Be my Last
time limit

Je sais ce que tu traverses
Et je ne suis pas celui qui devrait t'aider

Mais je le fais quand même
Parce que j'en ai besoin aussi

Lundi matin. Un froid mordant, semblable à celui caractérisant l'hiver, nous fouettait le visage aussitôt que nous sortions de la chaleur de notre foyer. Un froid mordant qui donnait à tout le monde l'impression « d'avoir qu'une seule narine ». À cette heure encore tôt du matin, les ténèbres régnaient toujours à l'extérieur. Novembre n'est pas le mois des morts sans raison. Les gens se lèvent alors que le soleil dort toujours, et se couchent bien après que ce dernier soit retourné au lit. Alors qu'il disparaît de plus en plus tôt dans la journée, la déprime s'installe dans l'humeur de tous les gens qui maudissent leur situation géographique.

Je pourrais vivre cent ans à South Park sans jamais pouvoir m'accoutumer à cette basse température qui nous engourdit tous les membres. Évidemment, si j'avais ma propre voiture, je pourrais mettre le contact et retourner à l'intérieur de la maison en attendant que le moteur et l'ensemble du véhicule réchauffe, seulement, puisque ce n'est pas le cas, je dois attendre à l'arrêt d'autobus. Comme si tout cela était ironique, il semblerait que plus le climat est désagréable, plus l'autobus prend du retard. Nous sommes donc une dizaines d'élèves de l'école secondaire à patienter et à littéralement geler sur place, jurant contre le transport en commun. Il serait d'autant plus agréable de pouvoir fumer à l'intérieur de l'engin puisque nous n'aurions pas à nous geler les doigts à tenir une cigarette ou même à tenter de l'allumer alors que nos articulations ont peine à bouger.

Je suis habituellement le premier à arriver là-bas, puisque ma maison est plutôt éloignée et que je dois marcher une bonne dizaine de minutes pour m'y rendre. D'ailleurs, si je manque l'autobus, je n'ai pas d'autres moyens de me rendre à mes cours, et cela est à mes risques et périls pour plusieurs raisons. Premièrement, il est évident que je ne veux pas passer la journée en compagnie de mes parents. Deuxièmement, pour continuer avec eux, je sais très bien qu'ils me passeraient un savon s'ils apprenaient que j'étais absent. Ils ne voudraient jamais téléphoner à l'école pour confirmer mon absence, de toute façon. Troisièmement, je préfère m'ennuyer à l'école plutôt qu'à la maison, parce que, au moins, je ne suis pas seul. Les professeurs ont tendance à préférer ignorer le fait que nous ne sommes pas attentifs plutôt que de nous réprimander. Ils ont enfin compris que cela ne servirait à rien, qu'à notre âge, nous sommes bornés.

J'étais tout de même un peu anxieux de me présenter à mes cours après l'épisode de la fin de semaine. Il est certain que, dès qu'il m'apercevra, Cartman va littéralement me sauter dessus pour me questionner et me tourmenter d'une façon ou d'une autre. Si j'ai la moindre chance, par contre, il sera trop occupé à embêter Kyle pour s'attarder sur mon cas… ce dont je doute. Le rouquin ne doit pas être prêt à lui parler de sitôt après ce qui s'est passé entre eux. Il ne me reste plus qu'à prier pour que Butters daigne se montrer le bout du nez pour qu'on me laisse tranquille. Dans un sens, je sais que peu importe ce que je ferai, je devrai confronter la source de mes angoisses. Après tout, ne lui ai-je pas dit que je ne voulais pas que mes sentiments viennent brouiller notre semblant d'amitié ? Et même si je regrettais les déclarations que j'avais faites, il était trop tard pour reculer et trop tard aussi pour les remords. En espérant tout de même que le gros crétin ne décide pas d'en parler à tout le monde non plus…

Une cigarette pendante à mes lèvres et mon iPod dans ma main droite, je me permis de pousser un long soupire de découragement en arrivant à l'arrêt d'autobus. J'étais complètement gelé, du bout des orteils jusqu'au cuir chevelu. Mon nez, ainsi que mon visage tout entier, devaient être rouge comme les lumières de Noël ornant les fenêtres de la maison de l'autre côté de la rue. Mon petit manteau d'automne ne faisait pas le poids contre ce froid frigorifique… Comme à chaque matin, les rues étaient complètement désertes et la plupart des maisons étaient encore baignées dans la noirceur. La seule lumière provenait des réverbères qui s'éteindraient aux premières lueurs du jour, alors que mon premier cours sera sur le point de commencer. Puis, à mesure que les chansons de Metallica défilaient pour laisser place à celles de Iron Maiden, Kyle finit par apparaître à mes côtés, la mine basse. Retirant un écouteur de mes oreilles, je me permis de le scruter pendant un bref instant, le plus subtilement possible. Son regard était fixé sur le bout de ses bottes. Peut-être que ce n'était pas le meilleur instant pour engager une conversation. Je pris tout de même une chance :

- Hey, Kyle.

Aussitôt, il releva ses grands yeux vert, surpris, comme s'il était étonné que je l'interpelle. Il est vrai qu'il n'avait jamais été mon meilleur ami, après tout, mais je le respectais énormément et je ne souhaitais que son bonheur. Dans ce sens, ce que Cartman avait fait était inacceptable. Je ne supporte pas que l'on joue avec les sentiments de mes amis.

- Je suis… désolé…

Son expression devint visiblement plus perplexe. Je me frappai mentalement pour m'être exprimé si maladroitement. Il ne devait d'ailleurs pas savoir que j'étais au courant à propos de sa rupture avec notre autre ami… Je ne lui avais pas téléphoné, malgré la requête de Carrtman. Je haussai stupidement les épaules en fixant droit devant moi, évitant son regard, pour mettre les choses au clair :

- À propos de Cartman et de Butters… disons… qu'il m'en a touché un mot…
- Oh…

Il parut encore plus surpris que précédemment, ses yeux me dévisageant presque. Je ne pus m'empêcher de me sentir un peu mal à l'aise alors qu'il me scrutait de la sorte. Je ressentais toujours ce sentiment étrange lorsque j'étais en sa présence. Le jeune Juif était tout le contraire de moi, innocent, poli et surtout, naïf. J'avais peur de le corrompre simplement en me tenant à ses côtés, tant son être en entier était un chef d'œuvre de pureté et de perfection. Kyle était mon opposé sur tous les points et je l'admirais entre autres pour cette raison. Il ne jugeait jamais les gens sans avoir appris à les connaître avant. Ses paroles étaient toujours posées et justes, comme s'il prenait le temps, à chaque fois qu'il ouvrait la bouche, de réfléchir ardument à ce qu'il s'apprêtait à dire. En plus d'être la voix de la raison, il savait se démontrer très impartial, même avec ses propres amis. Le favoritisme était loin d'être sa tasse de thé. Puis, finalement, il décida de prendre la parole, essayant d'avoir l'air détaché :

- T'as pas à t'excuser. Je m'attendais pas à mieux de sa part.

Si la scène n'avait pas été si tendue, je me serais permis de faire un petit sourire en coin. Il avait raison, mais je savais très bien qu'il avait placé de grands espoirs en son ex-copain. Et aussi insensé que cela pouvait paraître, je n'avais jamais été jaloux de mon ami parce que mon intérêt amoureux s'intéressait beaucoup plus à lui qu'à moi. Cela ne m'aurait servi à rien de jalouser, de toute façon. Kyle méritait ce qu'il y avait de mieux, et s'il avait vu tout cela en Cartman, ce n'était pas une raison pour le détester. Même s'ils formaient un couple un peu étrange, cela m'était égal, l'important était qu'ils soient heureux. Stan m'a un jour reproché de ne pas être assez réceptif à mes propres sentiments…

- Peut-être, mais je sais que tu t'attendais à ce que Cartman soit sincère avec toi…
- C'est vrai, et j'ai été vraiment stupide de penser ça.
- Je sais que c'est difficile à croire mais… Cartman m'a téléphoné pendant la fin de semaine pour me parler de tout ça et… quand j'ai répondu… il a éclaté en sanglots en me disant qu'il avait fait une grosse connerie…

Son sourcil se força presque exagérément :

- Quoi… ?
- Je te le jure, et tu sais très bien que ce n'est pas mon genre de mentir. Il m'a dit qu'il se trouvait con de t'avoir fait pleuré et qu'il le regrettait vraiment.

Le rouquin sembla réfléchir un instant, comme s'il croyait que j'étais en train de mentir. Je ne le blâme pas vraiment, parce que si j'avais été à sa place, je serais demeuré très sceptique devant une telle révélation. Devant son silence, je me dépêchai d'en ajouter, comme pour l'aider à se faire une idée claire sur le sujet :

- Quand il t'a téléphoné et qu'il t'a insulté… je peux te dire qu'il ne l'a pas fait méchamment. Il savait seulement pas quoi dire… Il voulait s'excuser, mais tu sais comment il est… Il a beaucoup trop d'orgueil pour vouloir le faire.

À mon grand étonnement, Kyle acquiesça d'un signe de tête. Dans un sens, je ne devrais pas être surpris : il serait du style à tendre l'autre joue si quelqu'un venait à le frapper au visage. Comment aurait-il pu y avoir la quelconque malice en un être frôlant à peine les cent soixante-cinq centimètres et aux yeux de fillette ? Il avait l'air d'un gamin du primaire avec son visage à moitié caché dans sa grosse écharpe verte et ses mains cachées dans les poches d'un manteau trop grand pour lui.

- C'est quand même curieux qu'il t'ait raconté tout ça…
- Pas tant que ça… il pouvait se tourner seulement vers moi, alors c'est normal qu'il l'ait fait. Je veux dire, j'aurais été vraiment surpris qu'il demande l'aide de Stan…

Sur ce, mon interlocuteur ne put s'empêcher de soupirer de découragement. Il détestait lorsque Cartman se mettait à insulter Stan en le traitant de tarlouze ou de tapette, parce que, vraisemblablement, il n'était guère mieux que lui sur ce plan. Je n'étais d'ailleurs pas friand non plus de ce traitement qu'il lui réservait.

- Tu comptes lui reparler ou lui donner une deuxième chance ?

Silence. Pourquoi lui avais-je posé une telle question, de toute façon ? Cela ne me regardait nullement, et je n'avais pas envie d'avoir l'air de quelqu'un qui ne se mêle pas de ses affaires. Il ne sembla pourtant pas le prendre mal, ce qui me rassura :

- J'en sais rien… mais pas pour l'instant.
- Ouais, je comprends.

Je me rendis compte que l'autobus était finalement arrivé lorsqu'il s'immobilisa devant nous, nous invitant à entrer dans un endroit plus chaud et plus confortable. Puisqu'il faisait le village de South Park en entier avant de faire quelques arrêts à Denver, nous étions les premiers à y prendre place, nous garantissant des places assises. Comme à l'habitude, nous nous sommes assis à l'arrière, posant nos sacs sur le troisième banc au cas où Cartman ou Stan décidait de prendre le transport en commun aujourd'hui. Si l'un d'eux devait se présenter, ce serait plutôt Stan puisque sa voiture démarrait rarement en temps glacial comme celui d'aujourd'hui. Il avait tout de même de la chance que son père ait pu lui dénicher un vieux modèle pour un prix frôlant le ridicule.

Une fois assis à nos places respectives, je remis mes écouteurs dans mes oreilles et appuyai mon front contre la vitre. Si l'un de nos deux amis venait à nous rejoindre, il pourra bavarder avec Kyle alors que je serai probablement endormi. La nuit dernière avait été assez éprouvante pour un dimanche, d'autant plus que je ne cessais pas de penser à ce que j'avais avoué plus tôt à Cartman. Difficile d'avoir l'esprit présent lorsque quelque chose nous tracasse… Le client, un homme dans la soixantaine environ, l'avait remarqué et n'avait pas cessé de me questionner, m'assurant que je pouvais me confier à lui en tout sécurité. J'avais apprécié le geste, mais il n'avait pas accepté de me payer pour m'entendre délirer à propos de sentiments adolescents. Je fis donc un effort surhumain pour avoir l'air aussi excité que lui. Ce devait être assez convainquant pour lui puisqu'il atteignit l'orgasme avant même que je me mette à gémir. Avant que je parte, il m'avait même invité à ce que je boive un café dans la chambre, ce que j'acceptai après un moment d'hésitation. J'avais un petit quelque chose pour le café servi dans les hôtels, à vrai dire. Puisqu'il n'était pas instantané, son odeur avait quelque chose d'enivrant, de plaisant pour les narines. J'aurais pu humer un pareil arôme pendant des journées entières…

J'étais, évidemment, un habitué des hôtels, à un point tel où je pouvais presque dire si les draps dans un lit avaient été placés correctement. Puisque j'allais, la plupart du temps, dans les mêmes hôtels du centre-ville de Denver, je me permettais parfois de jeter une vue d'ensemble à la chambre, histoire de voir s'il ne manquait pas quelque chose, comme un stylo ou même une serviette. Il était facile de remarquer, en jetant un simple regard, qu'un bain n'avait pas été correctement nettoyé. Il suffit de passer une main le long des rebords pour s'en rendre compte si jamais le doute s'installe. Si, un jour, le métier de préposé aux chambres devient aussi rentable que celui que j'exerce présentement, peut-être poserai-je ma candidature.

Je devais m'être assoupi puisque l'album de Iron Maiden que j'écoutais était dorénavant terminé et avait fait place à celui de Rammstein lorsque Stan vint s'asseoir aux côtés de Kyle, qui le salua tout en faisant un large sourire. Dehors, le jour se levait sous mes yeux endormis qui ne souhaitaient que de demeurer clos pour encore plusieurs heures. La fenêtre était froide contre mon front, mais j'appréciais tout de même le contact qui devait être la raison du pourquoi je ne m'étais pas encore endormi. Malheureusement, ce ne risque pas d'être le cas lorsque je vais entrer dans l'école, dans laquelle règne une chaleur des plus étouffantes, ce qui donne encore plus le goût de s'endormir. Peut-être que mon train de vie particulier est de plus en plus difficile à supporter malgré ce que je laisse paraître.

Je fus tiré d'un sommeil profond par la main de Kyle qui secouait frénétiquement mon épaule, me disant que nous étions arrivés et que nous devions descendre avant que l'autobus poursuive son trajet. Toutefois, je fus entièrement réveillé lorsque je sortis du véhicule, le froid me mordant aussitôt au visage. Malgré cela, Stan insista pour que nous fumions une cigarette avant de rentrer à l'intérieur, ce qui me parut une bonne idée. Cela me permettrait probablement de me détendre un peu puisque je ne cessais de repenser à ce qui m'attendait. Le rouquin nous regarda comme si nous étions fous de vouloir demeurer dehors alors que le froid semblait nous pénétrer les entrailles avant d'entrer au chaud dans l'école. Je pris mon paquet de cigarettes de la poche de mon manteau, en sortis une et l'allumai avant de tendre la petite boîte à mon ami qui se servit à son tour. Sans pouvoir expliquer pourquoi, j'avais l'impression qu'un certain malaise s'était installé entre nous. Stan ne disait pas un mot, tirant longuement sur sa cigarette avant d'expirer la fumée, le regard perdu dans le ciel. Finalement, ses yeux bleus finirent par rencontrer les miens et il se décida de m'adresser la parole :

- Tu étais au courant à propos de Kyle et Cartman, non ?

Sa question me laissa un peu perplexe, probablement parce que je me demandais pourquoi il me la posait. Ce n'était pas son genre de se mêler des affaires des autres, encore moins lorsque cela concernait ses amis :

- Hmm, oui, Tu m'en avais parlé, mais je suppose que tu ne t'étais pas rendu compte que j'avais compris.
- Vraiment ? Désolé. Il t'a dit ce qu'il s'est passé en fin de semaine ?
- Oh, hmm, ouais. Qu'il a trompé Kyle avec Butters ?

Je le vis serrer les dents avant de jeter sa cigarette sur le sol et de l'écraser avec son pied, comme s'il essayait de se défouler d'une quelconque façon. Il était évident que cela le touchait énormément puisqu'il était le meilleur ami du rouquin depuis toujours, d'autant plus que ce que le gros crétin avait fait n'avait rien d'exemplaire du tout. Je ne m'attendais toutefois pas à ce qu'il exprime ses sentiments si ouvertement envers moi, puisqu'il demeurait quelqu'un de réservé même auprès de Kyle.

- Tu voudrais en parler avec Kyle mais tu n'oses pas, si je comprends bien ?
- Ouais, en quelques sortes… je veux dire… je sais pas comment il réagirait, et je voudrais pas lui faire de peine non plus… Tu peux être certain que Cartman va entendre parler de moi, par contre !

Malheureusement pour lui, Cartman ne se laissera jamais impressionner par « une tapette qui s'habille comme une fille et qui se maquille les yeux », pour reprendre ses mots exacts. Je n'étais pas certain de mon rôle à jouer dans toute cette histoire, par contre. Bien que je trouve ses actions très déplorables, je m'en voudrais de m'opposer à lui alors qu'il m'a fait assez confiance pour se confier à moi. Enfin, ce n'était pas une grande confession, mais n'empêche qu'il l'a fait et que je suis celui qu'il est allé voir. Si toutefois je tentais de l'excuser, mes deux autres amis me verraient comme une sorte de traître et penseraient peut-être que j'approuve sa façon d'agir, ce qui est complètement faux. Une fois de plus, il était préférable que je demeure neutre dans cette chicane qui ne sera pas réglée de sitôt à voir la mine que faisait le rouquin ce matin.

- Je comprends. Il le mérite, après tout. Kyle a toujours été correct avec lui. C'est aberrant de voir à quel point il a pu jouer avec ses sentiments.
- Je trouve pas ça vraiment surprenant… c'est de Cartman qu'on parle, après tout. On aurait même dû nous y attendre… !

À ce moment, je me dis qu'il parlait peut-être un peu trop à travers son chapeau puisque le fautif dans toute cette affaire s'était mis à pleurer au téléphone hier… J'ignore si ses sanglots étaient sincères, mais j'étais tout de même incapable de demeurer insensible.

- Ah, si ça se trouve, il a sorti avec lui seulement pour pouvoir baiser avec…
- Je sais pas… je veux dire… pourquoi coucher avec lui alors qu'il avait Butters ?
- C'est simple, pourtant ! Il a toujours aimé avoir le dessus sur Kyle, et coucher avec lui était une autre façon de le dominer… !

Étais-je prêt à voir mon ami d'enfance comme une sorte de délinquant sexuel qui n'attendait que de pouvoir assouvir ses fantasmes les plus déviants sur un autre de mes amis d'enfance ? Non. J'étais d'accord pour dire qu'il n'avait pas toujours toute sa tête, mais pas au point de vouloir profiter sexuellement de quelqu'un qui était plus désavantagé que lui physiquement. Il était par contre possible que mes sentiments particuliers pour lui puissent brouiller mon jugement, ce que je ne dirais cependant pas à Stan. Je le fixais du coin de l'œil depuis un moment, pour voir s'il finirait par se calmer un peu, pour me rendre compte que son regard changea aussitôt que Craig et Tweek s'arrêtèrent près de nous pour s'allumer une cigaretter eux aussi. Enfin, Tweek ne fumait pas, mais peut-être que s'il le faisait, cela l'aiderait à être un peu moins sur les nerfs.

- Hmph, saleté de putain de pays de merde… ! On se les gèle, bordel !

Le langage très coloré de Craig me fit froncer un sourcil alors qu'il fit sourire mon ami, qui semblait attendri de le voir tenter de se réchauffer vainement les mains dans les manches de son manteau :

- Tu pourrais porter des mitaines, tu aurais probablement moins froid.
- Au cul les mitaines, c'est pour les tarlouzes ! Et pourquoi tu me causes, hein, Marsh ? J'ai pas envie d'attraper ta maladie !

Sur ce, ce dernier ne put s'empêcher de rouler les yeux, visiblement irrité de toujours faire rire de lui à cause de sa sexualité différente. Son rival de toujours semblait vouloir en rajouter lorsque Tweek tira légèrement sur la manche de son manteau, comme pour lui dire de se taire, ce qu'il fit à contrecœur. Il continuait toutefois d'épier mon ami, la cigarette pendant au bout des lèvres, comme pour le défier. Ne souhaitant pas prendre part à leurs chicanes enfantines qui durent depuis que nous avons sept ans, je me contentai de retourner subtilement à l'intérieur pour me diriger à mon casier. Sans attendre, je pris mes livres d'éducation économique, les mis dans mon sac pour ensuite monter au quatrième étage, à la classe dans laquelle se donne le cours. Sans trop de surprise, Kyle y était déjà, ainsi que Cartman. Ce dernier tentait par tous les moyens de faire en sorte que le Juif lui parle, mais c'était peine perdue. Il avait les yeux rivés dans son livre de lecture pour le cours d'anglais et ne semblait pas vouloir prêter attention à quoi que ce soit d'autre. Il le faisait exprès, évidemment, prouvant qu'il n'était pas prêt à lui adresser la parole de sitôt, et encore moins de lui pardonner.

- Kyle ! Aller, Kyle, fais pas chier… ! Kyle, merde… !

Malgré les jérémiades de plus en plus insistantes, l'interpelé refusait obstinément de relever la tête et d'ouvrir la bouche. Malheureusement pour lui, son ancien copain ne semblait pas prêt de vouloir abandonner sans avoir eu ce qu'il souhaitait. Nous étions les seuls présents dans la pièce, et je ne pouvais m'empêcher de rouler les yeux en entendant Cartman se plaindre. J'étais cependant soulagé qu'il n'ait pas remarqué ma présence, et souhaitais qu'il ne la remarque pas avant que le cours débute. Pour étouffer ses plaintes, je mis les écouteurs de mon iPod dans mes oreilles et le son de la musique à son maximum. Je sortis ensuite mon agenda pour y gribouiller le logo de mes groupes préférés malgré mon manque de talent très apparent pour le dessin; je voulais seulement me changer les idées. En mettant le capuchon de ma veste sur ma tête, je ne pus m'empêcher de penser à quel point j'étais une véritable mauviette de vouloir fuir sans cesse la confrontation avec mon ami. Il fallait bien que je m'attende à ce qu'il m'en parle d'une façon ou d'une autre, après tout. Si je n'avais pas voulu qu'il m'en parle, je n'avais qu'à me taire et à ne rien lui avouer. Je ne cessais de me culpabiliser avec cela depuis qu'il était parti de chez moi hier après-midi, comme si je pouvais revenir en arrière et effacer tout ce qui s'était passé. Ce serait bien trop facile si cela était possible, alors je me devais d'assumer les conséquences de ma décision.

Le silence revint dans la pièce de façon soudaine, ce qui me fit relever les yeux pour en connaître la cause. Il s'agissait de Butters, qui semblait aussi confus que moi lorsqu'il remarqua que trois paires d'yeux étaient braquées sur lui. Le premier à réagir fut Kyle qui grogna fortement avant de replonger le nez dans son roman, l'air contrarié. Cartman le remarqua et ne put s'empêcher de soupirer, pensant probablement que le blondinet était loin d'arriver au bon moment. Quant à moi, je me contentai de reporter mon attention à mes horribles gribouillages en tentant d'avoir l'air le plus désintéressé possible. Dans un sens, le dénouement de cette folle histoire m'intriguait, parce que je me demandais comment le fautif allait faire pour s'en sortir. Renoncera-t-il à ces baises faciles que Butters lui offre pour ensuite implorer le pardon du Juif ? Ou se contentera-t-il de conter à son ancien copain le mensonge parfait pour continuer de mener cette double relation ? La deuxième option me paraît la plus probable, parce que Cartman n'est pas le type à ressentir le moindre remord, peu importe ce qu'il a fait. D'ailleurs, malheureusement pour Kyle, je ne pense pas qu'il soit une quelconque exception malgré les larmes que son ancien copain avait versées pour lui. Histoire à suivre.

Stan vint s'asseoir à mes côtés deux minutes avant que la cloche annonçant le début des cours sonne, complètement essoufflé. Il lui arrivait très souvent d'arriver en retard, ce qui faisait en sorte qu'il devait se retrouver au bureau du directeur plus souvent que dans les classes. Malgré le fait qu'il était à bout de souffle, il semblait de bonne humeur, probablement parce que Craig lui avait laissé le « privilège » de lui parler. À croire que mon ami aimait souffrir, puisqu'il s'amourachait tout le temps des gens qui ne l'appréciaient guère. Clyde ne le piffait pas vraiment avant qu'ils se mettent à sortir ensemble, et je me demande encore aujourd'hui ce qui lui a fait si soudainement changer d'avis. Les amourettes de Stan étaient aussi compliquées que celles d'une adolescente, sans exagérer le moindrement, alors je préférais me tenir éloigné du sujet.

- Kenny… ! Est-ce que tu as fait le devoir qu'on doit remettre aujourd'hui ?

Je le regardai du coin de l'œil, tentant désespérément de retenir un soupir de découragement. En plus de ne pas être ponctuel, il ne fait jamais ses devoirs, pas même ceux que les professeurs notaient. En temps normal, cela ne me dérange pas de donner mes réponses, mais je trouvais que mon ami commençait à abuser un peu trop. Pourquoi ne pas les faire, après tout ? Il travaille dans une boutique de chaussures le samedi et le dimanche pendant la journée, il doit bien avoir le temps de faire ses travaux scolaires le soir. Si je suis capable de trouver le temps dans mon horaire du temps plein à craquer, tout le monde en est capable. Les professeurs vont trouver cela étrange que nos réponses sont tout le temps les mêmes, et je n'ai pas envie de m'attirer des troubles si cela n'est pas nécessaire. J'ignorais ce que je devais lui répondre, cependant. Je pourrais lui dire que je ne l'ai pas fait, mais il va évidemment se rendre compte du contraire lorsque je vais donner ma copie. Ce fut donc à contrecœur que je lui tendis ma feuille :

- Ouais, mais essaie de changer le plus possible les phrases pour que ça paraisse pas que tu as copié.

Il me répondit d'un signe de tête avant de se mettre à retranscrire rapidement les réponses sur sa propre copie qui était, sans grande surprise, encore vierge. Je remarquai que Kyle me regardait avec un air indigné, probablement parce qu'il méprisait toute forme de plagiat, même lorsqu'il s'agissait de Stan. Je me contentai d'hausser les épaules pour démontrer mon impuissance, ce qui le fit rouler les yeux cette fois. Puis, alors que je m'apprêtais à me retourner pour faire face au tableau, le regard de Cartman, assis à la gauche du rouquin, croisa le mien. Je sentis un fort sentiment d'inconfort me parcourir, me faisant aussitôt baisser les yeux. Il avait maintenant plusieurs raisons de me questionner sur ma façon complètement stupide d'agir avec lui, et cela ne tardera probablement pas à se produire.

o o o

- Kyle.
- Hmm, oui, qu'est-ce qu'il y a ?
- Je voulais te dire un truc, c'est tout.

Il s'immobilisa au milieu du corridor qui traversait en entier les vestiaires des garçons, près des casiers. Ses cheveux roux étaient encore mouillés, donnant l'impression qu'ils étaient plats, ce qui était pourtant le contraire. Il avait les joues légèrement rosées à cause de la chaleur qui régnait dans la pièce, ou probablement parce qu'il avait vu Stan nu dans les douches, je n'en sais rien. Me raclant la gorge, j'haussai bêtement les épaules, un peu mal à l'aise de ce que j'allais lui dire :

- Tu sais… à propos de Cartman… tu devrais… enfin, tu devrais tout lui dire avant que vos sentiments commencent à fader. Il y a une limite de temps pour chaque chose, et… tu ne devrais pas dépasser celle-ci, surtout parce que je sais que, malgré ce que tu peux dire, tu l'aimes bien, le gros enfoiré…

Son regard changea au fur et à mesure que je bégayais mon monologue qui n'avait pas le moindre sens, comme s'il avait compris quelque chose qu'il n'avait pas encore compris. Il rougit à nouveau et se mordit la lèvre, visiblement embarrassé. Peut-être que ce que je venais de dire n'était pas si dénué de sens…

- Kenny… Je… Enfin… je te remercie.

Sur ce, il sourit très timidement, lui donnant l'air d'un gamin qui vient de faire un mauvais coup et qui tente de se repentir en amadouant ses parents. Je me contentai de le lui rendre de façon plus sincère, malgré le fait que je ne pouvais m'empêcher de me sentir un peu amer face à tout cela. Jamais je n'aurais souhaité, cependant, de rendre mon ami triste en lui disant que je l'enviais secrètement. J'étais d'ailleurs conscient que si je venais à lui faire de la peine, Cartman m'en voudrait pour le restant de ses jours.

- Tu n'as pas à me remercier. Je sais ce que tu traverses présentement… peut-être que je ne suis pas la personne qui devrait te conforter, mais je pense… en avoir besoin aussi…

Il n'eut pas le temps de me répondre que j'étais déjà parti, me trouvant stupide de lui avoir dit une telle chose. Je ne m'étais pas vraiment bien exprimé, et je redoute un peu qu'il le prenne mal. Cela ne me dérangeait pas du tout de le consoler, au contraire, même, mais puisque nous ne sommes pas les meilleurs amis du monde, cette tâche ne me revenait pas vraiment. Je pouvais cependant me consoler en me disant que j'avais réussi à éviter Cartman pendant toute la journée, et espérer que cela continue de la sorte.

Je suis un véritable poltron.

Un jour, peut-être serai-je capable d'affronter ces sentiments qui dépassent les mots.

Un jour.

Peut-être.

Est-ce que le goût des rêves expirés a une saveur amère ?