Chapitre 1

Camille

Le train s'arrêta à la gare de Winchester, une ville du sud de l'Angleterre.

Un homme d'environ soixante-dix ans, tiré à quatre épingles, m'attendait sur le quai. D'après la description que m'en avait faite mon père, je reconnus Watari, fondateur de la Wammy's House où je devais séjourner un certain temps.

Lorsqu'il arriva à ma hauteur, il retira son chapeau et me salua.

- Bonjour Camille, as-tu fait un bon voyage?

- Excellent, merci. Je suis enchantée de vous rencontrer Watari. Mon père m'a si souvent parlé de vous.

- Tout le plaisir est pour moi. Alexandre et moi sommes de bons amis, il m'a aidé à de nombreuses reprises et je suis heureux de pouvoir lui rendre ce service.

Je m'appelle Camille Deneuve. Je suis une française de dix-huit ans. Mon père, Alexandre Deneuve, est commissaire divisionnaire à Paris. Nous ne vivons plus que tous les deux: ma mère, Madeline Deneuve est décédée paisiblement dans son sommeil des suites d'une leucémie; j'avais alors cinq ans. Je me souviens d'elle comme d'une femme belle et douce, passionnée de musique; elle était pianiste. Mon père s'était toujours comporté de manière enjouée avec moi mais, même enfant, je comprenais l'étendue de sa tristesse. Il n'avait d'ailleurs jamais voulu se remarier. Il avait vécu avec ma mère un amour absolu. Il disait souvent que je lui ressemblais de caractère mais aussi physiquement: elle portait de longs cheveux noirs et ondulés naturellement, ses yeux verts, sa peau laiteuse et plus que tout, son allure faisait penser à une sorte de fée.

Mon père était sur une affaire compliquée et recevait depuis quelques temps des lettres de menaces; un individu nous avait même attaqués un soir alors que nous rentrions chez nous. Ce n'était pas inhabituel mais mon père semblait plus soucieux que d'habitude et préférait m'éloigner de Paris.

Malgré mes protestations, il me mit dans le train après m'avoir longuement serré dans ses bras.

Nous arrivâmes à la Wammy's House en fin d'après-midi. Fait rare en Angleterre, le ciel était bleu. Il y avait, tout autour de l'immense bâtisse, un parc parsemé de cerisiers dont les feuilles commençaient à jaunir.

Je notais que la population de l'orphelinat se composait d'enfants d'environ quatre ans pour les plus jeunes, d'adolescents et de jeunes adultes qui devaient avoir mon âge. Je me disais que cela ne devait pas être triste tous les jours.

Watari me conduisit dans un immense hall qui ressemblait à s'y méprendre à l'intérieur d'une église. De nombreux vitraux remplaçaient les habituelles fenêtres.

Des enfants se tenaient çà et là, semblant s'isoler des autres et me faisant penser à des autistes, tant leur comportement paraissait singulier.

Dans le couloir menant aux chambres des filles, mon regard se porta sur un jeune homme qui devait avoir à peu près mon âge. Il avait vraiment l'air louche: il se tenait assis sur les escaliers menant à l'étage, pieds nus, jambes repliées contre lui et tenait entre ses pouces et index, un livre d'une main, une sucette dans l'autre. Ses cheveux en bataille étaient encore plus noirs que les miens. Il leva les yeux vers moi et je fus véritablement saisie par l'intensité de son regard. Ses yeux noirs semblèrent vouloir me transpercer pour découvrir ce qui se cachait au fond de moi. Je m'arrêtai sans m'en rendre compte.

Watari s'arrêta lui aussi, surpris, puis finit par sourire. Il me fit signe de m'avancer vers le jeune homme.

- Camille, je te présente Ryuzaki.

- Enchantée.

Ryuzaki resta silencieux, se leva et s'avança vers moi, le dos recourbé, un index en bouche. Outre son prénom, son origine japonaise était évidente. Je le trouvais beau et plein de charme malgré sa posture et sa bizarrerie. Sans me quitter des yeux, il glissa une main dans une de ses poches et me tendit une sucette.

- Merci… Dis-je un peu surprise. Lait-fraise, mon parfum préféré... Fis-je remarquer en lui souriant.

- 93% des filles aiment ce parfum. Répondit-il sur un ton neutre tout en m'observant de manière indéfinissable.

« Étonnant cette technique de drague » Pensai-je. Je ne pus détacher mes yeux de son regard envoûtant.

Watari finit par rompre le charme en prenant congé de Ryuzaki. Il semblait beaucoup s'amuser de cet étrange premier contact.

Pour ma part, j'analysais ce qui m'arrivait: jamais garçon ne m'avait autant intriguée et même intimidée. Au contraire, je me considérais comme une fille parfaitement maîtresse d'elle-même face au sexe fort. J'avais surtout fréquenté des durs à cuire jusqu'à présent.

Je ne pus m'empêcher de me retourner pour le contempler une dernière fois. Il s'était retourné lui aussi et continuait de me scruter, les mains dans les poches.

Ma chambre semblait tout droit sortie d'un conte de fées: commode et armoire blanches au design arrondi, couvre-lit rose avec froufrous, coussins à profusion, tapisserie rose et mauve. Quelques statues d'anges et de fées étaient posées ça et là. La salle de bain, bien que petite, était bien agencée et sentait la fraise.

- Ta chambre te plaît-elle?

- C'est vraiment ravissant. Dis-je avec sincérité.

- Tu pourras la décorer comme il te plaira.

Nous fîmes ensuite le tour du propriétaire. Il y avait un immense gymnase en retrait du bâtiment avec salles de danse, d'escrime, de musculation, de sports d'équipe et même une piscine.

Le réfectoire était très convivial et se composait de petites tables de quatre à six places.

Il y avait de nombreuses salles de jeux surtout pour les plus petits.

Au sous-sol, avait été aménagée une salle de tir. Je me demandais en quoi cela pouvait être nécessaire dans un orphelinat, mais, pour une raison qui m'échappait, je me gardais de poser la question à Watari.

- Les cours commencent à huit heures. M'expliquait Watari. Tu en es dispensée aujourd'hui. Le couvre-feu est à vingt-deux heures trente le soir. Les sorties en ville sont autorisées la journée à condition de nous en avertir. As-tu des questions?

- Aucune, je vous remercie.

- Bien, n'hésite pas à venir me voir si tu en ressens le besoin.

- Avec plaisir. Répondis-je en souriant.

- Je vais maintenant te présenter Eileen, notre gouvernante qui est aussi enseignante.

Eileen était un beau et petit bout de femme d'environ cinquante ans. Très avenante, elle me mit à l'aise et me donna d'autres informations dont les jeunes filles pourraient avoir un jour ou l'autre besoin, disait-elle.

Je passais ma première nuit à la Wammy's House en me demandant si j'arriverais à m'intégrer discrètement.

Comme je ne trouvais pas le sommeil, je pris un maillot de bain et me rendis à la piscine dont j'avais demandé une clef à Eileen pour pouvoir y accéder à n'importe quelle heure.

Je fis quelques brasses pendant une demi-heure environ. Au moment où je sortis de l'eau, j'eus l'impression d'être épiée. Tout en me séchant, j'observai les alentours mais ne vis personne. Le voyage m'avait fatiguée ce devait en être la raison. C'est en retournant aux vestiaires que je remarquai une caméra. Cela me mit un peu mal à l'aise et je me demandais quelle pouvait être la raison d'une telle surveillance.

Le lendemain matin, je participais à un cours de philosophie dispensé par Eileen.

Mon entrée fit sensation: plusieurs garçons me sifflèrent après que Eileen m'eut présentée. J'aurais du me douter que mon look de Parisienne sophistiquée en mini-jupe ne passerait pas inaperçu.

Je soupirai et allai m'asseoir au milieu de la salle.

Le sujet du cours, concernant la notion de justice, me semblait des plus épineux.

Eileen soutenait que, même si l'on était persuadé de l'identité d'un assassin, il était impensable de le neutraliser sans preuve au nom du respect de la justice.

Je ne pus m'empêcher d'intervenir.

- Pour sauver des vies humaines, cela pourrait s'entendre.

- Une société qui ne respecte pas la justice court à sa perte! Intervint un élève derrière moi.

Je reconnus la voix de Ryuzaki. Je me retournai légèrement. Il était assis un rang en biais derrière moi. Il se tenait les jambes repliées sur sa chaise, pieds nus, un pouce en bouche et me regardait fixement.

- C'est une remarque très pertinente. D'autres arguments, Camille? Reprit Eileen en souriant.

- Je pense qu'une société qui ne peut protéger ses citoyens ne peut se dire juste.

- C'est justement pour protéger ses citoyens que la société se doit de faire respecter la justice! Rétorqua Ryuzaki.

- Et bien, je vois que vous êtes très inspirés! Je vous demanderai donc de me rendre une thèse sur le sujet... que vous rédigerez ensemble. Je l'attends pour mardi.

Il ne manquait plus que ça! J'allais me retrouver en tête à tête avec ce mec qui était tout sauf rassurant.

Le cours suivant s'avéra être de l'escrime pour les filles mais quelques garçons y assistèrent. Nous attendions le prof lorsqu'une très belle fille blonde de mon âge m'aborda.

- Il paraît que les françaises sont des expertes de l'escrime!

- Je pense que notre réputation est un peu surfaite. Répondis-je en souriant.

- Ça te dirait un petit duel?

- Je ne crois pas que...

- Tu es une battante, ça se voit tout de suite! Je suis sûre que tu en meures d'envie! Fit-elle en me lançant une épée.

Je l'attrapai au vol pour l'éviter.

- Hé les filles, mettez au moins vos masques! Cria un garçon.

- Excellents réflexes! Reprit l'inconnue. J'avais raison, tu sais te battre! Fit-elle avec satisfaction.

Elle porta une attaque que je réussis à parer. Je fus surprise par sa rapidité: j'avais affaire à une pro. Ce n'était vraiment pas mon jour!

J'évitai une seconde attaque, perdis l'équilibre sous la force de son coup et me retrouvai un genou à terre.

L'inconnue tourna autour de moi en souriant avec un regard de supériorité et de défi.

- Ne me dit pas que tu ne sais que te défendre!

Je me relevai, sans un mot, en lui souriant. Effectivement, je n'avais pas fait l'effort de contre-attaquer, préférant ne pas me faire remarquer. Elle porta une nouvelle attaque que je parai. J'attaquai à mon tour. Notre joute dura environ cinq minutes au bout desquelles je parvins à la déstabiliser. Elle perdit son épée et tomba en arrière. Je lui mis le bout de mon arme sous la gorge.

- Bien joué! Dit-elle avec un sourire.

Elle me tendit la main, je la pris et l'aidai à se relever. Des applaudissements retentirent.

- Tu es douée... C'est la première fois que je rencontre une adversaire à ma taille.

- Moi aussi. Répondis-je en admirant sa classe.

- Je m'appelle Marie. Pourrais-je venir dans ta chambre ce soir, pour papoter?

- Bien sûr... avec plaisir. Souris-Je.

Je me réjouissais sincèrement à la perspective de pouvoir me faire une amie.