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Blaise n'aimait pas sortir les violons, surtout pour une histoire le concernant.

Il était beau. Il était riche. Il était intelligent. Il avait le monde à ses pieds et un futur tout tracé. Il possédait une île dans le Pacifique, seize réserves de diamants, quatre gardes du corps et deux résidences privées par continent. Absolument rien, chez lui, ne pouvait inspirer de la compassion.

Il n'avait aucun ami, cependant, et ce n'était pas sortir les violons que de l'affirmer. C'était juste… un fait. Une vérité générale et neutre. Le ciel avait toujours été bleu, Blaise Zabini avait toujours été seul.

Enfin... toujours. Non. Peut-être pas.

Il avait des connaissances. Des barons de ci, des duchesses de ça, des comtes de telle province, des princesses de contrées lointaines, des lady, des noms à rallonges et particules issus de la même pâte royale dont il avait été pétri. Ils se connaissaient depuis l'enfance, observaient les mêmes codes, évoluaient dans les mêmes cercles, côtoyaient les mêmes bals, galas, réceptions, cérémonies, rallyes, you-name-it, et Blaise riait en leur compagnie mais préférait mourir plutôt que de se confier à l'un d'entre eux.

Alors, oui. Il avait des connaissances.

Il avait aussi Luna, les jours impairs, lorsque les attentes du monde affaissaient un peu trop ses épaules.

Il avait Théodore jusqu'à ce que le brun reprenne son souffle. Se rhabille.

Il avait Draco, dans ses rares moments de sobriété.

Et il avait eu Ginny.

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Les premiers souvenirs de Blaise lui revenaient toujours dans un flou de couleurs mélangées : du vert, du jaune, du bleu, de l'orange.

Vert pour la pelouse infinie du palais. Il courait, courait, courait et jamais n'en voyait la fin. Jaune pour la lueur des lampes sous les draps, lorsque son lit d'enfance se transformait en château-fort. Bleu pour les nuages dont il pouvait observer la forme des heures durant, l'été. Orange pour Ginny qui se trouvait toujours, toujours à ses côtés.

Il était à cet âge où les statuts sociaux n'avaient que peu d'importance. Lui-même ne se sentait Prince d'aucun royaume. Il était juste Blaise. Et Ginny était juste Ginny, fille de cuisinière ou non.

Elle était Ginny lorsqu'ils sautaient ensemble dans les flaques d'eau, de la boue jusqu'aux genoux. Elle était Ginny lorsqu'ils faisaient la course le long des galeries interminables du palais, pieds nus sur le parquet ciré. Elle était Ginny lorsqu'ils se cachaient sous la grande table de la cuisine, guettaient les bruits extérieurs puis éclataient de rire, la bouche pleine de sucreries volées. Elle était Ginny lorsqu'elle clignait deux fois des yeux très lentement puis trois de suite et qu'il comprenait aussitôt son message depuis l'autre bout de la pièce.

Blaise grandit et Ginny continua d'être Ginny. Il comprit certaines choses du passé — Papa était Roi, Maman est Reine —, découvrit certaines choses du présent — aujourd'hui je suis Prince, demain je serai Roi — et Ginny continua d'être Ginny. Même lorsque son éducation royale s'intensifia et que tout lui fut brutalement dicté, de sa posture à ses fréquentations en passant par sa fréquence de respiration, Ginny continua d'être Ginny. Blaise grandit et soudainement, tout le monde le vouvoyait. Soudainement, tout le monde se prosternait sur son passage. Soudainement, toutes les paroles étaient mielleuses, tous les sourires étaient calculés, toutes les émotions étaient fausses. Soudainement, plus rien n'avait de sens.

Mais dans tout ce chaos, Ginny continua d'être Ginny.

Elle était Ginny lorsqu'il se sauvait d'une réception ennuyeuse pour jouer aux cartes avec elle dans le couloir. Elle était Ginny lorsqu'il crachait la fumée de sa première cigarette et qu'elle riait de son agonie. Elle était Ginny dans la salle de cinéma du palais, lorsqu'ils se battaient pour la dernière poignée de popcorns. Elle était Ginny lorsqu'ils brisaient le chandelier du troisième salon et s'enfuyaient aussitôt en courant. Elle était Ginny dans le silence confortable qui leur suffisait.

Et puis Molly Weasley décéda et Ginny redevint aux yeux de tous Ginevra Weasley, fille de cuisinière. L'anomalie trop longtemps tolérée.

Blaise observa le dédain ambiant jaillir à la surface, un dédain dont il s'était volontairement rendu aveugle. Il observa les attitudes changer sous ses yeux. Ah, cette petite fille du peuple que le Prince traîne partout derrière lui ! Ce chiffon sale, cette imposture sans lignée ! Quel prétexte a-t-elle pour rester, maintenant, hein ? Qu'a-t-elle de plus spécial que les autres ?

Blaise aurait pu en hurler, céder à ses instincts les plus violents, mais on l'avait éduqué à être sage, souverain et impassible en toutes circonstances. Même au milieu des chuchotements médisants. Même sous une pluie de regards scrutateurs. Même lorsque Ginny s'effaçait un peu plus, jour après jour. Perdre sa seule véritable amie le rendait absolument malade.

La Reine elle-même avait fini par le convoquer dans ses bureaux. Il ne la connaissait que modérément, pas aussi proche d'elle qu'un fils devait l'être, mais il avait toujours reconnu et apprécié son caractère direct. Aucun de ses mots n'était gaspillé.

« Le départ de Ginevra vous affecte. » avait-elle dit, simple constat.

« Oui, Mère. » avait répondu Blaise, simple admission.

« Vous souhaiteriez qu'elle reste au palais. »

« Oui, Mère. »

« À vos côtés. »

« Si possible, Mère. »

La Reine l'avait alors fixé et, en dépit de son coeur battant, Blaise était resté immobile sur sa chaise. Dos droit, épaules symétriques, menton bien haut ; impeccable comme on le lui avait appris.

« Dans ce cas, cette décision vous revient. »

Blaise avait donc fait un choix. La semaine suivante, Ginny quittait définitivement le palais.

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Blaise n'aimait pas sortir les violons. Il n'était pas à plaindre. Il était beau. Il était riche. Il était influent. Il avait toujours eu ce qu'il voulait, quand il le voulait et selon ses termes. Absolument rien, chez lui, n'encourageait la pitié.

Six ans plus tard, Ginny était revenue au palais. Cheveux roux tirés en arrière, chemise blanche boutonnée, costard noir cintré, glock à la ceinture. Son entrée dans la salle du trône avait été secondée par trois grands hommes baraqués et tous les quatre s'étaient dirigés droit vers Blaise avec une effrayante synchronisation.

« Votre Majesté. » avait-t-elle prononcé, une fois debout devant lui, et ce n'était plus la voix de sa Ginny, celle qui le coursait dans tout le château, somnolait sur son épaule et riait aux mauvais moments.

C'était la voix de Ginevra Weasley, dix-huit ans, figure taillée à la pierre, corps formé au combat. Elle l'avait salué d'une révérence rapide, presque militaire, avant de poser sur lui une paire d'yeux verts impénétrables. Et, pour une toute première fois douloureuse, Blaise l'avait ressenti entre eux.

« Toute à votre service. »

La fracture.

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De quoi vous mettre quelque chose sous la dent pendant cette quarantaine ! La suite arrivera dans les jours qui suivent. D'ici là, j'espère que vous avez aimé cette petite intro ! :)