Titre : A bout de nerfs

(Titre original : Wit's End)

Auteur : Greywolf Lupous

Traducteur : SuperMiss (aka Nao-asakura)


-6-

Le parfum salé des embruns de l'océan et la solitude du balcon étaient un changement bienvenu, comparés à l'atmosphère stérile et oppressante de l'infirmerie et à la surprotection de Carson. Rodney ne savait pas vraiment avec certitude à quel moment il s'était retrouvé affublé d'une mère-poule écossaise, et si parfois l'inquiétude de Carson était un changement bienvenu par rapport aux sourires amusés qui accompagnaient d'habitude ses tirades plaintives, ce n'était pas le cas aujourd'hui.

Une partie de lui savait que son silence était déstabilisant mais Rodney ne se faisait pas assez confiance pour ouvrir la bouche, pas avant qu'il n'ait cessé de se tendre toutes les seize minutes et cinquante neuf secondes. Cela faisait dix-neuf fois que son horloge des boucles avait fait un tour complet et il attendait toujours un aveuglant flash de lumière pour lui indiquer de tout reprendre depuis le début.

Ce n'était vraiment pas normal, à de nombreux niveaux, que techniquement le cauchemar soit terminé, que tout le monde soit sain et sauf et que Rodney soit pourtant incapable de passer à autre chose. Non par manque de volonté de sa part – parce qu'il voulait vraiment être capable de s'allonger et de dormir comme Carson le lui avait conseillé sans entendre le bruit continu des coups de feu. Il voulait être capable de fermer les yeux et de méditer comme Teyla le lui avait proposé sans voir ses propres mains couvertes de sang. Il voulait être capable d'échapper à tout ça, de n'importe quelle façon. Bon sang, il avait même demandé à Ronon de lui apprendre à manier l'épée.

Il s'avéra que la seule fois où Rodney avait envie se faire battre par Ronon afin de se libérer l'esprit, Ronon lui offrit à la place une coupelle de pudding volée. Non pas que Rodney ait refusé le pudding, il n'était pas désespéré à ce point, mais c'était le principe qui posait problème. Le pudding ne dura que quelques cuillerées et très vite Rodney se retrouva seul en compagnie d'une coupelle en plastique vide et de ses pensées qui vagabondaient vers des territoires pénibles et inconfortables.

Incapable de parler par crainte de ce qui pourrait sortir de sa bouche, incapable de manger parce qu'il s'était déjà gavé et incapable de réprimer les souvenirs, Rodney recherchait la solitude. S'il ne pouvait trouver la paix, il pouvait au moins souffrir devant le moins de spectateurs possible.

Et il n'était pas sûr de savoir ce que signifiait le fait que Ronon et Teyla l'aient aidé à s'échapper sans même qu'il ait eu besoin de demander. Carson avait dû le relâcher puisque techniquement Rodney était en parfaite santé, parce que techniquement seulement dix-sept minutes s'étaient écoulées, au cours desquels la plus éreintante des actions avait été une guerre de pouces et une course folle pour se saisir d'un pistolet.

John avait disparu dès que son propre examen physique avait était terminé, pour une raison que Rodney ignorait, et une grande partie de lui n'en avait vraiment rien à faire. Ça le rendait presque malade, mais il en avait vu assez à propos de cet homme – ses actes et ses pensées – pour tenir au moins quelques heures. Il n'avait aucun besoin de cette présence ininterrompue sur Atlantis pour lui rappeler seconde après seconde jusqu'où il tait tombé.

Quand on parle du loup, le voilà forcément qui débarque.

La porte qui menait au balcon s'ouvrit en glissant avec un faible chuintement avant qu'une autre personne ne s'installe à ses côtés. Rodney ne détacha pas les yeux des eaux sombres qui faisaient des rouleaux devant eux, trop occupé à écouter le fracas de chaque vague contre la jetée en dessous.

« Bon, » dit John d'une voix douce, « je viens de faire le calcul.

– Bien sûr.

– En comptant à partir du moment où nous avons manqué notre rendez-vous, jusqu'au moment où la porte s'est réalignée avec le reste du système et nous a laissés rétablir le contact…

– Je suis parfaitement capable de me souvenir de ça, Sheppard.

–… quarante-trois heures et vingt-et-une minutes, » fit John dans un souffle, « ce qui fait approximativement cent cinquante-trois boucles de dix-sept minutes.

– Tes calculs me stupéfient, vu que de toute évidence je suis bien trop dingue pour les faire moi-même.

– Rodney, » John changea de position, s'appuyant davantage contre la rambarde, « je pense que ça fait au moins cent trente-six boucles de plus que ce que j'aurais moi-même pu supporter avant d'avoir un épisode psychotique.

– C'est chouette de savoir comment on appelle ça.

– Ce n'est pas ce que je voulais dire et tu le sais.

– Alors pourquoi est-ce que tu as décidé que ton point de rupture magique se situait à la dix-septième boucle ?

– Parce qu'après cinq heures non stop…

– Quatre virgule huit !

–… pendant lesquelles quelqu'un vous prendrait en otage encore et encore, je suis certain que j'aurais pressé cette détente.

– Peut-être que c'est ce que j'aurais dû faire pour commencer.

– Non ! » Du coin de l'œil, Rodney voyait John qui le transperçait d'un regard furieux. « Ça ne te ressemble pas.

– Deux jours… ça a duré quasiment deux jours entiers. Si ça avait été toi, ça n'aurait pas dépassé douze heures !

– Si ça avait été moi, il y a de grandes chances qu'on soit encore sur cette planète.

– C'est pas la peine d'être condescendant avec moi…

– Putain, Rodney, je suis peut-être un membre de MENSA dans un univers parallèle, mais je ne suis pas toi. J'aurais été incapable de réparer cette machine, qu'importe le temps qu'on aurait passé dans ce carrousel diabolique.

– Je pense que c'est vraiment dur à avaler.

– Pour qui tu me prends exactement ? »

Rodney continua de fixer les vagues, sans vraiment savoir comment répondre à ça, et plutôt sûr qu'il ne voulait pas essayer puisque dans dix-sept minutes les mots ne seraient pas oubliés comme par magie. Il serra plus fort la rambarde du balcon, parce qu'une partie de lui-même pensait que c'était peut-être une mauvaise chose.

Toutefois la question était un défi et Rodney les relevait toujours.

« Je ne pense pas que tu sois quelqu'un qui aurait perdu les pédales en moins de deux jours.

– Beaucoup de choses peuvent se produire en deux jours, Rodney. »

Il prit une rapide inspiration, parce que ce n'était que trop vrai. On pouvait vivre toutes ses plus grandes peurs en quarante-trois heures de temps et elles vous poursuivaient n'importe où que vous tentiez de vous cacher après ça.

« Ne te méprends pas… mais après avoir "manqué d'entrainement" pendant deux jours sans interruption, j'en ai un peu marre de te voir.

– Je ne dirais pas que tu es la meilleure des compagnies non plus, à l'heure actuelle.

– D'où mon désir d'être seul. Une chose que des gens plus intelligents sont parvenus à comprendre.

– Je t'ai donné quelques heures, » dit John d'un ton léger.

– Qui ne s'ajoutent pas comme tes calculs.

– J'avais quelques affaires à régler. » John tourna son regard vers les vagues. « Et ne crois pas que je n'ai pas remarqué que tu essayais de changer de sujet.

– Des affaires ? »

John se mordit les lèvres. « J'ai dû mettre à plat quelques détails avec Elizabeth. »

Rodney se raidit.

« Par exemple que toute l'équipe devrait prendre quelques jours avant qu'Heightmeyer ne commence à enfoncer nos portes.

– Toute l'équipe ?

– Eh bien, on a été pris en otage plus d'une centaine de fois. C'est un peu stressant.

– Vous ne vous souvenez de rien de tout ça ! »

John haussa les épaules. « Et alors ?

– Alors… Alors tous les trois vous êtes parfaitement sains d'esprit !

– Tout comme toi.

– Je crois que je vais laisser l'analyse psychologique aux professionnels.

– Je peux aller la chercher tout de suite, si c'est ce que tu veux.

– Bon dieu, non !

– C'est bien ce que je pensais. »

Il était rouge d'énervement quand il se tourna, sans lâcher la balustrade, pour faire face à son ami. « Tu prends ton pied là ou quoi ?

– En voilà une question cochonne, Rodney, » fit John avec un sourire malicieux.

– Connard, » cracha-t-il. « T'as pas le droit de te pointer ici, alors que j'ai besoin d'être seul, et de me dire ce que je pense ou comment je me sens !

– Je ne fais pas ça.

– Oh bien sûr que si !

– Qu'est-ce que je t'ai forcé à penser ou à ressentir contre ta volonté, exactement ? »

Et tout revint l'assaillir d'un coup, l'odeur de la chair carbonisée, les mains collantes de sang, le contrôle qui lui était retiré avec une simple question sur sa confiance. « Je crois que j'ai pas envie de répondre à ça pour le moment.

– Je comprends. » John déplaça son coude, frôlant le bras immobile de Rodney.

Il voulait s'en écarter, mais cela aurait impliqué de lâcher prise le temps de trouver un autre endroit pour être seul. Alors il accepta le "presque-contact amical" avec une réluctance extrême.

Mais il n'avait pas à besoin de s'en réjouir. « Et tu me dois une explication.

– Hein ?

– Oui, » fit Rodney d'un ton grinçant, « c'est maintenant la nuit sur Atlantis et on n'est pas en train de se battre pour rester en vie.

– Je t'écoute.

–Je veux savoir qui est Danvers, » et Rodney ne ressentit aucune culpabilité quand John inspira brusquement sous le coup de la surprise, parce c'était un juste retour des choses, « et pourquoi il est si important.

– Ma dernière volonté, c'est ça ? »

Rodney s'immobilisa. « Je n'ai pas…

– Tu as dit pas mal de choses, probablement sans même t'en rendre compte. »

Il ferma les yeux, un million de sentiments différents le traversant, du dégoût, de la colère, et une grande quantité de peur, en pensant à ce que John avait pu entendre et à la façon dont il l'interprèterait. « Je ne voulais pas dire que…

– Non, » fit John dans un souffle, « ça va.

– Mais tu n'aimes pas penser à lui…

– Tout comme tu ne veux pas penser à ce que ce salaud t'a fait endurer, » gronda John.

– Tu ne t'en rappelles pas…

– J'en sais assez, » dit John à voix basse, « pour avoir besoin de sortir sur ce balcon afin m'empêcher de composer l'adresse de cette planète et d'aller finir le boulot.

– Alors tu n'es pas là uniquement pour m'empêcher de faire le grand saut ?

– Tout ne tourne pas autour de toi, Rodney.

– Qui est Danvers alors ? »

John fit la moue, gardant les yeux fixés sur les vagues en contrebas pendant un long moment.

« Tu n'as pas besoin de…

– Il y avait deux Danvers, à proprement parler, » dit-il doucement, prenant garde de ne pas lâcher l'océan des yeux, « à l'époque où j'étais en Afghanistan.

– Deux ?

– Des frères ; l'un était un Ranger, l'autre un Marine. » John s'interrompit. « L'escadron de marines a été pris dans une embuscade… peu d'entre eux s'en sont sortis. »

Rodney ne dit rien, il se contenta d'attendre.

« Le frère qui avait survécu a été très affecté, » la position tranquille de John contre la balustrade s'était modifiée, si bien qu'il agrippait à présent la rambarde tout comme Rodney, « si tu vois ce que je veux dire. »

Rodney se sentait un peu oppressé et il parvint à peine à prononcer un faible : « Plus ou moins.

– J'ai eu le malheur de me trouver dans le même hangar que lui quand il a perdu les pédales. » Un nerf tressaillit dans la mâchoire de John quand il serra les dents, aussi perdu dans son passé que Rodney l'avait été avant l'arrivée opportune du colonel.

« Et… et qu'est-ce qui s'est passé ? »

Le sourire était forcé, contraint. « Il a pointé une arme sur mon copilote. »

Rodney côtoyait des militaires depuis assez longtemps pour savoir qu'ils ne prenaient pas ce genre de choses à la légère – et il ne fallait pas beaucoup d'imagination pour combler les blancs. Il suivit des yeux les vagues qui heurtaient avec violence la jetée en contrebas. « Tout ce que tu avais besoin de savoir.

– Quoi ?

– C'est ce que tu m'as dit : parler de Danvers te dirait tout ce que tu avais besoin de savoir. »

Les épaules de John se contractèrent, sa prise sur la rambarde ne se relâchant pas à la conclusion de cette confession à mots couverts.

« Tu t'es servi de moi, » Rodney avait baissé d'un ton, « pour te faire passer un message comme quoi j'allais perdre les pédales ?

– Rodney…

– A propos de quelqu'un que tu as dû descendre pour protéger un coéquipier ? Est-ce que tu essayes de me dire que…

– Non ! » La véhémence que renfermait cette déclaration les fit sursauter tous les deux. « Jamais. »

Rodney se tortilla, mal à l'aise. « Alors… »

John poussa un grand soupir, s'appuyant de tout son poids contre la rambarde. « Je ne me souviens pas de la conversion originale et tu le sais. »

Rodney saisit cet instant pour se déplacer un tout petit peu vers la droite, s'écartant de la tension qui irradiait de l'homme à ses côtés. Le poids de la confession pesait lourdement dans l'air. Rodney était quasiment sûr qu'il allait regretter ce qu'il était sur le point de dire, mais peut-être que John méritait lui aussi une explication sur la raison qui l'avait poussé à rappeler volontairement ces souvenirs en premier lieu.

« Tu m'as dit que tu ne t'en remettrais pas. »

John lui lança un regard curieux. « A quel sujet ?

– Oh, tu sais… » Bien que son cœur cognât dans sa poitrine, Rodney essaya d'agir comme si de rien n'était tout en agitait une main en direction de l'eau, « toute cette histoire à propos des désirs de Turner de "briser McKay". »

Le nerf dans la mâchoire de John tressaillit de nouveau.

« Même s'il aurait probablement parlé de "briser Mandalay" ou un autre massacre bizarre de mon nom de famille. » Rodney eut un rire contraint. « Il avait vraiment du mal avec les noms. »

John ne rit pas. Il ne hocha pas la tête, pas plus qu'il ne fit grand-chose d'autre à part rester parfaitement silencieux.

« Je t'ai dit que tu t'en remettrais, tu sais, vu que tu ne t'en serais pas souvenu. » Et parce que John ne disait toujours rien, Rodney continua à parler. « Peut-être que tu voulais t'avertir à propos de l'embuscade ou bien tu en avais marre d'être laissé hors du coup ou bien tu voulais juste me prouver que j'avais tort ou…

– Cette toute première partie, » dit John d'un ton ferme, « je pense que c'est ça.

– L'embuscade ?

– Bien sûr, Rodney. » Il roula des yeux, comme si McKay venait de suggérer qu'on pouvait diviser par zéro. « L'embuscade. Parce que tu sais combien je déteste qu'on me prenne par surprise.

– C'est vrai ! Tu détestes ça presque autant que… que… »

John leva un sourcil.

« Tu ne parlais pas de l'embuscade.

– Non, » John se tourna pour faire face à la mer, « en effet. »

Rodney hocha la tête sans un mot, essayant d'avaler la boule qu'il avait dans la gorge. Son attention se reporta également sur l'océan, mais les vagues étaient toujours incapables d'apaiser la tension qui le poursuivait. Il se tourna nerveusement, relâchant à contrecœur sa prise de fer sur la rambarde afin de trouver une position plus confortable sur le long terme.

« Tu peux y aller, tu sais. » Il jeta un coup d'œil en direction du point que John fixait toujours au loin. « Je vais rester là un bon moment.

– Je peux attendre.

– Sans rire, c'est pas comme si j'allais aller me coucher. Je vais peut-être rester ici toute la nuit ; tu perds juste ton temps.

– Nan, ça va. »

Il laissa échapper un autre soupir énervé face à cet entêtement. « Y a pas un autre endroit où tu aimerais être là maintenant ?

– Nan. » Comme s'il s'agissait d'un effort naturel, John s'installa dans l'espace que Rodney avait tenté d'instaurer entre eux, assez près pour que leurs coudes se frôlent légèrement. « Je ne crois pas.

– Très bien, » il laissa son regard errer vers le ciel, repérant les différentes constellations que l'on trouvait sur toutes les portes de cette galaxie, « mais tu y perds.

– Non, Rodney, définitivement pas. »

Et pour la première fois en plus de cent soixante-douze fois dix-sept, Rodney laissa échapper un véritable sourire. Il surgit sans qu'on ne lui ait rien demandé, tout comme la présence silencieuse à ses côtés. Sans qu'on ne lui ait rien demandé, mais il restait le bienvenu.

-Fin-


Note de la Traductrice : Un grand merci à Greywolf Lupous…