EDIT 17/02/20 : Suite à deux reviews qui soulignaient le même point, voici une version un peu mise à jour afin de dissiper tout doute quant à "Mékeskispassebondieu ?"

Bonne lecture


Keigo se réveilla deux jours plus tard, interrompu dans sa longue torpeur médicamenteuse par des cris provenant du couloir. Il avait flotté pendant plusieurs heures avant cela dans un état à mi-chemin entre le coma et l'éveil, conscient de tout ce qui se passait autour de lui mais sans aucun moyen d'intervenir. Peu à peu, les souvenirs remontaient à la surface. Le QG du Front dévoré par les flammes, des justiciers arrivant de tous bords pour les encercler, les acculer comme des renards pendant une chasse à courre, Dabi réussissant à fuir en le laissant derrière, toute une aile du bâtiment s'effondrant pour les piéger. Il avait réussi in extremis à activer sa balise de détresse avant de sombrer. Le dernier souvenir qu'il arriva à récupérer était flou. Il était allongé, c'était à peine s'il pouvait entrouvrir les yeux. Des flashs bleus l'éblouissaient et rendaient méconnaissables les hommes massés autour de lui. Mais derrière eux, il distinguait un homme au milieu d'un brasier. Enji. Enji qui était venu pour le sauver.

On l'avait couché sur le côté pour laisser ses ailes cicatriser. A travers le voile cotonneux des calmants, il sentait tout de même les parties où la chair avait été arrachée, là où les débris avaient entaillé la peau et cassé ses os si fragiles. Il avait tenté de lever le bras pour les toucher, mais il n'en avait pas la force. Et puis, s'était-il rendu compte au bout d'un moment, son poignet gauche était entravé par un bracelet métallique, glacé contre sa peau. Il lui avait fallu ouvrir les yeux pour comprendre qu'il s'agissait d'une paire de menottes qui le maintenait attaché au cadre du lit.

— Laissez-moi passer ! hurla la voix de l'autre côté de la porte.

— Monsieur, nos ordres sont stricts, répondit un homme à la voix hésitante. Nous ne pouvons…

— Je vous en ficherais, moi, de vos ordres ! Poussez-vous !

Il y eut un fracas, puis plus rien. Et enfin, la porte s'ouvrit et laissa apparaître sur son seuil Enji en costume de héros, suivi de deux policiers qui lui arrivaient à peine à l'épaule. Ils essayèrent de le retenir mais en vain ; Enji aurait facilement tenu tête à une vingtaine d'entre eux sans même recourir à son Alter. Une infirmière accourut, alertée par le vacarme.

— Messieurs, les reprit-elle d'un ton sec, un peu de tenue. Vous êtes dans un hôpital.

Cette simple remarque suffit à les séparer et Enji se dégagea de l'emprise du policier pour entrer enfin dans la pièce. Et le moins que Keigo pouvait dire, c'était qu'il était ravi de le voir. Extatique, même. Aux anges. Mais la rancœur était encore présente ; moins forte, sûrement, mais toujours là. Et il ne voulait surtout pas qu'Enji se croie pardonné si facilement. L'humiliation de la dernière fois lui donnait encore des sueurs froides. Alors, il se contenta de lever les yeux dans sa direction, sans rien montrer de plus.

— Bonjour, dit Enji.

Keigo ne répondit pas.

— Je suis content que tu ailles bien. Enfin, que tu sois en vie. J'ai vraiment eu peur d'être arrivé trop tard…

Keigo détourna les yeux, mais cela n'avait pas grande utilité puisqu'Enji ne le regardait pas. A la place, il fixait avec attention un coin de la pièce où rien de spécial ne se trouvait.

— Je suis vraiment désolé de la façon dont j'ai réagi l'autre jour. J'ai fait preuve de lâcheté, je me suis comporté comme un imbécile.

— Ça, c'est le moins qu'on puisse dire.

La voix de Keigo était faible et râpeuse ; il avait inhalé beaucoup de poussière. Enji pinça les lèvres, fronça les sourcils, mais ne répliqua pas.

— Je suis en négociation avec le préfet de police et le procureur Inori pour qu'ils lèvent les charges contre toi, dit Enji, changeant brutalement de sujet. D'après des justiciers qu'ils ont interrogés, tu étais au QG de l'Alliance, en compagnie de Dabi, quand ils ont attaqué. Ils pensent que tu es de mèche avec le Front de Libération du Paranormal.

Voilà qui explique les menottes, songea Keigo en agitant son bras encore mou et ne pensait pas que ce moment viendrait si vite, mais Control avait été parfaitement clair avec lui. « Vous êtes un atout précieux, Cheval Noir », lui avait-on dit. « Mais qu'une chose soit entendue entre nous : si vous merdez, vous êtes seul. Nos agents déjà en place ne devront en aucun cas pâtir de votre incompétence. Et méfiez-vous particulièrement de la police, ils sont pourris de sympathisants jusqu'au trognon ». Il avait accepté ces conditions sans rechigner, loin de se douter qu'il se trouverai si vite dans une telle situation.

Il observa de nouveau Enji et se souvint de la sensation de sa barbe sous ses doigts et sur ses lèvres. Il chassa vite cette idée ; c'était perdu d'avance de toute manière. Leur histoire s'était terminée aussi vite qu'elle avait commencé, étouffée dans l'œuf par l'attitude d'Enji, mais aussi par son amour-propre. Il ne voulait pas de cette vie-là. Il aspirait à la tranquillité et on n'est jamais tranquille quand on passe son temps à cacher qui on est réellement. Il le savait mieux que personne.

Pendant que Keigo se perdait dans sa contemplation, Enji avait continué à parler sans qu'il en écoute un traître mot.

— Pour l'instant, mon but, c'est de leur faire abandonner l'idée du procès au pénal et de les faire opter pour la comm…

— J'ai pas envie, l'interrompit Keigo.

Enji leva d'un seul coup les yeux sur lui et Keigo comprit que, depuis tout ce temps, il ruminait plus pour organiser ses idées qu'il ne s'adressait à lui.

— Quoi ?

— J'ai pas envie d'être un secret honteux. Si notre relation devait se poursuivre, je veux que ce soit au grand jour ou pas du tout.

Pour la première fois depuis qu'Enji était entré dans la chambre, leurs regards se croisèrent. Ils restèrent silencieux un long moment, puis Enji hocha la tête pour indiquer qu'il avait compris. Mais ce simple signe avait une autre signification pour Keigo, une signification très claire. Il disait : « Je comprends ce que tu veux, mais je ne peux pas te le donner ». Keigo comprenait. Il avait envie de hurler, mais il comprenait.

— Ne pense pas à ça, finit par dire Enji. Pour l'instant, l'important, c'est que tu te reposes, que tu prennes le temps de te soigner. Moi, je vais faire tout ce que je peux pour te disculper.

Keigo esquissa un sourire dépité et regarda Enji quitter la pièce, avec autant de soulagement que d'amertume.


Deux semaines plus tard, Enji rentrait d'une patrouille avec ses trois stagiaires. Les derniers jours avaient été éprouvants, tant sur le plan de son travail ordinaire de héros que parce qu'il était enfin arrivé à un accord avec le procureur. Il avait été décidé que la semaine suivante, dès qu'il sortirait de l'hôpital, Keigo serait jugé exceptionnellement par un jury composé de magistrats civils et de membres de la Commission Héroïque. Puisque la lutte contre le Front de Libération du Paranormal concernait également les services de police, il était hors de question pour Inori d'abandonner l'affaire ; mais Enji avait réussi à lui faire entendre que, puisque Hawks avait été dans l'exercice de ses fonctions au moment de l'attaque, il revenait aussi à la Commission de se pencher sur son cas, comme on l'avait toujours fait. Ce qui n'était pas une si bonne nouvelle que cela. Les deux entités ne s'était jamais entendues, et on avait là une occasion unique d'enterrer la hache de guerre en plus de faire un exemple pour les héros qui songeraient à rejoindre le côté obscur de la force. Keigo ne risquait plus la prison, mais la partie était loin d'être gagnée pour autant. S'ils n'avançaient pas leurs meilleures cartes, Keigo pourrait perdre le droit d'exercer son métier pour toujours. Et sans parler de l'affection qu'Enji lui portait, le moment était mal choisi pour se priver d'un élément aussi brillant.

En rentrant ce soir-là, il voulait profiter de ce petit instant de répit pour enseigner à ses stagiaires l'art délicat des tâches administratives. Les cours de Yuei les préparaient à merveille au terrain, au combat, au danger mais à son goût pas assez à ce qui constituait une grande partie de leur temps de travail. Autant dire qu'aucun des trois adolescents n'était ravi. Même le jeune Midoriya, qui s'extasiait pourtant sur tout et n'importe quoi, semblait redouter ces deux heures cauchemardesques.

Mais ses plans tombèrent à l'eau quand Kaede, sa secrétaire, se jeta sur lui à peine eut-il posé le pied sur le seuil.

— Monsieur ! dit-elle, à bout de souffle. Votre rendez-vous est arrivé il y a dix minutes, je lui ai dit de patienter dans votre bureau.

— Mon rendez-vous ?

Enji fronça les sourcils. Il n'avait pourtant rien de prévu à cette heure…

— Le consultant en sécurité, monsieur Maeda. Il n'était pas sur le planning, mais il était très insistant et…

— C'est bon, je vais le recevoir.

Après avoir abandonné ses élèves aux bons soins de Burnin, Enji entra dans son bureau. Maeda l'attendait, assis dans son grand fauteuil.

— Pardonne-moi, c'est très peu cavalier, dit-il en lui adressant un signe de la main. J'ai toujours été curieux de savoir ce que ça ferait de s'asseoir à la place du numéro 1.

Maeda empoigna sa canne et s'apprêtait à se lever pour lui laisser la place. Enji remarqua une nouvelle fois, comme à l'izakaya, à quel point il était frêle. Où avait-il disparu, l'homme souple, enjoué, plein de vigueur — et s'il fallait être tout à fait honnête, plutôt séduisant — qu'il avait été dans sa jeunesse ? Quand avait-il été remplacé par cette chose aigrelette qui ne tenait debout que par la volonté du Saint-Esprit ?

— Rassieds-toi. Je peux m'installer là tous les jours.

Dans un soupir de soulagement, Maeda se laissa tomber dans le fauteuil.

— Tu n'es pas là pour me donner des conseils en sécurité, je présume…

— Tu présumes bien.

Enji pris place dans le siège face à Maeda, de l'autre côté du bureau. Depuis ses débuts, jamais il ne s'était assis côté client. Le changement de perspective était déroutant, il se sentait étranger dans ses propres locaux, comme s'il les visitait pour la première fois.

— J'ai appris qu'on avait créé une commission exceptionnelle pour notre cher petit Hawks. Et que tu serais son témoin de moralité.

— Tu as l'air très au courant.

— Je n'ai pas beaucoup d'amis mais j'ai beaucoup d'oreilles.

Maeda lui adressa un sourire malicieux et baissa la tête pour le regarder par dessus ses lunettes noires. Le soleil couchant s'y reflétait et donnait l'impression qu'elles venaient de s'enflammer.

— Tu t'es fait avoir en beauté.

Maeda ricana, tandis qu'Enji le fixait, perplexe.

— Si tu crois qu'Inori a cédé à tes négociations, tu te gourres. Ce type est un vrai requin et il déteste les héros plus que n'importe qui. Peut-être même plus que le Front. Il a forcément une idée derrière la tête. Et s'il peut vous faire tomber tous les deux, il n'hésitera pas un seul instant.

— Alors quoi ? Tu me demandes de renoncer ?

— Je te demande d'être prudent.

Enji ne put empêcher un bref sursaut. Maeda avait haussé le ton, chose qui arrivait rarement, sinon jamais. De nouveau, il le regarda au-dessus de la monture de ses lunettes, aucunement amusé, cette fois.

— Ce serait une catastrophe de perdre notre héros numéro 1 en même temps que notre numéro 2. Avec All Might dans son état et Best Jeanist disparu on-ne-sait-où, vous êtes les deux derniers à rester un repère solide pour la population.

Enji hocha la tête ; Maeda ne lui apprenait rien qu'il ne savait déjà. Il se doutait bien que cette histoire de témoin de moralité se retournerait contre lui. Mais c'était tout ce qu'il avait réussi à grappiller et il ne laisserait pas Hawks seul face à ces vautours. Il l'avait déjà abandonné une fois, il ne comptait pas recommencer.

— Il y aura des journalistes dans la salle. Inori le sait très bien et il va en jouer. Il te poussera à te discréditer tout seul, à divulguer certaines choses que tu préférerais laisser enfouies.

Maeda ne développa pas mais Enji comprenait très bien à quoi il faisait allusion. Pour le moment, il se serait juré prêt à tout avouer si cela pouvait protéger Keigo, mais il savait qu'il n'en serait pas de même face à l'oeil scrutateur de la presse. Il n'avait même pas pu résister à ses propres enfants.

Le silence s'installa. Enji, sans vraiment le vouloir, détailla son ancien ami. Il ne lui avait pas paru en forme la dernière fois qu'ils s'étaient vus, mais désormais, dans la pleine lumière qui baignait son bureau, le constat lui paraissait d'autant plus terrifiant. La peau de son visage creusé avait l'aspect et la couleur de la cire, des veines gonflées couraient le long de ses mains aux doigts noueux. Ses cheveux n'avaient plus leur glorieuse blondeur d'antan mais un blanc sale et une texture rêche, cassante. Sa respiration tour à tour sifflait et grondait, comme un vieux dragon endormi.

— Comment ça va, toi ? Niveau santé, je veux dire ?

— Justement, j'étais aussi venu pour te parler de ça. Ça m'a fait du bien de te revoir et je me suis dit qu'il fallait qu'au moins une personne soit au courant.

Il inspira à fond, s'éclaircit la gorge.

— Je vais mourir.

Enji ne put qu'entrouvrir la bouche, sidéré. Le sérieux dont Maeda avait fait preuve en lui parlant de la commission à venir s'était envolé, laissant place à son habituel ton détaché de tout. Il aurait tout aussi bien pu lui annoncer qu'il se mettait au saxophone.

— Après mon passage à l'hôpital, le mois dernier, les médecins ont décidé de faire des examens plus poussés. Verdict : cancer du poumon. Une belle saloperie, ce truc-là. Il a déjà commencé à se métastaser.

Enji commença des centaines de phrases différentes, mais elles moururent toutes avant d'avoir franchi ses lèvres. Que devait-on dire dans ces cas-là ? Apporter du soutien, proposer des solutions, tout casser et hurler ? Il n'en savait rien.

— Euh… ils t'ont… on t'a proposé des traitements ?

Enji se sentait un peu minable de rien trouver d'autre mais toutes les pensées qui se bousculaient dans sa tête l'empêchaient de former un discours plus cohérent. Il revit Maeda en troisième année, star du club de volleyball et idole de toutes les minettes qui étaient loin de se douter qu'il ne leur accorderait jamais le moindre regard.

— Oui, évidemment, la totale. Les rayons, la chimio, les thérapies alternatives, les traitements expérimentaux, tout le toutim. Mais j'ai refusé. Je suis déjà assez maigre et chauve comme ça.

Enji ne se rendit compte qu'une fois debout qu'il avait bondi hors de son siège, fait le tour du bureau et empoigné Maeda par le col. De toutes les réactions possibles, la fureur l'avait emporté. Encore une fois.

— Et c'est tout ?! hurla-t-il. Tu abandonnes comme ça ? Sans résister, sans te battre ?!

Maeda, d'abord décontenancé, s'adoucit. Il posa sa main sur celle d'Enji, toujours crispée sur sa chemise.

— Je me suis battu toute ma vie, Todoroki. A l'époque de ma primo-infection, les médecins me donnaient cinq ans, dix avec beaucoup de chance. Et puis, grâce aux miracles de la science, j'ai vécu dix-huit ans d'une santé toute relative. J'ai bien vécu. Maintenant, tout ce que je veux, c'est du repos.

L'emprise d'Enji se détendit peu à peu mais jamais tout à fait. Il craignait que s'il le lâchait complètement, Maeda tombe et se brise en touchant le sol. La main sur la sienne était froide, moite. Tremblante.

— Avec mes économies, je me suis acheté une maison à la campagne. Loin, très très loin de la ville. Il y a un immense jardin rempli des plus beaux prunus que tu aies jamais vus. Un joli petit infirmier prendra bien soin de moi et quand je sentirai mon heure venue, j'irai me coucher dehors, la tête sur un oreiller d'herbes, et je contemplerai le vaste ciel où règnent les nuages blancs.

Il lui adressa un sourire qui n'avait plus rien de moqueur. Il était simplement paisible. Enji se força à maintenir la colère qui l'animait quelques instants plutôt. Il sentait qu'au moment où la rage se dissiperait, il éclaterait en sanglots. Mais il n'en fit rien. Il parvint à reposer Maeda sur ses pieds sans le briser. Celui-ci lui fit signe de se pencher vers lui, et quand Enji obtempéra, il l'embrassa sur la joue. Tout doucement, à peine une caresse. Puis il claudiqua vers la sortie, non sans avoir adressé un salut militaire faussement solennel à l'adresse d'Enji.

— Je te rendrai visite, tenta celui-ci, tandis que Maeda était sur le pas de la porte.

— Certainement pas !

Ce fut la dernière chose qu'il lui dit avant de disparaître pour de bon.


Enji se plongea dans le travail le reste de la soirée. Il lui fallait bien cela pour oublier tout ce qui se passait autour de lui. Shouto et Midoriya s'en étaient sortis de façon exemplaire et avaient rempli le rapport d'incident factice qu'il leur avait demandé de rédiger en s'imaginant qu'ils étaient des héros professionnels en prise avec leur assureur. Sans grande surprise, Bakugou avait renâclé, mais Enji n'était pas d'humeur à lui céder. Il lui avait dit qu'il resterait au bureau avec lui jusqu'à ce qu'il termine l'exercice. Assis à la table basse, tout près du bureau, il grommelerait autant qu'il voudrait, Enji ne le laisserait pas repartir avant qu'il lui ait remis un rapport en bonne et due forme. Ce n'était pas tant une question de connaissances administratives que de discipline. Il ne grandirait jamais si on lui laissait tout passer.

Depuis quelques minutes, il ne pouvait s'empêcher de remarquer les regards en coin que lui jetait Bakugou. Sans doute attendait-il le bon moment pour lui demander une énième fois s'il pouvait enfin partir — ce qu'Enji refuserait, bien entendu. Mais il en eut vite marre de ce petit manège et prit les devants.

— Un problème ?

— Je peux vous poser une question ?

Enji hocha la tête d'un air ferme. Il devait compléter l'exercice, mais rien ne l'empêchait de demander un coup de main. Après tout, il n'était pas encore rompu à ce genre de tâches, il était normal qu'il ne sache pas tout du premier coup.

— Du coup… commença Bakugou sans le regarder, vous… vous aimez les hommes.

— Il s'agit de ma vie privée. Ça ne te regarde en aucun cas.

Enji s'efforça de se montrer impitoyable, mais à l'intérieur, le malaise s'emparait déjà de lui. Puisqu'aucun de ses trois élèves n'avait jamais mentionné l'incident, Enji était parti du principe que l'affaire était close de leur côté, vite éclipsée par des préoccupations plus pressantes, quelles qu'elles fussent. Est-ce qu'il essayait de le prendre en traître ? Serait-il capable de le menacer de tout révéler s'il ne le laissait pas partir ? Il doutait que l'adolescent en arrive à de tels extrêmes, mais avec une personnalité comme la sienne, on ne pouvait jurer de rien. Dans le meilleur des cas, il comptait sans doute le provoquer jusqu'à ce qu'Enji n'en puisse plus et le chasse de son bureau à coups de pieds aux fesses.

— Laissez-moi poser ma putain de question ! hurla Bakugou en retour.

— Très bien, je t'en prie. Mais je me réserve le droit de ne pas y répondre.

La hargne de Bakugou retomba en une fraction de seconde et il se détourna, hésitant. Enji se préparait à entendre une horreur sans nom, la bêtise la plus effrontée que le gamin aurait trouvée pour le mettre hors de lui. Mais il tiendrait bon. Il se contenterait de ne pas répondre et lui demanderait de poursuivre son exercice. Il s'attendait à tout.

— Vous croyez que vous seriez quand même devenu numéro 1 si… si tout le monde l'avait su dès le début ?

Sauf à ça.

Bakugou se tourna de nouveau vers Enji, et ce n'était plus le gosse bravache qu'il avait tant bien que mal tenté de dompter qui était assis à quelques mètres de lui, c'était un garçon perdu et terrifié.

— Non, aucune chance.

Bakugou soupira et retourna à son exercice, plus silencieux que jamais. Enji avait répondu en toute sincérité, mais il comprit vite que ce n'était pas toute la vérité.

— Est-ce que tu connais le héros professionnel qui se faisait appeler Warden ?

Bakugou secoua la tête.

— Ça n'a rien d'étonnant. C'était un de mes aînés quand j'étais à Yuei. Un garçon brillant, promis à de grandes choses. En deuxième année, il avait déjà plusieurs agences qui se battaient pour le recruter. Il était fort, intelligent, très beau, charismatique, altruiste. Bref, le héros parfait, aucune ombre au tableau. On disait même qu'il ferait de la concurrence à All Might. Et puis, à la fin de sa troisième année, il a commencé à sortir avec un élève d'un autre lycée. Un autre garçon, tu t'en doutes. D'un seul coup, toutes les portes se sont refermées devant lui, plus personne ne voyait en lui un des meilleurs ni même quelqu'un qu'on peut décemment embaucher. Il a fini acolyte dans une agence minable et a complètement arrêté sa carrière quelques années plus tard.

Enji se demanda comment poursuivre. Devait-il se montrer optimiste au risque de mentir ou faire un constat moins joyeux mais sans doute plus proche de la réalité ? Il se rappela soudain de ce que lui avait dit All Might quand il lui avait demandé conseil. Être le numéro 1 signifiait avant tout devenir porteur d'espoir. On devait le regarder et voir en lui la promesse d'un futur plus beau et plus juste.

— Mais c'était il y a vingt-cinq ans, tout ça. Le monde change, les mentalités évoluent et il ne tient qu'à nous de poursuivre cette évolution dans le bon sens.

Tout de suite, et même s'il était clair qu'il s'efforçait de ne pas le laisser transparaître, le soulagement détendit les traits de Bakugou. Il le remercia à mi-voix et se pencha de nouveau sur sa feuille.

— Allez, file, dit Enji avec un geste en direction de la porte.

Il ne le laissait pas partir par bonté d'âme. La journée avait été éprouvante et il se rendait compte que, s'il ne rentrait pas très vite se coucher, il finirait par piquer du nez sur son bureau. Bakugou ne se fit pas prier et rassembla ses affaires à la vitesse de la lumière. Une fois qu'il fut parti, par curiosité, Enji prit les copies qu'il avait laissées sur la table basse.

Entre deux feuillets de gribouillages incompréhensibles était glissé un rapport d'incident quasiment parfait.


L'heure de la commission arriva et Enji ne pouvait s'empêcher de penser à ce qu'avait dit Maeda. Incapable de dormir, il avait tourné et retourné des dizaines de scénarios dans sa tête, prévu toutes les questions tordues que pourrait lui poser le procureur et prévu leurs réponses au mot près. Il n'avait pas le droit à l'erreur, mais il ne se laisserait pas avoir. Il se l'était juré.

La commission se rassemblait dans une grande salle aux tons clairs, en hémicycle. Aucune décoration ne venait égayer l'ensemble, tout se voulait froid, austère, impartial comme la justice. Tout au fond, siégeait le juge et ses assesseurs. C'était également à cet endroit que les témoins se succèderaient. En face d'eux, au premier rang, les douze membres de la commission exceptionnelle les entendraient tour à tour avant de rendre leur verdict. Les rangs suivants, normalement réservés au public, resteraient vides. Seuls quelques journalistes, triés sur le volet, auraient le droit de prendre place dans la salle. Les autres se masseraient aux portes du tribunal, dans l'espoir de récupérer quelques miettes de ce qui s'était dit derrière les portes closes.

Keigo passa en premier. Depuis le banc des témoins, Enji constatait avec plaisir qu'il s'était bien remis de incident. Les accords qu'il avait passés avec Inori stipulaient qu'il ne devait pas avoir de contact avec l'accusé avant l'audience, afin qu'ils ne se mettent pas d'accord sur une version mutuelle. Enji n'avait pas vu Keigo depuis près de trois semaines.

Le procureur bombarda son accusé de questions. Enji n'avait jamais pu sentir ce type, avec ses costumes hors de prix, ses dents bien trop blanches et ses cheveux si gominés qu'on pouvait se voir dedans. Maeda avait vu juste à son sujet : un véritable requin. Mais Keigo tint bon, évita tous les pièges et se cantonna à sa version jusqu'au bout. Il était effectivement aux alentours du QG du Front de Libération du Paranormal à ce moment-là, puisqu'il y effectuait une mission de reconnaissance — non officielle, certes. Il avait accouru en entendant arriver les justiciers et, dans la confusion, ceux-ci s'en étaient pris à lui et il avait été obligé de se retrancher avec les vilains pour protéger sa vie. Il n'avait pas tenté de les combattre, sachant qu'il ne pourrait pas leur tenir tête seul, et s'était caché du mieux qu'il avait pu. Ensuite, le bâtiment s'était effondré et il avait perdu connaissance.

Vint ensuite le tour d'une dizaine d'autres témoins. Mirko, en tant que première héroïne arrivée sur les lieux, ne put confirmer ou infirmer la version de Keigo, parce qu'elle était arrivée après l'effondrement du bâtiment. Des justiciers affirmèrent que leur version était la bonne et que quand ils étaient arrivés dans le couloir, le héros professionnel Hawks combattait au côté de Dabi. Mais l'avocat de la défense appuya les étranges contradictions dans leur témoignage, ainsi que la furieuse tendance de l'un d'entre eux à se parjurer — ce n'était pas son premier passage devant la justice — et Enji pria pour que cela suffise à les discréditer aux yeux du jury. Pour lui, il était clair que ces deux-là mentaient, soit parce qu'ils avaient passé un accord avec l'accusation, soit parce qu'ils pensaient que cela pourrait atténuer leur propre condamnation. Ils repartirent tous les deux menottés et escortés par deux policiers, qui les enfermèrent aux côtés de Keigo dans une cellule en verre.

Enfin, ce fut le tour d'Enji de se rendre dans le box des témoins. Maintenant que les faits étaient établis, il restait à déterminer la réputation de l'accusé. C'était une procédure standard de la Commission Héroïque, aussi la moitié du jury était déjà habitué à un tel exercice. En tant que héros professionnel, Enji était tenu d'observer les moeurs de ses collègues et d'en relever tout manquement susceptible d'indiquer une affiliation à des groupes peu recommandables. Si la pratique avait ses détracteurs — Enji le premier —, elle lui serait d'un grand secours, cette fois-ci.

— Veuillez vous présenter à la cour, ordonna la juge.

— Mon nom est Todoroki Enji. J'exerce le métier de héros professionnel sous le nom d'Endeavor.

— En quoi êtes-vous qualifié pour attester de la moralité de l'accusé ?

Simple question de forme destinée plus au jury qu'à la juge, qui avait validé elle-même son droit à témoigner.

— Hawks et moi travaillons ensemble depuis plusieurs mois. Nous entretenons aussi une relation amicale en dehors de nos heures de travail.

Enji ne put s'empêcher de jeter un regard en biais en direction de Keigo. Lui aussi l'observait, avec un air indéchiffrable au visage. Enji se souvint de ce qu'il lui avait dit à l'hôpital. Keigo n'était pas prêt à vivre une relation clandestine et Enji ne se sentait toujours pas la force de se révéler au grand jour. La conversation qu'il avait eue avec Bakugou l'avait galvanisé pour un moment, mais quand tout cela était retombé, son courage s'était envolé lui aussi. Il tremblait rien qu'à l'idée qu'on apprenne la vérité. S'il était là aujourd'hui, c'était pour apporter son soutien à Keigo, rien de plus. Il ne s'attendait pas à ce qu'il lui tombe dans les bras à la sortie de la salle d'audience.

Inori engagea son interrogatoire avec les questions d'usage. Hawks se montrait-il compétent et intègre dans l'exercice de ses fonctions ? Avait-il déjà fait montre de mauvaises habitudes avec l'alcool, la drogue ou le jeu ? A chaque fois, Enji répondait de manière neutre et factuelle. Hawks était un héros des plus brillant du moment et il avait toujours fait preuve d'un sens moral exemplaire. Il buvait une bière, de temps en temps, après le travail, mais sans excès et abhorrait autant la drogue que les jeux d'argent.

— Qu'en est-il des femmes ? poursuivit Inori. Lui connaissez-vous des relations houleuses ? Multiples ? Tarifées ?

Enji eut envie de rétorquer qu'allonger toutes les femmes qui passaient n'avait jamais fait de personne un vilain, mais s'efforça de se calmer.

— A ma connaissance, il n'y a aucune femme dans sa vie.

— Fort bien.

Inori lui adressa un sourire crispé et, à cet instant, Enji comprit qu'il venait de se faire avoir. Il venait de dire exactement ce qu'Inori cherchait à lui faire dire. Le procureur ne poursuivit pas sur cette voie, mais le sous-entendu était suffisant. Il avait certainement compris la relation qu'entretenaient Enji et Keigo — ou bien quelqu'un le lui avait dit. Il comptait sans nul doute lui faire avouer, question par question, cette embarrassante aventure. Et rien que sa honte suffirait à convaincre le jury qu'il s'agissait d'une passion condamnable. Il aurait raté sur toute la ligne.

Il lui fallait trouver un moyen de le contrer. La façon la plus simple était de tout déballer sans aucune gêne et de prouver au jury que rien de tout cela n'était contradictoire avec une bonne moralité. Les témoignages des deux justiciers ne valaient pas grand-chose et Mirko semblait corroborer la version de Keigo ou, tout du moins, ne pas l'infirmer. Il en était de même pour le reste des témoins. Les faits étant invérifiables, le verdict reposait presque entièrement sur le témoignage d'Enji. S'il subsistait à la fin de son intervention un doute raisonnable, alors le jury n'aurait d'autre choix que de prononcer le non-lieu. Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. S'il avouait tout, il n'y aurait plus de retour en arrière possible. Il devait faire preuve de courage mais, à cet instant, en manquait cruellement. C'était une chose de faire face à un ennemi avec ses poings et son feu ; c'en était une autre quand sa seule arme utilisable était son plus lourd secret.

Alors, pendant un instant, il ferma les yeux et s'imagina qu'il était Maeda. Maeda qui avait toujours tout pris avec légèreté et qui rirait même au nez de la mort quand elle viendrait le chercher. Que comme Maeda, l'idée de mentir et de se cacher lui était si intolérable qu'il préférait se saboter lui-même plutôt que de porter un masque. Il se glissa à la perfection dans le personnage. Mais la peur ne disparut pas ; elle subsistait, tonitruante, au fond de lui. Il se rendit compte que cela avait été toujours ainsi pour son ami. Il avait toujours eu peur, autant que lui. Mais il avait fait face.

— Nos précédents témoins ont tous les deux affirmé avoir vu l'accusé aux alentours du quartier général du Front de Libération du Paranormal, vers une heure du matin, dans la nuit du 10 au 11 janvier. Cela vous paraît-il cohérent avec ce que vous connaissez de l'accusé ?

— Non, absolument pas. De toute manière, ils ont menti, c'est impossible qu'il se soit trouvé là.

Inori esquissa un sourire mauvais, mais déjà, Enji lisait dans ses yeux de la confusion. Les choses ne se passaient plus exactement comme il l'avait prévu. Enji inspira à fond et tenta de calmer son coeur, qui allait exploser s'il continuait à battre ainsi. Des fourmillements désagréables avaient envahi ses jambes, ainsi que le bout de ses doigts et sa tête commençait à tourner. Jamais il ne s'était retrouvé dans un tel état de panique, pas même face au Nomou qui lui avait laissé cette affreuse balafre. Il tiendrait bon. Il le devait.

— « Impossible » ! répéta Inori sur un ton faussement enjoué. Vous voilà bien catégorique ! Qu'est-ce qui vous permet d'affirmer cela ?

— Il était chez moi à ce moment-là.

— Tiens donc. Et si vous permettez, que faisait-il chez vous à une heure aussi tardive ?

Enji mit plusieurs secondes avant de répondre. Ça y est, il était arrivé au point de non-retour. Il ne pouvait plus faire machine arrière.

— Nous avions des rapports sexuels.

Un lourd silence figea la salle d'audience. Les journalistes au fond de la salle, dont un piquait du nez depuis une dizaine de minutes et un autre pianotait distraitement sur son portable, relevèrent la tête et le dévisagèrent, bouche bée. Inori lui aussi peinait à trouver ses mots. Malgré l'embarras qui le consumait, Enji jubilait de le voir ainsi pris au dépourvu. Il se sentait d'un seul coup bien plus calme. Son vin était tiré, il n'avait d'autre choix que de le boire.

— Plaît-il ? demanda Inori d'une petite voix suraiguë.

— Je ne vais pas vous faire un dessin. Il me semble que vous êtes assez grand pour savoir ce que ça signifie.

Inori grimaça, dans un effort surhumain pour ne pas montrer toute l'étendue de sa frustration à l'assemblé. Au bout de quelques secondes, il parvint à reprendre son calme habituel.

— Il me semble pourtant que vous êtes marié, monsieur Todoroki.

— Ce n'est pas une question, maître Inori, le reprit la juge. Et nous sommes ici pour juger de la moralité de monsieur Takami, pas de la sienne.

Inori hocha la tête, visiblement contrarié. Enji en profita pour tourner son regard en direction de Keigo, qui lui non plus n'en croyait pas ses oreilles. Il lui adressa un sourire discret et Keigo détourna, tâchant lui aussi de dissimuler son sourire. Sur ses lèvres, Enji lut le mot : « Imbécile… ». Il ne pouvait pas être plus d'accord, encore une fois.

— Justement, Votre Honneur, j'y venais. Monsieur Todoroki, l'accusé savait-il que vous étiez marié ?

— Non, il l'ignorait complètement. Je vis séparé de ma femme depuis de nombreuses années, il pensait que nous étions divorcés. D'ailleurs, dès qu'il l'a appris, il n'a pas souhaité poursuivre notre relation.

— Très bien, pas d'autres questions.

Enji fut congédié et retourna s'asseoir parmi les témoins. Le jury se retira dans une salle attenante, leur laissant le champ libre pour sortir un peu de la salle. Les délibérations allaient pouvoir commencer.


Enji inspira à fond et pressa le bouton de la sonnette. Il ne revenait toujours pas de ce qui s'était passé ces dernières semaines. La vie reprenait à peine son cours normal, il parvenait tout juste à se poser et à prendre du recul et avait décidé qu'il était plus que temps de couper court aux rumeurs. Suite à l'audience de la commission, les bruits couraient sur sa relation avec Hawks, mais personne n'avait été en mesure de prouver quoi que ce soit. Ils ne s'étaient pas revus depuis le verdict. La veille, Enji en avait eu assez de tergiverser. Il avait pris son téléphone et, après s'être assuré que Keigo était libre, avait réservé une table pour deux dans un des restaurants les plus chics de la ville. Il fallait normalement plusieurs mois pour en obtenir une, mais être le héros numéro un venait avec un certain nombre de privilèges, dont il n'allait pas se priver.

Keigo apparut sur le seuil de la porte et Enji fut si stupéfait de le voir qu'il faillit lâcher son bouquet de roses — simplement composé de deux fleurs, symbole de pardon demandé. Il portait un simple smoking noir, mais qui lui allait à ravir. Autour du cou, il avait opté pour un simple noeud papillon, noué un peu de travers. Et mieux encore, il avait laissé ses cheveux en bataille, sans même tenter de les coiffer.

— Comme tu vois, je me suis mis sur mon trente-et-un, dit-il en riant. C'est le smoking que m'a offert Miseki Misawa pour me remercier d'avoir posé dans Vogue avec sa nouvelle collection. C'est le seul qui est taillé exprès pour que je puisse y passer mes ailes. Et puis, j'ai aussi le dernier accessoire à la mode.

Toujours le sourire aux lèvres, il releva la jambe de son pantalon pour découvrir le bracelet émetteur qu'il portait à la cheville. Il s'en était bien sorti. Le jury avait abandonné toutes les charges de complicité, mais il avait été sanctionné tout de même pour avoir mené une mission sans l'autorisation de sa hiérarchie. On lui avait donc retiré son permis pour six mois et, pendant ce temps, il devait porter en permanence une balise GPS, qui permettrait de retracer le moindre de ses faits et gestes. Il conservait tout de même le droit d'aller où bon lui semblait, mais ces données pouvaient être utilisées contre lui à n'importe quel moment.

— Tu es magnifique, dit Enji, en lui tendant le bouquet de roses.

Keigo les observa un instant puis les posa sur la tablette de l'entrée. Puis, il attrapa la cravate d'Enji et le força à se pencher pour l'embrasser. Enji répondit volontiers au baiser et posa ses mains sur la taille de Keigo pour l'attirer à lui. Ce dernier soupira d'aise, les mains baladeuses. Ce fut à ce moment qu'Enji décida de reculer et d'y mettre un terme avant qu'il ne soit trop tenté d'oublier le restaurant et de l'entraîner à l'intérieur. Keigo soupira, frustré, le rouge aux joues.

— Patience, lui chuchota-t-il en l'embrassant sur la joue. Allons manger d'abord.

Son chauffeur les emmena jusqu'en centre-ville de Tokyo, devant l'un des établissements les plus prestigieux de la capitale.

— L'Incandescence ? dit Keigo, avec un sourire paniqué aux lèvres. Finalement, j'aurais peut-être dû me coiffer…

— Tu es très bien comme ça.

L'ambiance à l'intérieur du restaurant était moderne, épurée. Une grande attention était portée à chaque détail, aussi bien dans la décoration que dans les assiettes. Enji n'avait la plupart du temps aucune idée de ce qui se trouvait dans les plats, et ce n'était pas leur nom qui allait le renseigner davantage. « Voyage en Sibérie », « Vent du Nord » ? Qu'est-ce que ça pouvait bien être que tout ça ? Le restaurant ne servait qu'un menu unique et, même si tout était très bon, ce côté mystère ne lui plaisait pas des masses. Le serveur tournait sans arrêt autour eux, obséquieux, et cela avait le don de l'agacer. Mais il décida de passer outre. Il était là pour passer une bonne soirée en compagnie de Keigo. Le visage au creux de la main, il l'écoutait parler de sa vie depuis qu'il ne pouvait plus exercer son métier de héros. Il avait beau se retrouver temporairement au chômage, il ne restait pas oisif pour autant. En grande partie parce que la célèbre couturière Miseki Misawa avait vu dans ce congé sabbatique forcé une opportunité en or de faire du héros ailé sa nouvelle égérie, comme l'avait été Best Jeanist, fut un temps. Et on ne refusait rien à Miseki Misawa.

— Elle voulait que je parte à Paris avec elle pour la Fashion Week, expliquait-il en grignotant un peu de crabe. Mais mon nouveau meilleur ami refuse catégoriquement que je quitte le pays.

Pour illustrer son propos, il passa sa jambe où se trouvait la balise le long de celle d'Enji. Personne dans le restaurant ne prêtait attention à leur petit manège, mais il avait l'impression d'être scruté intensément par chaque convive. Enji s'efforça de chasser ces idées de sa tête. De toute manière, à partir de ce soir, tout le pays serait au courant. Il s'en était assuré.

— Je t'ai déjà dit que je haïssais les fruits de mer ? demanda Keigo en avisant sa fourchette d'un oeil circonspect. D'ailleurs, je suis très difficile en ce qui concerne la nourriture.

— On fera à ta façon, la prochaine fois, alors.

— Ah oui ? Carte blanche ?

— Bien sûr.

Keigo rit, ce qui fit frissonner Enji. Allez savoir ce qu'il avait dans la tête.

La soirée passa à une vitesse folle. Parfois, Enji se demandait comment il avait pu croire qu'il aurait été plus sage de se passer de sa compagnie. Une fois qu'il avait fait tomber les barrières, tout cela lui avait semblé naturel, évident. Ce n'était pas pour autant qu'il ne craignait pas le moment où le public l'apprendrait. Les journalistes de la salle d'audience avaient été relativement discrets à ce sujet. Ils faisaient partie de journaux sérieux, qui n'avaient pas pour habitude de relayer ce genre de cancans, et avait relaté l'événement avec des sous-entendus subtils. Ce qui n'avait pas empêché les ragots de se répandre. Le moment viendrait bien où tout le monde le saurait. Finalement, Enji en avait eu marre d'attendre que l'inévitable se produise et, quand Keigo avait accepté son invitation, il avait tout de suite téléphoné à l'homme de la situation.

Avec le dessert, un plateau de mignardises accompagné de deux sucettes en chocolat, on leur servit une coupe de champagne. Enfin, de Blanc de blancs, selon le sommelier, mais il s'agissait d'un vin blanc pétillant, ce qui pour Enji revenait au même. Ils trinquèrent, les yeux dans les yeux.

— Est-ce que ça te dirait de me ramener chez toi ? demanda Keigo quand ils remontèrent dans la voiture.

— Je fais quelques travaux chez moi en ce moment, dit Enji. Mais on peut très bien aller à l'hôtel où je loge en attendant.

Le sourire de Keigo répondit à sa place.

— Combien de temps de trajet avons-nous ? demanda Enji au chauffeur quand il démarra.

— Il y a beaucoup de circulation ce soir, donc je dirais au moins vingt minutes, voire vingt-cinq.

Enji le remercia et referma la vitre teintée entre eux. Keigo comprit immédiatement où il voulait en venir.

— Eh bien, monsieur le numéro un, on se lâche…

Dans le même temps, il avait détaché sa ceinture et se rapprochait d'Enji, l'air mutin. Il l'embrassa du bout des lèvres, une main caressant la joue d'Enji et l'autre posée sur sa cuisse. Un à un, il commença à détacher tous les boutons de sa chemise et passa sa langue le long de la clavicule d'Enji. Mais celui-ci ne l'entendait pas de cette oreille. Il l'attrapa par le poignet et le colla dos à lui, coulé contre son corps. La tâche n'était pas aisé avec ses ailes, qui occupaient tout l'habitacle, mais Keigo se laissait faire et, bien vite, ils trouvèrent une position confortable.

— Ne crois pas que je te laisserai mener la danse à chaque fois, chuchota Enji à son oreille tandis qu'il défaisait la boucle de sa ceinture.

Enji glissa sa main à l'intérieur du pantalon. Son coeur battait la chamade, encore plus que lors de leur première fois. Il pressa le sexe tendu qu'il sentait sous le coton du boxer, arrachant un gémissement à Keigo.

— Chuuuut, intima-t-il en pressant son index contre ses lèvres. Il ne nous voit peut-être pas mais ce n'est pas si bien insonorisé que tu pourrais le croire.

— Sadique, tu sais à quel point je suis bruyant…

Oh oui, et il n'était pas prêt de l'oublier. Il lui suffisait de fermer les yeux pour entendre de nouveau ses cris qui emplissaient toute la maison à chaque coup de rein. Keigo se mordit la main pour ne pas gémir quand Enji le débarrassa de son boxer et passa ses mains le long de ses cuisses. Il ne cessait de s'agiter ; à chaque mouvement, ses fesses se frottaient contre l'érection d'Enji, qui peinait lui aussi à rester silencieux. Il lui tardait d'arriver à l'hôtel et de l'avoir pour lui toute la nuit.

— Enji… Enji… soupirait Keigo malgré lui à chaque va-et-vient de sa main sur sa queue.

Il serra les dents d'autant plus fort sur ses doigts quand l'orgasme le saisit. De grosses gouttes de sperme blanc tombèrent sur son ventre. Il les observa, tremblant, tandis qu'Enji les faisait disparaître dans un mouchoir en papier. Haletant, il leva ses yeux voilés vers son amant et lui adressa un grand sourire.

— Tu devrais te rhabiller, on arrive bientôt, dit Enji avant de déposer ses lèvres sur les siennes.

— Et toi alors, tu vas pas sortir dans cet état ?

— T'occupes…

Enji n'en dit rien à Keigo, mais dans l'état de stress où il se trouvait à présent, il n'allait plus être capable de bander très longtemps, de toute manière. Quelques secondes auparavant, il avait reçu par message un simple emoji faisant un clin d'oeil. Une autre personne avait répondu présent à son invitation ; le moment était venu de l'affronter.

Seules quelques personnes se trouvaient sur le parvis devant le Plaza. En les voyant descendre de la voiture, le portier leur adressa un grand sourire poli. Une dame d'une soixantaine d'années, l'air tout à fait propre sur elle, sortait de l'hôtel, au bras d'un homme qui avait l'âge d'être son fils. Elle lança un regard amusé en direction de Keigo, qui remettait le plus discrètement possible sa chemise dans son pantalon et adressa à Enji un sourire de connivence. Il l'ignora. Non pas parce qu'il était gêné, mais parce qu'il cherchait une personne bien précise. Il le repéra, dissimulé derrière un buisson, tout près de la porte. L'objectif de son appareil photo renvoya un reflet.

— Photographe, murmura Keigo en le retenant par la manche. A deux heures.

— Et pas n'importe lequel. C'est Asawara Seiji.

Keigo lui lança un regard confus.

— C'est toujours d'actualité, cette histoire de vouloir vivre notre relation au grand jour ?

— Euh, bien sûr, mais je ne vois pas le rapp…

Enji ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase. Il attrapa Keigo par la taille et plaqua sur ses lèvres un baiser à faire pâlir de jalousie tout Hollywood. Les quelques passants se tournèrent vers eux, certains s'arrêtèrent. Du coin de l'oeil, Enji vit que plusieurs d'entre eux avaient sorti leur téléphone et immortalisaient la scène. Jamais il n'avait été aussi content de vivre à l'époque où tout le monde avait un appareil photo dans sa poche.

— Tu as appelé Asawara pour qu'il nous suive ?!

Alors qu'ils remontaient le couloir, Keigo paraissaient indigné, mais le sourire qui se peignait sur son visage racontait tout autre chose.

— Quitte à ce qu'un de ces vautours vienne nous importuner, autant que ce soit le plus talentueux du lot…

Pour être talentueux, il l'était. Asawara Seiji aurait pu être un grand artiste s'il n'avait pas décidé qu'il préférait courir après les célébrités de tout poil dans l'espoir de capturer un peu de cellulite, une relation illicite ou un millimètre carré de téton dépassant d'un haut de maillot de bain. Mais Enji ne l'avait pas choisi uniquement pour cette raison. Asawara n'était pas seulement un génie, c'était aussi le pire vautour de sa profession, un véritable chacal qui protégeait ses terrains de chasse avec rage… et parfois avec une batte de base-ball. Tant qu'il les traquait, il serait le seul à les approcher. C'était déjà ça de pris.

Ils entrèrent dans la chambre sans prendre le temps d'allumer la lumière. Mais Enji vivait là depuis déjà près d'une semaine, il connaissait l'agencement de la pièce par coeur. A la seconde-même où la porte se referma derrière eux, leurs vêtements parsemèrent le sol, suivant leur chemin. Keigo gémissait à chaque fois qu'Enji l'effleurait, comme s'il se rattrapait, trop frustré d'avoir dû se taire dans la voiture.

— Qu'est-ce que tu dirais d'une douche ? susurra Enji tandis qu'il lui arrachait sa chemise.

— Avec plaisir.

Ils titubèrent jusqu'à la salle de bains. Aujourd'hui, personne ne surgirait pour les interrompre. La douche à l'italienne était assez grande pour les accueillir tous les deux sans aucun problème. L'eau fraîche leur arracha un sursaut mais elle se réchauffa vite, leur permettant de reprendre leurs caresses. Enji passa ses doigts le long des ailes de Keigo. Comme la première fois, elles frémirent à son contact. Enji se promit de continuer à les toucher, encore et encore, juste pour entendre ce son qui franchissait les lèvres de Keigo à chaque fois qu'il le faisait.

Après un dernier baiser, il repoussa doucement Keigo contre le mur et descendit le long de son corps en embrassant tout ce qu'il trouvait. Le grain de beauté dissimulé dans son cou, le creux de sa clavicule, son nombril… Il s'arrêta devant son sexe durci. Il allait faire ça, pour la toute première fois de sa vie ; et il en crevait d'envie.

Au premier coup de langue, Keigo abandonna tout espoir de discours cohérent ; il ne fut plus que gémissements, soupirs et cris de plaisir. L'eau plaquait ses cheveux autour de son visage et ruisselait à grosses gouttes partout sur son corps. Enji ne savait pas vraiment ce qu'il faisait. Il se laissa emporter par le mouvement et les encouragements de son amant. Mais vite, il lui en fallut plus. Il voulait le prendre, se plonger en lui et ne faire plus qu'un avec lui.

Après s'être séchés en vitesse, ils retournèrent vers la chambre et se laissèrent tomber sur le lit. Au milieu des caresses et des baisers, Enji s'assit en tailleur sur le lit et hissa Keigo au-dessus de lui. Les lumières de la ville découpaient la forme de ses ailes dans la pénombre. Il était magnifique.

Enji récupéra le flacon de lubrifiant qu'il gardait depuis quelques jours dans sa table de nuit. Il s'en enduit les doigts avant de les glisser entre les fesses de Keigo.

— Guide-moi, souffla-t-il tandis qu'il le pénétrait, le plus doucement possible.

Keigo rejeta la tête en arrière, et Enji suivit ses ordres à la lettre. Plus vite, encore plus vite… non, doucement. Bouge comme ça, oui, comme ça, c'est parfait. Il devinait aussi, à ses supplications, des injonctions implicites. Ils restèrent ainsi, front contre front, les yeux dans les yeux, jusqu'à ce qu'Enji détecte chez son amant cette même étincelle d'envie qu'il avait vu la dernière fois. Il l'interrogea tout de même du regard, et Keigo répondit d'un hochement de tête. Tandis qu'Enji fouillait dans le tiroir en quête d'un préservatif, Keigo se coucha sur le ventre au milieu du lit et le caressait du bout des doigts.

— Tu veux venir au-dessus de moi ? demanda Enji en revenant vers lui.

— Et si je restais comme ça, plutôt ?

S'il restait un peu de sang pour irriguer le cerveau d'Enji, il fut immédiatement détourné pour rejoindre lui aussi son entrejambe. Il dût se retenir pour ne pas lui sauter dessus comme une bête enragée. Quand il entra en lui, plus empressé que ce qu'il aurait voulu — pas que Keigo eut l'air de le lui reprocher —, il plongea la tête au creux de son cou et le berça de tous les mots doux qu'il connaissait.


Enji fut réveillé le lendemain matin par un sms paniqué de Burnin.

✉ On a une armée de journalistes aux portes du bureau, c'est l'apocalypse ? Qu'est-ce qui se passe ?

Il rit et se leva, nu comme un ver. en prenant garde à ne pas réveiller Keigo, endormi à côté de lui. Il répondit à Burnin de ne pas s'en faire, qu'il arriverait bientôt et qu'en attendant, si elle avait besoin de déchaîner les flammes de l'enfer sur eux pour pouvoir partir tranquillement en intervention, qu'elle fasse, il assurerait ses arrières. Tout en s'habillant, il consulta les actus people sur son portable. Ce n'était pas dans ses habitudes de lire ce genre de torchons, mais il était curieux de savoir ce qui se disait sur leur compte. Sans grande surprise, tous ces journaux avaient repris le cliché d'Asawara, parfaitement réussi, comme d'habitude. Les articles en eux-mêmes ne comportaient pas grande substance, mis à part un résumé de ce qui s'était passé durant la commission.

— Tu t'en vas déjà ? demanda une petite voix depuis le lit.

Enji se tourna et vit Keigo, le visage ensommeillé, qui le regardait par dessus les draps.

— Le devoir m'appelle, répondit-il avec un sourire.

Il s'avança vers Keigo et déposa un baiser sur son front.

— Repose-toi, je vais demander à ce qu'on te fasse monter un petit-déjeuner.

Keigo ne se fit pas prier et reposa sa tête sur l'oreiller, les yeux déjà fermés. Enji passa une main dans ses cheveux blonds et resta un moment à l'observer. Il n'arrivait toujours pas à croire que sa vie ait autant changé en si peu de temps, comme si toutes les années qu'il avait perdues à mentir l'avaient rattrapé d'un seul coup. Il n'en regrettait rien. Il était temps d'avancer.

Il ferma la porte le plus discrètement possible et descendit jusqu'au hall. Il n'avait pas beaucoup mangé la veille et son estomac criait famine, mais il n'aurait pas le temps de s'arrêter déjeuner. Tant pis, il se rabattrait sur ce qu'il trouverait au bureau. Quand il arriva dans le hall, un homme en costume noir fondit sur lui.

— Nous sommes vraiment navrés, monsieur ! s'excusa-t-il avec force courbettes. Nous avons essayé de les chasser, mais…

Enji leva les yeux vers la sortie, où crépitaient les flashs des photographes. Ils devaient être au bas mot une dizaine, à faire le pied de grue devant l'hôtel, en attente d'un scoop.

Enji soupira.

La journée s'annonçait longue.


Et voilà !

Les Garçons ont le parfum des roses, c'est fini ! Bon, au tout début, ça ne devait être qu'un OS, mais on connait tous ma propension à déraper et à transformer le moindre drabble en Guerre et Paix.

Bref, n'hésitez pas à dire si ça vous a plu. Moi, je retourne écrire le prochain chapitre de D'essence et de soie.

A la prochaine !