depuis plusieurs années, Susan trembla, et elle sentit son souffle se troubler en même temps que son corps. Était-ce possible ? Pouvait-elle vraiment… ?

- Susan…

Le murmure était d'une langueur, d'une douceur presque inaudible, et Susan tourna brusquement sur elle-même. Son cœur battait à tout rompre contre sa poitrine. Un souffle de vent fouetta agréablement son visage, amenant vers elle le même murmure, toujours plus insistant.

- Susan, Susan…

La Reine - car elle n'était plus Susan Pevensie, à cet instant, mais bien Susan la Douce, Reine de Narnia - s'approcha d'un pas hésitant de l'arbre le plus proche, posa la main sur son écorce.

- Susan, soupira la voix à travers l'écorce.

Un sourire émerveillé, au-delà des larmes, fit jour sur le visage de Susan. Un parfum de fleurs vint chatouiller ses narines, et elle tourna les yeux vers la silhouette de pétales qui voletait, à quelques centimètres du sol, si près d'elle.

- Susan, dit la nymphe à son tour.

Elle ouvrit la bouche pour répondre, ne trouva rien à dire, et finalement se tut. La gorge nouée, elle se débarrassa de ses chaussures trop guindées, de son voile de deuil. Voir tout à présent, sentir pleinement l'herbe de la clairière sous ses pieds, comme cela était bon, comme cela lui avait manqué… A pas hésitants, elle s'avança, plus avant dans les bois, à la recherche d'une présence narnienne, telmarine, humaine, peu lui importait. Elle suivit sans s'en rendre compte le chemin qu'elle avait suivi des centaines d'années auparavant, lorsqu'elle et ses frères et sœur avaient fait la connaissance des Castor. L'endroit avait peu changé et elle trouva sans peine ce qui semblait être le barrage dont s'enorgueillissait Monsieur Castor.

- Il y a… ? commença-t-elle à appeler.

- Votre Majesté ?

Susan fit volte-face. Madame Castor, les bras chargés de pots de confiture, sortait de la maison en se dandinant.

- Votre Majesté, c'est bien vous ?

- Madame Castor…

Les larmes - oh, non pas encore ! - montèrent aux yeux de Susan, et avant qu'elle ait pu s'en empêcher, elle alla serrer dans ses bras la pauvre Madame Castor, qui en lâcha ses pots de confiture. Ils se répandirent sur l'herbe sèche dans un tintement de verre.

- Oh ! Oh… je suis désolée, Madame Castor, s'excusa la Reine en s'agenouillant pour rassembler les pots éparpillés.

- Votre Majesté… répétait ladite Madame Castor, abasourdie. Mais on disait… que vous aviez abandonné Narnia… que vous ne reviendriez jamais.

Susan eut un bref hochement de tête, essuya ses joues humides.

- C'est ce qu'on disait, sans aucun doute, dit-elle à voix basse. Madame Castor, je dois me rendre à Cair Paravel au plus vite…

- Le Château aux Quatre Trônes ? Vous n'y songez pas, mon enfant… C'est si loin.

- Je le sais, et c'est pour cela qu'il faut que je me procure un cheval, un griffon, n'importe quoi - n'importe qui - qui puisse me porter jusque là-bas…

Les yeux de Madame Castor s'écarquillèrent.

- Et pourquoi pas un lion, mon enfant ?

Susan tourna la tête si vite qu'elle eut l'impression de s'être démis les cervicales. Sa bouche s'entrouvrit de surprise lorsqu'elle croisa le regard mordoré du Grand Lion.

- Je suis morte.

Les mots avaient jailli d'entre ses lèvres avant qu'elle ait pu songé à les taire. Aslan resta figé, écoutant.

- Je n'appartiens plus à mon pays-ombre. Je l'ai quitté. Je… - elle dut maîtriser un sanglot. - Je suis désolée.

- Désolée d'être morte, mon enfant ? interrogea Aslan avec une pointe de surprise.

- Non… Je suis désolée… d'avoir tourné le dos à Narnia, de l'avoir renié…

- Susan… Crois-tu vraiment que tu aies pu vraiment, un jour, abandonné Narnia ? Celui qui a été Roi ou Reine de Narnia est Roi ou Reine de Narnia pour toujours. Ton cœur est resté ici, mon enfant. J'y ai veillé.

- Mais…

- Tu n'es pas morte, Susan. Tu reviens à la vie, c'est aussi simple que ça.

La Reine renonça à tenter de dire quoi que ce soit, car elle savait, au fond d'elle-même, qu'Aslan avait raison. Elle revivait enfin. Le contact de la plante de ses pieds sur l'herbe sèche, le soleil qui brûlait ses yeux, elle ne les avait pas ressenti aussi intensément depuis ce qui lui semblait être des milliers d'années - et peut-être était-ce le cas.

Aslan posait toujours sur elle son regard flamboyant et Susan tomba à genoux.

- Debout, Reine de Narnia, ronronna le Grand Lion paisiblement.

Elle ne releva vers lui que son visage déconcerté.

- La route est longue jusqu'au Château aux Quatre Trônes, dit-il avec douceur. Et je suis certain que les arbres et les nymphes se sont hâtés de transmettre les rumeurs de ton retour à Narnia.

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Lucy jouait avec un brin d'herbe, assis dans le verger de Cair Paravel, regardant au loin Caspian qui marchait, main dans la main avec la fille de Ramandu, et Peter et Edmund, épées au poing, qui s'entraînaient au duel.

- Lucy…

Le souffle était céleste et angélique, doux et insistant. La Reine Lucy la Vaillante se tourna pour faire face au nuage de pétales de roses, dont la silhouette féminine ondulait sous le vent.

- Oui ? demanda-t-elle.

Le murmure caressa son oreille, presque inaudible, mais Lucy avait toujours été la plus sensible des enfants Pevensie à la magie de Narnia. Elle ouvrit grand des yeux que l'émotion avait embués, et, se levant aussitôt, se précipita vers ses frères.

- Susan revient ! Susan revient !

Peter stoppa sa botte, et la lame d'un Edmund décontenancé, incapable de se reprendre à temps, lui entailla légèrement la joue. Une perle de sang brûla la peau du jeune homme et Lucy se couvrit la bouche d'une main. Peter porta une main à son visage, essuya le sang qui perlait.

- Ce n'est rien, dit-il d'un ton décidé.

Son regard déboussolé se posa sur Lucy.

- Qu'est-ce que tu as dit ?

Lucy prit une profonde inspiration. Caspian et sa femme, inquiets pour Peter dont l'entaille jetait toujours sur le velours de sa jour un éclat écarlate, s'immobilisèrent à côté des trois Pevensie.

- Susan, répéta-t-elle doucement. Susan arrive.

Elle ne vit pas le visage décomposé de Caspian, le coup d'œil anxieux que lui jeta sa femme. Ses yeux étaient concentrés sur l'expression de ses deux frères. Ebahissement, espoir, incompréhension, excitation.

- Tu es sûr de ça, Lucy ? demanda Edmund.

Elle hocha la tête vigoureusement.

- Une nymphe m'a parlé.

Et, à présent que Peter et Edmund écoutaient plus attentivement, ils entendaient eux aussi la rumeur grandissante qui courait parmi les arbres, chuchotant le nom de Susan de leur voix profonde. Tous étaient si concentrés sur cet unique murmure qu'ils n'entendirent pas les battements du cœur affolé de Caspian.

- Elle voyage sur le dos d'Aslan depuis la Lande du Réverbère jusqu'au Château des Quatre Trônes, dit une petite voix à leur oreille attentive, une voix prophétique qui fit déglutir le Navigateur. Susan la Douce revient vers Cair Paravel.

Les mains de Peter agrippèrent celles d'Edmund et de Lucy.

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Était-ce vraiment possible ? Était-il vraiment possible que cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il avait dû abandonner lorsqu'elle était retournée vers la Terre, fusse de retour ? Était-ce la réalité ?

Ainsi songeait Caspian en tournant comme un lion en cage dans les appartements du Château de Cair Paravel qu'il partageait avec sa femme et son fils. La fille de Ramandu tourna vers lui ses yeux d'un bleu délavé - si semblables à ceux de Susan, réalisa-t-il soudain - qui ressortaient sur sa peau blanche et sans défauts - si semblable à celle de Susan, réalisa-t-il encore.

- Susan la Douce s'en revient vers Narnia, dit-elle à voix basse.

Caspian hocha la tête et ne put soutenir le regard limpide de celle dont il avait fini par tomber amoureux. Mais rien n'était plus fort qu'un premier amour, n'est-ce pas ?

- Je sais, rétorqua-t-il d'une voix un peu trop étranglée.

Il sentait les yeux pénétrants se river sur lui, jauger cet homme qu'ils connaissaient si bien, depuis les longues années qu'ils le contemplaient. Elle ne dit rien, mais son cœur d'Etoile se glaça dans sa poitrine.

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L'étreinte de Peter sur le dos de Susan l'étouffait presque, mais pour rien au monde elle ne s'en serait dégagée. Le Roi Suprême sentait les larmes brûlantes de Susan couler dans son cou, en écho aux siennes.

- Je s-suis tellement désolée… soufflait-elle sans cesse.

Le bras d'Edmund vint s'enrouler autour des épaules secouées par les sanglots tandis qu'il serrait Susan contre elle.

- Je v-vous ai trahis… suffoqua la jeune fille.

- Pas plus que je ne l'avais moi-même fait, il y a bien longtemps, la consola Edmund avec un sourire que Susan, les lèvres toujours tremblantes, tenta de lui retourner.

Elle sentit la petite main de Lucy se glisser dans la sienne et y exercer une pression rassurante.

- Je suis désolée, répéta-t-elle en séchant ses larmes.

Lucy lui sourit à son tour, et il y eut un silence.

- Tu étais pourtant la seule à avoir survécu, chuchota alors Peter à voix basse.

- Seulement pour mieux mourir, Peter, corrigea Susan. Seulement pour mieux mourir…

Mais ne mourrait-elle pas à cet instant ? A cet instant où Caspian venait d'apparaître dans la cour de Cair Paravel, suivi d'une femme aux cheveux blonds et d'un jeune homme qui lui ressemblait. Elle sut aussitôt qu'il s'agissait de Rilian et de la fille de Ramandu. Son cœur se figea dans sa poitrine lorsqu'elle croisa le regard de Caspian, et seule la présence de Peter, Edmund et Lucy la convainquit de ne pas prendre la fuite. Après avoir tant espéré ce moment, après l'avoir rêvé comme nul autre n'aurait pu le faire, voilà qu'elle était étreinte par la peur, l'appréhension. Elle eut, pendant un instant, l'impression que son destin était là, devant elle. Paradoxalement, elle sentit aussi son cœur se réchauffer, et battre avec l'intensité qu'elle lui avait toujours connu avant qu'elle ne quitte Narnia, la seconde fois. Comme s'il revivait enfin. « Ton cœur est resté ici, mon enfant. J'y ai veillé. »

Caspian la regardait, les traits figés dans une expression indéchiffrable. Un frisson traversa son corps à la manière d'une décharge électrique, et il ne pouvait deviner qu'à cet instant, le rythme de son cœur épousait parfaitement celui de la Reine Susan qui posait sur lui ses grands yeux bleus. Il n'avait plus conscience de la présence de son fils et de sa femme à ses côtés. Car, s'il les aimait, l'amour qu'il vouait à Susan, ravageur, dévastateur, détruisait tout autre souvenir en lui que celui des bras de Susan, de ses lèvres, de son corps souple. Il s'abîma dans la contemplation de la jeune femme.

Ce fut la voix basse et grave, rocailleuse d'Aslan qui lui fit reprendre contact avec la réalité.

- La Reine Susan est finalement de retour à Narnia. Elle a quitté son pays-ombre. Et il est temps, hélas, que d'autres le fassent.

Son regard se posa sur la fille de Ramandu.

- Les Etoiles, dit-il posément, ne sont pas faites pour vivre avec les hommes, qui les étouffent et les brisent. Les Etoiles doivent briller dans le ciel. Il est temps pour toi, fille des Cieux, de rejoindre Ramandu.

La femme hocha la tête, et deux larmes roulèrent sur chacune de ses joues. Caspian et elle échangèrent un long regard, et la fille de Ramandu prit la main de celui qui avait succédé à Miraz, celui qui avait aimé Susan, celui qui l'avait épousée, l'avait rendue heureuse, lui avait donné un fils.

- Je ne veux pas que tu partes, dit-il doucement, car, malgré le brasier qui brûlait en lui, renaissant à son amour pour Susan, il restait profondément attaché à sa femme.

- Je suis une Etoile, répondit-elle avec la même douceur. Je ne suis pas fille d'Êve…

Elle n'acheva pas sa phrase, mais ses yeux bleus se posèrent sans équivoque sur Susan. Elle adressa un sourire à celle qui, avant même qu'elle ne le rencontre, lui avait ravi le cœur de son mari.

- Tu l'as toujours aimée, Caspian. Bien avant que je ne te voie pour la première fois, ton cœur brûlait déjà. Tu m'as aimée, autant que tu en étais capable, enchaîné que tu étais à tes souvenirs, mais jamais plus ton cœur ne battra pour moi maintenant qu'elle est revenue, et la passion qui la lie à toi avec elle.

Sa voix était si basse que nul autre que Caspian ne pouvait entendre. Les quatre Pevensie et Aslan se tenaient à l'écart du couple et de Rilian.

- Nous avons un fils, raisonna Caspian.

Rilian s'approcha de sa mère.

- Oui. Et dans les veines de mon fils coule le sang des Etoiles, dit-elle à voix basse.

Elle tourna son regard interrogateur vers Aslan, qui inclina la tête pour acquiescer.

- Je ne peux croire que vous vouliez me séparer de celui qui est de même ascendance que moi, murmura la fille de Ramandu, son regard se faisant suppliant.

- Ton fils viendra avec nous par delà la Mer Orientale et ses Îles Solitaires, et nous rejoindrons l'Île où ton père a jadis vécu. Alors, vous renaîtrez pour éclairer le ciel de Narnia.

- Non !

C'était la voix de Caspian qui s'était élevée. Susan frémit. Comment pouvait-elle être aussi dure et aussi brisée à la fois, cette voix qui l'avait hantée ?

- Il est aussi mon fils, souffla le Roi.

- Aujourd'hui, une Reine vous est revenue des pays-ombre. Mais, Caspian, tout a un prix. Ton cœur peut être tien désormais, mais tu dois laisser partir ton fils.

- Je l'ai perdu déjà une fois… implora Caspian.

- Tu as aussi perdu ton cœur, n'est-ce pas, le jour où Susan a passé la Porte dans les airs ?

Il n'y avait pas de menace ni de dureté dans la voix d'Aslan, seule une tristesse infinie que charriaient ses yeux. Caspian baissa la tête et regarda son fils. Leur échange fut visuel et silencieux. Rilian hocha brièvement la tête et étreignit son père. Leurs visages si semblables s'effleurèrent une dernière fois lorsque Caspian déposa un baiser sur le front de son fils, puis le Navigateur fit de même avec sa femme.

- Je vous demande pardon, murmura-t-il.

- Ne demandez pas pardon, corrigea la fille de Ramandu. Les Etoiles ne sont pas faites pour vivre avec les hommes. C'est moi qui vous demande pardon pour avoir essayer quand même.

- Vous avez été une grande Reine, pourtant. Mère de grands Rois.

- Reine, sans doute, Mère, certainement. Mais je n'ai pas été une épouse. Vous ne le vouliez pas. Je ne le pouvais pas.

Avec grâce, elle retira l'anneau d'or ouvragé qu'elle portait à l'annulaire gauche, et le tendit à son mari.

- Défaites-vous de vos serments envers moi, votre Majesté. J'ai toujours su ce qu'était votre destin. Je connaissais le mien. Ne croyez pas que je n'y ai jamais réfléchi. Moi, je suis l'Etoile lointaine, vous, celui qui demeura fidèle à ses souvenirs.

Elle s'inclina, puis, prenant la main de son fils, se tourna vers Aslan. Celui-ci regarda Peter, Lucy et Edmund qui entouraient toujours Susan.

- Je vous demanderais de bien vouloir vous retirer, vos Majestés, et de laisser votre sœur seule ici.

Tous trois s'inclinèrent et disparurent, regagnant l'enceinte de Cair Paravel. Aslan alors se tourna vers Rilian et sa mère qui lui faisaient face. Ouvrant largement sa gueule, le Lion les inonda de son Souffle, et, progressivement, les contours du fils et de la femme de Caspian se firent flous. Leur image se troubla, comme s'ils perdaient leur consistance, s'évanouissant dans le néant. Susan vit Caspian tressaillir en voyant Rilian et la fille de Ramandu disparaître progressivement. Puis, il n'y eut plus rien. Aslan lui-même semblait s'être dissipé, tandis que les regards de la Reine et du Roi étaient absorbés par la disparition des Enfants des Etoiles.

Chacun frissonna en se rendant compte qu'ils étaient seuls. Ce n'était pas arrivé depuis… la dernière nuit qu'ils avaient passé ensemble, le soir du Couronnement de Caspian. Susan se demanda si elle allait oser, puis, finalement, s'avança lentement vers lui, s'arrêtant à cinquante centimètres de lui, son regard s'abreuvant des traits depuis si longtemps flous dans sa mémoire, et qui récupéraient à présent toute leur netteté. La seule chose qui avait changé en Caspian, c'était la lueur vieillie de son regard.

- Je suis désolée, dit-elle doucement.

Elle ne savait combien de fois, en une seule journée, elle avait pu prononcer ces mots, mais jamais les mots, de toute façon, ne pourraient effleurer l'intensité de la pénitence qu'elle s'infligeait en elle-même, des remords qui broyaient son cœur.

- Pour votre fils, précisa-t-elle en baissant la tête. Et… - elle hésita - pour votre femme.

Caspian eut un sourire triste.

- Vous n'avez pas à l'être. Ce n'était pas votre faute… Vous m'aviez prévenu, jadis.

Sa main eut un petit fataliste.

- Je ne vous pensais pas si difficile à oublier, confessa-t-il d'un ton doux.

Susan ne répondit pas.

- Mon fils me manquera. Il m'a été enlevé alors qu'il était enfant par la Sorcière Verte et je ne l'ai revu qu'avant de mourir. Je pensais pouvoir davantage profiter de sa présence, à présent qu'il avait gagné le Vrai Narnia, mais…

A nouveau, il soupira et haussa les épaules. Les doigts de Susan lui saisirent impulsivement la main. Se rendant compte de son geste, honteuse de manifester cette tendresse qui lui avait coûté son fils, elle voulut se dégager, mais Caspian ne desserra pas son étreinte sur ses doigts.

- Restez… dit-il dans un souffle.

Les yeux noirs brillaient de regret et d'envie, de tendresse et de mélancolie. Susan abandonna toute résistance. Main dans la main, ils s'éloignèrent en silence de la cour oppressante de Cair Paravel, gagnant un peu plus loin le verger qui offrait sa magnifique vue sur les Eaux de Cristal. Allongés côte à côte, ils regardaient l'immensité qui s'étendait au dessus d'eux, le ciel d'un bleu éclatant, sans nuages, sans se toucher. Les mains de Susan étaient jointes sur son ventre, mesurant avec un étonnement heureux sa respiration sereine, plus sereine qu'elle ne l'avait été depuis de nombreuses années. Elle hasarda un coup d'œil à sa gauche et vit que Caspian avait tourné son visage vers elle. L'éclat de ses yeux noirs et mélancoliques la heurta de plein fouet.

- Vous êtes revenue, dit-il d'une voix lente et basse.

Susan hocha la tête.

- Je suis revenue.

- Pour combien de temps, cette fois ?

- Pour toujours.

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« Ton souvenir est comme la mer, il semble se retirer mais revient toujours se fracasser contre les rochers de mon âme, autant écume de tes mots qu'embruns dans ta voix. Malgré tous mes efforts, ton regard me hante, ton souvenir me tue et cette incertitude est l'unique semblant de paix que les jours qui s'écoulent veulent bien m'accorder. Tu es la plume qui trempe dans l'encre de mon sang, tu es les mots qui s'épanchent sur le papier, tu es l'être que je fuis, qui peuple mes pensées. Car je ne respire plus le parfum de la vie tant que tes lèvres ne sont plus là pour m'en offrir le souffle. »

« Dans notre vie, on a tous laissé partir une personne on n'aurait voulu quitter pour rien au monde. On a tous, gravée dans notre mémoire, l'ultime image de cette personne qui disparaît dans la nuit. On a tous le regret de ne pas lui avoir dit de rester, de ne pas l'avoir suppliée, parce qu'on ne s'en sentait ni le droit ni le courage, parce qu'il aurait fallut expliquer pourquoi et que c'était trop risqué, trop douloureux, trop humiliant, parce qu'on ne pouvait se résoudre à prononcer ces mots, parce qu'on n'avait que seize ans et la vie devant soi, parce que ce n'était pas le temps des serments. Aujourd'hui, j'ai la vie devant moi, mais tu es loin derrière. »

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Aujourd'hui, le passé n'importait plus puisque le présent les voyait réunis et qu'un avenir s'offrait à nouveau à eux, libre de toutes entraves.

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