Il est des moments dans la vie où l'on est forcé de prendre des décisions capitales qui peuvent tout changer : une demande en mariage, un changement d'emploi...
On se retrouve à un stop et, dans le brouillard le plus complet, il faut choisir entre la gauche et la droite sans savoir ce qui nous attend. L'inquiétude est si forte que l'on peut parfois préférer rebrousser chemin, ou même garer la voiture et s'asseoir sur le talus.
Shuichi Shindou voulait avancer. Il avait même choisi sa direction, bien qu'il ne sache pas où elle allait le mener. Il passa nerveusement la main dans ses cheveux roses. Il ferma un instant les yeux et, avec une profonde inspiration, il ouvrit la porte. La pénombre qui l'accueillit reflétait bien son état d'esprit, et le silence de l'appartement amplifiait les battements de son cœur.
Terrible roulette ! Il allait tout miser sur le rouge, alors que le noir risquait de sortir. Mais il fallait parfois parier gros pour gagner gros. Le jeune chanteur de pop n'avait jamais été joueur, pourtant il avait enfin décidé de tenter sa chance.
« Je suis rentré » lança-t-il au silence qui, comme de juste, ne lui répondit pas.

Eiri jeta à nouveau un œil à ses notes, effaça quelques mots puis se remit à taper fiévreusement sur le clavier de son ordinateur portable.
Ses nombreux fans devaient penser qu'il était capable d'écrire un roman les yeux fermés, mais cela exigeait en fait une somme de travail colossale, même pour un auteur aussi talentueux que lui. Et surtout une bonne dose de concentration.
Shuichi ne réalisait ni l'un ni l'autre. Il réclamait constamment son attention, comme si ses nouvelles allaient s'écrire toutes seules pendant qu'il batifolait avec son amant.
Pourtant, les sollicitations perpétuelles du jeune homme ne l'ennuyaient plus autant qu'avant, et il avait appris à modifier ses habitudes de travail. Et, de plus en plus, l'absence du chanteur le perturbait. Il n'était maintenant capable de donner le meilleur de lui-même que quand il savait que Shuichi était confortablement installé dans le canapé en train de regarder pour la énième fois une vidéo des Nittle Grasper, le son de la télévision à son niveau le plus bas pour ne pas trop le déranger, ou quand il l'entendait fouiller dans les placards de la cuisine à la recherche d'une friandise à grignoter, insultant copieusement les ustensiles qui ne manquaient jamais de lui tomber dessus.
Eiri regarda l'heure : Shuichi ne devrait plus tarder. Comme toujours dans ces instants qui précédaient l'arrivée du jeune homme, une grande excitation s'empara de son corps, faisant vibrer sensiblement les nerfs de l'écrivain. Le bout de ses doigts réclamait la peau de Shuichi, son cœur soupirait après sa voix et son rire, il salivait à la simple idée de ses lèvres, et Eiri était alors incapable de travailler plus longuement. Il se devait pourtant de le faire croire au jeune homme, lui disait son instinct. Il gardait donc fixement ses doigts sur le clavier.
Il entendit la porte d'entrée s'ouvrir. « Je suis rentré » lança Shuichi. Eiri se prépara fébrilement au violent assaut qui allait suivre, un léger sourire au coin des lèvres. Sourire qui mourut à mesure que le temps passait sans que son amant ne bondisse dans ses bras. Perplexe, il mit ses doigts en mouvement sur le clavier et attendit.

Shuichi retira calmement ses chaussures, posa son sac à dos sur la table basse. Il savait qu'il était en train de repousser vainement le moment fatidique, mais il ne pouvait s'en empêcher.
Un rai de lumière diffuse signalait la présence de son compagnon dans son bureau, certainement en train de travailler. Presque à reculons, il pénétra dans le couloir et s'arrêta devant la première porte. "Respire, et vas-y. Tu ne peux plus reculer" songeait-il en poussant la porte. Il s'arrêta aussitôt et observa son amant.
Eiri Uesugi était une œuvre d'art. Ses traits étaient délicatement ciselés et l'intense concentration qu'il affichait ne faisait qu'accentuer la profondeur de ses yeux dorés. La douce lumière de la lampe de bureau faisait briller de mille feux son abondante chevelure blonde. La tenue vaguement négligée qu'il portait toujours quand il écrivait ne cachait rien de son corps finement musclé : sa chemise blanche était largement ouverte, laissant apparaître un torse ferme et un ventre plat qui faisaient rêver de nombreuses femmes à travers le Japon, le jean noir moulait des cuisses parfaites. Eiri Uesugi était un dieu. Était SON dieu. Il l'admirait, le chérissait, l'adulait. Mais Dieu écoute rarement ses adorateurs. Et malgré tous ses efforts, Shuichi n'était jamais parvenu à obtenir un peu de reconnaissance. Alors il allait devenir athée.

L'écrivain observait son jeune amant du coin de l'œil, tout en feignant de taper sur le clavier de son ordinateur.
Il avait compté chaque seconde qui s'était écoulée entre le moment où Shuichi était rentré et celui où il avait ouvert la porte de son antre. Chacune de ces secondes avait semblé durer une éternité, et elles avaient été beaucoup trop nombreuses à son goût. L'anticipation qu'il avait ressentie à la simple idée de l'étreinte qu'il allait recevoir s'était peu à peu éteinte, pour laisser place à la crainte. Quelque chose n'allait pas.
Maintenant qu'il voyait le jeune homme, il en était certain. Son visage avait beau afficher un sourire de circonstance, ses yeux ne souriaient pas. Une profonde tristesse les assombrissait. Une émotion qu'il n'avait jamais vue chez le chanteur, et une qu'il ne souhaitait pas revoir. Elle donnait à ce visage habituellement si frais et insouciant un air trop sérieux.
Il ne l'aurait jamais avoué, pas même à l'intéressé, mais il admirait la beauté de Shuichi. Ce corps si souple, auquel il avait fait subir les pires outrages, il l'aimait tant. Il ne pouvait se passer de le sentir frémir sous lui, d'avoir ces longues cuisses enroulées autour de sa taille, d'embrasser ce ventre plat et tendre, de malaxer ces fesses avec ardeur pendant qu'il plongeait entre elles... Mais il n'était pas QUE pervers, et son visage le fascinait tout autant. Ses grands yeux expressifs couleur de lavande, sa bouche tendre et rosée, toujours ouverte sur un grand sourire, sa peau délicate et souple, ses cheveux roses... Oui, même la couleur de ses cheveux. Elle faisait partie intégrante de la personnalité de son amant. Il lui semblait parfois que la teinte changeait légèrement en fonction de l'humeur du jeune homme. Il détestait les voir se ternir quand le chanteur avait de la peine.
Peut-être était-ce dû à la pénombre de l'appartement, mais il aurait juré qu'en ce moment les cheveux de Shuichi étaient vieux rose, comme si leur couleur avait fané. Il avait aussi les épaules un peu voûtée, lui qui avait toujours une posture si fière et décidée. Décidément, quelque chose ne tournait pas rond.
Il fit mine de ne pas l'avoir vu et continua de taper des caractères au hasard.

Quand le silence commença à se faire trop pesant, le jeune homme prit la parole.
« Encore en train de travailler ! Tu devrais faire une pause de temps en temps, tu sais... » Comme il avait envie de lui dire oui, de jeter son ordinateur par la fenêtre et de le prendre dans ses bras. De prévenir son éditeur qu'il prenait une année sabbatique pour la consacrer à l'homme de sa vie. Mais... Dans le même instant où ces pensées traversaient son esprit, d'autres l'assaillaient qui étaient moins agréables. Tels de petits diables sur son épaule lui susurrant les pires atrocités, des souvenirs de Yuki Kitazawa lui revenaient. L'amour qu'il avait porté à cet homme, et comment il avait été réduit en miettes. La trahison. Et le remords. Il avait tiré une leçon de cet "incident" : il devait prendre ses distances avec les gens s'il ne voulait pas être blessé à nouveau. Et Shuichi avait déjà une place bien trop importante dans sa vie pour qu'il accepte de lui donner les pleins pouvoirs. Alors il répondit comme à son habitude, froidement : « La ferme ! Tu m'empêches de me concentrer. J'ai des délais à respecter, moi. Si tu allais faire un tour, hein ? » Tandis qu'il prononçait ces paroles terribles, sa poitrine se serra.

Pourquoi en aurait-il été autrement ? Pourquoi ce soir spécialement Eiri aurait-il changé son comportement ? Parce que c'était un jour spécial ? Mais il l'ignorait. Il ignorait qu'un mot de sa part pourrait le faire changer d'avis.
Manifestement, il ignorait aussi la cruauté de ses paroles. Il l'ignorait... ou s'en fichait complètement. Et lui, il avait mal. Chacune des insultes de Eiri, chacun de ses mots blessants, chacun de ses regards méprisants, avait été comme une épingle qu'on aurait plantée dans son cœur. Et, chaque jour un peu plus, son cœur saignait et le faisait souffrir. Il était temps de cautériser la plaie.
« Excuse-moi, Eiri. » Et il sortit en fermant la porte derrière lui. Au bout du couloir, il pénétra dans la chambre de son amant. Elle n'avait jamais été sa chambre, tout juste avait-il eu le droit de l'occuper ponctuellement, et seulement quand la libido de l'écrivain le démangeait. Il avait toutefois eu l'autorisation d'y déposer quelques affaires.
Affaires qui se trouvaient maintenant au fond d'un sac de sport que Shuichi saisit et mit sur son épaule. Il jeta un dernier coup d'œil à cette chambre froide et sans âme, puis en sortit.

À peine le chanteur avait-il quitté la pièce que les doigts de Eiri se figèrent sur son clavier.
"Et merde !"songea-t-il. Il détestait faire souffrir son jeune amant, mais il semblait incapable de s'en empêcher.
Pourquoi, si longtemps après sa mort, Kitazawa continuait de le torturer ? Pendant plus de six ans, il avait refusé tout contact prolongé avec un autre être humain, allant jusqu'à s'éloigner sensiblement de sa famille. Même si celle-ci savait très bien se rappeler à son bon souvenir. Il s'était contenté d'aventures sans lendemain, de coups d'un soir. Jusqu'à Shuichi.
Il avait été incapable de repousser le chanteur borné et entêté, et si cela avait été un fardeau au départ, il s'était vite rendu compte que l'innocence et la fraîcheur du jeune homme étaient une bouée de secours. Une innocence qu'il avait bien failli briser dans un élan libidineux. Il s'était souvent demandé pourquoi Shuichi était revenu après qu'il lui ait fait subir ce qui s'apparentait plus à un viol qu'à un dépucelage. Le fait est qu'il était revenu, acceptant même les étreintes suivantes. Il n'était jamais l'instigateur mais ne se refusait plus et y prenait un net plaisir. Eiri avait ainsi connu le sexe avec des sentiments pour la première fois. C'était peut-être bien lui qui avait perdu sa virginité dans cette relation, en fin de compte.
Mais il n'arrivait toujours pas à exprimer ses sentiments. Il avait tellement peur d'être rejeté, abandonné, moqué, une fois de plus. Et son esprit, tel un miroir déformant, prenait un malin plaisir à lui faire dire l'exact contraire de ce qu'il ressentait, pour le plus grand malheur du pauvre Shuichi qui en faisait les frais.
« Pardonne-moi » murmura-t-il en direction du jeune chanteur. C'est alors qu'il réalisa : il ne l'avait pas appelé Yuki comme à son habitude, mais Eiri. Cela ne lui était jamais arrivé. C'en était trop, il allait avoir une discussion avec Shuichi et lui faire avouer ce qui le tracassait à ce point.
Il était en train de se lever de son fauteuil après avoir refermé son ordinateur quand il entendit la porte d'entrée claquer une fois de plus. Une fois de trop. Il traversa le bureau en quelques pas nerveux, en ouvrit la porte à la volée et se précipita dans l'entrée. Il appuya sur l'interrupteur situé à côté de la porte pour y mettre un peu de lumière, et se figea. Les baskets du chanteur n'étaient plus là.
Mû par une soudaine panique, il courut jusqu'à la chambre. Le sac de sport qu'il y avait vu toute la journée avait disparu également. Les pièces du puzzle s'assemblèrent et il comprit. Il se laissa glisser sur le sol, hagard.
« Shuichi... » Il venait de le quitter.