Note: Allez, on prend les mêmes, et on recommence! Et si Jess n'était pas morte à la fin du premier épisode? Je sais, ce n'est pas le sujet le plus original de l'histoire de la fanfiction, d'autres sont passés par là, mais j'avais envie de tenter le coup. Il y aura trois parties, trois points de vue: Jess, Sam, Dean. Je ne sais pas dans combien de temps arrivera la deuxième partie, ça ne sera pas tout de suite, en tout cas (mais je crois que cette partie se suffit déjà bien à elle-même). Enjoy!

Disclaimer: Rien de ce qui est en relation avec Supernatural ne m'appartient, et je n'écris que pour mon plaisir (et le vôtre, enfin j'espère).

--The darkest hour before dawn--

Première partie : Jess

Quand Jess est petite, c'est un vrai garçon manqué. Elle grimpe aux arbres, joue au baseball, fait des courses de vélo avec les garçons du quartier. Toujours plus haut, toujours plus vite, elle n'a peur de rien, et se fiche du nombre d'égratignures ou de bleus qu'elle peut récolter.

La plupart des autres filles ne l'aiment pas beaucoup, bien qu'elle n'ait jamais vraiment compris pourquoi. Le rejet et les piques moqueuses font mal, parfois, mais elle se dit que cela n'a pas vraiment d'importance. Les filles ne font que bavarder et glousser bêtement, elles sont ennuyeuses à mourir et Jess ne veut pas de leur compagnie, de toute manière. Du moins, c'est ce qu'elle se dit à l'époque. Avec le recul, elle doit admettre maintenant qu'elle ne pouvait s'empêcher de se demander ce qui n'allait pas chez elle. Quand elle dit cela à sa mère, celle-ci réplique avec conviction que c'est chez ces filles que quelque chose ne n'allait pas. Jess sourit avec indulgence, et dépose un baiser sur la tempe de sa mère.

Quand elle a douze ans, son oncle meurt, et sa tante, la sœur de sa mère, vient s'installer près de chez eux avec sa fille Beth, de deux ans plus âgée. Bien qu'elles soient proches en âge, les deux fillettes n'ont pas eu beaucoup l'occasion de se fréquenter – parce que, Jess le comprend plus tard, sa mère n'a jamais pu s'entendre avec son beau-frère. Beth est jolie, avec ses grands yeux verts et sa chevelure brune qui tombe en cascade dans son dos. Elle est toujours habillée avec soin, et les garçons lui tournent sans cesse autour, subjugués. C'est à peu près à la même époque que Jess passe par les transformations de la puberté. Sa poitrine commence à se développer, et deux jours après son treizième anniversaire, elle a ses premières règles. Elle se rend compte progressivement que ses copains commencent à la regarder différemment, et un jour, Ted l'embrasse dans un des couloirs de l'école. Ses lèvres sont sèches, et elle le repousse brutalement quand il essaie de glisser une main sous son t-shirt, avant de s'enfuir, embarrassée et confuse.

Il est toujours difficile de regarder en arrière et d'avoir sur sa propre vie un point de vue objectif, mais si Jess avait à écrire son autobiographie, elle choisirait ce jour-là pour marquer le moment où tout commence à changer. Jusqu'à cet instant, sa vie lui a paru immuable, constante, mais après cela les choses bougent trop vite pour qu'elle puisse les maîtriser. Elle se met à emprunter les vêtements de Beth, à observer la manière dont sa cousine sourie, parle, marche. Elle ne s'est jamais beaucoup souciée de son apparence, jusqu'à ce qu'elle décide qu'elle veut être exactement comme Beth.

Sa cousine l'encourage avec une indulgence amusée, lui donne des conseils, lui assure qu'elle est jolie, elle aussi, et qu'elle doit avoir confiance en elle. Elle adopte spontanément le rôle de la grande sœur que Jess n'a jamais eu l'occasion de connaître, l'inaccessible Carrie, qui est morte alors qu'elle n'était qu'un nourrisson. Elles commencent à passer la majeure partie de leur temps l'une chez l'autre, et Jess peut enfin savoir ce que c'est que d'avoir une amie fille. Tout compte fait, ce n'est pas si ennuyeux que ça.

Elle découvre, avec un peu d'étonnement, que de l'avis de tous elle est particulièrement mignonne. Sa mère et son père le lui ont toujours répété, mais tout le monde sait qu'il ne faut pas croire tout ce que disent les parents. À seize ans et demi, elle découvre également qu'elle aime le sexe. Elle comprend très vite que la première chose à éviter, dans une petite ville comme celle dans laquelle elle vit, est de se faire une réputation de fille facile – un fort appétit sexuel est nettement moins bien perçu chez une fille que chez un garçon, allez savoir pourquoi – alors elle prend toujours soin « d'accorder ses faveurs avec mesure », comme le formule délicatement sa mère lors de leur unique et très embarrassante conversation sur la sexualité. Ce qui est sûr, c'est que la porte qui vient de s'ouvrir change définitivement ses rapports avec les garçons.

Elle passe toujours plus de temps avec eux qu'elle n'en passe avec des filles, à l'exception de Beth. Elle les trouve moins compliqués, plus directs. Elle passe moins de temps à se demander avec nervosité ce qu'elle a bien pu faire ou dire qui ne va pas. Mais des jeux bruyants et mouvementés de leur enfance, ils sont passés à un autre genre de jeu, fait de séduction et de désir voilé.

Quand Beth part pour l'Université de Californie à Los Angeles, c'est un déchirement, le premier que Jess connaît dans sa vie. Elle n'a plus sous la main l'intégralité des gens qu'elle aime, et elle réalise alors à quel point elle a eu une vie facile jusqu'à présent. Il y a bien des drames qui rôdent en périphérie, lui rappelant que la vie n'est pas toujours rose – la mort de sa sœur, la mort du père de Beth – mais aucun ne la touche directement.

La première année, elle se répète que quand elle terminera le lycée à son tour, elle rejoindra sa cousine à L.A. Cependant, le moment venu, elle est admise à Stanford, l'une des universités les plus prestigieuses, et elle fait ce que tout le monde fait : elle suit sa propre voie.

Encore une fois, si Jess a un jour l'occasion de coucher sa vie sur le papier, elle pourra souligner ce point de la chronologie comme un autre tournant majeur, plus crucial que quiconque aurait pu le soupçonner. Car c'est à Stanford que Jess rencontre Sam Winchester, et au moment où cela arrive, elle n'a pas encore conscience que sa vie ne sera plus jamais la même.

---

La première fois que Jess voit Sam, c'est à une fête et il est assis tout seul dans un coin – malgré sa taille imposante, il ressemble à un enfant perdu dans la foule. Sauf que non, ce n'est pas la première fois qu'elle le voit. Elle se rappelle plus tard qu'elle l'a déjà croisé à quelques reprises sur le campus, le nez toujours plongé dans un bouquin.

Elle ne croit pas au coup de foudre, et encore moins aux âmes sœurs, mais elle doit admettre qu'elle ne sait pas bien ce qui la pousse à aller lui parler, ce soir-là. Il est beau garçon, c'est incontestable, mais d'ordinaire elle est attirée par des personnalités plus sociables et extraverties.

Elle tire une chaise pour s'asseoir près de lui. Il lui jette un regard furtif, avant de reprendre son observation de la foule qui danse et qui boit.

« Bonjour ! » lance-t-elle, suffisamment fort pour se faire entendre par-delà la musique assourdissante.

Il se tourne vers elle. Ses yeux sont noisette et des mèches de cheveux châtains tombent dedans.

« Euh, bonjour ? » répond-t-il, son ton légèrement interrogatif, comme s'il n'était pas bien sûr qu'elle s'adresse à lui.

« Tu es venu tout seul ? »

Il sourit – il a un sourire magnifique, qui réveille les fossettes au creux de ses joues, et fait danser des lumières dans son regard.

« Nan, c'est un copain qui m'a traîné ici, mais je l'ai… » Il a un geste la main qui englobe l'ensemble de la pièce et des gens qui s'agitent comme des forcenés. « … perdu dans la foule.

- Tu veux danser ?

- Ah, euh… » Il secoue la tête. « Je ne sais pas danser.

- Regarde-les ! Personne ne sait danser !

- Oui, mais… Non, vraiment.

- Tu veux un verre, alors ?

- Hmm, d'accord ? »

Il s'avère que Sam ne tient pas très bien l'alcool, et quelques verres plus tard, il rit trop fort, se prend les pieds dans les chaises, et Jess n'a jamais rien vu de plus adorable. Ils finissent enlacés tous les deux sur une banquette, comme une demi-douzaine d'autres couples. Personne ne leur prête d'attention particulière, et de toute la soirée, Jess ne voit pas une seule fois le mystérieux ami de Sam.

Ils se revoient le lendemain, et Sam ne se souvient pas de grand-chose, mais au moins il se rappelle le prénom de Jess. Deux jours plus tard, ils déjeunent ensemble, puis ils se font un ciné, et les choses s'enchaînent de fil en aiguille, comme elles le font souvent.

Elle rencontre ses amis, il rencontre les siens, et un petit groupe se forme rapidement. Il y a Zach et Becky Warren, le frère et la sœur – il s'avère que Zach est le copain qui a amené Sam à la fête où ils se sont rencontrés – Charlie Perry et sa petite amie Karen Blake, qui partage aussi une chambre avec Becky, et puis Matt Ellison et Brian Davis, les amis d'enfance inséparables. Elle n'a jamais vraiment fait partie d'une bande, avant cela, et c'est agréable.

Mais avant tout, il y a Sam. Sam est sérieux, poli, attentionné. Pas trop entreprenant, il est même timide et maladroit dans ses tentatives de séduction. Il l'écoute quand elle parle, il la raccompagne toujours à son dortoir, il la laisse choisir les endroits dans lesquels ils sortent.

« Mon Dieu, mais c'est le gendre idéal ! » s'exclame Beth un soir, au téléphone.

Elle se met à rire, et Jess a un peu la nausée, parce que ça ne sonne pas trop comme un compliment. Cela ne fait alors que quelques semaines qu'elle sort avec Sam, et cette conversation avec sa cousine est presque suffisante pour qu'elle rompe avec lui. Sam est gentil, mais elle veut plus chez un garçon.

Sauf que Sam, comme elle a par la suite l'occasion de le constater, est plus, tellement plus. Il est loin d'avoir l'assurance de Jess dans les jeux de séduction, et elle comprend très vite qu'il n'a pas dû avoir beaucoup de relations dans le passé, mais ça ne fait rien, elle est toute prête à lui servir de guide. En toutes autres circonstances, cependant, Sam respire une discrète confiance en soi. Il bouge avec la grâce et la puissance contenues de quelqu'un qui a une parfaite maîtrise de son corps, et il se déplace tellement silencieusement qu'il la prend par surprise à plusieurs reprises. À l'occasion, il la déconcerte par des bribes de connaissance exotique, sur des légendes obscures, des folklores étrangers. Elle le soupçonne parfois d'être superstitieux – il aime entre autres garder du sel à porter de main – sauf que cela ne colle pas vraiment avec une personnalité par ailleurs très rationnelle. Il est d'ordinaire souriant et d'humeur égale, mais parfois il se renferme complètement sur lui-même, quand il étudie, ou sans raison apparente, et dans ces moments, il a beau être dans la même pièce, il pourrait tout aussi bien être à des milliers de kilomètres d'elle.

La première fois qu'ils font l'amour, elle est prise au dépourvu par la passion presque brutale qu'il manifeste.

« Eh ben, ça, commente-t-elle alors qu'ils sont étendus dans l'obscurité de sa chambre de dortoir, collés l'un contre l'autre dans le lit trop étroit.

- Quoi donc ? »

Il a le nez dans ses cheveux, et sa voix parvient étouffée à Jess.

« Je sais pas, tu caches bien ton jeu. D'habitude, tu es tellement…posé. »

Pour une raison quelconque, la remarque le fait rire aux éclats.

« Peut-être que je voulais pas te faire peur ?

- Oh, il en faut plus pour me faire peur. Au contraire, j'aime bien. »

Puis elle se tourne pour l'embrasser, et la conversation est close.

Parfois, elle se demande ce qu'il lui cache. Elle sait ce dont il ne parle pas, sa famille, son enfance. Elle sait tout juste que sa mère est morte quand il était bébé, et qu'il a un frère aîné qui se prénomme Dean, quant au reste… Elle ignore même jusqu'à l'endroit où il a grandi.

Elle peut imaginer que son histoire n'a pas été heureuse, et que c'est pour cela qu'il n'en discute pas. Elle commence à se dire que ça ne fait rien, qu'il peut le trouver avec elle, ce bonheur. Mais elle a bien souvent le sentiment qu'un passé mystérieux et une famille absente ne représentent que la partie émergée de l'iceberg. Sam lui-même semble fait de pièces éparses de puzzle qui ne vont pas bien ensemble, peut-être parce qu'elles proviennent en réalité de plusieurs puzzles différents.

Elle se dit qu'elle a tort de vouloir faire entrer Sam dans un cadre défini. Peut-être Sam est-il tout simplement mystère et contradiction, calme et passionné, ouvert et secret, et peut-être est-elle destinée à ne jamais parfaitement le comprendre. Elle ne peut pas lutter contre sa propre nature, toutefois, sa curiosité insatiable qui la pousse à toujours creuser sous la surface.

Dans une autre vie, qui sait, elle n'aurait peut-être jamais cessé de chercher, sans pouvoir ne serait-ce que toucher du doigt la vérité, ou peut-être se serait-elle lassée. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas ce qui arrive, car une nuit, Dieu – ou le Diable, selon le point de vue – lui envoie un indice sous la forme d'un jeune homme aux yeux verts et aux cheveux coiffés en piques. C'est le soir où Dean Winchester débarque dans son salon.

---

Elle tourne l'interrupteur du salon et il est là, ils sont là tous les deux, ils se retournent vers elle d'un même mouvement. C'est la première fois qu'elle voit le frère de son petit ami, et la première chose qu'elle se dit est qu'il ne ressemble pas du tout à Sam.

Il n'est pas aussi grand que son cadet, mais pas de beaucoup. Il n'a rien de la maladresse de Sam avec les filles, c'est même tout l'inverse. Dans cette situation étrange et embarrassante, il est bien le seul à avoir l'air à l'aise, et il va jusqu'à flirter avec elle sous le nez de Sam, ce qui donne d'emblée à Jess une idée du culot du personnage.

Elle ne se considère pas comme quelqu'un qui juge facilement les gens, mais la deuxième chose qu'elle se dit est qu'elle voit bien de quel genre d'homme il s'agit. Le genre qui est beau garçon et qui le sait, qui est convaincu qu'une femme n'a pas vécu tant qu'elle n'a pas couché avec lui – la vieillesse est dure pour ces hommes, se dit-elle avec condescendance. Elle comprend mieux maintenant les difficultés de Sam avec le sexe féminin. Dieu sait que cela n'a pas dû être facile d'être adolescent avec un pareil phénomène.

Sam a l'air aussi exaspéré qu'on peut s'y attendre, alors Jess pense un moment qu'ils vont vite être débarrassés de leur visiteur nocturne. Il s'avère qu'elle a tort, car ce n'est pas du tout ainsi que les choses se passent. Avant qu'elle n'ait eu le temps de saisir le retournement de situation, Sam a disparu dans la nuit avec le frère prodigue, et elle ne garde avec elle que la sensation de son baiser sur sa joue.

C'est le premier signe, mais elle n'a pas encore assez de recul pour s'en apercevoir. Elle le retrouve lundi soir, deux jours plus tard, et dans un premier temps ils parlent surtout de l'entretien que Sam a passé dans la journée. Ils font ensuite l'amour pour célébrer le fait que tout s'est déroulé sans accrocs, et ce n'est qu'après que Jess se rend compte que Sam ne lui a pas du tout parlé de son week-end.

« Vous avez retrouvé votre père ? demande-t-elle, puisque c'était le prétexte invoqué pour la visite à l'improviste de Dean.

- Ah, euh non, pas encore. En fait, on a peut-être une idée de l'endroit où il est, mais je ne pouvais pas y aller avec Dean, à cause de l'entretien. Dean va me tenir au courant.

- Mais… Vous ne devriez pas avertir la police ?

- Oh non ! Ce n'est pas… C'est pas grave, ça arrive lui arrive de disparaître, mais il sait se débrouiller. C'est juste que Dean s'inquiète, il aimerait être sûr qu'il va bien. »

Jess se retient de faire remarquer quoi que ce soit. C'est sa famille, après tout, il fait ce que bon lui semble, et elle n'a pas à s'en mêler, même si elle trouve que Sam et son frère réagissent curieusement à la disparition de leur père. Elle attend qu'il donne plus de précisions, sur l'endroit où ils sont allés, sur ce qu'ils ont fait, et sur comment se sont passées les retrouvailles avec Dean, mais au bout d'un moment, elle doit se rendre à l'évidence : il n'a pas l'intention d'ajouter quoi que ce soit. Dans un monde idéal, elle serait parfaite, respecterait son désir, et aurait assez de retenue pour ne pas poser de questions, mais comme n'importe qui peut le déterminer, notre monde n'a rien d'idéal.

« Et ça s'est bien passé ?

- Comment ça ?

- Ne joue pas l'idiot. Je veux dire avec Dean, bien sûr. Ça faisait quoi, trois ans que vous ne vous étiez pas vus? Et tout d'un coup, vous passez deux jours entiers ensemble. Il n'y a pas eu pas d'accrochages ?

- Non, non, ça s'est bien passé. On s'est un peu disputé, mais rien de bien méchant. Rien de plus que les centaines de disputes de notre enfance. »

Ils sont dans le noir et elle ne peut pas voir son visage, mais elle détecte quelque chose comme de la nostalgie dans la voix de Sam. Elle ressent brusquement un élan d'exaspération à l'entendre évoquer son enfance comme si elle était censée voir de quoi il parlait, alors qu'il a toujours gardé la bouche résolument fermée sur le sujet. Jamais elle n'a eu envie de le forcer à parler, mais à cet instant, elle est presque tentée.

« Tu étais content de le voir ? »

Il reste silencieux un moment, et elle pourrait presque croire qu'il s'est endormi, si ce n'était le rythme de sa respiration. Elle se colle un peu plus contre lui, pour insister sans avoir à dire les mots, jusqu'à ce qu'elle sente ses cheveux lui chatouiller le nez.

« Oui, répond-t-il enfin. Il m'a manqué. Parfois…»

Il n'en dit pas plus. Elle ignore s'il a voulu dire que son frère lui a parfois manqué, ou autre chose, et elle est obligée de se mordre la langue pour ravaler sa curiosité. Plus tard, il lui parlera plus tard, s'il en a envie.

Elle ne sait pas bien pourquoi, mais elle a une drôle de sensation au creux de l'estomac, et elle met une éternité à trouver le sommeil.

---

Sam se met à appeler son frère. Ou bien c'est son frère qui l'appelle, Jess n'est pas sûre. Tout ce qu'elle sait, c'est que quand elle voit Sam parler tout bas au téléphone, la tête penchée comme pour garder la conversation secrète, c'est qu'il parle à Dean. Et cela arrive de plus en plus fréquemment.

« Vous êtes pires que des lycéennes, ton frère et toi, fait-elle un jour remarquer, en prenant garde à conserver le ton léger de la plaisanterie. Vous êtes tout le temps pendus au téléphone. Vous vous êtes réconciliés ? »

Il lève le nez du livre dans lequel il était plongé.

« On n'a jamais vraiment été fâchés », réplique-t-il, énigmatique.

Son tort est peut-être de ne pas insister. Elle essaie, de toutes ses forces, de jouer le rôle de la petite amie compréhensive, et de ne pas le forcer à en dire plus qu'il ne le désire, mais en conséquence elle sent le ressentiment grandir en elle, comme une blessure qui s'infecte, et la pluie hivernale n'arrange pas son humeur. Elle se sent souvent maussade, et irritable, mais elle n'en souffle pas un mot à Sam, et le jour où il lui demande si cela la dérange qu'il passe le week-end avec son frère, elle lui sourit et lui assure qu'il n'y a aucun problème.

Cela arrive une fois, puis deux, puis de plus en plus souvent, et elle n'arrive jamais à savoir ce qu'ils font exactement quand ils sont ensemble.

« On cherche notre père », explique-t-il évasivement.

Elle insiste à nouveau pour qu'ils appellent la police. Ce n'est pas leur travail, argue-t-elle, et Sam a ses études. Il ne peut pas passer presque un week-end sur trois à parcourir les routes à la recherche d'un père qu'il n'a pas vu pendant des années.

Sam ne l'écoute pas. Ou plutôt, il attend patiemment qu'elle ait fini de parler, avec cet air attentif qui est le sien, avant de déclarer :

« Je t'assure, ce n'est pas une bonne idée d'appeler la police, Jess. Et Dean a besoin de mon aide. »

Dean s'est débrouillé tout seul pendant trois ans, il peut bien continuer. Elle le pense, mais ne dit rien, encore une fois.

Parfois, il revient avec des bleus un peu partout sur le corps, et elle lui passe de la pommade, sans faire de commentaires. Elle s'inquiète bien un peu, mais s'il y a une chose qu'elle a apprise depuis presque deux ans qu'elle sort avec Sam, c'est que sous ses airs de bon élève studieux, il sait parfaitement se défendre. Mais le jour où il revient avec un œil au beurre noir, trois points de sutures sur le bras, et des bleus sur le cou comme si quelqu'un avait essayé de l'étrangler, elle ne peut plus garder le silence.

« Mon Dieu, Sam, qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? »

Il se soumet à son examen avec indulgence pendant quelques minutes, avant de lui assurer :

« C'est rien, c'est superficiel.

- Superficiel ? On dirait qu'on a essayé de t'étrangler ! »

Elle effleure du bout des doigts les bleus sur son cou, et il la repousse, doucement, mais fermement.

« Une petite bagarre de rien du tout. Tu devrais voir l'autre type », plaisante-t-il avec un sourire qui est à la fois une tentative pour la rassurer, et une prière pour laisser tomber le sujet. Malheureusement pour lui, cette fois, Jess n'est prête ni à l'un, ni à l'autre.

« Où était Dean, pendant ce temps-là ? » lance-t-elle, accusatrice.

Le regard de Sam s'assombrit, et il retire la main qu'il avait posée sur son épaule.

« Dean avait les mains pleines, lui aussi et puis c'est bien grâce à lui qu'il ne m'est rien arrivé de pire, figure-toi !

- Grâce à lui ? C'est trop bon de sa part ! Sauf que sans lui, tu n'aurais pas besoin de te battre. Tu serais à Palo Alto, en sécurité, et personne n'essaierait de t'étrangler ! Alors pardonne-moi si je ne déborde pas de gratitude ! »

L'expression de son visage s'adoucit, et il tente de se rapprocher, mais cette fois-ci c'est elle qui se recule, refusant de se laisser apaiser ou attendrir.

« Je ne sais jamais ce que vous faites, où vous allez, et maintenant tu reviens dans cet état ! Et Dean… Je ne sais rien de lui, mis à part qu'il est ton frère, mais vous ne vous êtes pas vu pendant trois ans, et il doit bien y avoir une raison…

- Rien qui doive t'inquiéter, l'interrompt-il.

- Qu'est-ce que ça veut dire, ça ? Moi, je ne peux plus continuer comme ça, à me ronger les sangs, pendant que tu es fourré je ne sais où, à faire je ne sais quoi, avec lui…

- Tu veux que j'arrête de voir mon frère ? »

Non ! C'est ce qu'elle veut dire, ce qu'elle devrait dire, parce qu'elle n'est pas comme ça, elle n'est pas ce genre de fille, qui régit la vie de son petit ami comme une mère castratrice, décidant de qui il doit voir, ce qu'il doit porter, ce qu'il doit aimer. C'est tout ce qu'elle déteste, mais elle doit avouer que quand elle voit l'expression sérieuse de Sam, elle ne peut s'empêcher de se demander s'il ferait vraiment ça pour elle, abandonner sa famille, et elle se rend compte que oui, elle le veut. Elle se retient à temps de le dire, toutefois.

« Je ne sais pas, Sam, je ne peux pas… te l'imposer. Mais j'aimerais bien que tu arrêtes de disparaître comme ça le week-end. Je… je ne peux plus, ok ? »

Il hoche la tête. Il a l'air sombre et décidé, et elle n'est pas sûre de ce que cela signifie.

« Ok. »

Mais ok quoi ?

« Je vais arrêter de partir avec Dean, précise-t-il, soit qu'elle ait parlé à voix haute, soit qu'il ait miraculeusement lu dans ses pensées.

- Merci, soupire-t-elle, soulagée. Merci, Sam. »

Elle lui sourit, mais il ne sourit pas en retour, et sans doute que cela aurait dû lui mettre la puce à l'oreille.

---

Pendant plusieurs semaines, elle n'entend plus parler de Dean. Elle ne sait pas si Sam et lui continuent de s'appeler – après tout, Sam n'a jamais promis de couper tout contact avec son frère – mais en tout cas, elle ne surprend plus Sam au téléphone avec des airs de conspirateur, et elle n'en est pas fière, mais c'est un vrai soulagement.

Le printemps pointe le bout de son nez, avec ses feuilles fragiles d'un vert tendre, ses fleurs éphémères qui éclosent un peu partout, et elle se laisse bercer par l'illusion que tout est redevenu comme avant. Pourtant quelque chose au fond d'elle-même lui dit que ce n'est pas le cas.

Sam fait des cauchemars. Elle s'en aperçoit une nuit parce qu'il la réveille en se redressant brusquement dans le lit. Elle ne sait pas pourquoi elle fait semblant de continuer à dormir quand il se lève et sort silencieusement du lit.

Il est plus distant, aussi, et elle n'ose pas lui demander s'il lui en veut. De toute façon, il est probable qu'il ne l'admettrait pas si c'est le cas, tout comme elle ne lui a pas avoué que cela ne lui plaisait pas qu'il voie son frère. Elle se demande ce que cela révèle sur leur relation. Ils sortent ensemble depuis presque deux ans, partagent le même appartement depuis dix mois, et pourtant ils ne parviennent toujours pas à être parfaitement honnêtes l'un avec l'autre, comme s'il y avait ce mur entre eux, impossible à surmonter.

Un vendredi soir, elle est assise sur la banquette d'un bar avec leur groupe d'amis, et elle rit à une blague de Brian, mais le cœur n'y est pas vraiment, parce que Sam n'est pas là. Il est fatigué, s'est-il excusé, et c'est vrai qu'il a eu beaucoup de travail, ces derniers temps. Mais d'habitude, il ne refuse jamais de voir ces amis, même si c'est pour rentrer tôt se coucher.

La porte du bar s'ouvre, et elle se retourne, dans l'espoir fugace que Sam a changé d'avis et est venu les rejoindre. Elle est déçue de constater qu'il ne s'agit que de Charlie, qui tire une chaise libre jusqu'à leur table, avant de se laisser tomber dessus.

« Eh, vous savez ce que j'ai vu en venant ici ? s'exclame-t-il.

- Non, mais je sens que tu vas nous le dire », grommelle Karen, et Jess grimace. Les choses sont un peu tendues entre Karen et Charlie depuis leur rupture, et Jess espère que cela n'affectera pas trop la dynamique de leur groupe.

Charlie ignore son ex petite amie, et poursuit, les yeux brillants :

« Je marchais sur le trottoir, et dans le sens inverse j'ai vu arriver une magnifique Impala noire.

- Quelle année ? demande Matt, le seul membre du groupe à s'intéresser aussi aux voitures.

- Années soixante, je dirais, 67 ou 68. »

Les deux garçons se lancent dans une discussion animée sur les mérites de cette voiture, sous le regard indulgent et les commentaires ironiques des autres, mais Jess n'écoute pas vraiment. Une Impala. S'il y a une chose que Jess sait sur le frère de Sam, c'est qu'il conduit une Chevy Impala noire de 1967, à laquelle il tient comme à la prunelle de ses yeux.

Elle revient à la conversation de ses amis quand elle entend Charlie prononcer son nom :

« Eh, Jess, il est où Sam ?

- Il est fatigué.

- Il est malade ?

- Non, il m'a dit qu'il était… fatigué, c'est tout. Je ne sais pas ce que tu veux que je te dise de plus. »

Elle se rend compte qu'elle a été plus sèche qu'elle n'en avait l'intention quand Charlie la regarde avec surprise.

« Ok, c'est bon, calme-toi. Je me posais juste la question. »

Becky, toujours diplomate, relance la conversation sur un nouveau sujet, et bientôt Jess ne pense presque plus à Sam et à l'Impala noire.

Jusqu'à ce que la semaine suivante, Sam lui annonce qu'il ne viendra pas comme prévu passer le week-end avec elle chez ses parents.

« Je suis désolé, je me suis mal organisé, et là j'ai beaucoup trop de boulot. »

C'est là qu'elle a la certitude qu'il ment. Sam est la personne la plus organisée qu'elle connaisse, et ce week-end est prévu depuis plusieurs semaines, alors elle ne parvient pas à croire qu'il se soit laissé prendre au dépourvu de cette manière.

Elle ne lui fait pas part de ses soupçons, mais sourit et lui assure que cela ne fait rien.

« Mais Papa et Maman vont être déçus de ne pas te voir.

- Tu les embrasseras de ma part. »

Le soir, au lieu de prendre le bus prévu pour retourner chez elle, elle se poste au coin de la rue et attend. Elle ne s'est jamais sentie aussi ridicule de toute sa vie. Elle ne parvient pas croire, après s'être si souvent moquée de ces filles dans à la télé qui filent leur petit ami pour savoir s'il les trompe, qu'elle est en train de faire exactement la même chose.

Puis une voiture noire se gare le long du trottoir qui borde leur immeuble, la portière côté conducteur s'ouvre sur Dean Winchester, et elle ne parvient pas à croire que Sam lui a menti.

Elle ne sait pas trop quoi faire, après cela. Elle ne se voit pas entrer en trombe dans l'appartement pour une confrontation dramatique avec les frères Winchester. Elle n'a pas envie de voir ses parents et de subir leurs questions bien intentionnées, n'a pas envie d'essayer de leur expliquer ce qui n'a pas encore vraiment de sens pour elle.

Elle erre un peu et finit par atterrir en bas de l'immeuble où se trouve l'appartement que se partagent Becky et Karen. Les filles l'accueillent avec des sourires et des regards inquiets, mais ne lui posent pas trop de questions, à son grand soulagement. Elle appelle ses parents pour leur dire qu'elle est malade et ne peut pas venir, et passe le week-end sur le canapé de Becky et Karen à manger des chips au vinaigre et à regarder des vieux films d'Hitchcock.

Avant qu'elle reparte, le dimanche soir, Becky la prend à parti.

« On n'a rien dit, parce que tu n'avais pas l'air d'avoir envie de parler, mais Karen et moi, on s'inquiète… Il s'est passé quelque chose avec Sam ? »

Jess se mord la lèvre et passe une mèche de cheveux blonds derrière son oreille.

« Je… peut-être. Je ne sais pas. Je vais parler avec lui. Merci de m'avoir laissée rester ici.

- C'est normal, voyons. Alors ça va ?

- Oui. Et… Becky ? N'en parle pas aux garçons, ok ? »

Becky hésite un peu avant de répondre.

« Oui, ok. »

Ses amis mâles ont tendance à être protecteurs envers elle, ce qu'elle trouve à la fois touchant et vaguement insultant, et elle ne veut pas qu'ils décident d'avoir une « conversation » avec Sam – qui serait probablement plus risquée pour eux que pour lui.

Quand elle rentre à l'appartement, elle n'est pas surprise de constater que Dean n'est plus là. Sam l'accueille avec le sourire, lui demande comment vont ses parents. Il s'approche pour l'embrasser, et elle recule d'un pas, fatiguée d'essayer de jouer le jeu.

« Jess, qu'est-ce qu'il y a ?

- Te fatigues pas, Sam, je sais pourquoi tu ne voulais pas venir avec moi. »

Le regard de Sam est indéchiffrable.

« Pourquoi ?

- Dean est venu, n'est-ce pas ? N'essaye pas de nier, je l'ai vu. Où êtes-vous allés ? Qu'est-ce que vous avez fait ? Pourquoi tu m'as menti ?

- Jess, écoute… »

Elle se recule à nouveau, et elle ne comprend même pas pourquoi. Aurait-elle peur de lui ? De Sam ? Cette seule pensée est ridicule, mais elle ne sait plus que penser, ne sait plus si peut vraiment prétendre connaître ce garçon avec qui elle vit.

« Je… Je ne comprends pas, Sam, je ne sais plus ce que je dois croire, je veux dire… Qu'est-ce que tu me cache, hein ? Pourquoi ces mystères ? Est-ce que ce type est même vraiment ton frère ?

- Quoi ? Oui, bien sûr que oui ! Comment est-ce que tu peux….

- Je ne sais plus où est la vérité, moi ! J'ai toujours pensé que tu ne me disais pas tout, mais je n'aurais jamais cru que tu me mentais délibérément ! Je…

- Laisse-moi parler ! »

Elle se tait immédiatement, d'abord parce qu'il ne lui a jamais parlé comme ça, de cette voix grave et tonnante qui impose le respect, et puis parce qu'il marque un point. Il ne peut pas s'expliquer si elle ne le laisse pas en placer une.

Elle lui tourne le dos pour aller s'asseoir dans le canapé.

« Vas-y, je t'écoute. »

Il fourre ses mains dans ses poches, et prend une profonde inspiration.

« D'abord, je suis désolé de t'avoir menti. Je suis vraiment désolé, Jess. Tu avais l'air… de ne pas vouloir que je vois Dean, et je ne voulais pas qu'on se dispute à ce sujet. »

Jess secoue la tête, à court de mots pour exprimer ce qu'elle pense. Le fait que Sam ait spontanément préféré lui mentir que d'essayer d'en discuter avec elle lui laisse un goût amer dans la bouche. Elle ne sait pas ce que cela révèle, sur lui, sur elle.

« Ce n'était pas une bonne idée, je sais bien, reprend Sam. C'est juste que j'ai eu peur que tu…

- Te demande de choisir entre moi et lui ?

- Oui. Peut-être, je ne sais pas vraiment. Ce qu'il faut que tu comprennes, c'est que le monde dans lequel j'ai grandi, il ne ressemble à rien de ce que tu connais. » Elle ouvre la bouche, mais avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit, il poursuit rapidement : « Et je sais que je ne t'ai presque rien dit de mon enfance, tu ne pouvais pas savoir.

- Et je vais savoir, maintenant ? Tu vas enfin me parler ? »

Il a soudainement l'air fatigué, et très triste, mais il continue tout de même :

« Ma mère… est morte quand j'avais six mois, dans l'incendie de notre maison. Mon père nous a élevé sur les routes, mon frère et moi. Après la mort de Maman, il était un peu… paranoïaque, alors on ne restait jamais longtemps au même endroit, et parfois il devait partir travailler, alors il nous laissait tous les deux. Dean m'a quasiment élevé, tu vois. Quand j'ai décidé de partir pour Stanford, mon père et moi, on s'est engueulé très violemment, et il m'a dit », Sam déglutit, « il m'a dit, que si je voulais partir, c'était pour de bon, que je ne devais pas revenir. Et je suis parti en claquant la porte. À partir de là, c'était… comme un choix. Ma famille, ou mon avenir.

- Tu dis que ton père vous laissait pour aller travailler. Mais quel genre de travail il fait ?

- Ah, euh. » Sam se gratte l'arrière du crâne, l'air embarrassé. « C'est difficile à expliquer. Il loue ses services… aux gens qui en ont besoin. » Il fronce les sourcils, concentré. Jess commence à se demander si le père de Sam n'est pas un gigolo, ou quelque chose de ce genre, quand Sam reprend : « Il aide les gens quand la police ne peut ou ne veut rien faire. Disons qu'il est à mi-chemin entre un chasseur de prime et un détective privé. Dean fait la même chose, et l'on attendait de moi que je suive le même chemin. Mais c'était une vie trop dangereuse, trop incertaine, et moi je voulais avoir le choix.

- Mais c'est ce que tu faisais, quand tu voyais Dean ? Tu l'aidais dans son travail ?

- Oui, enfin, un peu. On cherchait notre père, aussi.

- Mais ce n'est pas dangereux ?

- Je sais ce que je fais. Ce n'est pas le métier que j'ai choisi, mais mon père est un ancien Marine, et il nous a entraîné à nous défendre. Et Dean protège mes arrières. »

L'esprit de Jess bouillonne de pensées diverses et variées, de questions qui défilent trop vite pour qu'elle les pose. Elle essaie d'y voir clair, mais elle se demande surtout où Sam veut en venir en lui racontant tout ça. Essaie-t-il de l'apitoyer pour qu'elle lui pardonne ses mensonges ?

« Je comprends que tu n'as pas eu une enfance facile, Sam, mais pourquoi tous ces mystères ? Pourquoi ces escapades secrètes avec ton frère ?

- Je voulais… Je ne t'ai jamais rien dit parce que je voulais garder la vie que j'ai eu avant séparée de celle que j'ai maintenant. Avec l'université, avec toi. Tu comprends, c'était comme un nouveau départ, pour moi. Mais Dean… Mon frère idolâtre notre père, et il est un pur produit de cette vie, de ce métier. Il s'est retrouvé relégué avec tout le reste. Et pourtant… C'est pas qu'on était pas…proches, ou quoi que ce soit. C'est pas que je ne voulais plus le voir. Hmm, je ne sais pas comment t'expliquer. »

Il pince les lèvres, visiblement frustré.

« En fait, notre père était souvent absent, tu vois, et on bougeait trop souvent pour se faire de vrais amis, ou pour les garder. Alors pendant dix-huit ans, il a été la seule personne sur qui j'étais sûr de pouvoir compter. Il est plus que mon frère, il est… mon père, ma mère, mon meilleur ami. Quand je l'ai revu, quand on a passé ce week-end ensemble… Je ne pouvais plus le laisser repartir pour de bon. C'était comme se rappeler… »

Il se tait brusquement et détourne la tête, comme s'il craignait d'en avoir trop dit. Jess baisse le regard sur ses mains, et gratte les dernières traces de vernis rose pâle sur l'ongle de son pouce gauche. C'est bizarre, mais elle se rend compte maintenant que quelque part, elle a toujours considéré Sam comme étant sans passé, sans attaches. Une sorte de page blanche, sur laquelle ils pourraient écrire une histoire à deux libre des poids habituels – belle famille étouffante, vieux copains encombrants, anciennes amours qui réapparaissent au moment le plus inopportun. Sam n'appartenait qu'à elle.

Sauf que ce n'est pas le cas, bien sûr, et elle sait qu'elle est stupide d'avoir entretenu cette illusion même de manière seulement inconsciente. Le ressentiment et l'amertume la brûlent, dirigés vers Dean, cette figure insolente et arrogante qu'elle n'a faite qu'entrapercevoir.

Elle entend Sam parler, mais elle ne relève pas la tête. Elle écoute, tout de même.

« Je ne savais pas comment t'expliquer tout ça… Dean est si différent de tout ce que tu as pu connaître. Et quand on s'est disputé à cause de lui, j'ai eu la trouille. Je ne veux pas qu'on s'engueule. Je me suis dit que si tu ignorais qu'on se voyait, tu n'aurais pas à t'inquiéter. Mais je sais que j'ai eu tort. Jess, je…

- C'est bon, Sam, arrête de t'excuser. Je comprends. Je n'aime pas que tu me mentes, mais… » Elle se lève, lisse d'un geste machinal les plis de sa jupe en lin. « Je crois que je vais aller me coucher, maintenant.

- Ok, moi je vais… »

Il fait un mouvement vague de la main. Elle s'avance vers lui, et se penche pour lui laisser un baiser sur la joue. Au même moment, Sam bouge la tête, s'attendant apparemment à ce qu'elle l'embrasse sur la bouche, et leurs mentons se cognent. Les lèvres de Jess ne font qu'effleurer la joue de Sam, puis elle se détourne, et quitte la pièce sans lui adresser un autre regard.

---

Les jours suivants se passent relativement bien, dans le sens où ils ne se disputent pas, mais une certaine gêne s'est installée entre eux. Ils sont bizarrement polis l'un avec l'autre, et leurs amis finissent par remarquer que quelque chose ne va pas.

Jess et Sam éludent les « Tout va bien, vous deux ? » avec le sourire. Jess sait bien que les autres ne sont pas tout à fait dupes et en parlent entre eux, mais d'ici à ce qu'ils décident d'intervenir, elle espère qu'elle aura décidé de la conduite à adopter pour que tout redevienne comme avant.

Elle aimerait en parler à quelqu'un, mais elle ne sait pas à qui. À ses amis ? Les garçons seraient embarrassés et ne sauraient trop comment réagir, à part avec des plaisanteries maladroites, et elle aime beaucoup Becky et Karen, mais il y a toujours cette sorte de fossé entre elle et les autres filles. Ses confidentes habituelles sont Beth et sa mère, mais elle n'a jamais aimé parler au téléphone, surtout pour discuter de problèmes sérieux.

C'est pourtant ce qui finit par arriver. Sa mère l'appelle en milieu de semaine, pour savoir comment elle se remet de la maladie qu'elle avait presque oublié s'être inventée, et elle a l'intention de garder stoïquement ses problèmes pour elle, mais elle finit par tout déballer avant même de s'en rendre compte.

« Qu'est-ce que je dois faire, Maman ? » demande-t-elle, et elle a honte de constater qu'elle a presque les larmes aux yeux.

Elle entend sa mère soupirer.

« Tu te souviens de ton oncle Ben, le père de Beth ? »

Jess fronce les sourcils, un peu déconcertée par le changement de sujet.

« Un peu, enfin, pas très bien. On ne le voyait pas beaucoup.

- Non. Lui et moi, on ne pouvait pas se voir. C'est pour ça.

- Je ne me souviens pas vous avoir vu vous disputer.

- C'est parce qu'on ne s'adressait pas la parole. Pas devant Beth et toi, en tout cas. On s'ignorait, mais moins on se voyait, mieux on se portait. Sinon, j'aurais vu ta tante Kate bien plus souvent, crois-moi. Et puis il est mort, et c'est horrible à dire, mais ça m'a permis de revoir ma sœur, et à toi de connaître ta cousine.

- J'imagine que tu ne me racontes pas ça maintenant sans raison. Où veux-tu en venir, Maman ? »

Il y a un silence à l'autre bout du fil. Jess connaît suffisamment sa mère pour savoir qu'elle est en train de peser soigneusement ses mots.

« Kate et moi, on a beaucoup parlé de Ben ces dernières années. Elle l'aimait, et elle m'aimait aussi, et on lui a fait beaucoup de mal en ne s'entendant pas. J'ai réalisé que, peut-être… Tout n'était pas de sa faute à lui. Je n'ai pas été très facile d'accès. On ne serait probablement jamais devenu les meilleurs amis du monde, mais on aurait pu cohabiter. Ce que je veux dire, c'est qu'une personne vient rarement seule. Quand tu te mets en couple avec quelqu'un, il a une famille. Notre propre famille se lie avec d'autres gens. Il faut accepter ça, si on ne veut pas perdre ceux qu'on aime. Tu dois donner une chance au frère de Sam. Qui sait, il n'est peut-être pas aussi désagréable que tu le crains. Sam doit bien voir quelque chose en lui.

- Sam est son petit frère, et ils ont eu une enfance vachement instable, apparemment. Il n'est pas vraiment objectif.

- Fais quand même l'effort, tu pourrais être surprise. Enfin, moi, ce que j'en dis, hein… Mais j'ai peur qu'autrement tu le regrettes. »

Elle réfléchit longuement aux arguments de sa mère. Elle est étendue dans le noir aux côtés de Sam, qui ne dort pas non plus bien qu'il essaie de le cacher, et elle se dit que si son oncle Ben n'était pas mort, elle n'aurait sans doute jamais eu l'occasion d'avoir la relation qu'elle a maintenant avec Beth. Il y a quelque chose d'horriblement triste dans cette pensée.

Le lendemain matin, à la table du petit-déjeuner, alors que Sam contemple lugubrement ce qui reste de café au fond de sa tasse, elle lui prend la main pour l'obliger à la regarder, et annonce :

« Je veux rencontrer ton frère. »

---

« Sam arrête de stresser, tout va bien se passer. »

Sam pose ses deux mains à plat sur la table, dans un effort visible pour les garder immobile. Ils sont assis l'un en face de l'autre dans ce petit restaurant pas loin de chez eux, et ils attendent Dean. Sam est terriblement nerveux. Il s'agite sur sa chaise, se mordille la lèvre inférieure, se tord le cou pour voir les voitures qui arrivent dans la rue, et il est en train de rendre Jess dingue. Comme si elle-même n'avait pas déjà des papillons dans l'estomac depuis qu'elle s'est levée ce matin.

C'est le déjeuner qu'ils préparent depuis des semaines. C'est le temps qu'il a fallu pour décider s'ils allaient manger à l'extérieur ou chez eux, déjeuner ou dîner, et pour que Dean trouve un créneau de libre dans son emploi du temps mystérieux mais apparemment surbooké. Ils se sont décidés sur un restaurant pas cher, terrain plus neutre que l'appartement, et sur un déjeuner en milieu de semaine. Sam et Jess ont tous les deux un cours dans un peu moins de deux heures, alors ça leur donne une bonne excuse pour ne pas s'éterniser. Jess se prépare même déjà à prétexter un crochet par la bibliothèque si les choses sont trop tendues.

Elle décroise ses jambes, pour les recroiser à nouveau dans l'autre sens. Bon sang. Elle n'avait pas cours ce matin, et au lieu de bosser sur ce devoir qu'elle doit rendre dans deux jours, elle a passé la matinée à débattre de ce qu'elle allait porter à ce déjeuner. Rien de trop sexy, car elle ne veut pas tendre la perche à un commentaire salace de la part du frère de Sam, mais quelque chose de suffisamment seyant pour qu'elle ne donne pas l'impression de n'avoir fait aucun effort. La matinée n'a pas été de trop pour passer en revue le contenu de son placard.

Sam est tourné vers la fenêtre pour guetter l'arrivée de son frère, et elle effleure sa main avec le bout des doigts pour attirer son attention.

« Sam, comment tu me trouves ? »

Il la regarde attentivement, la tête légèrement penchée. La lumière du soleil met du vert dans ses yeux. Il sourit.

« Tu es magnifique », répond-t-il.

Il a toujours l'air sincère, quand il dit cela. Il ne lui répond jamais machinalement, pour la rassurer ou pour la faire taire. Il l'examine, comme s'il réfléchissait sérieusement à la question, et elle sait qu'elle est jolie, mais elle ne se sent jamais aussi belle que quand il la regarde comme ça.

« Je t'aime », laisse-t-elle échapper impulsivement.

Il n'y a rien de plus vrai. Peut-être qu'elle ne le connaît pas aussi bien qu'elle le croyait, peut-être qu'elle ne le comprend pas toujours, mais elle ne veut pas le perdre.

« Je t'aime aussi »

Il se penche vers elle pour l'embrasser, mais la porte du restaurant s'ouvre et il s'immobilise, le regard fixé sur un point au-dessus de l'épaule de Jess. Elle se retourne, sachant à quoi s'attendre.

Elle voit Dean debout près de l'entrée, dont le regard fait le tour de la salle, scrutateur. Quelque chose lui dit qu'il les a déjà repérés, mais qu'il prend connaissance des lieux, comme le fait Sam quand il arrive dans un endroit qu'il ne connaît pas. Cela dure quelques secondes tout au plus, puis il se dirige vers eux d'une démarche chaloupée. Il arrive à leur hauteur, et les salue d'un bref hochement de tête.

« Bonjour, Jessica. Sammy. »

De près, il a l'air fatigué, et le sourire qu'il leur adresse semble un peu forcé. Elle ne peut pas lui en vouloir – le sourire qu'elle lui retourne ne doit pas paraître beaucoup plus naturel. Le regard de Sam passe nerveusement de l'un à l'autre.

« Dean. Assied-toi, voyons, presse Sam. Tu as l'air crevé. Combien de temps as-tu conduit pour venir jusqu'ici ? »

Dean se laisse tomber sur la chaise qui lui était réservée, puis enlève sa veste en cuir et l'accroche au dossier avant de répondre.

« Oh, pas trop. Six, sept heures ? »

Sam hoche la tête, comme si six ou sept heures de voyage était l'équivalent d'un aller-retour chez l'épicier du coin, et peut-être que ça l'est, quand on passe sa vie sur les routes. Jess, pour sa part, n'est pas sûre d'avoir même déjà conduit aussi longtemps.

Dean s'accoude à la table, et se met à jouer avec le lacet de cuir qu'il porte noué au poignet droit, tout aussi nerveux qu'ils le sont. Jess remarque que la manche de sa chemise est tâchée de sang, et elle se demande si elle doit attirer l'attention de Dean dessus, ou se taire. Le dilemme est vite réglé, parce que Sam s'en est aperçu aussi.

« Dean, ta manche. »

Dean baisse les yeux sur lui-même.

« Oh, merde. »

Sans avertissement, Sam remonte la manche de son frère, et révèle un bandage tâché de rouge.

« C'est récent. » Ce n'est pas une question. « Je croyais que tu ne travaillais pas hier soir.

- Je ne bosse pas dans un bureau, Sam. Tu sais aussi bien que moi que parfois le job ne préviens pas.

- Ouais. Tout va bien, à part ça ?

- Eh bien, maintenant que tu me le dis, y a mon gros orteil qui me gratte…

- Abruti. »

Sam baisse la manche de la chemise de son frère, doucement, de manière à ne pas trop frotter contre le bandage, et appelle le serveur pour qu'ils puissent enfin commander.

Les plats arrivent vite – heureusement, car personne ne parle, et le silence tendu commence à porter sur les nerfs de Jess. L'attitude des deux frères est étrangement forcée, comme s'ils voulaient se dire certaines choses, se comporter d'une certaine manière, mais se retenaient à cause d'elle.

Les assiettes leur donne un prétexte pour ne pas se regarder pendant plusieurs minutes. Dean engloutit son steak comme s'il s'agissait du dernier morceau de viande de la Californie. Il lève la tête vers elle, et elle se rend compte qu'elle est en train de le fixer.

Elle se sent rougir. Il déglutit, et lui adresse un sourire moitié penaud, moitié charmeur.

« Désolé. J'ai pas mangé depuis hier midi. » Il s'essuie la bouche avec une serviette en papier. « Alors, Jess, Sam me dit que tu te prépares à entrer en école de médecine ?

- Euh, oui. Mes résultats ne crèvent pas le plafond comme ceux de Sam… » Elle ne manque pas le sourire emprunt de fierté de Dean. « … mais je m'accroche. Ça ne fait pas très longtemps que je me suis arrêtée sur la médecine, mais je crois que c'est vraiment ce que je veux faire.

- C'est bien. C'est un beau métier. »

Sam arrête de pousser sa nourriture du bout de sa fourchette, et laisse échapper un reniflement de dérision.

« Tu détestes les médecins.

- Je… ? Non ! Je ne déteste pas les médecins, c'est juste que, j'aime pas…

- Tu n'aimes pas qu'ils s'occupent de toi.

- Ce qui n'est pas la même chose que de les détester. Tu veux bien ne pas casser ma baraque quand j'essaie de faire la conversation à ta petite amie ? »

Elle les regarde se chamailler, et elle a de nouveau l'impression qu'ils se censurent, qu'ils ne sont pas naturels. Et pourtant, dans le même temps, elle se sent à des milliers de kilomètres d'eux. Elle comprend, à ce moment précis, que son espoir que tout redevienne comme avant est irréalisable. Dès l'instant où Dean a mis le pied dans leur salon, où Sam a accepté de le suivre, le changement a été irrévocable. Sam n'est plus seulement à elle, et peut-être qu'il ne l'a jamais vraiment été, mais qu'elle n'a pas su s'en apercevoir, derrière le jeu de miroirs et de fumées qu'est Sam.

« Jess, ça va ? »

Elle cligne des yeux, et réalise que Sam la regarde d'un air inquiet. Elle se force à sourire.

« Oui, oui, ça va. J'étais perdue dans mes pensées. »

Sam tend le bras en travers de la table pour lui prendre la main. Elle se concentre sur la chaleur de cette grande main qui recouvre complètement la sienne, et laisse filer toute autre pensée.

---

Des semaines, puis des mois passent. L'été approche, peignant le campus de couleurs vives, et Jess apprend à connaître le frère de son petit ami. Il passe toujours à l'improviste, comme le lendemain de l'anniversaire de Sam, où il frappe à leur porte en fin de soirée, titubant de fatigue. Elle abandonne très vite l'idée de lui inculquer quelques bonnes manières communes – on ne limite pas Dean Winchester. Sam continue d'affirmer que son frère l'a pratiquement élevé, mais elle ne voit pas comment cela est possible.

Dean aime le metal, les vieilles voitures, et les obscurs films de série B, qu'il connaît parfois par cœur, jusqu'au nom des figurants. Il la surprend par son savoir sur certaines plantes, mais n'a qu'une connaissance vague des contes de fée, et n'a apparemment jamais vu Mary Poppins. Quand elle le voit avec Sam citer de mémoire les dialogues de séries aussi variées que Matlock, Happy Days, ou X Files, elle comprend que les deux frères ont avant tout été élevés par la télé, et elle se dit que ça explique bien des choses en ce qui concerne Sam et certaines de ses réactions.

Sam est heureux quand son frère est là. Jess ne s'était jamais rendu compte à quel point il se surveille en permanence avant de le voir en compagnie de Dean. Son sourire plus libre, moins gardé, son regard plus vif. Jess sent le poids de la jalousie lui peser sur l'estomac, et elle a l'impression d'être une personne horrible, jusqu'à ce qu'elle surprenne un jour le regard de Dean alors qu'il les regarde lui dire au revoir, enlacés sur le pas de la porte, et qu'elle comprenne qu'elle n'est pas la seule à être jalouse, et qu'elle, au moins, a Sam auprès d'elle tous les jours.

Dean ne reste jamais bien longtemps, et il semble éviter de rencontrer leurs amis, comme s'il avait peur de se faire happer dans cette vie si différente de la sienne. Sam ne repart plus sur les routes avec lui, mais ils continuent de se téléphoner, et leurs conversations sont toujours aussi secrètes. Elle sait qu'ils se disputent parfois, mais elle n'en connaît jamais la raison. Elle reste en lisière du monde mystérieux des Winchester, et elle voit Sam essayer de se scinder en deux, toujours à cheval sur la frontière, dans une position intenable.

Elle est préoccupée par les examens qui arrivent, mais Sam, qui est d'ordinaire toujours tellement concentré en période d'examen, a la tête ailleurs, probablement sur les routes avec son frère, comme il l'est souvent ces derniers temps. Quand elle voit son regard se perdre dans le vide, quand il ne cesse de consulter son téléphone portable machinalement, Jess se plonge dans ses cours et dans ses bouquins, et se focalise sur la tâche à accomplir. C'est sans doute pour ça qu'elle ne voit pas venir le moment où son monde implose.

---

Elle traverse le campus sans se presser. La chaleur confortable de l'air, l'ocre des murs, l'orange des tuiles, le vert des pelouses et des palmiers, et le bleu intense du ciel forment un cocon qui la protège des soucis quotidiens. La sonnerie de son portable la sort de sa rêverie.

C'est Sam, et il semble nerveux, agité. Il lui dit que Dean a besoin de son aide, et qu'il va le rejoindre. « Je ne serai sans doute pas là quand tu rentreras », prévient-il.

C'est la tension dans sa voix, inexpliquée, qui oblige Jess à se dépêcher de rentrer, une boule de peur et d'anticipation logée dans le ventre. Elle tourne au coin de leur rue juste à temps pour voir la grande silhouette de Sam qui sort de l'immeuble, et commence à remonter la rue à grands pas, dans le sens opposé de celui d'où vient Jess.

Son premier réflexe est de héler Sam, de courir à sa rencontre, pour lui demander ce qui ne va pas. Elle ne sait pas trop pourquoi elle ravale son cri, et se met à le suivre.

Il marche vite, mais elle a de longues jambes, et parvient tant bien que mal à tenir le rythme. Tout ce qu'elle connaît de l'art de la filature, elle le tient des films, et des romans policiers qu'affectionne sa mère, alors elle est sûre que Sam va la remarquer d'entrée de jeu, lui qui est toujours tellement attentif à ce qui l'entoure. Il doit être vraiment préoccupé, parce qu'il ne se retourne à aucun moment.

Il arrive au parking le plus proche de chez eux, et regarde autour de lui. À part eux deux, l'endroit est désert. Elle se cache derrière l'une des voitures, en position accroupie, et son cœur bat très fort, sans qu'elle comprenne vraiment de quoi elle peut bien avoir peur. C'est Sam, voyons, pourquoi ne va-t-elle pas vers lui pour lui demander des explications ?

Elle se presse contre le capot surchauffé de la voiture derrière laquelle elle est dissimulée, un genou au sol pour garder son équilibre, et relève doucement la tête pour voir ce que Sam est en train de faire.

Sam est dans une voiture. Une voiture qui n'est très certainement pas sa voiture, et elle n'a aucune idée ce qu'il a fait pour rentrer. Elle ne voit que le rond de son dos et le sommet de son crâne, car il est penché de manière à pouvoir atteindre l'espace au-dessous du tableau de bord. Elle a vu suffisamment de films pour comprendre ce qu'il fait : trafiquer les fils pour démarrer la voiture.

Elle ignorait qu'il savait faire ça, mais elle a fini par accepter l'idée qu'il y a des pans entiers de Sam qui lui restent cachés. Elle avance à quatre pattes, dissimulée par les voitures, jusqu'à ce qu'elle se trouve au niveau du coffre de la voiture dans laquelle de trouve Sam. Elle tente d'ouvrir le coffre, sans trop d'espoir. À sa grande surprise, il était déverrouillé, de sorte qu'elle peut soulever lentement le hayon, et grimper à l'intérieur. Elle le referme ensuite avec la même lenteur, ne le claque pas, de peur d'attirer l'attention de Sam qui est toujours à l'avant, mais le maintient elle-même fermé avec les doigts. Moins d'une minute après, la voiture démarre.

Le sol du coffre est recouvert d'une couverture qui sent le chien. Jess tâtonne dans le noir, jusqu'à trouver un carton qui, lorsqu'elle glisse la main à l'intérieur, se révèle contenir des livres. Il n'y a rien d'autre, alors elle peut étendre un peu ses jambes, mais pas suffisamment pour trouver une position vraiment confortable.

Au bout de quelques minutes de route, seule dans le noir et dans la chaleur étouffante d'un coffre de voiture resté des heures sous le soleil, elle commence à réaliser pleinement l'absurdité de la situation.

Bon sang, mais qu'est-ce que je fabrique ?

Elle est tentée de frapper sur la paroi qui la sépare du reste de la voiture, pour alerter Sam de sa présence, mais elle se retient, à moitié par crainte de sa réaction s'il découvre qu'elle l'a suivi, à moitié parce qu'elle brûle tout simplement de savoir où il va.

Elle ne sait pas combien de temps se passe, mais elle commence à s'inquiéter de s'être embarquée dans un voyage plus long que prévu. Elle a des fourmis dans les jambes, la sueur dégouline dans son dos, et les doigts qui garde le hayon fermé commencent à lui faire mal. Elle se décide à essayer de changer de main, et entreprend de glisser les doigts de sa main gauche dans l'interstice entre le hayon et la voiture, quand le véhicule s'arrête brutalement. Elle manque de lâcher le hayon, et étouffe un juron.

Elle entend la portière à l'avant claquer, et les pas de Sam s'éloigner. Elle attend quelques minutes, paralysée par le fait qu'elle ne sait pas où elle est, ce que fait Sam, ce qui se passe à l'extérieur. Elle finit par sortir, les muscles endoloris et les jambes engourdies. Elle referme le coffre, cligne des yeux, éblouie par le soleil, avant de regarder autour d'elle. Elle ne reconnaît pas la rue dans laquelle elle se trouve, et se demande dans lequel des immeubles Sam est entré, quand elle entend un coup de feu en provenance de celui qui se trouve juste en face. Sans réfléchir, elle traverse la rue en courant, vers la porte du bâtiment… et manque se la prendre en pleine figure. La porte s'est ouverte à la volée, et Dean en est sorti en reculant, pointant le canon du fusil qu'il tient dans les mains en direction d'une menace inconnue.

Jess glapit de surprise, et se recule. Dean se retourne, et elle voit que la moitié droite de son visage est couverte de sang.

« Oh, mon Dieu ! Dean !

- Jess ?! s'exclame-t-il. Bordel, mais qu'est-ce que tu fous là ? »

Avant qu'elle ait pu se justifier, il la prend par le bras et la traîne dans la rue.

« Faut pas que tu restes là, c'est… bordel de merde, mais qu'est-ce que… ? Comme si on avait besoin de…

- Dean, qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui est arrivé à… ?

- Ne reste pas là ! aboie-t-il. Sauve-toi !

- Me sauver… ?

- Oh merde ! »

Il fait de nouveau face à l'immeuble, et c'est là que Jess voit… C'est une jeune femme, rousse et menue, mais son teint est pâle, presque gris, et surtout, la moitié droite de son crâne est défoncée, et ses cheveux sont collés sur son front par le sang, qui imbibe aussi son chemisier bleu pastel. Et Jess sait, elle sait, que personne ne peut survivre une telle blessure.

Jess cligne des yeux, et quand elle les rouvre – il n'a pas pu s'écouler plus de quelques dixièmes de secondes – l'apparition n'est plus à quelques mètres d'eux, mais juste en face de Dean, et un sourire mauvais étire ses lèvres.

Dean lève son fusil, mais avant qu'il ne puisse tirer, la jeune femme prend feu spontanément. En quelques secondes, il ne reste plus rien. Pourtant Jess continue de fixer l'espace vide où elle se trouvait, sans pouvoir faire un mouvement. C'est comme si son esprit avait cessé de fonctionner. Elle voit, elle entend, elle sent – le cuir, le sang et la sueur en provenance de Dean à ses côtés, et une odeur particulière qu'elle identifie comme celle de la poudre, mais pas le brûlé, curieusement. Rien n'a de sens. Elle a passé une frontière invisible et a basculé dans la quatrième dimension.

« Jess ? »

C'est la voix de Sam. Elle relève la tête, et le voit venir vers elle, stupéfait et anxieux.

« Jess, mais qu'est-ce que tu fais là ? Est-ce que ça va ? »

Elle n'arrive pas à parler, alors elle est reconnaissante à Dean de répondre à sa place.

« Je l'ai trouvée dans la rue. J'sais pas ce qu'elle fout là. Elle a vu le… avant que tu lui crames la tronche. Je crois qu'elle est en état de choc.

- Je… on va la ramener. Comment ça va, toi ? »

Toujours prisonnière de son propre corps, Jess regarde Sam examiner son frère, scruter ses pupilles, la coupure dans son cuir chevelu qui saigne abondamment, poser des questions ciblées pour déterminer la gravité de la commotion, et une partie d'elle, qui est restée étrangement calme, remarque comme ses gestes sont sûrs et précis, presque routiniers.

Ils rentrent à l'appartement en prenant l'Impala de Dean. Sam conduit, Dean le critique toute la durée du trajet, et Jess les écoute, assise sur la banquette arrière.

Il est encore tôt, mais dès qu'elle est rentrée, elle s'enferme dans sa chambre, se déshabille et se glisse dans ses draps. C'est bizarre, mais elle ne peut pas s'arrêter de trembler.

Elle ne dort pas de la nuit. Elle reste étendue dans son lit, à fixer les chiffres lumineux de son réveil. Sam s'est installé dans le salon avec son frère pour le surveiller, et elle entend leurs voix étouffées quand Sam réveille Dean, à chaque heure.

Vers six heures trente, elle se lève. À la cuisine, elle trouve Sam déjà assis devant sa tasse de café.

« Jess », dit-il quand il la voit arriver.

Il y a des cernes sous ses yeux, et ses gestes, quand il repose sa tasse sur la table et passe une main dans sa chevelure désordonnée, sont lents et épuisés. Elle s'assit en face de lui.

« Je suppose que tu as des questions, finit-il par dire au bout d'un moment.

- Ce que j'ai vu. Hier. C'était…

- Un fantôme. L'esprit d'une jeune femme qui a été assassinée par son petit ami, puis emmurée…bref. Dean devait avoir quelque ressemblance avec le meurtrier, parce qu'elle s'est acharnée sur lui, et a essayé de lui… fracasser la tête contre le mur.

- Il va bien ? »

Sam détourne brièvement le regard en direction de la porte.

« Il dort. Ça va aller, c'est pas trop grave. Il a la tête dure, heureusement.

- Dean. Pourquoi il… Comment s'est-il retrouvé dans cette situation ? Qu'est-ce qu'il faisait là ?

- Son métier. Il faisait son métier. C'est ça qu'il fait, il règle ce genre de…problèmes.

- Ce genre de problèmes ?

- Oui. Il chasse. On… on appelle ça chasser. »

Jess a de nouveau le droit à l'histoire de la famille Winchester, qui dans les grandes lignes correspond à ce qu'elle a entendu la première fois, sauf qu'elle a le droit maintenant à la version non censurée.

Mary Winchester qui a brûlé au plafond de la chambre de Sam. Les fantômes, loups garous, démons, et créatures cauchemardesques en tout genre qui apparemment peuplent les nuits à l'insu de tous, ou presque. La quête pour la vengeance, la chasse.

« Je sais que c'est beaucoup… c'est difficile à appréhender, je suis désolé. Je suis désolé que tu aies eu à… Je suis aussi désolé de t'avoir menti, Jess, mais tu comprends pourquoi je ne pouvais rien te dire ? Tu comprends ? Jess ? »

Les mots de Sam se bousculent dans sa bouche. Elle sent son anxiété, et elle aimerait le rassurer, mais elle n'arrive déjà pas à comprendre tout ce qu'il lui a dit, que le monde est devenu un endroit étrange, incompréhensible, peuplé d'ombres et de choses auxquelles elle n'a jamais crues. Et même, qu'il l'a toujours été, mais qu'elle n'était tout simplement pas au courant.

« Il faut que je réfléchisse, est tout ce qu'elle peut articuler.

- Oui, oui, bien sûr, je comprends…

- Sam. Il faut que je réfléchisse pendant quelque temps. Toute seule. »

Il la regarde comme si elle venait de le frapper, immobile pendant une bonne minute, puis il acquiesce lentement.

« D'accord. Comme tu veux. Dean, euh… Dean va bientôt se réveiller. »

Dean émerge une heure plus tard, et il ne pose pas de questions quand son frère lui dit qu'il prend la route avec lui. Avant de partir, Sam dit à Jess de l'appeler.

« Quand tu seras prête », ajoute-t-il.

---

Le départ brusque de Sam soulève bien des questions chez leurs amis, comme on pouvait s'y attendre, mais Jess ne donne pas de détails. Elle leur dit seulement qu'il est parti avec son frère, et elle se déteste parce qu'elle laisse Sam endosser le mauvais rôle.

Il ne vient pas à la remise des diplômes qui se tient à la mi-juin. Elle sait qu'il ne fait que respecter son souhait, mais elle ne peut s'empêcher de se demander si peut-être ce n'est pas parce que tout compte fait il se trouve mieux avec son frère, où qu'ils soient tous les deux, et quoi qu'ils fassent.

Elle rentre avec ses parents. Sa mère lui demande où est Sam, une seule fois, et le sujet est clos. Elle visite Beth à Los Angeles, et c'est la même chose. Sam est devenu un sujet tabou, comme s'il n'avait jamais existé. Comme s'il n'avait été qu'un rêve, reparti vers le monde des ombres qui l'a fait naître.

Il est là, pourtant, dans ses souvenirs. Elle fait des rêves où il la prend dans ses bras, où il glisse ses mains sous ses vêtements, avec ses longs doigts habiles. Elle l'entend rire, de ce rire éclatant et libre qu'elle n'a entendu qu'une poignée de fois.

Elle ne savait pas à quel point sa vie allait changer, le jour où elle a rencontré Sam Winchester. Ce changement, comme le sont la plupart des changements, est absolument irrévocable.

---

Le ciel est bleu et immense, et il y a juste assez de vent pour que la chaleur de ce début d'août soit supportable. Jess s'étire sur la chaise longue qu'elle a installée dans le jardin de ses parents, et porte son téléphone portable à son oreille, le cœur battant. Elle écoute le « tut tut » lancinant de la tonalité.

« Allo ?

- Sam. »

Elle entend la musique qui hurle en arrière-fond, « … fire of unknown origin, took my baby away… », et l'échange étouffé des deux frères:

« Baisse la musique, Dean. Putain, baisse la musique ! – C'est qui ? – C'est Jess. »

Jess sourit. Elle avait presque oublié ce que la voix de Sam a de différent quand il parle à son frère, comme elle paraît jeune, avec ce qu'il faut d'exaspération aigue.

La musique se tait, et la voix de Sam redevient grave :

« Désolé. Jess ?

- Sam ? » Elle prend le temps d'inspirer. « Rentre à la maison, s'il te plait. »

---

Note: Le petit bout de musique à la fin : Fire Of Unknown Origin, Blue Oyster Cult.

A suivre: "Deuxième partie: Sam"