Bonsoir le monde de la fanfiction,

J'ai décidé de reprendre l'écriture après quelques temps tumultueux où je n'ai pas eu l'occasion de m'y remettre vraiment, mais maintenant que nous sommes coincé.e.s devant nos laptops, plus d'excuses (j'espère que tout le monde va bien, ceci dit) !

Je me suis penché.e sur le thème "Champ de bataille" proposé au sein du Collectif NoName, et je me suis dit que j'avais très envie de me casser la tête sur un littéral champ de bataille, un conflit historique que j'ai d'ailleurs découvert il y a seulement quelques mois : la confrontation entre deux branches royales françaises du XVème siècle, les Bourguignons VERSUS les Armagnacs (je m'emballe ?).

Si j'ai tenté de coller au contexte un maximum pour jouer le jeu, mon récit n'est bien sûr pas historique, et le conflit en lui-même n'est pas central, nous n'entrerons pas dans les détails que je laisse volontiers aux profs d'histoire.
Je vous laisse donc avec un UA pas commun qui j'espère vous intriguera, c'est un projet très... ambitieux de ma part, et les publications seront sûrement aléatoires.

Défi de l'auteur.e : quelle bataille historique/mythique/fictionnelle préférez-vous et pour quelle raison ?

Si je peux prendre un conflit au sens large, je choisirais sans hésiter la Guerre des Deux roses, qui se déroule juste après la guerre de Cent ans, au milieu du XVème siècle, en Angleterre. Et alors d'accord j'ai peut-être une obsession pour les antagonismes au sein des familles royales, mais qu'y puis-je. Ici ce sont les Maisons Lancastre et d'York qui s'affrontent pour la couronne, et je trouve ces gueguerres entre héritiers passionantes, solennelles et symboliques. D'ailleurs, cette guerre prend son nom des emblèmes rivaux des deux familles : la rose rouge de Lancastre, et la blanche d'York. Entre tyran, conspirations et alliances inattendues, la Guerre des Deux roses a eu son lot de péripéties. Elle a bien sûr été reprise dans la fiction, big up à Shakespeare, ainsi qu'à la un petit peu moins renommée mangaka Ayaka Kanno, avec son livre Le Requiem du Roi des roses, qui se centre sur la figure ambiguë du roi Richard III, tyran sanguinaire au terrible secret qu'est son corps hermaphrodite. (Je m'emballe ?) Et il ne faudrait pas oublier l'oeuvre de George R.R Martin, qui s'en est inspiré dans ses clivages familiaux (même si le réel paraît parfois plus fiction que la fiction même).

Crédits : L'œuvre de base appartient à Haruichi Furudate ! Parce que pourquoi pas insérer des volleyball players japonais aux côtés d'illustres personnalités telles que Charles d'Orléans, je vous le demande ? Personne ne peut m'arrêter. (Je m'emballe.)

Le titre est tiré du poème Le condamné à mort de Jean Genet (très très très bo).

Et pour finir merci à ma bêta-readeuse toujours à mes côtés, Akimitsu N ! Je ne sais pas ce que je serais sans toi (peut-être quelqu'un de bien aussi mais on sait pas). En tout cas, passez voir son chouette OS "Everything is in its right place" publié sur le même thème, qui aborde polyamour, insécurités et baisers sous la couette !

Bonne lecture !


23 octobre 1411.

Un épais brouillard s'élevait au-dessus des maisonnées, lentement, comme un animal qui s'éveille, comme une menace qui gronde, sinueuse et abjecte, et qui rôde autour des toits. C'était une brume qui confondait tout : le ciel et les murs de pierres grisâtres et usées par le temps semblaient se joindre pour tromper l'œil, menant à un curieux engourdissement, une fatigue subite, un étourdissement qui s'emparait des membres pour plonger son propriétaire dans une torpeur au goût de cendre. On pouvait bien se faire attraper par cette exhalaison, se mêler à elle jusqu'à perdre soi-même toute consistance en se mêlant au nuage gris, que l'on ne s'en rendrait même pas compte. Peut-être serait-il même plaisant de ne plus avoir à supporter la charge d'un corps en armure dont on avait douloureusement conscience à chaque pas, à chaque tiraillement et à chaque crampe, et de s'élever, comme le brouillard, vers le ciel vide.

- Secoue-toi un peu, le pedzouille, tu nous retardes !

Une brusque bousculade à l'impact métallique coupa le souffle de Daichi, qui prit seulement conscience qu'il s'était arrêté depuis quelques minutes déjà. Le temps de faire volte-face pour grogner sur son homologue qui lui avait asséné un tel coup à l'épaule, ce dernier l'avait dépassé pour trottiner, comme les autres, sur les pierres de la ville dont ils dépassaient seulement les remparts.

Paris. Territoire rendu dangereux par la présence de l'ennemi, à ses alentours. On apercevait déjà les dégâts laissés par les affrontements qui s'y étaient succédés avant leur arrivée. Des pavés avaient été arrachés et jonchaient le sol çà et là, et certaines bâtisses avaient été pillées par des soldats : leurs portes avaient été défoncées à coup de pied. L'hiver vigoureux de l'année 1407 avait aussi profondément marqué l'architecture. Des ponts de bois avaient été emportés par les glaces de la Seine, qui avait connu une crue sans précédent, disait-on. Malgré tout, les soldats semblaient excités d'atteindre enfin la cité, après une journée de marche en continue. Daichi n'en était quant à lui que plus maussade et renfrogné. Il poussa un profond soupir, remonta sa visière pour promener la main sur son front en sueur, et fixa la brume qui l'avait figé quelques instants auparavant. Ce ne devait être qu'un composé de suie et du paresseux et réglementaire brouillard d'octobre, nul besoin d'y voir un mauvais présage.

Sentant autour de lui les troupes le contourner, non sans pousser un râle d'agacement pour certains, il reprit enfin un bon pas pour ne pas faire d'histoire. La plupart des hommes avait glissé de leur destrier pour poursuivre la marche à pied, usés par le frottement régulier de leurs cuisses contre la peau rêche et dure de l'animal. Daichi n'avait pas eu le luxe de choisir : on avait refusé de lui confier une monture, lui qui était en bas de l'échelle sociale. Un cul-terreux n'était pas digne de s'élever sur une selle, ç'aurait été gâcher un précieux bidet. C'était ce qu'un type avait ajouté avec un rictus à son égard, en tout cas. A ce moment-là, le garçon avait serré très fort les dents pour se restreindre de laisser s'échapper l'injure qui le démangeait violemment et qui aurait réglé son compte à cet homme hautain, et qui ne connaissait sûrement du métier de paysan que le nom. Désormais, Sawamura Daichi se contentait de grogner, pour la forme, et d'écarter l'offense d'un revers évasif de la main. La colère, c'était tout ce qu'il lui restait alors pour protester contre sa condition inique, et il sentait déjà qu'il l'avait épuisée, qu'il l'avait faite tourner à vide tant et si bien que son sentiment le plus fort et le plus tenace s'était peu à peu éteint. La colère s'était alors convertie en une indifférence résignée au fur et à mesure que la guerre civile faisait rage dans les rangs des troupes bourguignonnes, qu'il suivait sans plus aucun état d'âme. Il avait l'impression d'être devenu cette brume morne et insipide sans aucun libre-arbitre, menée seulement par le souffle aléatoire du vent d'automne. La guerre l'avait épuisé, éreinté, et donné l'impression d'avoir sauté les précieuses et vigoureuses années de la jeunesse qui l'attendaient pour ne laisser sur son passage qu'un amer sentiment de solitude et de désenchantement.

Si la guerre de Cent ans contre les Anglais n'avait été d'aucune pitié avant l'accalmie, ravageant hommes et bêtes sur son passage, rien n'égalait le trouble qui régnait désormais en France depuis la naissance d'une rivalité entre les deux branches royales françaises des Valois. Et alors que le jeune homme n'avait pas hésité à déposer bêche et serpe et à quitter le domicile familial pour s'engager en faveur de ce qu'il jugeait juste, les années avaient passé et il ne s'identifiait plus à la haine qui animait désormais les troupes de Jean sans Peur, le duc de Bourgogne. Il lui semblait parfois que le regard glacé de son père semblait le poursuivre dans ces moments de doutes ou de résilience, mais il éluda ce regard en secouant la tête : il ne voulait pas y songer maintenant.

Un débat avait semblé galvaniser les passions la nuit dernière, autour d'un feu de camp, et entretenir la fièvre hostile et aigre qui habitait toujours les soldats. Chez eux les concepts de « justice » et de « légitimité » sonnaient creux tant ils avaient perdu de leur sens, et ils ne cessaient de répéter « nous », « nous » à qui voulait l'entendre, à l'image de la fraternité dont ils tentaient de se convaincre. Daichi avait alors laissé traîner une oreille distraite, bien que le discours fût encore et toujours le même depuis des mois sur les conflits entre les souverains :

- Jean sans Peur n'a jamais perdu de vue les intérêts et les principes de notre France, lui, contrairement à l'ingrat qui nous servait de Roi ! Nous couper sciemment les vivres, à nous les Bourguignons ! avait vociféré un premier homme, dont les quelques mèches brunes qui trônaient en pic sur sa tête tranchaient avec ses cheveux blonds.

- Envisager de nous retirer la Trêve avec les Anglais, qui nous rendaient prospères ! Et nous rajouter des impôts, encore et toujours des impôts, s'était écrié un deuxième en caressant avec un air mauvais l'épée qui était glissée dans son fourreau.

- Il est bien là où il est, ce Louis d'Orléans, s'était esclaffé un autre, qui évoquait le Roi dans un rire gras. Six pieds sous terre, la gueule défigurée par les vers. Ou alors, avec un peu de chance, si Louis s'est perdu en chemin après son assassinat, ils vous l'ont retrouvé briffé par les rapaces avec un trou béant au milieu de la face !

- Si le maudit fiston n'avait pas repris la relève et réclamé vengeance, nous serions sur le trône, pour sûr, grogna un autre, un blond au regard dur et aux sourcils inexistants, qui restait habituellement silencieux.

- "Nous" ! Vois-tu donc notre derjeau encrassé reposant sur les étoffes royales, abruti ? ricana un dernier. M'enfin, tu as raison, si le fils n'avait pas à son tour pris la tête des fidèles de Louis, alors nous n'aurions pas eu à affronter ces pédants, ces lâches de...

Armagnacs.

On y était, Daichi l'avait attendu : le nom avait été prononcé, ou plutôt craché dédaigneusement, si bien qu'il n'était plus qu'un râle précipité dans la bouche des soldats. Armagnacs. Les troupes de Charles d'Orléans, le fils du roi. Celles-là même qui occupaient Paris en ce moment. Traversant villages et cités ennemies, les partisans bourguignons s'excitaient à clamer haut et fort cet antagonisme vieux de quatre ans. Ils demeuraient fiers mais avaient la peur au ventre, comme s'ils risquaient à chaque instant de se brûler la chair contre la flamme des Armagnacs s'ils avaient l'audace d'y tendre la main trop longtemps.

L'ennemi est partout, disaient-ils, mais c'était davantage une raison d'exalter leur courage qu'un réel appel à la prudence. Daichi trouvait ces hommes bêtes et orgueilleux, et leur combat n'était qu'un prétexte de plus pour satisfaire leurs pulsions morbides et clamer leur suprématie sur chaque terre qu'ils foulaient du pied. Ils avaient fait de cette guerre la leur, et s'étaient désolidarisés de la cause des puissants qu'ils étaient censés défendre. Pour cela, le jeune homme ne pouvait leur jeter la pierre : depuis des années, les conflits politiques qui divisaient les grands seigneurs demeuraient abstraits pour les soldats issus du Tiers état, et la souveraineté que proclamaient tour à tour rois et ducs n'était qu'une parole vide de sens pour leurs vassaux.

- Daichi ?

Si la fin des agissements du Roi despote, à la suite de son assassinat, avait poussé Sawamura à prendre les armes avec la volonté de revendiquer le bien collectif et la prospérité, il avait peu à peu perdu sa vigueur et ses principes une fois le champ de bataille foulé. Il y avait découvert que l'engagement et la solidarité n'existaient qu'en fantasme, et il avait alors à son tour laissé faner ses convictions au gré des affrontements. Les valeurs d'équilibre et de paix qui semblaient au premier abord mener les troupes de Jean sans Peur n'avaient révélé qu'intérêts et calculs. Il ne s'agissait plus d'une confrontation entre deux conceptions politiques, s'il en avait un jour été question, mais plutôt de la défense individuelle de leur domination.

De ce conflit, il ne subsistait réellement que ces deux termes antinomiques : Bourguignons et Armagnacs.

- Daichi !

Un coude vint se loger sans douceur dans les côtes du jeune homme, interrompant une nouvelle fois le fil de ses pensées. Même si le jeune homme était soulagé qu'on l'extirpe de ces raisonnements qui ne le quittaient pas, sa fierté le démangeait d'écraser le pied de cet énième trublion, s'il n'avait pas s'agit de son ami. Un grand bonhomme, forgeron avant la guerre, qui n'avait d'imposant que l'apparence, et dont les yeux perçants semblables à ceux d'un rapace étaient surmontés de sourcils arqués qui révélaient déjà son caractère espiègle et taquin. En ce moment même, ces derniers étaient plutôt froncés en une mine renfrognée dont le jeune homme forçait les traits pour réclamer l'attention qui lui avait échappée.

- Tu m'écoutes ? Non, bien entendu, tu ne m'écoutes pas. Lorsque tu regardes ainsi devant toi, c'est que tu n'écoutes pas !

Il grommelait à pleins poumons, et les cheveux bruns aux curieux reflets grisâtres qui se dressaient fièrement au-dessus de son visage semblaient trépider avec lui. Le spectacle était comique à voir, mais Daichi ne devait montrer aucun signe d'hilarité s'il voulait retrouver son ami. Bokuto semblait gouverné par des plaisirs simples, qui le menaient aussi facilement à l'extase que leur perte pouvait le précipiter dans une affliction aiguë. D'un lunatisme amusant, le jeune homme ne cessait de passer du fanfaron qui frisait l'arrogant à une prostration que quelques mots seulement permettaient de résoudre – ce qui impliquait, bien entendu, que l'on flatte le bougre jusqu'à ce que l'épisode précédent soit oublié. On aurait pu le confondre avec un idiot si les instants de lucidité qu'il leur accordait parfois ne démontraient pas qu'il était encore capable de surprendre.

- Pardon, Bokuto, répondit Daichi en prenant son air le plus contrit.

- Peu importe, je n'ai plus la tête à t'expliquer, grogna ce dernier, mais on sentait dans sa voix le léger contentement qu'accompagnait la fierté de le prendre ainsi en faute.

Bokuto était un spectacle à lui seul, c'était indéniable. Dans une grande inspiration pour bomber une dernière fois le torse avec comédie, le front du jeune homme heurta néanmoins le heaume qu'il portait avec un kong sonore. Un ricanement se fit alors entendre sur leur droite, ce qui valut à son propriétaire un regard noir de la part de Bokuto, qui faisait tout son possible pour contenir une grimace de douleur.

- Que l'un d'entre vous m'explique pourquoi on s'embarrasse encore de ce satané casque ! se défendit ce dernier en geignant contre le ricaneur.

Il n'y avait aucun doute quant à l'identité de ce dernier : Kuroo, leur second compagnon de marche comme de bataille. Attentif et sournois, le jeune homme avait tous les traits du charlatan. Effacé et discret, un œil plissé apparent et un autre dissimulé derrière une sorte de frange touffue et aussi sombre que son iris, il prenait un malin plaisir à apparaître aux moments les plus inopportuns, et à tirer profits des situations les plus embarrassantes. Sa tignasse lui avait d'ailleurs valu le surnom de « tête de coq », secondée par l'animosité qu'inspirait naturellement un tel comportement parmi ses semblables. Sa figure féline, qui le rendait presque sensuel, n'aidait en rien la méfiance que plus d'un nourrissait envers lui. Et Kuroo avait probablement maté le félin même, puisque celui-ci travaillait les peaux d'animaux pour le cuir ou la fourrure, comme pelletier. Cependant Kuroo ne mordait pas le moins du monde, il se contentait de s'essayer, la plupart du temps, à toutes les formes de sarcasme qui lui passaient par la tête pour passer le temps. Il n'était pas avare de son sens de l'observation, qui avait sauvé la mise à Daichi et à Bokuto bon nombre de fois. Sa légèreté apaisait le tourment de pensées qui taraudait Daichi dans les moments où ce dernier était persuadé d'être seul. Enfin, Kuroo riait davantage en leur compagnie qu'à leur détriment, comme il le faisait en ce moment même.

- Nous touchons à l'acte de l'arrivée des héros sans peur et sans reproche, évidemment que nous devons être en attirail, déclara-t-il avec une solennité parodique, ce qui fit s'esclaffer Bokuto.

Kuroo, comme Bokuto, avait trouvé en l'armée une scène de jeu qui palliait un moment le sentiment persistant que tout ce qu'il leur restait pouvait disparaître d'un instant à l'autre. Daichi n'était pas dupe, il ressentait cette inquiétude dans le tremblement de leur voix, l'absence de leur regard et l'hésitation de leurs pas, qui quelques fois les prenaient. Sous l'euphorie et la dérision qui semblaient les rendre invulnérables, les deux hommes avaient probablement, et plus que Daichi lui-même, la peur au ventre.

Soudain la cohue qui régnait parmi les soldats lui parut futile et artificielle, un bavardage inconsistant qui ne l'amusait plus et bourdonnait désormais désagréablement à ses oreilles. Lui qui avait l'habitude de contrôler ces voix, de faire entendre la sienne sans faiblir, il avait perdu cette autorité à partir du moment où il s'était retrouvé en bas de la hiérarchie. Il s'accommodait habituellement de cette position en s'efforçant d'y être indifférent, mais une volonté d'être loin des troupes et de l'euphorie bruyante de Bokuto et Kuroo l'avait pris soudain.

Tandis que les deux hommes s'échangeaient des répliques enjouées, Daichi s'éclipsa en douce des troupes qui se dirigeaient vers le centre-ville. Il s'engagea dans la première ruelle qu'il vit, et s'adossa à un mur de pierres une fois qu'il fût assuré de ne pas être en vue, le cœur battant. L'allée était d'une obscurité telle qu'il dut chercher à tâtons l'extrémité de son heaume pour le retirer. Une fois libéré du casque métallique, il ébouriffa énergétiquement ses cheveux courts, qui n'étaient plus si courts désormais, et effleura le duvet brun naissant sur son menton, auquel il n'avait pas pris garde. Il se demanda distraitement si la barbe lui irait bien. Daichi sentit la fraîcheur du petit matin caresser sa peau et s'engouffrer, tandis qu'il inspirait de toutes ses forces, dans sa gorge, dans ses narines, partout. Il aurait voulu s'y noyer tant cela lui avait manqué. C'était grisant. Lors des combats, l'armure qu'il ne quittait jamais était devenue pour lui comme une seconde peau, imperméable aux coups mais inerte et glacée, si bien qu'il avait parfois l'impression de se fondre avec la cuirasse. S'en défaire enfin lui procurait une sensation de nudité plaisante, qui lui fit prendre subitement conscience de tous ses sens. Les marques violacées qu'avait laissé le heaume sur sa nuque se firent elles aussi douloureuses, et Sawamura massa son cou endolori avec une grimace.

Il avait sûrement encore une demi-heure devant lui avant que les troupes ne s'aperçoivent qu'il avait filé en douce, si Kuroo et Bokuto ne se mettaient pas à le rechercher à grands cris. Son heaume sous le bras, il reprit sa marche dans la ruelle, tranquillement mais profondément curieux. Il n'avait bien sûr jamais parcouru Paris, cette ville dont tout le monde parlait sans cesse, et qui animait toutes les passions et tous les fantasmes. Les temps de guerre n'avaient pas nui à sa réputation, et avaient même contribué à la rendre plus illustre encore, puisque c'est ici même que le roi Louis d'Orléans avait été assassiné. Il comptait bien en profiter maintenant pour découvrir la cité, à sa manière, loin du bruit des armes qui s'entrechoquaient et des hommes qui s'esclaffaient. Au fur et à mesure qu'il s'engageait dans l'allée, les clameurs se faisaient d'ailleurs plus distantes, et il put alors profiter d'un silence qui se faisait rare lorsqu'on était enrôlé dans l'armée. Seul le bruit du fer de son armure sur les pavés résonnait contre les deux murets, qui confinaient la ruelle en un passage étroit, si étroit qu'il avait un air de secret qui attisait la curiosité de Daichi et l'entraînait toujours plus loin. Plus il s'enfonçait et plus il voyait le lierre envahir les murs de pierres, pour former enfin un revêtement vert que le jeune homme ne quittait plus des yeux. Il sentit que l'air était devenu plus humide, et la sensation sur sa peau le fit frissonner. L'obscurité avait pris le pas sur la lumière du jour, qui ne subsistait qu'en de minces sillons qui faisaient étinceler son armure aux endroits où ils la parcouraient.

Soudain, le passage se retrouva inondé de lumière. Sawamura ferma les yeux, ébloui. Il n'avait pas réalisé qu'il était arrivé à l'issue de la ruelle, et il lui fallut quelques instants pour s'accommoder à la luminosité nouvelle et ouvrir complètement les paupières. Le brouillard précédent avait disparu. Le sentier l'avait conduit à une immense cour. Par-delà la végétation abondante qui réclamait encore et toujours ses droits, le terrain était occupé. Divers appareils et instruments avaient été déposés à même l'herbe, séparés entre eux de quelques mètres de manière à occuper toute la cour : manifestement l'atelier d'un artisan. Mais ce qui frappa davantage le jeune homme fut le spectacle de couleurs qui se déroulait sous ses yeux. Littéralement se déroulait, puisqu'il s'agissait de tissus de toutes sortes qui ondulaient avec le vent, frappaient l'air comme un drapeau, et exhibaient leurs reflets changeants avec la brise. C'était une danse, une danse gaie et presque malicieuse qu'entamaient ces tissus versatiles. Ils étaient animés de mouvements qui les rendaient capricieux, et les faisaient se soustraire perpétuellement à l'oeil. Leur doux froissement se muait parfois en un claquement sec et bref, qui semblait traduire une impatience amusée. Daichi retint son souffle. Il n'avait jamais rien vu de tel, et il était persuadé que les couleurs qui défilaient sous ses yeux ébahis, les nuances de vert, de jaune, de rouge, n'avaient encore jamais frappé sa rétine. Détachant avec peine son regard du textile, il s'aperçut que les tissus étaient en vérité pendus à une traverse de bois qui parcourait d'un bout à l'autre l'atelier, et dont les extrémités avaient été sommairement coincées entre des pierres. Au milieu de ce cadre hors du commun, un appareil particulièrement imposant trônait : un métier à tisser. Il n'en avait jamais vu autre part que dans les quelques livres d'images qu'il avait l'habitude de parcourir, lorsqu'il habitait encore sa masure agricole. Sawamura suivit du regard les lattes de bois qui composaient la machine complexe, et qui se structuraient successivement, élevant haut l'édifice. Des fils y étaient minutieusement tendus et descendaient en ligne droite jusqu'à former plusieurs bobines, dont la suspension faisait frôler le sol sans pour autant s'y poser. Tout avait été pensé dans le détail et avec exactitude.

Face au métier, Daichi fut surpris de distinguer, et seulement maintenant, un jeune homme en pleine action. Si la position qu'il occupait, tourné aux deux tiers en direction du brun, avait contribué à ce que ce dernier ne lui prête pas attention d'abord, sa présence se fit subitement comme évidente. C'était lui, le tisserand, autour duquel tous les éléments s'articulaient et qui animait de ses mains les tissus aux couleurs fantaisistes. Sawamura profita que l'autre garçon ne l'ait pas encore aperçu pour le détailler avec intérêt. S'il s'était assis sur un siège en bois, il n'en perdait pas pour autant une certaine mobilité dans ses gestes. Tantôt en enroulant les fils dans un mouvement de poignet rapide et maîtrisé, tantôt laissant glisser le fil du bout de ses doigts, le jeune homme parvenait à allier agilité et vigueur dans son travail. Très habile, il semblait à peine effleurer les fils tant ceux-ci se mouvaient avec facilité, sans tressauter et sans accroc. Il était presque difficile de suivre son jeu de mains. La chemise d'un blanc immaculé qui l'habillait avait été retroussée aux coudes, permettant au garçon de profiter pleinement d'une souplesse dans ses mouvements. Il avait une de ces silhouettes élancées et graciles qui lui donnait une présence presque aérienne, si bien qu'il semblait n'être d'aucune charge sur son siège, comme s'il flottait. La posture droite, le garçon se distinguait sans pour autant s'imposer, en un équilibre qui lui conférait une élégance particulière et provoqua un tressautement chez Daichi, quelque part dans sa poitrine. Ce dernier chercha le regard du tisserand, et trouva deux yeux noisette légèrement plissés par l'effort, surmontés de deux sourcils larges et arqués. Malgré tout, les traits de son visage étaient doux, ce qui était appuyé par l'air profondément tranquille qui le caractérisait en dépit de sa concentration. Son nez, fin et légèrement retroussé, suggérait une figure juvénile dont le contraste avec l'assurance que Sawamura avait pu observer plus tôt donnait un tableau charmant. Ce charme était indéniablement mis en évidence par un grain de beauté, discret mais bien là, qui ornait l'œil gauche du garçon. Enfin, ce visage serein était encadré par des cheveux à la curieuse couleur grise cendre. C'était envoûtant. Même si le jeune homme avait pris soin de discipliner sa chevelure, quelques mèches rebelles s'étaient échappées dans l'effort et parcouraient désormais son front. Mais Daichi ne put poursuivre son observation, car le regard brun du tisserand quitta son métier pour se porter sur lui. Lui qui se tenait toujours à l'orée de la cour, silencieux et comme figé dans son mouvement.

Honteux de s'être ainsi fait prendre en train de scruter le jeune homme dans un moment aussi solitaire, Sawamura esquissa instinctivement un geste brusque en direction du garçon, une excuse bredouillée au bord des lèvres. Il réalisa trop tard que le mouvement abrupt qu'il venait d'esquisser pouvait être interprété comme la tentative de porter la main à son épée dans une posture offensive, puisque le jeune homme eut un mouvement de recul. Les yeux écarquillés et le souffle court, l'inquiétude avait remplacé son air paisible, et le fil qu'il maniait adroitement lui avait échappé des mains. L'espace d'un instant, il sembla à Daichi que le tisserand portait la main à sa ceinture, mais le geste fut avorté si rapidement qu'il se demanda s'il s'agissait de son imagination ou si le jeune homme avait vraiment été sur le point de s'emparer d'une arme. Confus, perdu entre la crainte et le désarroi, Daichi tourna les talons et disparut à nouveau dans la ruelle obscure, le pas lourd.

26 octobre.

Quelques jours séparaient désormais Sawamura du malencontreux incident de l'atelier, et il lui semblait parfois à nouveau apercevoir le regard inquiet du garçon, lorsqu'il était seul.

D'abord, Daichi y avait pensé souvent. Ce qui avait suscité la peur du tisserand, c'était ce que lui, Sawamura, avait représenté à cet instant-là : un homme de la guerre, en armure, au visage sale, au regard endurci par les années. Cela l'attristait. Malgré toutes les réticences qu'il avait face aux valeurs militaires d'indiscipline et de domination, c'était sous ce jour-là qu'il s'était présenté en s'introduisant ainsi, et armé, dans la propriété d'un civil où le conflit n'avait pas lieu d'être.

Cependant, le jeune homme n'avait plus eu le temps de ressasser, puisque les conseils de guerre s'étaient multipliés en vue de l'affrontement entre Bourguignons et Armagnacs, qui se faisait imminent, et seules les stratégies militaires avaient alors occupé son esprit lassé. On prévoyait une offensive surprise dans la nuit du 8 au 9 novembre aux alentours de Paris, dans un village nommé La Chapelle et qui avait déjà vu passer nombre de cortèges de rois de France. Les Armagnacs et leurs alliés bretons étaient censés s'y être retranchés. L'attaque qui se préparait était sur toutes les lèvres et dans tous les murmures, et les soldats commençaient à trépigner d'impatience et de crainte, le regard porté au loin comme si les événements se dessinaient déjà sous leurs yeux. Quant à Daichi, il demeurait indifférent à l'agitation générale. Lorsqu'il enfilait son armure, il était plus ou moins parvenu, avec les années, à faire taire ces doutes et ces insécurités qui condamnaient l'homme à l'inquiétude. En guerre, il était hors de question que la peur et l'appréhension aient raison de lui. Il fallait attendre que cela passe et puis c'est tout.

Ce soir-là, alors que le jeune homme s'était assis sur le bord de sa couche de fortune, et tapotait indifféremment l'extrémité de la caisse de bois qui soutenait son sac de paille, il se décida à sortir. Il voulait être seul ailleurs que dans sa chambre, et voir davantage de Paris que le mince filet de lumière que laissait tout juste échapper sa fenêtre.

Il ne connaissait toujours pas la ville, et se laissa donc guider par la lumière des torches, qui prenait la relève du jour. Les rues étaient agréables à cette heure-ci, et si quelques personnes les parcouraient d'un pas léger, d'autres s'étaient assises sur leur perron, le nez en l'air, profitant de la douce brise du soir. C'était doux. Sur son chemin, certains habitants profitaient des dernières lueurs pour faire un ménage sommaire, tantôt dispersant les feuilles sur les pavés, tantôt secouant de grands draps blancs depuis leur fenêtre. Les étalages de marchandises, que l'on observait encore à travers le vitrage des commerces, donnaient l'impression que leur propriétaire n'allait pas tarder à revenir pour reprendre ses affaires d'un air pressé. Après avoir bifurqué plusieurs fois à travers les ruelles, Daichi fut interpellé par la façade de pierre d'une taverne. Les lucarnes perchées sur la toiture révélaient l'ambiance chaleureuse qui devait y régner en ce moment-même. A travers l'ouverture, on pouvait distinguer des ombres, projetées sur les murs, qui se confondaient en dansant, et des chants se faisaient entendre à travers le vitrage, mêlés à quelques éclats de voix.

Daichi se composa un air assuré avant de pousser la lourde porte de bois… et fut frappé par la douce tiédeur de l'endroit ainsi que l'air jovial de la musique qui entamait un rythme endiablé, et qui ne lui était parvenue que faiblement depuis l'extérieur. Surpris un instant, le jeune homme quitta le pas de la porte pour atteindre la première table vide qu'il eut en vue, et s'installa avec un petit soupir de satisfaction. Il prendrait probablement une cervoise aromatisée, ou bien peut-être pouvait-il se permettre un hypocras sucré. Impatient à l'idée d'étancher la soif qu'il venait d'éveiller, Sawamura porta les mains à sa ceinture, où il avait accroché sa bourse, mais ne tâta que son vêtement. Dans sa hâte, il l'avait oubliée à l'auberge. Déçu, le jeune homme se laissa choir contre le dossier de sa chaise et laissa son regard se promener à travers l'unique pièce de la taverne. S'il n'était qu'une question de minutes avant qu'on ne l'invite à prendre la porte, autant profiter de celles-ci pour saisir une dernière fois l'atmosphère apaisante dans laquelle il était plongé, avant de prendre le chemin du retour. La salle était éclairée par une lumière agréable, tamisée grâce aux chandeliers que l'on avait déposés dans les divers renfoncements creusés dans le mur. La proximité entre les tables en bois assurait un cadre intimiste, et la voûte en berceau qui surplombait le tout contribuait enfin à cette ambiance conviviale, presque casanière. Mais l'endroit n'en était pas tranquille pour autant, car les fêtards s'étaient assurés de troubler le calme de la taverne. Assis sur les bords des tables, trépignants, se perdant en éclats de rire, certains avaient même entamé un pas de danse, et semblaient s'oublier sur la piste. Un homme, grand et chauve, faisait tournoyer sa veste par-dessus ses épaules, un sourire fou aux lèvres. Un autre l'avait rejoint, plus petit mais plus vif encore, et se trémoussait désormais en secouant dans tous les sens des cheveux bruns qui semblaient eux-mêmes défier les lois de la gravité. Les jupes virevoltaient, les pieds frappaient le sol, pour se retrouver en l'air l'instant d'après. La tête de Daichi commençait à lui tourner, peut-être aussi parce qu'il était pris dans l'euphorie du moment. Alors il s'oublia à son tour.

Les convives dansaient comme les flammes des chandelles au bout de leur jonc et les musiciens sautillaient à leur suite. Cependant, Daichi se vit contraint de quitter les noctambules des yeux, car un regard noisette avait accroché le sien, avec un grain de beauté, discret mais bien là.


Dites-moi tout ce qui vous passe par la tête, je suis avide d'avis !

A très vite :)