Il était au marché lorsque la nouvelle était arrivée jusqu'à lui. Le soir venait de tomber, comme toutes ces nuits de fin d'hiver qui arrivent encore si tôt, et il traînait autour des étals, essayant de repérer quelque chose à chaparder. Il avait déjà acheté un pain contre une poignée de pièces qu'il avait volées dans une bourse, mais un petit extra ne ferait pas de mal.

Les marchands avaient accroché des torches aux quatre coins de leurs étals lorsque le soir avait commencé à tomber, et on devinait dans les flammes tremblantes les silhouettes qui s'activaient pour plier les établis de bois et ranger la marchandise. Du coin de l'oeil, Gilles repéra un gros chou qui avait roulé hors d'une charrette. Son propriétaire était occupé à aider son voisin dans le rangement de son étal, c'était le moment...

Le jeune homme s'approcha en faisait mine de rejoindre l'autre bout du marché et s'agenouilla à côté de la carriole, comme s'il venait de faire tomber quelque chose. Tandis que ses mains saisissaient discrètement le légume, il entendit la conversation des marchands :

"Il paraît que le Shérif a décidé de s'en prendre aux derniers seigneurs qui tentent de lui résister, lança le propriétaire du chou. Ça s'rait Locksley, le prochain."

Gilles, qui allait se redresser, s'arrêta net dans son geste. Il pesta doucement et tenta de se persuader que ça ne l'intéressait pas, mais le commerçant poursuivit :

"Je plains ce pauv' gars si jamais il a l'intention de conserver le peu de liberté qu'il lui reste... Moi, j'dis que c'qui est arrivé à Lord Wigmore, c'était pas un hasard.

-J'ai entendu cette histoire aussi, l'appuya son collègue en pliant la grande planche qui lui servait de table. Il paraît que son corps a été retrouvé réduit en charpie dans la cour de son château. Certains disent que ce sont des animaux sauvages qui l'ont déchiqueté, mais j'y crois pas trop, à leurs soi-disant traces de dents...

-Ouais... On ferait mieux de faire profile bas, nous aussi. Si ce genre de chose arrive à des seigneurs, ben t'imagines bien que des paysans comme nous n'auront aucune chance."

Son compagnon acquiesça, très sérieux. Ils finirent de ranger les étals et Gilles profita de la pénombre pour tourner les talons et s'enfuir avec son butin sans qu'on le remarque. Son coeur tambourinait à toute vitesse dans sa poitrine. Non, ça ne l'intéressait pas. Le sort de son père, qui ne l'avait jamais reconnu, n'avait rien à voir avec lui. Que pourrait-il faire contre les soldats du shérif, de toute façon ? Le jeune homme se dirigea d'un bon pas vers l'endroit où il avait décidé de passer la nuit, en serrant le pain et le chou contre sa poitrine. Non, ça ne l'intéressait pas... Il tentait de se persuader du contraire, mais il savait bien que, cette nuit-là, il ne parviendrait pas à rester aveugle très longtemps à ses véritables sentiments.

oooooooooo

Gilles était recroquevillé sur le flanc pour avoir un peu chaud, enroulé dans le grand drap qu'il avait dérobé dans un port au cours de l'une de ses expéditions. Dans cette position, il espérait s'endormir rapidement, et faire taire les pensées qui tourbillonnaient dans sa tête. Il ne voulait pas penser à Lord Locksley, ça ne lui apporterait que de la souffrance. Il ne voulait pas penser au Shérif et à ses hommes; que pourrait-il faire seul contre une quinzaine d'entre eux, de toute façon ? La solution la plus sage était de s'endormir et de ne plus penser à tout ça. Il s'en remettrait, de toute façon. Il ne connaissait pas son père, pourquoi se ferait-il du souci pour lui ?

Sans pouvoir s'en empêcher, le jeune homme roula sur le dos et regarda la lune qui se découpait à travers les branches hautes des arbres. Il imaginait les hommes du Shérif encercler le château de Locksley, tels des chevaliers fantômes avec leur masque, leur cape, leur lance et les rayons de la lune qui brilleraient sur leurs vêtements. Il pouvait très bien voir la scène, avec le château juché sur son petit promontoire et la forêt en contrebas. Cette vision le fit frissonner, parce qu'il imaginait son père au milieu des pierres imposantes, s'occupant à lire ou à écrire et découvrant soudain ces présences funestes sous sa fenêtre. Il tenta de se raisonner. Le château de Locksley était bien gardé, et son père était un grand chevalier. Il ne laisserait pas le Shérif imposer sa loi sur son domaine. Pourquoi s'inquiéter ?

Gilles roula sur son autre flanc et ferma les yeux pour s'endormir. Il avait dû parvenir à se rassurer en partie, car il plongea bientôt dans le sommeil. Ses rêves furent cependant troublés et dérangés par des sentiments désagréables, vagues et bizarres, dans lesquels il voyait des chevaliers encapuchonnés, des yeux rouges comme des braises, un château qui brûlait et vaguement le visage de son père. Ce songe le troubla et il s'éveilla dans un sursaut. En jetant un coup d'oeil dans le ciel nocturne, il s'aperçut que la lune était toujours à la même place. Il n'avait dormi que quelques minutes.

Le jeune homme soupira et se frotta les yeux. Non, il ne parviendrait pas à dormir. Pas avec son ventre qui se tordait d'appréhension et d'inquiétude, ses muscles crispés qui paraissaient avoir envie de se mettre en mouvement tout de suite, son cerveau qui tournait à cent à l'heure. Il ne parviendrait pas à dormir. Il ne pourrait pas rester là à attendre que ces hommes s'en prennent à son père, l'emprisonnent, le blessent, ou alors le...

Gilles repoussa le drap et se leva. Non, il ne pourrait pas rester là. Alors, il rassembla ses maigres affaires, les fourra dans le sac qui lui tenait lieu d'oreiller et se mit en route. Il ne se trouvait pas à plus de deux heures du château de Locksley. En forçant un peu le pas, ou même en courant -ce qui aurait le mérite de le réchauffer-, il n'arriverait peut-être pas trop tard... De plus en plus soucieux, Gilles s'enfonça dans les ténèbres de la campagne anglaise.

oooooooooo

L'herbe qui tapissait les collines et le bord des chemins était froide et mouillée, et les branches basses des arbres lui griffaient le visage. Pour autant, Gilles continua de courir. En pénétrant dans les bois, tout près du château de Locksley, il avait soudain vu soudain de grandes lueurs rouges et oranges embraser le noir de la nuit. Tout à fait angoissé, à présent, le jeune homme avait foncé à travers la forêt. Il se fit gifler par les branches, contracta un sévère point de côté et se fit même mal à la cheville, pourtant il déboucha bientôt à la lisière du bois. La vision qui se présenta à son regard lui causa un tel choc que ses jambes faillirent cesser de lui répondre. Ses lèvres se mirent à trembler et il ne put même pas retenir le cri qui lui déchira la poitrine :

"Non ! Non ! Père !"

Le château de Locksley était en flammes. De gros panaches de fumée s'élevaient jusqu'au noir du ciel, se confondant avec les ténèbres et voilant les étoiles. Une odeur affreuse, âcre et piquante, flottait dans l'air. Le reste du château et une partie de la colline étaient entourés d'un immense halo rougeâtre d'où s'élevaient de grandes flammes brûlantes qui léchaient le ciel. Gilles fixa un moment cette vision épouvantable, frappé d'horreur, puis il se remit à courir vers le château, les poumons déjà en feu. Lui si prudent et méfiant d'ordinaire, il ne prit même pas la peine de regarder autour de lui si les assassins du Shérif étaient encore là. Tout ce qui lui importait, c'était de rejoindre le château en feu où se trouvait son père. Malheureusement, parvenu à proximité de la bâtisse, il ne put s'approcher à plus de quelques pieds de la porte d'entrée, défoncée et dévorée par les flammes. La chaleur était trop intense, la fumée l'étouffait trop.

"Père ! hurla-t-il de sa voix qui dérailla. Père !"

Il ne voyait rien à travers les grandes langues orangées si léchaient les murs, à travers les épais panaches de fumée. Mais il n'y avait aucune chance pour que Lord Locksley ait pu s'enfuir de ce brasier. Ou alors... ils l'avaient peut-être fait prisonnier ? Les gens au marché semblaient croire que tous ceux qui résistaient au Shérif étaient assassinés, mais peut-être que pour ce Lord-là, ce serait différent...

Affolé, le jeune voleur regarda à droite et à gauche, et finit par repérer une silhouette frêle et tremblante de vieillard effondrée à proximité des buissons environnants. Il se précipita vers lui.

"Le seigneur de ce château, que lui est-il arrivé ? le pressa-t-il sans se préoccuper de son état de santé et de ses yeux, qu'il découvrit soudain crevés.

-Ah, partez, partez, maudits démons ! cria le vieillard en se débattant, le prenant sans doute pour l'un des soldats du Shérif. Ça ne vous suffisait donc pas de détruire ce château et de molester les domestiques qui y vivaient ! Il a en plus fallu que vous massacriez mon pauvre maître et le laissiez pour mort au milieu des flammes ! Vous n'êtes que des monstres ! Des démons ! Venez donc finir ce que vous aviez commencé ! Venez donc achever un vieil homme que vous avez rendu aveugle !"

Fou de douleur et de désespoir, il agrippa le jeune homme au point de lui griffer méchamment les bras et les épaules, et Gilles dut battre en retraite. Cependant, il avait eu la réponse qu'il voulait... Et cette réponse était en train de creuser un abîme profond et immense dans son âme. En tremblant, il leva les yeux vers les étages du château. À la faveur d'un pan de mur qui s'écroulait, il put distinguer une cage en acier qui se balançait dans le vide, à plusieurs pieds de hauteur et relativement épargnée par les flammes. À l'intérieur, il devina un corps. Un corps d'homme.

Celui de son père.

Gilles n'avait jamais su ce que c'était vraiment d'avoir un père. Disons que, dans le meilleur des cas, il l'imaginait. Et, peut-être instinct de sang ou de coeur, il y parvenait assez bien. Un être fort, mais rassurant, sérieux et juste, qui lui apprendrait tout un tas de choses, qui le protègerait, qu'il pourrait admirer. Oui, même en ne l'ayant rencontré qu'une seule fois, il aimait ce père, cet homme qui lui avait donné la vie. Alors, lorsqu'il vit son cadavre suspendu au milieu des ruines du château familial auquel il n'avait jamais eu accès, ce fut comme si sa poitrine, son coeur, se déchiraient en deux. Sans pouvoir se retenir, il hurla :

"Non ! Père ! Père !"

Jamais il ne pourrait connaître le seigneur de Locksley. Jamais il ne pourrait tenter une nouvelle fois de former une famille avec lui, comme il s'était pris à le rêver plusieurs fois. Jamais il ne pourrait lui dire à quel point il l'aimait.

C'était insupportable. Insoutenable.

Il avait l'impression que son coeur se brisait en deux.

Un peu comme à la mort de sa mère, en moins intense. Mais ce second deuil le déchira tellement fort qu'il le laissa prostré devant le brasier qui commençait à diminuer, avec le ciel rose qui pâlissait à l'horizon. Les mains pressées contre sa poitrine comme s'il était physiquement blessé, Gilles poussa un ultime cri de douleur :

"NON !"