Après avoir fait de longs détours, justifiés par sa méconnaissance de la géographie parisienne, la voiture de Black Jack se gare finalement en bas de l'immeuble de Brigitte. Avant de descendre du véhicule, la jeune femme gratifie son hôte d'un baiser sur la joue et dit avec chaleur :

« Je vous remercie encore pour cet excellent moment. Mais je vous dois à présent moi-même un dîner. »

Puis, soucieuse de ne pas paraître trop réceptive au charme du médecin marron, elle ajoute :

« Avec Pinoko, naturellement ! »

La sollicitude de Brigitte vis-à-vis de sa fille ne semble pas enthousiasmer Black Jack qui bredouille :

« Oh, vous savez, elle n'est pas habituée à veiller très tard. Et elle a l'habitude de rester seule, je suis souvent en déplacement. »

La première réaction de Brigitte quant à cette réponse est un mouvement de surprise, car, malgré sa personnalité particulière, Black Jack lui semble être un père attentif et aimant. Puis elle comprend que le médecin veut lui faire comprendre maladroitement qu'il a envie de passer plus de temps seul en sa compagnie et rougit très légèrement.

« Et bien soit. Comme vous voudrez. Disons après-demain ? »

« Avec joie »

Avant de sortir du véhicule, Brigitte dépose un dernier baiser sur la joue du chirurgien et court prestement à la porte de l'immeuble. Un instant, Black Jack la regarde entrer dans le bâtiment avant de démarrer, au prise avec un sentiment qu'il n'a plus éprouvé depuis au moins dix ans….

Lorsqu'elle arrive devant la porte de son appartement, le sourire rêveur de Brigitte se dissipe aussitôt et fait place à une expression de défit, car la jeune femme entend bien en découdre avec une certaine personne dont la présence chez elle ne fait aucun doute. Sans prendre la peine de sortir ses clefs, Brigitte pousse vivement la porte qu'elle sait ouverte et entre dans le vestibule d'un pas décidé. Puis elle se dirige vers le salon et lance sur un ton de défit :

« Montre-toi, Edgar, la plaisanterie a assez duré ! »

Presque aussitôt, la silhouette de l'intéressé de détache dans la pénombre du salon, un verre de whisky à la main

« Quelle perspicacité, Bijou ! lance le voleur d'un ton goguenard. Avec toi comme équipière, Tonton Gaston va faire de sérieux progrès ! »

Sans se donner la peine de répondre, Brigitte retire frénétiquement ses escarpins qu'elle lance violemment à la figure de son frère. Mais Edgar évite les projectiles avec la dextérité d'un artiste de cirque et va s'assoir tranquillement dans le canapé de cuir blanc, tel un chat paresseux.

« Allons, allons, réplique le bandit sans se départir de sa bonne humeur légendaire, un peu d'humour, que diable ! Ah, ah, c'était trop mignon, de te voir faire les yeux doux au docteur Patchwork. »

« Mais de quoi parles-tu, bougre d'abruti ? rétorque la jeune femme. C'est un nouveau collègue, il est normal que je me montre aimable avec lui ! Si tous les français étaient comme toi, plus personne ne voudrait venir dans ce pays ! Ce n'est pas parce que tu es un obsédé que tout le monde doit être à ton image ! »

Loin d'être impressionné par l'air furibond de sa petite sœur, Edgar éclate de rire, ce qui a pour résultat d'accroitre davantage la colère de Brigitte. Ne sachant que dire, tant la désinvolture de son frère l'énerve et la déstabilise, cette dernière court se réfugier dans sa chambre afin de troquer sa robe du soir contre un confortable pyjama, laissant Edgar toujours hilare dans le salon.

Quelques instants plus tard, Brigitte réapparait dans le salon, plus sereine mais toujours en colère contre son irrévérencieux grand frère. Ses cheveux, qui quelques minutes auparavant étaient ramenés en un chignon savamment déstructuré, tombent maintenant en cascade sur ses épaules, ce qui lui donne des allures de lionne farouche. Sur un ton froid et cassant, la jeune femme reprend :

« Comment as-tu fait pour savoir ou je me trouvais ? Je ne l'ai dit à personne ! »

Au comble de la bonne humeur, Edgar rétorque :

« Ce que tu peux être naïve, ma petite chérie ! Parce que tu crois qu'on peut faire confiance à une femme ? »

« Oh, Magali ! »

« Eh, oui, j'obtiens ce que je veux de cette délicieuse gazelle ! Enfin, moyennant rétribution, bien sur ! »

« Elle va me le payer ! marmonne Brigitte entre ses dents. »

« Allons, allons, Magali s'inquiète pour toi, reprend Edgar sur un ton plus sérieux. Et moi aussi. Il faut dire que tu n'es guère douée avec les hommes ! »

« Mais qu'est-ce qui te permet de…. »

Sans laisser à sa sœur le loisir de poursuivre, Edgar reprend, désinvolte :

« Par exemple, regarde ce pyjama ! Est-ce que c'est le pyjama de quelqu'un qui veut séduire, hein ? Je suis sur que tu as une grosse culotte en coton, par-dessus le marché ! »

« Quelle importance ? répond Brigitte, trop abasourdie par la remarque de son frère pour être encore énervée. Il ne me voit pas en ce moment ! »

« Justement, grossière erreur, il faut tout anticiper ! Tu n'anticipes rien ! On dirait une gamine de quinze ans ! »

Encouragé par son propre ton docte, le jeune voleur poursuit :

« Par exemple, inutile de dire à un type qui t'invite et te dévore des yeux que tu passes une excellente soirée. C'est lui qui doit se sentir flatté et heureux. Tu dois lui faire comprendre que tu lui fais une fleur ! Et tu ne dois pas non plus faire savoir que tu es prête depuis une heure ! En faisant ça, tu lui accorde trop d'importance ! »

Cette fois, la colère de Brigitte retombe tant les propos d'Edgar lui semblent amusants mais en même temps plein de sagesse. Cependant, une chose dans les paroles de son frère l'a interpellée. Avec le même air timide qu'elle avait lorsqu'ils étaient enfants, Brigitte demande :

« Dis, Edgar, c'est vrai qu'il me dévorait des yeux ? »

« Tu dois être la seule personne du restaurant à ne pas l'avoir remarqué ! Soupire Edgar. »

« Oh, je ne sais pas, rétorque la jeune femme. Peut-être veut-il simplement être aimable et poli. Il est si différent de….si différent….de toi. »

« Tu veux dire qu'il n'est pas démonstratif ? C'est normal, ça, Bijou. C'est un japonais. C'est le comble de la vulgarité pour un japonais d'exprimer ses sentiments de façon ostentatoire. Et c'est déjà très explicite, pour un homme de cette culture, d'avoir dit qu'il te trouvait ravissante. Ce qui me conforte dans l'idée que le pauvre malheureux n'était pas loin de la crise cardiaque ce soir ! Dieu, que les femmes sont cruelles ! »

Soudain, Brigitte prend un air consterné, comme si on venait de lui annoncer le décès de sa mère.

« Oh, quelle horreur ! »

« Enfin, calme-toi, Brigitte, c'était une façon de parler ! »

« C'est pas ça ! Je l'ai embrassé sur la joue ! Il a du me prendre pour une geisha ! »

Cette dernière réplique plonge Edgar dans l'hilarité la plus absolue. Au bout de quelques instants, le voleur réplique :

« Mais non, mais non, ma Bijou ! C'est un japonais ! Pas un moine trappiste !

Lorsqu'il arrive enfin devant la porte de sa suite, Black Jack se prépare psychologiquement à affronter les foudres de Pinoko, si d'aventure cette dernière n'est pas encore endormie. Car la petite fille, semblable en ce point à une épouse jalouse, n'aime pas que le médecin s'absente tard dans la soirée. Avec précaution, Black Jack tourne la clef et entre à pas de loup dans l'appartement…pour trouver Pinoko affalée sur le canapé, manifestement peu inquiète des allées et venues de son tuteur. La petite fille semble captivée par une émission de télévision dans laquelle des hommes aux allures improbables ayant tous largement dépassé la trentaine tentent de se caser avec l'aide de leurs mères. Finalement, Pinoko daigne tourner la tête vers le médecin, éteint le poste et saute au bas du canapé. Puis, comme si elle venait d'ingurgiter tout un tube de vitamine, la petite fille demande avec vivacité :

« Alors, alors, comment z'était ? »

Pinoko a posé sa question avec autant d'enthousiasme que si elle s'enquerrait de la future venue du père Noël, sans laisser poindre une once de jalousie. Black Jack est si peu habitué à ce genre de réaction de la part de sa fille qu'il ne peut que balbutier :

« Ben….euh….c'était bien. »

Manifestement, Pinoko n'entend pas se satisfaire de cette réponse lacunaire, car elle insiste :

« Comment était habillée Brigitte. Elle était zuper belle, ze parie ! »

« Oh, euh…oui, oui. »

« Comment était za robe ? »

Au comble de la surprise, Black Jack entreprend donc de décrire dans les moindres détails la toilette de la jeune criminologue, face à une Pinoko manifestement ravie. L'enthousiasme flagrant de la petite fille quant aux qualités de Brigitte étonne de plus en plus Black Jack, davantage habitué à la soupe à la grimace lorsque Pinoko se trouve en présence d'une femme.

« Et alors ? Tu l'as embrazée, au moins ! »

« Mais enfin Pinoko ! proteste le médecin, de plus en plus gêné par l'interrogatoire de sa fille. »

« Tu l'as embrazée, oui ou non ? »

« Mais euh…non ! »

« Oh, t'es vraiment nul, docteur ! Tu zais pas draguer les filles ! Qu'est-ze que ze vais faire de toi ? »

Cette fois, Black Jack, contrarié par le ton un peu trop libre de la petite fille, réplique vivement :

« Enfin, Pinoko, je ne te permet pas de me parler sur ce ton ! Si tu ne te calmes pas tout de suite, tu vas recevoir une fessée, oui ! Et d'abord, les enfants de ton âge n'ont rien à faire debout à cette heure ! »

« Z'ai 18 ans ! »

« Tu es un bébé, et tu ne comprends rien à la vie ! Laisse donc les adultes régler leurs problèmes sans t'en mêler ! »

Les dernières paroles de Black Jack font manifestement impression sur la fillette dont les yeux sombres se mettent à briller. Manifestement, l'enfant retient ses larmes, signes, chez Pinoko, d'une profonde contrariété qui n'a rien d'un caprice. Se sentant coupable, Black Jack reprend d'une voix douce :

« Bon, bon, excuse-moi de m'être emportée, mais toi aussi, avec tes questions tordues ! Allons, dis-moi ce qui se passe. »

Troublée, Pinoko articule alors faiblement :

« Ze veux….ze voudrais….que tu épouses Brigitte. »

« Comment ? »

« Oui…..Elle est zuper zentille…..et très belle ! Oh, dis, épouse là ! »

Black Jack pousse un profond soupir et réplique :

« Ce n'est pas si simple. Et puis pourquoi tu veux me caser, d'abord ? C'est l'émission française que tu regardais à l'instant, qui t'a donné des idées ? »

Mais Pinoko ne semble pas décidée à répondre à la question et poursuit sur son idée :

« Elle te plait, Brigitte ? »

« Mais…. »

« Répond-moi ! »

« Et bien, oui ! Voilà, tu es contente ? »

« Alors, tu vas l'épouser ? »

« Pinoko, il faut être deux pour décider de ça, tu sais ! »

« Oh, za, z'est pas un problème ! »

Puis, manifestement ravie de la réponse obtenue, la petite fille file se coucher sans daigner fournir plus d'explication, laissant Black Jack plus perplexe que jamais.