Salut ! Je ne pourrais hélas publier qu'à chaque fin de mois. Fort heureusement, il ne reste que deux chapitres. Merci à ceux qui aimeront assez cette histoire pour la suivre jusqu'au bout ;)


- Chapitre 8 -

« Et bie« Et bien…,soupira le rouquin d'un ton las. C'est ce que j'appellerais un franc succès !

— Ne cris pas victoire trop vite Serpent, l'apostropha un démon qui n'avait pas rejoint la horde, Nous avons encore quelques comptes à régler en ce lieu.»

Même de loin, Aziraphale reconnu le teint laiteux du démon qui l'avait agressé quelques jours plus tôt. L'ange gardait encore les séquelles du coup de poing qu'il avait reçu dans l'abdomen. Par déduction, il comprit que son ami était en mauvaise posture.

Crowley observait d'un oeil froid les individus regroupés sous son arbre. Ses sourcils froncés attestaient qu'il n'appréciait pas particulièrement ce qu'il voyait. Lorsqu'il reprit la parole, son ton faussement enjoué parvenait mal à camoufler son inquiétude.

« Et bien vous tous ! Hastur, Ligur, Famine, Pollution, Guerre. N'allez-vous pas rejoindre la fête ? Votre reine vous attend...

— La seule fête où tu me verras Crawly, c'est celle où tu seras pendu à ta saloperie de pommier, répliqua le dénommé Ligur, un rictus cruel gravé sur son visage reptilien.»

Aziraphale se souvenait avoir déjà vu ce démon à Lambeth. Quant aux trois autres, leurs noms étaient assez légendaires pour qu'il les identifie aisément. Restait à savoir ce que deux Ducs des enfers et les cavaliers de l'Apocalypse avaient à reprocher au Serpent Tentateur.

— Tu ne pensais tout de même pas que nous allions suivre cette maudite gamine ?, persifla Hastur d'une voix traînante.

— Les autres démons l'ont bien fait, pourquoi pas vous ?, rétorqua Crowley.

— Nous avons attendu si longtemps notre vengeance...fredonna Ligur en posant ses longs doigts pustuleux sur le tronc du pommier, pourquoi s'en priver aujourd'hui alors que tous les yeux sont tournés vers ta petite protégée ?

— Hella vous fera payer votre insubordination...»,grinça le rouquin entre ses dents.

Aziraphale nota la forte tension entre les deux démons. Crowley s'agrippait à une branche du pommier comme si sa vie en dépendait.

« Je ne me mettrais jamais à genoux devant cette créature !, cracha l'homme-crapaud en frappant l'arbre de son poing, Comme si la fille bâtarde de Lilith avait le moindre droit sur les enfers !

— Quand son père vous trouvera, je ne donnerais pas cher de votre peau…,riposta Crowley d'une voix menaçante.

— Pas si nous devenons nos propres maîtres ! Regarde autour de toi Serpent ! Il n'y a plus de Dieu, il n'y a plus de Diable. Nous pouvons reconstruire un palais sur ces ruines et bâtir un nouvel enfer !

— Des chants d'âmes torturées remplaceront tes champs de roses, intervint son acolyte, l'air ravi d'une telle perspective, Je veillerais personnellement à les essorer de leur essence jusqu'à la dernière goûte.

— Et leurs cris d'agonie seront comme une mélodie à nos oreilles, ajouta l'homme-crapaud d'un ton languissant.

— Je me suis toujours demandé pourquoi l'enfer avait si mauvaise réputation, répondit Crowley, une moue dégoûtée déformant ses traits. J'ai été bien naïf de croire que cette histoire de souffrance éternelle avait été inventée par les humains…

Les deux Ducs des enfers ricanèrent aux dires du serpent. Grincements inquiétants dans ce décor bucolique.

— Il était si facile de te berner !, avoua l'homme-crapaud, Coincé dans ton pommier comme tu l'étais, nous avions la main mise sur une grande partie du royaume.

— Hastur a toujours été très habile pour récolter les âmes, applaudit son confrère.

— Tordu serait un terme plus exact, répliqua amèrement Crowley.

— Tu fais le malin Crawly, mais sans tes privilèges, tu n'es plus rien, susurra Ligur d'un air vicieux.

— Hella va...

— Hella ne viendra pas te sauver, le coupa brusquement Hastur, et encore moins venger ta mort !

— Tu es toujours piégé sur cet arbre, commenta Ligur, et plus rien ne nous empêche de te brûler avec lui.

— Qu'avez-vous donc à me reprocher ?, se crispa Crowley, semblant à bout de patience.

— Oserais-tu nier que tu nous as leurré ?, cracha l'homme-crapaud, Toi, investigateur de l'hybris humaine ! Celui qui a remis en question la volonté divine ! Nous étions censés gouverner le monde, et à la place, nous sommes devenus les larbins de l'humanité !

— Il faut lire les contrats avant de les signer Ligur. Lorsque je vous ai conviés à renier son Grand Plan pour me rejoindre, il n'a jamais été question d'ouvrir une boîte de Pandore. Le seul but d'un démon est d'interroger et de faire évoluer l'humanité vers le meilleur d'elle même. Les humains n'ont pas besoin de nous pour semer le chaos, ils se débrouillent déjà assez bien tout seuls.

— Plus pour longtemps, sourit Hastur en se délectant du regard horrifié du rouquin. Dès ce soir, les cavaliers de l'apocalypse galoperont aux quatre vents faire germer les graines du mal, et une nouvelle ère de terreur commencera sur Terre.

— C'est vraiment ce que vous voulez ?, s'écria Crowley en se tournant vers les trois autres démons, jusque là restés en retrait. Suivre le chemin que Dieu a tracé pour vous ? Redevenir les marionnettes de son Grand Plan ? Mort est parvenue à écrire sa propre histoire, pourquoi pas vous ?

— Mort et les autres démons se sont peut-être laissés endoctriner par tes histoires à l'eau de rose, mais nous ne faisons pas partie du lot, répondit Pollution d'une voix affable.

— Nous sommes las d'être les incarnations passives des fléaux qui frappent le monde ! répliqua à son tour Famine. Nous avons été créés pour inspirer la crainte. C'est vers la haine de l'humanité que notre destin nous pousse !

— Aucune créature de cet univers, même pas vous, ne devrait avoir pour fin d'être haïs ou crainte ! La seule chose vers laquelle nous devons tendre, c'est à l'Amour !, tenta de leur expliquer le serpent d'un ton désespéré.

— L'Amour ! Tu n'as jamais eu que ce mot répugnant à la bouche, geignit Guerre d'un air dramatique. Tu rampes désespérément aux pieds de tes amants dans l'espoir qu'ils te délivrent de ta malédiction, mais vois à quoi l'Amour t'a réduit ! Je suis fatigué d'entendre tes philosophes, tes musiciens et tes peintres en faire le portrait. Il est grand temps que cela cesse !

— Tu prêches l'Amour, mais toi-même, tu n'y crois plus, ajouta l'homme-crapaud en arrachant une fleur sur une branche de l'arbre.

— Où veux-tu en venir Hastur ?, demanda le démon tentateur, le teint soudain très pâle.

— Que tu te mens à toi même Crawly ! Dieu a scellé ton destin à ce pommier. Tu n'avais droit qu'à sept sorties sur Terre. Six fois tu as échoué à trouver une âme qui veuille bien s'encombrer de ta misérable carcasse. Et voilà que tu utilises ta dernière chance pour asseoir la fille de Lilith sur le trône des enfers. Avais-tu si peur d'échouer que tu espérais trouver dans l'Amour filial de ta nièce un moyen de vaincre la malédiction ?

— Ce que je fais de mon temps libre ne regarde que moi Ligur, gronda le démon aux yeux dorés.

Son ennemi n'avait cependant pas l'air de prendre en considération son ton menaçant.

— Quoique j'ai bien cru un moment que ta dernière victime serait cet ange rondelet…, continua l'homme-crapaud, heureux de voir la peur s'allumer dans le regard du rouquin.

— Je t'interdis de…

Le corps de Crowley fut subitement parcouru de convulsions douloureuses, un filet de sang coula de ses lèvres le long de son menton. Hastur venait de lacérer de ses ongles le tronc du pommier.

— Que lui as-tu offert en échange de son amour ?, demanda l'homme-crapaud, l'air ravi devant l'agonie du rouquin.

Tailladant méthodiquement l'écorce, ce n'était pas de la sève qui coulait de l'arbre, mais bel et bien du sang, se répandant par vagues sur le sol.

— Liberté ? Gloire ? Connaissance ? Non, je dois me tromper…, continua le démon, parfaitement imperméable aux cris de douleurs de Crowley, Pourquoi un ange voudrait des choses si humaines ?

Aziraphale ne pu réprimer un haut-le-cœur à chaque cris d'agonie que poussait Crowley. Un torrent de compassion coupable s'empara de lui, lui emplissant les yeux de larmes.

Le rouquin se tordit de douleurs jusqu'à prendre la forme d'un serpent aux écailles rougeâtre. Hastur semblait éprouver là encore une satisfaction perverse à la vue de son œuvre.

— Ne crois pas que j'ignore ton attirance pour cette créature. J'ai pu aussi sentir sa fragrance à Lambeth...Il émanait de lui une odeur de péché à nulle autre pareille. Il me tarde d'ailleurs d'aller y goûter une fois que je t'aurais réduit à néant...

Les paroles de l'homme-crapaud semblèrent faire oublier à Crowley sa douleur. Toujours sous sa forme reptilienne, il dévoila des crocs gorgés de venin et se précipita sur le démon. Hastur plongea sur le côté pour l'éviter, et Ligur fut la victime involontaire de sa mortelle morsure. Lorsque le serpent lâcha sa proie, cette dernière eut tôt fait de se liquéfier dans un cris terrifié.

« Salopard, dit Hastur, Immonde Salopard. Il ne t'avait jamais fait aucun mal.

—Pas encore, rectifia Crowley en reprenant forme humaine ».

Aziraphale s'inquiéta en constatant que le rouquin, essoufflé, arrivait à peine à tenir droit sur son arbre.

De toute évidence, la vie du démon était liée au pommier. Il ne semblait pas pouvoir en descendre, et tout coup porté à l'arbre se réverbérait sur lui.

L'ange savait qu'il devait intervenir, mais comment sauver Crowley d'un tel traquenard ? Il n'avait pas la moindre chance face à ces démons. Même sa voix ne pourrait l'aider à affronter pareilles créatures. Encore une fois, il regretta de ne pas avoir son épée avec lui. Se creusant les méninges pour trouver une solution, l'épisode de Lambeth lui revint soudain en mémoire. Pour détourner la vigilance des démons, Crowley avait jadis usé de sa ruse. Qu'est-ce qui empêchait Aziraphale de faire de même ?

Une fois sa décision prise, l'ange tenta de rassembler des bribes de courage. D'un revers de manche, il essuya la sueur coulant le long de son front. Son cœur se figea sous les côtes et l'air se bloqua dans ses poumons.

"Serais-je en mesure de combattre les cavaliers de l'apocalypse" se demanda intérieurement notre héros en sortant de sa cachette.

Mais il n'était plus temps de s'interroger. C'était à présent son tour de rentrer en scène.

~OO~

« Tu vas crever seul et sans amour Serpent, cracha Hastur, les yeux furibond, Et aucun ange digne de ce nom ne sera là pour te sauver !

— Je te prends au mot !, s'écria Aziraphale en s'interposant entre les deux démons, Appelle-moi seulement : Amour, et je serai rebaptisé, et désormais je ne voudrai plus être un ange.

— Qui es-tu toi ?, grimaça l'homme-crapaud, plus que surpris par cette soudaine apparition.

Aziraphale n'eut aucun mal à se remémorer la réplique qu'il avait apprise par coeur des siècles plus tôt. Se concentrant dûment pour déstabiliser son adversaire, il répondit d'un ton shakespearien :

— Je ne sais de quel nom me servir pour vous dire qui je suis. Mon nom, voyez-vous, m'est odieux à moi-même, parce qu'il vous est ennemi ; s'il était écrit, je déchirais le mot qu'il forme !

— Aziraphale ? Mon ange ?, appela le rouquin du haut de son arbre, l'air totalement abasourdi.

— Ni l'un, ni l'autre, beau pécheur, si l'un ou l'autre te déplaît !, répliqua l'ange, ne pouvant réprimer un sourire face à sa propre audace.

L'espace d'un souffle fut suffisant à Crowley pour comprendre son jeu.

— Comment es‑tu venu, dis, et pourquoi ?, demanda précipitamment le tentateur, Les murs de ce verger sont hauts et difficiles à franchir !

— J'ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'amour, répondit avec passion Aziraphale, car les limites de pierre ne sauraient arrêter l'amour, et ce que l'amour peut faire, l'amour ose le tenter. Je veux rester près de toi, et te sortir de ce sinistre palais de la nuit ! Qu'as-tu besoin d'obtenir de moi pour être libéré de ton mal ? »

Face aux dires de l'ange, les joues du démon rougirent adorablement. Aziraphale se serait sans doute délecté de la vue sans la présence du public infernal qui l'observait.

Avant que les autres démons sortent de leur ahurissement, Crowley se décida à répondre :

« Le solennel échange de ton amour contre le mien…, déclara-il, la voix râpeuse d'incertitudes.

"Est-ce si simple ?" Se demanda intérieurement l'ange avant de déclarer avec conviction :

— Mon amour ! Je te l'ai donné avant même que tu ne l'aies demandé !

— Alors soit le témoin de ma foi et de l'amour qui me hante ! Et si tu m'aimes encore d'ici là, ne laisse pas mon corps se briser contre les rivages de la tourmente ! », s'écria Crowley.

Et sous les yeux éberlués de l'homme-crapaud et des cavaliers de l'apocalypse, le démon se laissa tomber dans les bras de l'ange.

L'écorce de l'arbre se craquela soudain comme du verre brisé. Ses racines, trop sèches à présent, cédèrent sous le poids du bois mort et l'arbre s'effondra sur lui-même. Il ne resta bientôt du pommier qu'un serpent de fumée noire qui, balayé par la brise, s'en fut en rampant dans le néant. Sans les racines de l'arbre pour soutenir les frondaisons, les pierres de la ruine tombèrent dans le vide, emportant l'homme-crapaud avec elles dans un cris sourd.

Pour éviter de subir le même sort, Aziraphale ouvrit grand ses ailes et s'envola, les bras chargés de sa précieuse cargaison. Planant quelques secondes, l'ange ne put toutefois rester trop longtemps dans les airs. Il finit par dégringoler à pic, emporté vers le sol par sa charge trop lourde. Grâce au ciel, le démon et lui tombèrent dans l'un des arbres qui se dressaient plus bas et les branches stoppèrent leur chute.

Malgré son atterrissage raté, l'ange tenait toujours fermement le démon contre sa poitrine.

« Crowley ! Es-tu blessé ?, demanda-t-il en le palpant frénétiquement pour trouver d'éventuelles blessures.

— Tout va bien mon ange, laisse moi juste le temps de me remettre de la chute », le rassura Crowley, un sourire en coin des lèvres.

Même avec cette maigre tentative d'humour, Aziraphale ne put retenir un gloussement qui se révéla très vite incontrôlable. Il n'arrivait pas à croire qu'il était parvenu à vaincre la malédiction de Crowley en récitant du Shakespeare. Le démon se joignit de bon coeur à lui, emporté par le rire communicatif de l'ange.

Un hennissement en contrebas les arracha soudain à leur hilarité. Bucéphale les attendait, martelant impatiemment le sol de ses sabots.

« Bentley ! », « Bucéphale ! », s'écrièrent en choeur les deux amants.

Aziraphale jeta un regard étonné à Crowley.

« Bentley ?, s'insurgea le blond. Alexandre se retournerait dans sa tombe s'il savait que tu as rebaptisé son cheval. Quoi que...Bucéphale provient de βοῦς, signifiant « le bœuf ». Sachant que le prénom Bentley veut dire "celui qui tire"…

— Mon ange…, le coupa brusquement Crowley en le prenant par les épaules. Bien que ton intelligence me fascine, est-ce vraiment le moment pour faire de l'étymologie ?

Les hurlements au dessus d'eux ne firent que confirmer les craintes du démon. Il restait encore trois cavaliers de l'apocalypse à semer avant de crier victoire.

— Non tu as raison, gloussa nerveusement Aziraphale, Allons-y ! »

Les jambes de Crowley étaient hélas trop faibles pour marcher. Sa rencontre avec Hastur ne l'avait pas laissé indemne, et Aziraphale dut l'aider à se hisser sur leur monture.

La nuit était toujours aussi noire, mais l'ange pouvait entendre la clameur de leurs ennemis se rapprocher dangereusement. Une fois assuré que le démon se cramponnait bien à sa taille, l'ange poussa Bucéphale au galop. Aziraphale n'était pas bon cavalier. Il se sentait crispé et oscillait irrégulièrement sur la selle, le poids de Crowley derrière lui ajoutant à sa maladresse.

Aziraphale vit alors du coin de l'œil le reflet de la lame d'une épée. Il entendit le cris de Guerre et des autres fléaux à sa suite.

«Je ne pensais pas dire ça un jour, s'écria l'ange, mais si tu peux aller plus vite, c'est le moment Bucéphale ! »

Aziraphale entendit le rire moqueur de Crowley dans son dos, mais ne releva pas. L'ange était trop occupé à contrôler les battements de son coeur, rendus erratiques par la peur. À sa plus grande frayeur, le blond s'aperçut que leur monture s'était littéralement enflammée pour atteindre une vitesse infernale. Cependant, peu importe la puissance de Bucéphale, les cavaliers gagnaient sans cesse du terrain.

Aziraphale comprit rapidement que toute fuite serait vaine. Il tira sur les rênes de sa monture pour l'arrêter.

« Aziraphale es-tu fou ? Que fais-tu ? », l'adomonesta Crowley, totalement paniqué.

Encore tremblants, les doigts du blond se posèrent sur sa sacoche. Il la fit glisser de son épaule et s'aperçut avec horreur que l'une des fiole à l'intérieur s'était brisée pendant leur chute. Il ne restait qu'une seule potion de retour ! Réfléchissant à peine à ce qu'il faisait, il tendit la fiole survivante au démon.

« Tiens, c'est pour toi, annonça-t-il avec solennité en mettant la potion dans les mains du rouquin.

— Je ne vais nulle part sans toi Aziraphale ! » S'énerva Crowley en ignorant l'offrande.

Aziraphale était sur le point de protester, mais il était déjà trop tard.

Un cheval blanc les avait rattrapé. La femme qui le montait avait une couronne en plastique sur la tête. C'était Pollution.

« Guerrier de l'Amour !, conspua la démone, sa voix résonnant comme mille voix. Ne vois-tu pas que ce démon te corrompt ? Un ange ne devrait pas souiller sa foi de pareille façon. Tu n'as pas à te salir les mains en protégeant pareille ordure. Rends-nous ce traître et nous pourrons conclure.»

Une poussée de rébellion germa soudain dans le coeur de l'ange. Qui était ce démon pour juger de qui il était en droit d'aimer ou non ? Il sentit un pouvoir infini l'envahir à cette pensée. D'instinct, Aziraphale su comment anéantir les cavaliers, et ce, par l'unique force de ses paroles. D'une voix calme et assuré, il répondit alors :

« Jeune fléau, cavalier galopant à travers les nuits blanches des nouvelles générations. Pollution Sonore, qui sépare les âmes sœurs dans une litanie de ressentiments. Pollution Lumineuse, qui a l'audace de voler les étoiles dans les yeux des amants. Pollution de l'Eau, où les fiançailles se rompent dans des torrents de larmes acides. Pollution des Sols, rendant infertile l'union des corps putrides. Pollution de l'Air, qui fait voler les époux avec du plomb dans l'aile. Pollution Nucléaire, en relation toxique avec l'éternel. J'ai compris trop tard que Mercure n'apporte jamais de bons présages. Les amoureux déchargent leur rancœur, montagne de déchets où trône le siège vide du vainqueur. Hissés haut sur leurs sonnets, s'époumonant comme des chiffonniers. Cœurs couverts de miasmes, essayant encore de trouver parmi la souillure quelques restes de leurs fantasmes. Certes, l'Amour souffre. Mais tandis que ton énergie fossile est une ressource déjà éteinte, son carburant à lui se résume à une étreinte. On se fera toujours un sang d'encre pour ceux qu'on aime. Et peu importe que, embourbées dans une mer d'amertume, les plumes des tourtereaux noircissent et se damnent. L'amour, jamais, ne se dit profane.»

Et sur ces mots, Pollution disparue dans une nuée de cafards.

Sortit alors des ténèbres un autre cheval roux ; celle qui le montait brandissait une grande épée. On disait que Guerre avait reçu le pouvoir de bannir la paix de la Terre, et de faire que les hommes se tuassent les uns les autres. Faisant face à l'ange, le second cavalier de l'Apocalypse s'écria :

« Guerrier de l'Amour, rend-toi ! Un ange ne devrait lever son épée que pour défendre la sainteté. Ou alors, affronte-moi si tu en as la carrure, et que le prix de ma victoire soit le cadavre de cette créature !

— Douce ennemie, déclara l'ange, nul besoin d'un face à face puisque entre nous, tout concorde. Tu penses pouvoir remporter cette bataille ? Voilà un sujet à polémique adoré des belliqueux. Mais se battre pour l'amour, c'est de bonne guerre. Et tu n'es guère prête à me battre, car tu es Guerre, jamais certaine de gagner. À toi chants d'horreurs, à moi champs d'honneurs. Tandis que mes engagés, aux côtés d'un être cher s'éveillent, cheveux en bataille, tes enragés s'endorment seuls, chair à canon, le corps criblé de balles. Ma Guerre à moi fonce tête baissée dans la mêlée des langues, avec les lèvres pour seules armes. Passant l'âme à gauche, c'est le cœur de l'amant qu'on entend battre la chamade. L'Amour ne connaît pas d'Art militaire pour passer à l'offensive. Dans cette croisade, stratégie et tactique sont incapables de conquérir la Terre Sainte du Sacré Cœur. Sa flamme est un incendie qui fait front à toute logique. Après ce cataclysme d'émotions, je sais déjà que tu ne feras pas long feu. Vain combat que tu mènes. Va, et mets de l'eau dans ton vin. Tu ne vaux guère mieux, qu'une vie sans amour.»

Et sur ces mots, Guerre disparut dans une nuée de corbeaux.

Enfin, il vit paraître un cheval noir monté d'un homme tenant une balance à la main. D'un ton sucré, Famine proclama :

« Guerrier de l'Amour, ne me laisse pas sur ma faim. Jamais un ange ne mange dans la fange. Que cette odieuse charogne, aux vautours soit jetée comme nourriture. Aucun mariage ne se consomme avec pareille pourriture.»

— J'ai connu bien des faims durant cette vie, répliqua l'ange. Celle qui tiraille le ventre, vous condamnant à ramper devant les puissants pour une bouchée de pain. Celle qui se dit proche. Présage funèbre tenant les squelettes debout. Dont les os saillant vous percent la chair avant l'heure. Il en reste toutefois une plus raffinée. Cette dernière passe par bien des maux pour se comprendre, mais ne se définit qu'à travers un seul. Et ce mot là, le cœur en est affamé. Je t'aime, je t'aime, je t'aime. Écoute comme on en a jamais assez ! On devrait le servir sur un plateau et le manger à toutes les sauces. Le dévorer comme une friandise et le savourer comme le plus délicat des mets. Le boire et s'en enivrer. Développer son sens du goût afin qu'un fin palais puisse en décrire tous les arômes. Bien trop longtemps j'ai feint ne pas avoir faim de tendresse, et ce dénigrement a failli mettre fin à mon existence. Mais voilà que toi Famine, Cavalier de l'Apocalypse, tu dénigres ma seule faiblesse. Ne t'étonne pas alors que je remporte cette course. Tu ne peux m'atteindre, car je suis porté par les ailes de l'Amour. L'être que je tiens dans mes bras apaisera la plus grande faim dont je pourrais jamais souffrir.»

Et sur ces mots, Famine disparut dans une nuée de criquets.

~OOO~

Le trajet du retour se déroula dans un silence paisible. Tandis que le démon reptile sommeillait en son sein, l'ange savourait la fraîcheur écailleuse de sa peau laiteuse. Douce accalmie salutaire, car l'amour n'avait jamais tant embrasé ses veines.

Au petit jour, l'ange et le démon étaient rentrés sans encombre dans la sécurité calfeutrée de la librairie. Non loin de là, une Bentley prenait un repos bien mérité, le moteur encore brûlant de sa chevauchée infernale.

Longtemps, l'ange et le démon se contemplèrent en silence, les yeux brillants d'une émotion intense. Crowley observait l'ange avec vénération, les cheveux en désordre d'avoir dormi une bonne partie du trajet.

N'y tenant plus, Aziraphale alla cueillir le fruit de sa victoire. La seule pensée cohérente qui traversa l'esprit de l'ange en cet instant, fut que la Tentation incarnée avait un goût de pêche. Les lèvres du démon, douces et tièdes contre les siennes, firent frissonner son cœur de plaisir. Aziraphale se sentit défaillir. Prit de vertige, l'ange avait l'incroyable sensation de chuter dans un abîme de plaisir . Quand il se détachèrent, Aziraphale respira à grandes goulées, comme s'il venait de remonter brusquement à la surface. Les yeux de Crowley étaient rendus troubles par le désir; leurs regards étaient verrouillés l'un à l'autre.

Lorsque Aziraphale parla enfin, ce fut d'une voix rauque.

« Depuis tout ce temps, tu me cherchais ? » Demanda-t-il, inquiet d'aborder un sujet si sensible.

Crowley lui lança un regard indéchiffrable, comme s'il avait peur que d'une façon ou d'une autre, l'ange le rejette.

Aziraphale trouva cruelle la pensée que même après toute cette mésaventure, Crowley pût douter de son amour. Le souffle de l'ange se coupa soudain lorsqu'il sentit le rouquin l'attirer dans ses bras. Il savoura ce contact comme une bénédiction. Baignant de larmes l'épaule maigre du démon, l'ange se sentait drainé par le trop-plein d'émotions qui le submergeait.

Les deux amants restèrent un moment ainsi, se respirant l'âme dans une étreinte désespéré. Le visage perdu dans les cheveux du démon, l'ange posa alors la question qui lui brûlait les lèvres depuis son voyage dans le monde des esprits:

« Qui es-tu ?

— Tu n'aimeras pas la réponse », répondit simplement le rouquin, le visage plongée dans la poitrine du blond.

Aziraphale sourit à travers ses larmes.

« J'ai le droit de connaître la vérité...Tu ne penses pas ? »

Crowley releva la tête, l'air désespéré. Aziraphale eut presque envie de laisser tomber ses questions et de l'embrasser à la place. Cependant, l'ange savait que s'il n'obtenait pas dès cet instant une réponse, il serait à jamais amoureux d'un étranger. Inébranlable, il resta patient et attentif à ce que le démon allait lui dévoiler.

Lorsque Crowley mit fin à leur étreinte, l'ange cru qu'on lui arrachait une partie de lui-même. L'espoir semblait s'être définitivement fané dans les yeux dorés du démon. Aziraphale sentit son cœur chuter à cette vision. De longues minutes s'écoulèrent avant que Crowley ne reprenne la parole, l'air déterminé à en finir avec tous ses secrets.

« Je suis la Lumière qui fait venir l'ombre. Déclara-t-il avec aigreur. Le fils de l'Aurore derrière les nuits sombres. Gardien des mystères, Étoile du matin. Roi des Chérubin...»

Les oreilles bourdonnantes, Aziraphale avait peine à croire ce qu'il venait d'entendre. Son monde s'effondrait à chaque syllabe que le démon prononçait. Mais il était désormais trop tard. Il avait demandé la vérité, et Crowley la lui offrait sur un plateau.

« Non je ne suis pas celui qu'on vous fait croire... » Soupira le démon en évitant de croiser le regard terrifié de l'ange.

Depuis la fenêtre, le soleil levant mettait en valeur sa chevelure flamboyante. L'ange s'obligea à baisser le regard face à cette vision, ignorant s'il serait capable de résister à une telle beauté.

« Je suis l'Art et le Savoir. Je suis le Jour et le Noir. », chanta la voix de Crowley, se rapprochant dangereusement du blond jusqu'à ce que son souffle caresse sa nuque.

« Protecteur et Tentateur. Celui qui fait battre votre cœur… ».

Aziraphale trembla lorsque les lèvres du démon effleurèrent sa joue. Mais avec la même furtivité qu'il était venu, Crowley s'était déjà déplacé à l'autre bout de la pièce.

Le rouquin faisait à présent face à une statue dans un coin de la librairie. La figure marbrée de la déesse Ishtar, décoration pour le moins osée dans l'antre d'un ange, avait toujours fasciné Aziraphale. Voir la main du démon, encore plus pâle que la pierre, s'attarder sur la rondeur du sein de la statue, provoqua d'étranges fourmillements dans le bas-ventre du blond.

« Je vous ai parlé d'Amour, vous n'entendiez que séduction... » Déclara le démon d'une voix sévère.

Jetant un regard critique vers portrait de Mona Lisa, il ajouta :

« Je vous ai montré le Beau, il a fait votre unique obsession... »

Sans s'attarder plus longtemps sur l'œuvre, il alla choisir un livre de prophétie au hasard sur une étagère.

« Je voulais simplement donner un sens à vos vies, malgré leurs prémonitions... ».

Instinctivement, Aziraphale voulu reprendre l'ouvrage des mains du démon, mais ses jambes le portaient à peine. Il trébucha avec maladresse sur une pile de livre, et seule la main secourable du rouquin le préserva de la chute.

Le regard de l'un tomba dans celui de l'autre. Aziraphale ne pouvait à présent plus fuir la vérité. Alors, cédant à l'ineffable cruauté de l'existence, il écouta Crowley finir sa tirade, le cœur lourd :

« Pour vous j'ai désobéi. Et en châtiment, on me nomme Satan.

— Non...Non, non, non…, pleura l'ange en se cachant le visage dans ses mains. C'est impossible...

— Je te demande pardon mon ange…, s'excusa inutilement le rouquin.

— Tu...Tu m'as berné…, l'accusa Aziraphale d'un ton amer.

— Lis la fin du journal, et tu comprendras mon amour. »

Puis le silence se fit. Ce n'est qu'en se redressant que Aziraphale comprit qu'il était seul dans la librairie.

Crowley, Lucifer ou Satan, que diable ? Avait disparu.

Les paroles de Lilith résonnèrent alors dans l'esprit de l'ange comme une sonnette d'alarme.

" Lorsque sur le chemin du retour, il apercevra la lumière de l'aurore, qu'il ne doute surtout pas de la parole de Lucifer, qu'il ne se retourne pas. Car pour son plus grand malheur, il perdra son amant une seconde fois. "


Prochain chapitre : Rencontre à Eden.