Chapitre 6 : A l'heure de mes réminiscences.

La situation, cette chaleur irradiante, me rappelaient la première fois qu'elle s'était endormie contre moi. Cela remontait à deux mois dans l'Abyss. Ce jour-là resterait gravé dans ma mémoire et pour cause c'était à ce moment que je pris pleinement conscience de mes sentiments pour elle.

Nous nous étions embarquées dans un combat disproportionné pour aider Yuri et les habitants de la cité engloutie. Hier comme aujourd'hui, je me méfiai du leader de cette maison clandestine.

Alors que les trois héritiers se battaient pour sauver les loups de cendre, nous frôlâmes la mort. Je fus pris délibérément pour cible par des puissants magiciens. Le professeur abandonna sa position et encaissa leurs sorts à ma place. J'étais furieuse contre elle, contre moi. Nous nous enfuîmes avec difficulté malgré la couverture de Claude et Ash. Lors de notre fuite, pas une fois elle n'avait lâché mon poignet. Un court instant, je la sentis s'écrouler avant de retrouver son équilibre. Je la trainais de toutes mes forces loin du champ de bataille. Byleth n'était plus en état de combattre, à peine pouvait-elle se mouvoir. A couvert, Linhardt lui procurait les premiers soins. Elle aurait dû se reposer et nous confier la suite du combat.

Byleth n'en fit rien, malgré mes suppliques. Mon professeur se releva, prête à affronter l'ennemi. Je ne pouvais guère la laisser se sacrifier. Alors je m'approchai d'elle et lui assénai un puissant coup de poing au ventre. Elle en eut le souffle coupé et s'effondra sur le champ. Son regard à cet instant, son incompréhension, sa colère me brisèrent le cœur, mais je ne regrettais pas mon geste. Elle ne fut pas la seule surprise, mes camarades restèrent une bonne dizaine de secondes incrédules.

Bien entendu, je l'avais rattrapée avant qu'elle ne touchât le sol. J'aurais voulu la porter moi-même jusqu'à un lieu sûr. Il me fallut toutefois être raisonnable, Byleth serait plus en sécurité auprès de notre cavalier et héritier de la couronne du nord.

Je confiai donc notre professeur à Dimitri. Je savais qu'il prendrait soin d'elle au péril de sa vie. Nous réussîmes péniblement à nous enfuir. De retour, dans la cité de l'Abyss, Linhadrt et les deux magiciennes de Yuri soignaient notre professeur. La maitrise de Constance des arts magiques n'avait rien à envier à celle d'Hubert. Un jour, je devrais les présenter.

Nos blessures n'étaient que des égratignures comparées aux siennes. Le professeur se réveilla quelques heures plus tard. Linhadrt et moi étions à son chevet. Il lui fallut une minute pour assimiler la situation. Son regard nous parcourut afin de s'assurer de nos états.

Elle replongea dans l'inconscience pendant une nouvelle demi-heure. Son prochain réveil fut moins plaisant. Elle me jeta un regard assassin. Tous sentirent une tension électrique s'installer dans l'air. Linhardt, Ash et Claude reculèrent instinctivement.

Byleth se releva malgré notre inquiétude. Elle repoussa d'un geste les deux magiciennes de Yuri. Debout et vacillante, elle planta son regard dans le mien. Comme je m'y attendais, elle me foudroyait pour avoir eu l'audace de la mettre ko en pleine bataille. J'avais juste espéré qu'elle laisserait exploser sa colère après qu'elle fut totalement remise de ses blessures.

Je lui tins tête sans faillir ni prononcer le moindre mot, encore moins des excuses. Sans me lâcher du regard, elle fit quelques pas sur la droite pour saisir son épée.

« - Hormis Edelgard, sortez tous, ordonna-t-elle.

-Professeur, vous ne devriez pas... s'inquiéta Dimitri.

-Dehors, coupa-t-elle la parole sur un ton qui n'avait rien d'aimable. »

Dimitri n'osa pas répliquer, il ne devait pas être habitué de recevoir un ordre avec autant de fermeté. Il me regarda en quête de soutien. Je lui fit signe de partir. Elle et moi devions avoir une explication en privée.

Tous les élèves s'exécutèrent donc sans répondre. Ash, avait déjà reculé de trois mètres. On aurait dit qu'il se cachait derrière Hilda. Claude emmena ce petit poussin effrayé, son bras droit ainsi que Dimitri à l'extérieur. Linhardt me lança un coup d'œil désespéré en quittant la pièce en compagnie des magiciennes de l'Abyss. Je déglutis avec difficulté. Une fois le dernier sorti, dès qu'il eut fermé la porte, elle brandit son épée en ma direction. Sans le vouloir, je reculai d'un pas face à sa prestance. Reculer ne me ressemblait pas. Je pris alors la parole :

« -Professeur, je comprends votre colère mais…

-Tu ne comprends rien Edelgard. »

Ce fut la première fois qu'elle me tutoya. Je m'abstins de lui en faire la remarque, son ton implacable me faisant déjà frémir. Elle n'hésita pas un instant et m'attaqua. Je ne disposai point de ma hache, juste de mon épée de secours. D'instinct, je dégainai à mon tour. Si ses mouvements s'avéraient plus lents que d'ordinaire, la puissance de ses coups était décuplée. Elle ne retenait pas ses forces malgré son état.

Je parais de mon mieux ses assauts, mais je n'avais pas le cœur de l'attaquer. De toutes manières, elle ne me laissait aucune ouverture. Face à cette démonstration de force et de fougue, ses bandages ne résistèrent pas. Je lui signalais mais elle persistait dans sa folie.

Mes bras, mon corps entier tremblaient à chacun de ses coups. Sa violence résonnait en moi. Plus d'une fois je perdis l'équilibre, elle m'ordonnai alors d'une voix dénuée d'émotion de me relever. Je m'exécutai pour à nouveau lui faire face.

Ce n'était pas comme à l'entrainement, son regard brillait d'une froideur écrasante. Moi qui la trouvait d'ordinaire impassible, à cet instant je compris à quel point elle pouvait être effrayante pour l'adversaire. Oui, elle me traitait bien en ennemi et non en élève.

Au bout d'une dizaine de minutes, je la sentis faiblir et son souffle devint erratique. Je baissai ma garde bien trop tôt. Elle fit voler mon épée à plus de trois mètres de moi alors que je m'écroulai par terre.

Cette fois ci, elle continua son attaque. Pour éviter son coup d'épée je roulai au sol. J'étais à ses pieds, vaincue. Je refusai de me battre contre elle, même à mains nues. Ses plaies s'étaient ouvertes, et le reste des bandages prirent une teinte sanglante inquiétante. Je devais la calmer avant qu'elle ne poussât son corps au-delà de ses capacités.

Je refusai de me lever. Elle s'approcha, m'enjamba. Byleth plongea son regard dans le mien et fit tomber sa lame sur mon épaule. Je ne bougeai pas d'un millimètre, malgré la trajectoire de son épée.

Elle l'arrêta net à moins de dix centimètres de ma chair. Pour retenir un tel coup, elle dut saisir son épée à deux mains. Elle s'écroula ensuite sur moi. Je voulus la rattraper, mais elle maitrisait sa chute. Elle me força à m'allonger, sa lame était sous ma gorge.

« -Est-ce que cela est suffisant Edelgard, ou doutes-tu encore de mes capacités ?

-Je n'ai jamais douté, professeur, répondis-je calmement. »

Je connaissais ces capacités bien avant sa folle démonstration. Faire tant d'effort dans son état n'était guère raisonnable. Cela ne lui ressemblait pas.

« -Alors pourquoi ? demanda-t-elle.

-Je ne peux me permettre de perdre une alliée de votre compétence.»

Ce n'était pas la réponse qu'elle escomptait. Elle releva sa lame et la planta prés de mon oreille gauche pour me le signifier. Je suis certaine qu'elle avait coupé quelques mèches au passage mais mon attention ne pouvait se détacher de son visage.

Malgré son état, je ne pouvais m'empêcher de la trouver magnifique. Je savais que si mon pouls s'était emballé, la cause principale n'était en aucun cas ses coups aussi puissants fussent-ils.

« - Edelgard… murmura-t-elle avec douceur. »

Elle soupira. Je demeurai silencieuse, car si une personne devait ici des excuses, ce n'était de toute évidence pas moi. Elle me défiait toujours du regard, sous sa colère je pouvais à présent lire de l'inquiétude et de la déception. J'ignorai pourquoi j'accordai tant d'importance à son opinion, à ses hypothétiques états d'âmes, à ses sentiments pour moi. Tous ce que je savais, était que je ne voulais pas la décevoir. Son regard à cet instant eut donc raison de mon orgueil.

Je baissais les yeux. Je sentis à mon abandon qu'elle se détendit. Elle prit une profonde respiration, puis elle attendit que je lui accordasse à nouveau toute mon attention. Son visage avait retrouvé son impassibilité traditionnelle, je discernais toutefois dans son regard l'esquisse d'une flamme. Jamais elle n'avait été si proche. Sa présence hypnotique m'empêchait de calmer les pensées qui se bousculaient en moi. Une en particulière me hantait. Elle était incongrue, inappropriée et pourtant elle balayait aisément toutes les autres.

Je… je n'avais qu'une envie… capturer ses lèvres.

A cet instant, sous ses pupilles ébènes, je pris pleinement conscience de la raison qui m'attirer toujours plus vers elle. Je compris pourquoi je lui accordais tant d'importance. Si, elle m'avait plu, intriguée au premier regard, à quel moment avait-elle conquis mon cœur ?

Ce n'était pas prévu, ni même désiré. La route qui m'attendait ne m'autorisait pas de tels sentiments, de tels égarements.

Être sous le charme de son professeur, en tomber amoureuse malgré moi, j'étais ridicule. Rien de bon ne pouvait ressortir d'une affection si inconvenante. J'étais la future impératrice, et elle une ancienne mercenaire devenue par le fil du destin mon professeur. Nous étions deux femmes, et pourtant à cet instant, ses lèvres me parurent plus indispensables que l'air animant mes poumons. Oserais-je les approcher, seulement les frôler ? Quelle serait alors sa réaction ? M'autorisait-elle ce contact ?

Elle reprit la parole avec une fermeté plus prononcée qu'habituellement. Son ton me fit sortir de ma torpeur.

« - Edelgard, ne recommencez jamais, vous êtes sous ma responsabilité.

- Professeur, vous n'avez pas à perdre la vie en me protégeant ! la corrigeai-je. »

Elle me sourit et se moqua ouvertement :

« - C'est sûr que m'assommer en plein champ de bataille va me permettre de rester en vie. »

Elle marquait un point, mais les choses n'étaient pas si simples. Jouer les ignorantes ne lui sciait guère, je lui rétorquai alors :

« - Ce n'est pas cela. Vous étiez blessée, et vous alliez continuer de vous battre malgré mes ordres.

- Vos ordres ! Je ne suis pas sous vos ordres Madame l'Impératrice ! s'emporta-t-elle en employant un ton condescendant des plus offensants.

- Justement, … vous ne m'avez pas laissé le choix.

- C'est ma faute à présent ! »

Bien sûr que c'était sa faute, elle avait joué les victimes en me protégeant des sorciers ! Je n'aimais pas les martyrs. Inutile d'envenimer cette discussion, je ne lui répondis pas et campai sur mes positions.

Elle attendit quelques minutes, puis ajouta d'un ton plus pédagogue :

« - Edelgard, tu avais le choix, il n'est pas toujours aisé mais il existe. Même blessée, j'aurais pu t'aider, et si par malheur j'y serai restée, cela aurait était mon choix, ma volonté.

- Un choix inacceptable, Professeur, m'entêtais-je malgré ses explications. »

Elle soupira et précisa :

« - Edelgard, je suis en colère, furieuse et déçue comme rarement je ne l'aie été.

- Je préfère que vous me détestiez que de vous voir mort, répliquai-je immédiatement.

- Tu ne comprends toujours pas, je ne te déteste pas, jamais je ne le pourrais malgré le fait que tu as été stupide, infantile, bornée, égoïste, impertinente… »

Sous mon regard accusateur, elle ne termina pas sa liste ridicule et ajouta :

« - Je pensais pouvoir te faire confiance, que tu ne m'attaquerais pas en traitre.

- En traitre, vous y allez fort. Je n'ai fait que…

- Je sais que tu as voulu me protéger mais ce n'était pas la bonne méthode.

- Quand on fait confiance à un camarade sur un champ de bataille, on se bat avec lui, on le soutient, on le protège, mais on ne le met pas de côté. Imagine un instant, que l'un d'entre vous serait mort, alors que j'étais inconsciente… Tu aurais très bien pu y rester… »

Était-ce moi qui me méprenais ou son regard en disait bien plus que ces mots ? Je n'étais pas douée dans ce domaine et je doutais que Byleth fût meilleure. Sa voix trahissait son angoisse, une sincère inquiétude.

« - Je suis désolée…murmurais-je alors que des larmes inopinées parcouraient éhontément mon visage.

- Ce n'est pas suffisant Edelgard, me rétorqua-t-elle sans faillir.

- Je …

- Promets moi de ne plus me mettre à l'écart, sinon je ne pourrais plus me battre à tes cotés ? Réfléchis-y bien, en es-tu réellement capable ? Penses-tu me faire suffisamment confiance pour cela ? »

Elle avait le don pour me pousser dans mes derniers retranchements. Comment pourrais-je lui faire une telle promesse alors que je m'apprêtais à déclencher une guerre contre l'église ? Devais-je saisir l'occasion et lui avouer mes projets ? Non, je ne pouvais me le permettre, le moment n'était pas venu.

Elle était si proche de moi que j'en perdais la notion du temps. Il m'était inconcevable qu'elle s'écartât. Comment pouvais-je raisonner correctement quand elle mettait tous mes sens en déroute ?

Je lui fis malgré moi la promesse qu'elle attendait. Elle m'examina un long moment, comme pour jauger de ma détermination. Je ne mentais pas, je me promis qu'un jour je lui révèlerai mes plans, mes ambitions. J'espérais sincèrement, certains diront naïvement, que le moment venu elle serait à mes côtés.

Byleth se détendit, elle semblait enfin prendre conscience de son état. Sans un mot, elle s'écroula sur moi. Mes bras l'enlacèrent instinctivement. La raison aurait voulu que j'appelasse dès lors les soignants mais ni elle, ni moi le fîmes.

Nos silences étaient d'une rare éloquence. Elle et moi avions toujours maintenu une certaine distance. Je n'aurais jamais imaginé que notre première étreinte se déroulât de la sorte. Pour moi cela n'avait rien d'anodin, mais je doutais que mon cher professeur partageât la nature de mes sentiments. J'étais son élève, une camarade sur le champ de bataille, au mieux son amie. Je ne remettais pas en cause son affection, elle était juste de nature différente de la mienne.

Elle rectifia sa position, je la laissais faire, me contentant de caresser ses longs cheveux détachés. C'était la première fois que je la cajolais ainsi. J'aurai voulu la garder infiniment contre moi. Elle s'installa volontairement contre mon cœur qui dérailla une nouvelle fois à ce contact. Elle n'avait aucune idée de la cruauté de ce genre de geste, ce qui ranimait l'espoir dans un cœur encore candide. Peut-être étais-je pour elle plus que son élève, plus que son amie, juste un peu plus…

Je savais que cette étreinte, que ce câlin, ce moment de faiblesse étaient le maximum que je pouvais concéder à mon cœur en déroute. Je resserrai alors mon emprise sur son corps et attendit qu'elle sombrât dans un sommeil réparateur.

Tous pensaient qu'une vie d'impératrice octroyait tous les plaisirs. Entre ma fortune, mon pouvoir et mon armée, rien en ce monde m'était impossible.

Ils se fourvoyaient lourdement.

Je savais pertinemment que la confiance, … l'amour étaient les seuls luxes qui m'étaient interdits, les seuls que l'on ne puisse ni acheter ni conquérir.

Jamais je n'avais imaginé qu'en être privée serait si douloureux.