Ca craint.
Quoique.
Trois mots qui s'entrechoquaient dans mon crâne depuis une bonne demi-heure maintenant.
Ca craint. Quoique. Ca quoique. Craint. C'est moi ou je m'emmêle ?
-David ?
La voix inquiète d'April a résonné faiblement derrière la porte épaisse. J'ai enfoui plus profondément mon visage dans l'oreiller et j'ai fait semblant de dormir. Pas envie de parler. Je n'avais pas encore eu le temps de poser tout ce que je ressentais à plat, calmement, sans me défiler parce qu'on avait une mission sur laquelle se concentrer.
Bon, en fait, si, c'était plutôt le courage qui m'avait manqué.
J'aimais Senna. Je l'avais vraiment aimée. Pas comme un type chauffé aux hormones désire une fille ou comme un gosse dit qu'il est amoureux. Son parfum, le son de sa voix, sa chaleur, son énigme. Ce mystérieux pouvoir qu'elle avait exercé sur moi et qui m'avait réduit au rang de pantin, j'étais bien forcé de l'admettre maintenant. J'avais aimé tout ça.
Et comme le drogué qu'on purge du poison qui court dans ses veines, j'étais en manque. Oui, elle m'avait empoisonné, manipulé. Mais je l'aimais. Allez comprendre.
Trois coups secs à la porte me firent relever la tête. Pas maintenant, April. Désolé, va falloir compter sans moi.
Trois coups plus forts.
Bon sang mais c'est pas vrai, c'est impossible d'avoir un quart d'heure de répit en ce bas monde ? J'ai silencieusement prié que quelqu'un vienne à mon secours.
« Si quelqu'un se pointe et la décolle de ma porte, »ai-je songé, « je lui rends un culte à vie ».
Quoique. Vu les gens qui traînaient dans le coin, c'était pas forcément une bonne idée, ce genre de promesses.
-David ! a t-elle appelé à nouveau, plus fort. Je sais que tu m'entends !
Allez, pitié, quelqu'un... Jalil, tiens, décolle-toi des mines du roi nain et viens intercepter la sangsue en balançant deux-trois phrases compliquées avec des mots de psychanalayse. Oui, Jalil, mon vieux, là maintenant, tu serais la meilleure option.
J'ai mentalement exhorté l'intellectuel surbooké de venir à mon aide pendant un moment.
Qui sait, peut-être qu'avec la quantité de dieux qui déambulaient dans les parages, mes ondes télépathiques passeraient ?
J'ai ricané un peu bêtement, puis je me suis à nouveau affalé sur le lit.
Senna.
Une énigme vivante, qui était devenue une énigme posthume. A cause de moi, j'en étais persuadé. Peut-être que j'aurais pu la changer. Lui faire comprendre qu'elle m'avait moi, qu'elle n'avait pas à tenter de dominer Everworld.
Minute. Elle avait toujours su qu'elle me possédait.
Comment on désintéresse quelqu'un du pouvoir, alors ?
J'aurais du trouver. J'aurais du la sauver.
C'était un peu tard, maintenant, mais ça me rendait dingue.
Senna.
« Il serait peut-être temps que je tourne la page », ai-je pensé. On allait avoir suffisamment à régler dans les temps à venir pour ne pas en plus que mes sentiments et mes doutes viennent jouer les grains de sable dans l'engrenage. Me libérerai-je un jour de cette fascination ?
« Avec le temps, tout passe », avait coutume de dire mon père. Je l'espérais.
J'ai pensé à lui, un moment. Que devenait-il, là-bas, dans ce monde vide d'aventure que j'avais abandonné sans regrets ? Il avait toujours souhaité que je devienne quelqu'un. Un homme. Un vrai.
Avais-je réussi ? J'aimais à me dire que oui.
Je m'étais conduit en héros. Plus ou moins. Autant que j'avais pu. Si on exceptait la façon désastreuse avec laquelle je m'étais aplati devant Loki, le premier dieu que nous ayons rencontré. Si l'on exceptait la terreur lâche qui m'avait paralysé devant sa fille Hel, reine des enfers et doctoresse ès-torture.
Quoique je m'étais plutôt bien rattrapé. Ca m'aidait à relativiser. Je m'étais battu contre les armées de Loki et j'avais pénétré de mon plein gré dans les enfers de Hel pour sauver deux dieux prisonniers. En fait, est-ce que ce n'était pas ça, être un homme ? Pas être toujours indestructible, mais se relever et défier l'adversité quand on avait échoué ? Il faudrait que je demande à Jalil.
En fait, j'étais plutôt fier de moi, tout compte fait. Si l'on exceptait Senna.
Toc toc toc !
Et si l'on exceptait le fait que je préférais me cacher dans ma chambre plutôt que d'affronter April et son discours « Tu-veux-qu'on-en-parle ? ». Non, April, je ne veux pas qu'on en parle.
Une voix d'homme, ténue mais grave derrière le bois de la porte, m'a fait tendre l'oreille.
-Ca fait deux heures qu'il est enfermé, a répondu April d'un ton exaspéré.
Sérieux ? Déjà ?
-A moins que vous n'ayiez besoin de lui pour une raison vitale, vous ne pensez pas que vous devriez le laisser un peu tranquille ?
J'aurais reconnu cette voix sarcastique entre mille. J'ai plaqué mon oreiller contre mon visage pour m'empêcher d'éclater de rire.
Loki ! Loki était venu à ma rescousse ! Rien que pour ça, j'ai définitivement effacé tout ce qui avait pu se produire auparavant entre le dieu et moi. Un type qui volait au secours des gens martyrisés par les tornades rousses ne pouvait pas être foncièrement mauvais, n'est-ce pas ?
-Il ne devrait pas rester là à se morfondre ! a répliqué April, tambourinant derechef à ma porte.
-Mais laissez-lui la paix, un peu, a grondé le dieu en s'éloignant, visiblement en emmenant April avec lui si j'en jugeais aux hauts cris que j'entendais.
Lui, il avait été la bonne surprise de la veille. Avec Thor et Balder, tirés des griffes de Hel par notre fine équipe, et Odin qu'il avait accepté de libérer, notre cause avait gagné un sacré quatuor.
Et j'aimais mieux avoir ce genre de dieux dans nos rangs que les sympathiques « cinq-ans-d'âge-mental-quand-ça-nous-prend » que faisaient les dieux grecs.
N'en déplaise à Athéna qui m'avait pris sous son aile.
Parce que Loki, même s'il était profondément malveillant et fourbe, il fallait admettre qu'il mettait volontiers les mains dans le cambouis. Et c'était bien le seul dieu que j'avais jamais vu se battre.
La situation ne craignait pas tant que ça, en fin de compte.
On s'en tirait même plutôt bien. Un bon début pour une lutte qui serait sans merci. Nous allions avoir besoin d'alliés, d'autres alliés, bien sûr. Plus nous serions nombreux, mieux cela vaudrait. Mais avec les quatre Nordiques, l'avenir se parait de couleurs rassurantes.
J'ai soupiré, songeant que si quelqu'un m'avait dit que je serais un jour content d'avoir Loki dans les parages, je l'aurais traité de dingue.
Senna avait décidément mis un sacré bordel...