Les mathématiques souterraines

Chapitre un : Tes yeux peuvent être si cruels

Auteur : Rain

Disclaimer : Shaman King ne m'appartient pas, je ne me fais pas d'argent avec. Labyrinth non plus! C'est juste un film que j'aime bien !

Soundtrack : Within you / As the world falls down (Labyrinth Soundtrack)

Notes :

Bienvenue dans… dans mon crossover Labyrinth ! Ca fait vraiment longtemps que j'ai cette idée en tête, et c'est passé par des dizaines de versions. Et puis je l'ai soumis à un Big Bang, et la réponse est devenue « faut avoir fini ça fin avril ». Du coup je l'ai fini fin avril. Puis après quand j'ai voulu la publier en français, j'ai pas aimé mon premier chapitre, donc je l'ai encore réécrit. C'est du Neaice, parce que pourquoi pas.

Sur AO3, où je l'ai publiée en anglais, il y a des illustrations de Cargodin (même pseudo sur twitter) et bientôt d'un autre artiste. Elles sont très belles et je vous invite à aller les regarder parce que je ne peux pas intégrer d'images sur ff.

Au départ, j'espérais poster la version française en même temps que l'anglaise, et puis mai est venu, et mai est reparti, et je ne l'ai pas vu passer du tout. Alors bon. J'ai juste ça de traduit. Mais c'est un produit fini et j'en suis très fière. J'ai vraiment envie de le partager avec vous, et j'espère que ça va vous plaire. Ce premier chapitre commence « lentement » parce qu'il était beaucoup, beaucoup trop long. Donc on prend le temps, et on flirte en attendant. X)

Pis j'ai eu la nouvelle hier! SK aura un nouvel animé en 2021! Et ça, ben ça se célèbre, d'où nouvelle fic. Go go go!

Les titres des chapitres viennent des chansons du film ! Il y a un code, je vous laisse le découvrir.


Université Paris I / 12 :21

Le syndrome de De Quervain, aussi connu sous le nom de syndrome de la lavandière, est une ténosynovite sténosante du tendon du court extenseur (extensor pollicis brevis) et du long abducteur (abductor pollicis longus) du pouce au niveau du compartiment du premier extenseur…

Profondément perdue dans son livre, Jeanne s'entêtait à s'enfoncer la cuiller dans la joue quand elle entendit un cliquetis de plateau annoncer un intru. Sans lever les yeux, elle formula une excuse toute prête pour chasser l'importun, mais les mots ne dépassèrent pas ses lèvres : une main s'était posée sur la sienne, et elle reconnaissait le vernis rose pâle du premier coup d'œil.

« Tamao ! »

Elle se redressa immédiatement et lui adressa un grand sourire. « J'ai cru que les ingénieurs t'avaient enlevée ! »

La remarque fit rosir joliment la nouvelle venue, qui secoua la tête. Tamao était toujours jolie. Elle savait comment se maquiller et s'habiller pour avoir l'air à la mode tout en restant discrète. Elle n'aimait pas se faire remarquer, ce que Jeanne peinait parfois à comprendre.

Comme elle peinait à répondre, Jeanne embraya : « Ils ont payé pour ton déjeuner, au moins ?
- Ah, non. Je les aidais juste, tu sais. Ils ont pas mal d'équipement assez lourd et… enfin, tu les connais. »

Jeanne n'aurait pas dit les choses comme ça, mais elle comprenait assez bien. Les deux programmes, théâtre et son/lumière, fonctionnaient en parallèle; il n'était pas rare que les uns et les autres se rencontrent, mangent ensemble, ou profitent des pauses pour discuter.

L'équipe des stagiaires son était pour la plupart plus portée sur la théorie que la pratique. Facilement essoufflée, de l'avis de Jeanne, qui n'aurait sans doute pas fait mieux mais n'en avait pas fait son rêve d'avenir.

Tamao, en comparaison, pouvait porter perches, amplis et autres dispositifs sans férir, ce qui la rendait particulièrement attirante. Comme si elle avait besoin de ça, avec ses joues roses et son visage de poupée.

Heureusement, ils savaient encore se tenir.

Devant l'air dubitatif de Jeanne, Tamao lâcha un rire gêné; Jeanne la suivit avec un temps de retard. Puis elle rangea son manuel et fit de la place pour leur repas.

À l'instar de sa propriétaire, le plateau de Tamao était raisonnable : salade sans sauce, curry sans viande, verre d'eau.

Jeanne, elle, avait négocié deux desserts contre son entrée. Dans son plat se battaient des aliments de toutes sortes et couleurs, sans logique apparente.

« Tes dents vont tomber un jour, » la plaisanta Tamao. « Ton père ne te l'a jamais dit ? »

Jeanne prit la grimace hautaine du professeur pour répondre : « Je suis chirurgien, pas dentiste. C'est de la cosmétique ! Tu veux un morceau de quelque chose ? »

Le sourire de Tamao vacilla.

« Il… s'est passé quelque chose ? »

Ah. Elle avait fait une erreur. Comme s'il ne lui faisait pas déjà assez peur ! Parler de lui était toujours une mauvaise idée.

« Non, non, pardon.
- Tout va bien, je…
- Non, j'ai été désagréable. »

Jeanne piqua du nez vers son assiette; Tamao la regarda en silence quelques instants avant de piocher un bout de sa salade et de la lui présenter. Voyant la bouchée en équilibre instable, Jeanne fit un demi-sourire et la mangea directement sur la fourchette.

Le geste était encore assez osé pour la faire rosir elle, mais Tamao aussi, alors elles se perdirent dans un rire commun, et Tamao attrapa la main libre de Jeanne pour la serrer dans la sienne.

« Tout va bien. »

Jeanne finit sa bouchée et acquiesça.

« Alors, tu as choisi ta pièce ? »

Tamao, qui venait d'enfourchetter une tomate, s'immobilisa avec l'air de quelqu'un qui vient de se rappeler avoir laissé le four allumé. Elle n'était pas vraiment du genre à oublier des choses, mais Jeanne savait qu'elle était très occupée. Entre les cours, les révisions, son travail… Ce n'était pas évident, et si elle pouvait l'aider en lui rappelant de temps en temps certaines choses…

Tournant son poignet, gentiment, elle lui serra la main. « Tu n'as pas à t'en faire. Il te reste quelques jours. »

Tamao secoua la tête. « Quelques jours avant la date limite, présentations le vendredi après, et spectacle encore après, je me souviens. Non ?
- Tant que tu le sais.
- Oui, oui, ne t'inquiète pas. Je… je sais ce que je vais choisir, tout va bien.
- Oh ? »

Oubliant son poulet, Jeanne se pencha en avant, essayant de deviner. « C'est moderne ?
- Oui.
- Oh, j'ai déjà hâte. Romantique ?
- Oui, euh… en quelque sorte.
- Comment ça s'appelle ?
- Ah, ça c'est la surprise. »

Jeanne fit la moue. « Tu ne peux pas ne pas me dire ! Je veux savoir ! »

Tamao rougit. « Je – je suis désolée ! C'est juste… je ne suis pas encore tout, tout à fait sûre. C'est difficile de choisir, et… Enfin. Toi, tu sais, non ? »

Momentanément distraite, Jeanne acquiesça. Oubliant son plat encore à moitié plein, elle fouilla son énorme sac pour en tirer deux manuels de révision, trois calpins à spirales, et finalement un livre relié en cuir. Ses pages étaient bordées d'or, mais il n'y avait ni auteur ni titre sur la tranche.

Jeanne le passa à Tamao avec révérence, et sourit en la voyant s'essuyer les mains avant de s'en saisir.

« D'où est-ce qu'il vient ? Il… il a l'air ancien.
- L'histoire date des années soixante-dix, je crois. Mon grand-père m'en a donné un exemplaire quand j'étais toute petite. Et puis il s'est perdu. » Enfin, pas tout seul, mais c'était la version officielle.

Tamao sentit que le sujet était sensible. Leurs mains étaient encore étroitement entrelacées, et elle la serra encore.

« Et celui-là, alors ?
- Je l'ai trouvé à la foire aux livres de mars. Magnifique, non ? Et le vendeur me l'a donné pour rien. Il a dit que personne ne l'achèterait.
- Pas très bon, ce vendeur, » dit Tamao distraitement alors qu'elle tournait les premières pages. Le papier était jauni mais pas fragile, peut-être volontairement vieilli. Les lettres étaient enluminées, et malgré la fantaisie des courbes le texte restait étrangement facile à lire. Un véritable travail d'artiste. Donné pour rien, semblait-elle se demander.

« Il ne savait probablement pas ce qu'il faisait, » opina Jeanne.

« Je ne savais pas que tu connaissais ton grand-père ? »

Elle s'arrêta, prise de court. Non, elle n'avait jamais parlé de son grand-père. Elle ne connaissait Tamao que depuis si peu de temps ! C'était ce qui rendait leur amitié si facile. Elle n'avait pas entendu parler du scandale. Elle n'avait même pas encore rencontré le professeur en personne – juste au travers des contes aimants mais fatigués de sa fille.

« Il n'est plus là, » dit-elle simplement. « Il a déménagé dans le sud, et Marco n'a pas le temps de m'emmener le voir. »

Ce n'était pas une très bonne excuse. Tamao lui serra la main.

« C'est dommage. J'espère que vous irez bientôt. »

Jeanne s'efforça de lui sourire.

« Merci, Tam. Qu'est-ce que tu en penses ? De la pièce ? »

Tamao baissa les yeux sur le papier, tenant le livre contre leurs mains jointes pour pouvoir lire plus facilement. « C'est intrigant. Pas le genre de choses que tu, je… Ou plutôt que le professeur… »

Elle jeta un œil au sac de Jeanne, désormais à demi-vide et encore gonflé de classeurs et de papier. Celle-ci grimaça à demi. Tamao n'avait pas tort. « Tu as raison, il préfère les opéras. Moins de déambulation sur la scène. » Et puis l'esthétique du corsetage de sa langue maternelle au profit de la musique lui convenait parfaitement.

C'était déjà un miracle qu'il l'ait laissée s'inscrire au programme de théâtre estival. Elle venait de passer la sélective première année de médecine; elle avait bien d'autres choses à faire que d'apprendre par cœur des vers de poésie. Pourtant il devait avoir senti que c'était important pour elle. Au point qu'il l'avait inscrite lui-même, avant les résultats.

Elle avait décidé que c'était bon signe pour l'avenir.

Le programme lui-même était merveilleux. Jeanne se sentait encore mal à l'aise parmi les jeunes gens. Ils étaient tous très… détendus, et elle se sentait détonner, avec ses vêtements vieillots, sa posture en classe, sa façon de parler. Ça les repoussait.

Tous, sauf Tamao. Dès le début, elles s'étaient senties à l'aise l'une avec l'autre.

« Je ne lui en ai pas encore parlé. Il l'aurait jeté tout de suite.
- Mais pourquoi ? C'est tellement joli. Ce livre, et le texte, je veux dire. »

Tamao lui rendit le livre, et tourna leurs mains encore jointes pour regarder sa montre. « Il va falloir qu'on se dépêche si on ne veut pas être en retard. »

Elles ne bougèrent pas pour autant. Jeanne, comme toujours inquiétée par la possibilité de devoir abandonner ses desserts, mit seulement les bouchées doubles.

« Tu viendras à la maison, après les cours ? »

Tamao cilla, et sembla y réfléchir. Peut-être qu'elle devait travailler. Elle n'en avait pas parlé, mais Jeanne s'en inquiéta en mordillant son dernier morceau de concombre. « Tu n'es pas obligée, évidemment…
- Non, non, je vais venir. Je peux apporter de quoi manger.
- Salut les filles. »

La voix de Lyserg embrasa les joues de Tamao, et Jeanne retira sa main si vite qu'elle se fit presque mal. Se redressant sur sa chaise, elle fit disparaître le livre dans son sac et sourit à son cousin.

Lyserg était un jeune homme adorable. Tamao, d'ailleurs, l'adorait. Jeanne aussi. Cependant, étant son cousin un tout petit peu plus âgé, il avait pour mission de s'assurer que Jeanne allait bien. Et de rapporter ses activités et son humeur au professeur.

Il faisait les deux avec application.

« Bonjour, Lyserg, » dit-elle pourtant avec chaleur. Malgré la tension, elle l'aimait beaucoup. « Tout va bien ?
- Tout va parfaitement, merci. Je voulais juste prendre de vos nouvelles.
- Comme tu vois, nous avons passé une très bonne matinée. N'est-ce pas, Tamao ? »

Ladite Tamao avait piqué du nez dans son assiette, comme si elle s'attendait à devenir invisible parce qu'elle ne voulait pas être vue. « O-oui, bien sûr. C'est… c'est toujours agréable de te voir, Lyserg.
- Tout le plaisir est pour moi. »

Un vague sourire aux lèvres, il s'assit près de Tamao et tendit à Jeanne un morceau de papier.

« De la part du professeur. »

Elle cilla, et sentit son cœur manquer un battement. Qu'est-ce que Marco pouvait bien avoir à lui dire ? « Quoi… ?
- Non, je plaisantais ! C'est juste une nouvelle série d'énigmes. Tamao, tu as le droit de l'aider si elle est coincée. »

Jeanne lâcha un soupir de soulagement. « C'était de très mauvais goût, Lyserg. »

Une série d'énigmes. C'était donc ça. S'échanger des énigmes et autres devinettes était un jeu entre eux. Jeanne n'était vraiment pas douée, mais Lyserg refusait de la laisser lâcher prise. Et elle aimait bien jouer, même si elle l'admettait rarement.

Curieuse, elle déplia le message, mais n'y trouva aucun puzzle. Il s'agissait d'une petite affiche pour une fête donnée par le programme de théâtre. Une fête qui aurait lieu le soir même.

« Qu'est-ce que… ?
- C'est mon exemplaire, » expliqua-t-il, presque dans un murmure. « Maintenant qu'il est en ta possession, il n'y a plus de preuve que j'ai entendu parler de cette fête. Je sais que vous ferez attention, toutes les deux. Amusez-vous bien, d'accord ? »

Avant que Jeanne ait pu répondre, il se releva et s'éloigna. Estomaquée, elle se contenta de le regarder partir.

Tamao prit gentiment le poster de sa main sans force. Jeanne se fit la réflexion que ni l'une ni l'autre n'en avait reçu, d'invitation. Avaient-elles été écartées volontairement ? Elle le lut en diagonale, les yeux de Jeanne revenant sur elle.

« Ce n'est pas très loin de ton appartement, » finit-elle par dire. Puis ses yeux vinrent croiser ceux de Jeanne, qui s'attendait à tout sauf à ça. Elle tapota le poster, comme si elle avait pu parler de quoi que ce soit d'autre. « Tu veux… ? »

Jeanne regarda le papier, un peu perdue. « Je ne sais pas. Il y a… Il y aura peut-être un peu la foule. » Elle, ça ne la dérangeait pas, mais elle savait que ce ne serait pas du goût de Tamao.

« On pourrait y aller. On n'a pas à rester toute la nuit. Ça pourrait… ça pourrait être bien. »

Jeanne la fixa, cherchant à déchiffrer ce qu'il y avait par-delà les mots. Tamao était encore toute rose. Peut-être espérait-elle que Lyserg soit 'accidentellement' présent à une fête dont il ne connaissait pas officiellement l'existence.

Sa poitrine se serra tout d'un coup. Elle connaissait Tamao amoureuse. Elle l'avait vue crayonner son élu dans les marges de ses cahiers, agoniser sur chaque ligne dans les lettres qu'elle lui destinait mais n'envoyait jamais. Jeanne avait vécu ces abominables après-midi d'angoisse et de mélancolie avec elle. Une fois, alors qu'elle était plaisamment imbibée, Tamao lui avait donné son nom et la terrible romance pour laquelle Jeanne se serait pâmée si elle n'avait pas concerné sa très bonne amie. Un garçon, qui n'était pas son frère, qui avait failli être son promis. Une fille, nouvelle dans la maison. Fiancée au garçon.

Tamao, laissée seule. Tamao, envoyée à l'autre bout du monde pour soigner son cœur brisé et donner du cachet à l'hôtel familial.

Est-ce qu'elle s'en était finalement détachée ?

Ç'aurait dû être une bonne chose. Pourquoi, alors, ce serrement dans son cœur ?

Elle baissa les yeux vers son plateau et botta en touche.

« Là, nous serons en retard, » prévint-elle en mordant dans sa brioche.

« Oh non ! »


Le Reflet, bar / 18:01

La musique les accueillit avant même les portes du bar. La violence du son fit grimacer Tamao, mais elle serra les dents. Jeanne avait vraiment envie de voir la fête et c'était évident : sa cadette la traînait presque par la main, comme si tout risquait de disparaître avant leur arrivée. Et puis c'était elle qui avait proposé de venir, elle ne pouvait pas se désister maintenant.

Même pour début août la soirée était chaude. Il y avait une canicule, comme presque tous les étés selon Jeanne, et les gens s'y étaient habitués. Ils ne laissaient plus la chaleur ternir leurs soirées saturniennes. Par contre, ils compensaient clairement pour les chaleurs de la journée : les rues étaient pleines à craquer de promeneurs du soir.

Les meneurs du programme avaient loué le sous-sol d'un bar du coin. Avant de descendre, Tamao fit un arrêt au bar pour commander.

« Une bière, s'il vous plaît. Et… » Elle consulta Jeanne du regard. « Un diabolo grenadine. Merci.
- Pas de souci, ça vient tout de suite ! »

Verre à la main, elles descendirent les marches de pierre. Le colimaçon était si sévère que Tamao craignit de glisser. Jeanne marchait devant, s'agrippant fermement à la rambarde; Tamao se demanda si elle pourrait la rattraper, en cas d'accident. Par miracle, elles arrivèrent saines et sauves en bas, face à un garçon qui contrôlait les va-et-vient du petit groupe.

« Ah, salut ! » Mal rasé, il souriait largement, et accentuait ses propos avec son verre. Il ne semblait pas mécontent de les voir, et s'attacha immédiatement à Tamao. « Je ne savais pas que vous viendriez ! »

Il avait, selon Tamao, une voix plutôt agréable et un air plutôt gentil. Un acteur né, comme il aimait à le répéter, avec douze pièces et un film étudiant dans son parcours. Mais dès qu'il ne s'agissait plus de théâtre… Il était gentil.

Tamao ne savait pas comment répondre et risquait de se perdre en balbutiements; Jeanne vint à sa rescousse. « Nous avions un peu de temps libre. »

Le garçon sembla remarquer Jeanne seulement alors, et il sourit. « Toujours dressée à douze épingles, impressionnant ! Pas un cheveu de travers. Heureusement qu'on est là pour faire la fête et mettre un peu de désordre là-dedans !
- Heureusement, » acquiesça-t-elle, avant de regarder derrière lui pour envoyer le poli signal de « nous aimerions passer, s'il vous plaît ». Mais il y semblait sourd, de nouveau concentré sur Tamao.

« Je dois garder la porte, vérifier les gens qui descendent, » expliqua-t-il. « Mais je peux peut-être me faire remplacer. Tu vas rester longtemps ? »

Tamao balbutia de plus belle. Jeanne, à bout de patience, se glissa entre les deux avec la subtilité d'un camion de pompiers. « On ne sait pas encore. Tu nous laisses passer ? Je ne voudrais pas renverser mon verre.
- Oh, bien sûr. Et quand vous aurez posé vos affaires, vous pourrez parler à Cygnus. On offre un verre par personne et c'est lui qui s'en occupe. » Il leva sa bière dans un geste éloquent.

« C'est forcément une bière ?
- Non, je crois que ça peut être un jus de fruit, aussi. Faut voir avec lui.
- Très bien. »

Le dépassant, elles trouvèrent le banc où s'entassaient sacs et vestes de toutes les couleurs. Une des filles du programme surveillait vaguement tout en s'occupant de la musique. Ses haut-parleurs dataient d'un autre âge. C'était peut-être pour ça que sa musique n'était pas aussi forte que celle de l'étage du dessus.

« Bienvenue à vous deux ! Vous avez eu votre verre gratuit ?
- Pas encore, merci Padma. On va commencer par s'imprégner un peu de l'ambiance.
- Pas de problème ! Cygnus n'est pas près de s'en aller. »

L'endroit n'était pas trop sale. C'était l'une de ces caves dans lesquelles on devinait l'ancienne cité, les pavés sous le bitume noir, le vieux bois indiquant des fenêtres depuis longtemps enfouies sous la rue. L'odeur de moisi, légère, venait sans doute du fleuve. Tamao passait ses week-ends à chercher de tels endroits pour les dessiner. Elle reviendrait.

« Vous allez danser, les filles ? »

Tamao tourna la tête. Un autre garçon tentait de les attirer vers la piste de danse. Il était un peu éméché, à le voir, mais la musique était bonne, et quelqu'un venait d'allumer une boule à facettes. Tamao hésita; Jeanne prit la décision pour toutes les deux.

« Oui, oui, on vient ! »

Et, laissant là le garçon interloqué, elle prit la main de Tamao et l'entraîna avec elle. Remarquant l'incertitude dans ses yeux, elle lui fit un grand sourire. « Nous sommes là pour nous amuser, non ? Fais-moi confiance. »

Tamao lui faisait confiance, mais elle se savait incapable de danser. Et il y avait tellement de gens ! Elle ne pouvait s'empêcher d'épier garçons et filles.

Jeanne, elle, ne sembla pas avoir de problème. Comme la marée à la grève, la musique rentra dans ses doigts, monta à ses épaules, et elle se mit à danser. Tamao aurait aimé avoir le même déclic; elle se sentait pataude et inappropriée.

Au moins avait-elle maintenant une guide, et quelle guide ! Jeanne semblait née pour cette occasion. La musique se fit plus forte, entraînante, tempétueuse. Les autres étaient toujours là, mais ils ne comptaient plus vraiment. Il n'y avait que la musique, ses pieds chatouillés, les mains de Jeanne.

Une voix s'éleva alors, portée par ce qui devait être un bon micro, car on l'entendait parfaitement sur le son. Il se lança dans une balade avec un baryton agréable. Curieuse, Jeanne regarda du côté du DJ, et elle montra à Tamao un garçon en costume. Il portait un masque qui lui cachait le visage et un déguisement droit sorti des coffres du théâtre. Le tissu avait l'air cher, en plus, une espèce de velours écrasé tendance violine.

Un membre du personnel ? Un chanteur engagé pour mettre l'ambiance ? Quoi qu'il en soit, il faisait du bon travail. Sa voix enjolivait la musique elle-même, semblait la dominer, la guider.

« On a bien fait de venir, » dit Jeanne à son oreille, les yeux sur le chanteur.

Tamao, gênée, acquiesça. Jeanne avait les mains fraîches.

« Dis, Tamao… »

Une nouvelle main s'interposa et lui prit sa partenaire. Tamao voulut protester, mais déjà un autre garçon l'entraînait elle aussi. Il était plus grand, et un peu plus brusque; elle ne se rappelait pas de son nom. Pourtant elle se força à continuer un peu.

« Je ne savais pas que tu pouvais danser comme ça, » lui cria-t-il au-dessus du son. Était-ce une plaisanterie ?

Elle dansa encore un peu, mais ce n'était plus pareil. Sans doute parce qu'elle était sobre et que la majorité ne l'était plus. Peut-être que c'était parce qu'elle avait été séparée de la seule personne avec qui elle voulait vraiment danser. Le chanteur faisait une pause; il avait bien raison. Regardant au-dessus des têtes, elle repéra Jeanne à ses cheveux.

Après une excuse balbutiée au garçon, elle le fuit, et la découvrit près du chanteur. Ils ne dansaient pas vraiment ensemble; son amie semblait danser seule, les yeux dans le vague. Son habituelle tresse sage s'était défaite, et ses cheveux magnétisés volaient dans tous les sens. Le chanteur, une bière à la main, la regardait depuis le mur. Et pourtant ils semblaient connectés, peut-être dans leur solitude. Personne n'essayait de se rapprocher d'eux.

Dans d'autres circonstances, elle aurait voulu les dessiner. Elle le ferait plus tard, peut-être. En cet instant, elle n'avait qu'une pensée, s'assurer que Jeanne allait bien.

Forçant le passage, elle effleura l'épaule de son amie.

« Jeanne ? »

Cillant, sa cadette revint sur Terre. « Tamao.
- Est-ce que tu as soif ?

Elles revinrent à leur table, où les attendaient les deux verres encore à-demi pleins. Après la danse, ils leur firent du bien.

« Et dire que dès demain on discutera intonations et intentions, » sourit-elle à demi.

« Pardon ?
- Je disais…
- Que deviendrait le monde si les enfants de la scène ne savaient plus s'amuser ? »

Ce n'était pas la voix de Jeanne. Tamao se retourna, mais il n'y avait personne. « Quoi ?
- Pardon ?
- J'ai cru que… » Elle se retourna vers Jeanne, les sourcils froncés. « Tu n'as rien entendu ?
- Non… Je ne crois pas. Qu'est-ce que tu disais ?
- Je… »

C'est à cet instant précis qu'une fille rentra dans Tamao, l'envoyant directement dans Jeanne. Bière et limonade se renversèrent sur elles et le sol, ainsi que les verres, qui explosèrent à l'impact.

« Oh non… » Tamao pâlit. « Je, je vais m'en occuper. »

Et avant que Jeanne ait pu dire quoi que ce soit, Tamao s'empara d'une serviette en papier, encore sur la table, et s'accroupit. Il y avait des éclats de verre partout sur le sol, mais heureusement aucun sur les jambes de Jeanne; elle osa tout de même effleurer ses chaussettes du bout des doigts pour vérifier.

« Tamao, ce n'est pas la peine…
- Mademoiselle, s'il vous plaît. Je m'en occupe. »

Par miracle, un des serveurs s'était approché, un balai à la main. Il remercia Tamao mais refusa catégoriquement qu'elle l'aide et l'incita à se redresser. Jeanne voulut lui offrir son mouchoir, mais Tamao refusa net. Elle se sentait de plus en plus observée.

Jeanne croisa son regard et sembla se décider. « Remontons.
- Tu veux un autre verre ?
- Et si on rentrait, plutôt ? J'ai de la bière à la maison. Et puis j'ai besoin d'air, pas toi ? »

Tamao sourit timidement. Jeanne avait visé juste.

Récupérant manteaux, sacs et contenance, elles sortirent.