Les grandes douleurs

De l'eau. De l'eau tout autour, déchaînée, grondante. Des vagues de plusieurs mètres de haut, portées par un vent rugissant. Au-dessus, le ciel noir et lourd d'un déluge apocalyptique. Au milieu de cet épais manteau de nuages, un œil gigantesque et terrible perce les ténèbres. D'un éclat rouge sinistre, il déchaîne une fournaise dévastatrice tout autour des naufragés. Djidane, agrippé à un fragment de baril en bois, voit les murs de flammes se dresser de toutes parts. Dans le trouble brouillard de sa vision, il constate que le liquide dans lequel il baigne se teinte d'une étrange couleur purpurine. Une forte odeur s'en dégage et lui agresse les narines. C'est… du vin ? Stupéfait, il lève le regard et voit Eiko affaissée sur un débris un peu plus loin, tandis que la belle Grenat, celle qu'il aime tant, est tranquillement assise sur un tonneau intact et lui sourit. Elle tient dans ses mains une bouteille et deux verres en cristal.

« Il faut fêter nos retrouvailles » lui dit-elle d'un air mélancolique.

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Djidane se réveilla en sursaut, en sueur, pantelant. Quel cauchemar terrible et farfelu ! Il se redressa en position assise et porta ses mains à ses tempes qu'il massa doucement, les yeux fermés. Ses cheveux blonds paille, en bataille, crissèrent sous la pression de ses doigts, accompagnant les mouvements circulaires réconfortants. Pendant ce temps-là, la réalité au-delà du délire lui revint peu à peu en mémoire, plus terrible encore. Il se souvint des tours majestueuses d'Alexandrie en train de s'effondrer, des ailes de la chimère protectrice, l'ange Alexandre, en train de se flétrir. Au-dessus de lui, le vil aéronef, déguisé en œil monstrueux, avait libéré ses énergies destructrices pour vaincre le gardien. Djidane, accompagné de ses deux amies Eiko et Grenat, était en train de courir pour s'éloigner dans la cour du château qui s'écroulait, quand soudain un éclat plus puissant encore avait fusé de la coque du funeste vaisseau. Djidane avait juste eu le temps d'ouvrir une porte menant plus bas à une cave à vin enfouie. Il avait poussé les deux demoiselles à l'intérieur, sans ménagement, avant de s'engouffrer à son tour. Il n'avait même pas eu le temps de refermer le panneau. L'explosion l'avait atteint et projeté en avant à travers l'escalier. En bas des marches, sa tête avait certainement heurté les tonneaux entreposés et il s'était évanoui.

Il ouvrit enfin les yeux et observa les alentours pour se remettre en phase avec la réalité du moment. Les premières questions qu'il se posa furent de savoir où il se trouvait et combien de temps il était resté inconscient. Autour de lui, des meubles raffinés et des décorations travaillées. Le lit même dans lequel il était allongé, aux draps propres et soyeux, était sans commune mesure avec son ordinaire habituel. Il se trouvait sans doute dans une chambre du château. Il leva les yeux vers le mince rai de lumière qui lui donnait un semblant de visibilité et qui filtrait entre de lourds rideaux. Il se leva pour aller les tirer, d'une démarche mal assurée, car sa jambe l'élançait et un reste de douleur lui oppressait le crâne. Sa queue, également, était raide, raffermie par une attelle, et ne pouvait plus guère lui servir de balancier.

Il tira sur le tissu et, en un instant, la lueur crue du jour inonda la pièce. Il ouvrit la fenêtre et laissa l'air frais du dehors lui caresser le visage pour finir d'éveiller son esprit. À l'extérieur, une cité industrieuse s'étendait sous son regard. Elle avait durement souffert des affres de la guerre mais tenait toujours debout. Djidane connaissait bien cette cité : il se trouvait dans la forteresse de Lindblum.

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Dans le quartier commerçant de sa capitale, le roi Cid ne prenait même plus la peine de dissimuler son apparence de puluche à la population. De toute façon, le secret avait maintes fois été éventé. Il parcourait donc les rues en compagnie du ministre Olmetta, pour juger de l'avancée des travaux de reconstruction. Et ce qu'il voyait le satisfaisait pleinement. Dans le même temps, son esprit vagabondait ailleurs.

— Les choses sont en bonne voie, dit Olmetta pour capter de nouveau l'attention de son souverain.

Cid hocha la tête, obnubilé par d'autres sujets.

— Nous avons démarré la construction du vaisseau Hildegarde 3, pulu, répondit-il. De nombreux ingénieurs se sont portés volontaires, alors les choses avancent vite.

Il reporta à nouveau son attention sur son environnement immédiat. Des charpentiers étaient à l'œuvre pour rebâtir un groupe de maisons détruites par les bombardements récents. Il travaillaient avec application, mais ça ne les empêchait pas de discuter et de plaisanter, comme pour conjurer le mauvais sort.

— Notre peuple… ce sont des gens forts, pulu. Je ne suis pas sûr que j'avais réalisé à quel point.

— Ils ont foi en vous, Majesté, remarqua Olmetta. C'est ce qui leur donne cette force : ils sont fier d'être des citoyens de Lindblum.

Ils continuèrent à avancer en silence, jusqu'à ce qu'un éternuement non loin attire leur attention. Un groupe de brigands Tantalas avançait dans leur direction, mené par leur chef Bach. Celui-ci avait été chargé de superviser les réparations dans le quartier des artistes, et les choses, là-bas, progressaient également à un bon rythme.

— Majesté ! s'exclama le gros homme. Vous faites une petite promenade ?

Un sourire s'étira sous son épaisse barbe. Seul un intime du roi pouvait se permettre ce genre de familiarité, et il en était un.

— Je suis fatigué de travailler jour et nuit sur mon nouvel aéronef, pulu, répondit Cid. Tu ne voudrais pas venir au laboratoire me donner un coup de main ?

Bach haussa un sourcil.

— Moi ?

Le roi produisit un couinement étrange. Sans doute, pour un puluche, ce qui se rapprochait le plus d'un ricanement.

— Je plaisante, mon ami. Nous avons déjà bien assez de bras sur cette tâche, pulu.

Le voleur hocha la tête avant de changer de sujet.

— Des nouvelles de Djidane ? demanda-t-il d'une voix bourrue.

Olmetta se chargea de répondre.

— Nos médecins sont confiants. Il devrait se réveiller d'un moment à l'autre.

— J'aimerais aller le voir, intervint Frank.

Le jeune homme, qui gardait une amitié indéfectible pour son ancien partenaire, s'était beaucoup inquiété pendant ces trois jours de coma. Heureusement, après des soins appropriés, le blondinet avait été déclaré hors de danger.

— Pas de problème, pulu. Et s'il est réveillé, dites-lui de me rejoindre en salle de conférence.

Le roi se tourna ensuite vers son ministre et demanda à rentrer. Son corps d'insecte ne l'autorisait guère à de longues randonnées pédestres. Il fatiguait vite.

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Quand Frank aboutit dans la chambre de Djidane, celui-ci, alité, subissait l'examen attentif d'un des médecins personnels du roi. Les blessures les plus sérieuses avaient pu être traitées par des moyens magiques, mais il restait des douleurs profondes et lancinantes. Rien d'insurmontable cependant pour le jeune homme qui en avait vu d'autres. Le docteur se retira, satisfait, et laissa les deux amis seuls dans la pièce. Djidane s'assit sur le rebord de son lit et Frank s'approcha pour l'étreindre comme le presque frère qu'il était.

— Tu peux dire que tu nous as fichu une sacrée frousse ! s'exclama Frank. Comment tu te sens ?

— Pas trop mal. Mais je me souviens pas du tout comment je suis arrivé ici…

Le rouquin s'assit sur le lit à côté de son ami convalescent et entreprit de le lui expliquer.

— Après l'explosion du château d'Alexandrie, on est revenus pour fouiller les ruines. On a trouvé beaucoup de morts, c'était affreux. Surtout des gardes. Mais pas de traces de toi ou de la princesse. Bibi, surtout, cherchait partout, encore et encore. Et finalement, il l'a entendue.

— Quoi donc ?

— La voix d'Eiko. On a déplacé des décombres et on a réussi à trouver l'entrée de la cave où vous vous étiez planqués. La gamine nous a raconté ce que tu as fait pour les secourir, tu es vraiment un taré, tu sais ?

Djidane haussa les épaules.

— Elles étaient en danger, j'ai agi d'instinct.

— Comme toujours… En tout cas, après vous avoir trouvés, on a pris un bateau au port d'Alexandrie et on a ramené tout le monde à Lindblum. Tu es resté inconscient trois jours.

— Vraiment ?

Frank acquiesça.

— Tu étais salement amoché. La princesse aussi était évanouie, mais ça a pas duré longtemps. Tout le monde était inquiet et le roi a mis ses meilleurs médecins à ton chevet. Ah, au fait…

Djidane l'interrompit.

— Tu sais où est Dagga ?

— Non, je l'ai pas vue aujourd'hui. Elle est peut-être au sommet, près du télescope…

Djidane se souvint de cet endroit où il avait rejoint son amie, lors de leur première visite entre les murs de ce château, juste avant la fête de la chasse.

— Sinon, poursuivit Frank, j'allais dire que le roi veut te voir dans sa salle de réunion.

— D'accord… je me demande ce qu'il me veut.

Les deux amis convinrent de se revoir plus tard et quittèrent tous deux la chambre. Djidane devait aller à son rendez-vous avec son souverain, pourtant, arrivé à l'étage des appartements privés, il ne put pas s'empêcher de faire un crochet vers le balcon au sommet de la tour.

Arrivé sur place, il ne porta guère d'attention au magnifique panorama et grimpa directement jusqu'au sommet, près de l'énorme télescope en fonte. Il y trouva la jeune femme, reine d'un royaume dévasté, accoudée au parapet, qui regardait le lointain avec mélancolie. Djidane se força à prendre un air enjoué pour laisser de côté les terribles événements récents.

— Mais qui voilà !

Il s'approcha d'elle et elle se retourna pour lui sourire.

— On a eu vraiment chaud, ce coup-ci, pas vrai ? J'ai même cru que c'était fini. Mais on dirait qu'on s'en est sortis. Désolé de t'avoir inquiétée.

Comme elle ne lui répondait pas, il s'étonna.

— Dagga… quelque chose ne va pas ?

Elle secoua la tête pour le rassurer, mais n'ajouta rien. Le silence devenait malaisé.

— D'accord… tu es si contente de me voir que tu sais pas quoi dire, continua-t-il en tentant de plaisanter. Tu restes sans voix. Je savais pas que tu m'aimais à ce point.

En même temps, il se demandait s'il avait fait une bêtise. Si elle avait une raison de lui en vouloir.

— Bon, qu'est-ce que j'ai fait, encore ?

À nouveau, elle secoua la tête. Elle s'avança, lui saisit les mains et lui lança un regard à la fois aimant et peiné. Djidane comprit qu'elle était sans doute très triste de tous ce qui s'était passé dans son pays. Sans parler de la mort de sa mère. Il chercha un moyen de lui changer les idées.

— Tu te souviens de cette promesse qu'on a faite avant la fête de la chasse ? On était déjà ici quand on l'a faite. Tu me dois toujours un dîner en tête à tête.

Cela dit, il ne voulait pas trop la brusquer.

— Écoute, conclut-il, ton oncle a demandé à me voir. Alors, on discutera après, d'accord ? J'ai l'impression que tu voulais être seule et que je t'ai dérangée.

Il se dégagea de ses mains et s'éloigna en direction de l'escalier qui descendait vers la salle de réunion. Au dernier moment, il se retourna.

— Bon, à tout à l'heure. Et… je suis très content de savoir que tu vas bien.

Elle lui fit un signe de la main et il s'en fut.

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Djidane se rendit dans la salle de conférence du roi Cid, où il avait déjà été à plusieurs reprises. La pièce n'avait pas changé, avec son imposante table au milieu, recouverte d'une nappe écarlate. Cependant, il ne s'attarda pas à l'admirer car tous ses amis se trouvaient déjà là et s'avançaient vers lui. Il y avait là Bibi, le mage noir, son grand chapeau pointu un peu roussi par les flammes. Il discutait avec Eiko. L'invoqueuse parlait à toute vitesse de sa petite voix. Freyja, la première, le remarqua et s'avança vers lui. Toujours impeccable dans sa livrée de chevalier-rat, elle lui adressa un franc sourire sous ses vibrisses. Elle semblait soulagée de constater qu'il allait bien.

— Djidane, enfin tu es réveillé ! s'exclama-t-elle.

Sur sa droite, le malandrin vit Tarask, adossé à un pilier. Le grand chasseur de primes roux, égal à lui-même, le regardait sans esquisser un geste. De l'autre côté, le capitaine Steiner lui adressa un signe de tête courtois sous son casque de brutos.

— Pardon de vous avoir inquiétés, tous, dit Djidane.

— Tu sembles marcher sans trop de souci, apprécia Freyja.

— C'est un peu douloureux, mais ça ira.

À l'autre extrémité de la pièce, le roi Cid entra avec le ministre Olmetta.

— Ah ! Enfin, pulu, notre héros est réveillé !

— Majesté, dit Djidane, j'ai cru comprendre que vous vouliez me voir ?

Le dirigeant et son conseiller s'avancèrent au trône qui occupait le fond de la pièce. Les convives s'approchèrent pour l'écouter avec attention. Olmetta s'éclaircit la voix avant de prendre la parole.

— Nous avons analysé ce qui s'est passé à Alexandrie, indiqua-t-il, et il y a certains points qui devraient tous vous intéresser.

— Tout le monde est là ? intervint Cid.

Le capitaine s'avança d'un pas et salua, faisant résonner son armure.

— Seule la reine Grenat manque.

Le roi puluche hocha la tête.

— Avec tout ce qui s'est passé, la pauvre petite a été durement affectée, pulu. Elle en a perdu sa voix.

— Mais l'autre petite parle pour deux, alors tout va bien, marmonna Tarask dans son coin.

— Elle a perdu sa voix ? s'exclama Djidane. Vous voulez dire qu'elle peut plus parler ?

— C'est cela même, confirma Olmetta. Son chagrin devant la destruction de son pays l'a rendue muette. Rien d'étonnant. Toutes ces victimes et ces gens qui ont perdu leurs foyers, elle se sent responsable. De plus, elle a convoqué Alexandre et les conséquences ont été terribles. Mais nous en parlerons plus tard, si vous le voulez bien.

Le roi s'avança.

— Tout d'abord, pulu, je suis heureux que vous vous portiez tous bien. Il y a eu tant de morts.

Chacun hocha la tête, lugubre. Ils avaient tous à l'esprit des souvenirs douloureux. Steiner intervint.

— Et encore, suite à l'attaque du Bahamut et des monstres de brume, les habitants avaient presque tous fui la cité. Donc, quand l'explosion a eu lieu, il n'y avait pas grand monde qui courait un danger. Cependant, j'ai perdu des hommes et femmes de valeur qui étaient dans les postes d'artillerie. Et il y avait déjà eu de nombreux morts à cause du dragon ou des brumodontes.

— Il faudra du temps et des efforts pour reconstruire, comme chez nous à Lindblum, compatit Olmetta. Mais il faudra encore plus de temps pour surpasser le chagrin. Les survivants ont un long chemin à parcourir avant de s'en remettre.

Freyja prit la parole, d'une voix rauque.

— Bloumécia, Clayra, Lindblum et maintenant Alexandrie. Kuja a vaincu les quatre nations. Que cherche-t-il ?

— On s'en fiche, grogna Djidane. Il faut juste le trouver et s'en débarrasser.

— Pas si simple, objecta Tarask. Il est trop fort pour nous.

Pendant ce temps, tous parlaient de concert pour donner leur avis sur la question, jusqu'à ce que le roi, de sa voix de puluche, tâche d'obtenir le silence et l'attention de chacun.

— Messieurs-dames ! s'exclama-t-il.

Ils se tournèrent tous vers lui.

— Kuja est quelqu'un de mystérieux, sans aucun doute. Et je dois dire que je n'en ai pas cru mes yeux quand je l'ai vu ce jour-là, pendant que nous nous occupions de l'évacuation.

— Vous l'avez vu ?

Tout le monde attendait que le souverain s'explique.

— Il était gravement blessé, pulu, et il est monté dans un aéronef qui l'attendait un peu à l'écart de la cité. Cet aéronef, c'était l'Hildegarde, premier du nom !

Un instant passa, tandis que tous tâchaient de se souvenir de quoi il parlait.

— Votre premier vaisseau à vapeur ? demanda finalement Djidane d'une voix hésitante. Celui qui vous a été volé par des brigands qui ont enlevé votre femme et vous ont transformé en puluche ?

— En fait…

Le roi dans son corps d'insecte secoua la tête. La vérité, il l'avait déjà racontée uniquement à sa filleule, Grenat, et à son ministre. En réalité, il avait vécu une amourette avec une serveuse dans une taverne et son épouse, l'apprenant, s'était enfuie avec le vaisseau, après avoir mis le mari volage dans son état actuel. Il se résolut à expliquer la vérité à son audience, en quelques mots. Aussi ridicule et misérable que cette vérité fût, l'heure était si grave qu'il fallait laisser son honneur de côté. Quand il eut fini, quelques secondes de silence pensif s'écoulèrent, que Freyja brisa bientôt.

— Il n'empêche, votre Majesté, que c'est bien Kuja et non votre épouse que vous avez vu embarquer sur votre aéronef.

— Tout à fait, et…

— Et je suppose, intervint Tarask, qu'il est hors de question de songer qu'elle puisse être sa complice ?

Il ne s'attira que des regards noirs et se contenta de hausser les épaules.

— Ce n'est pas tout, continua Cid. Sur le vaisseau, l'équipage était composé de mages noirs.

— Rien d'étonnant.

— Sauf que ces mages noirs n'étaient pas de ces guerriers sans âme qui ont attaqué nos cités, pulu. Ils se comportaient comme des êtres humains conscients. Ils parlaient entre eux et avec lui.

— Non ! s'exclama Bibi.

Le roi lui lança un regard peiné. Le petit sorcier songeait bien sûr au village de ses semblables au cœur de la forêt.

— Pourquoi iraient-ils aider Kuja ? C'est impossible, gémit-il.

— C'est pourtant vrai. Et il y a autre chose que je ne comprend pas, pulu. Kuja était blessé et très énervé. Comme si tout ne s'était pas passé comme il l'avait prévu.

— La dernière fois, raisonna Djidane, le rayon a capturé Bahamut, sur les rives de l'Ifa. Cette fois-ci, on dirait qu'Alexandre a pas supporté le sortilège, ou bien qu'il s'est suicidé plutôt que de passer à l'ennemi. Ça doit être pour ça qu'il était contrarié.

— Je n'ose même pas imaginer s'il avait réussi à capturer notre ange gardien, frémit Steiner.

Eiko s'avança devant tout le monde et secoua vivement la tête.

— Vous vous trompez, tous. Le rayon était là pour le tuer, pas le capturer.

— Tu es sûre ?

Elle frissonna.

— Si vous l'aviez entendu pousser des cris d'agonie… Et puis Moug aussi en est certaine. Elle l'a senti.

La fillette croisa les bras sur sa poitrine et lança un coup de menton décidé pour appuyer son affirmation.

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Bien loin du château de Lindblum, une caverne immense permettait de se dissimuler à l'abri des regards, même pour quelqu'un qui chevaucherait un dragon plus haut dans le ciel. Ouverte d'un côté vers une plaine aride sous un ciel éclatant, elle était de proportions véritablement colossales, mais il fallait bien cela pour abriter un engin volant tel que le Hildegarde. Le vaisseau à vapeur posé là avait connu des jours meilleurs. Sa coque de métal décorée de pourpre était maculée de poussière, sa machinerie était surpassée par les dernières avancées technologiques, mais il était toujours capable de voguer fièrement.

Accoudé au bastingage, Kuja observait ses serviteurs mages noirs qui déployait la rampe pour descendre sur la terre ferme. Fidèles pantins obéissants. Dans le même temps, le sinistre jeune homme ruminait de sombres pensées.

— Garland a failli me tuer…

Il leva les yeux vers le coin de ciel qui apparaissait au bout de la grotte.

— Fichu Garland ! Croit-il vraiment que l'on peut me vaincre aussi facilement ?

Le trafiquant d'arme, némésis de tout Héra, avait la ferme intention de ne jamais mourir, de toute manière. Trop de choses avaient été mises en action. Tout était déjà trop avancé pour échouer maintenant. Les dés étaient jetés.

Les sorciers se tournèrent vers lui.

— Seigneur, tout est prêt.

Il regarda vers le sol de la grotte. D'autres mages finissaient de fixer les amarres du vaisseau. Il s'avança sur la rampe pour quitter son navire, escorté par les plus puissants de ses mages. Il marchait en titubant légèrement, diminué par de sérieuses blessures. Ses vêtements, si nobles et raffinés, étaient désormais en piteux état. Pourtant, si la force de l'attaque de Garland avait fait de nombreuses victimes, lui était toujours debout. Il sourit à cette idée. Le vieil homme avait de la ressource, mais l'élève avait dépassé le maître. De toute manière, lui, Kuja, ne laisserait plus à l'autre l'occasion de jouer le moindre rôle significatif.

Depuis l'entrée de son repaire souterrain proprement dit, deux de ses plus fidèles alliés vinrent à lui. Pile et Face, anciennement bouffons de la reine Branet, avancèrent leurs visages blafards et leurs chapeaux à grelots ridicules. Eux aussi avaient dû fuir pour mieux se ressourcer et agir de nouveau.

— Vous avez l'air drôlement blessé, maître, caqueta Pile de sa voix horripilante.

— J'espère que vous n'êtes pas trop déçu de votre échec, ajouta Face.

D'un vif mouvement d'humeur du bras, il les fit reculer à une distance plus raisonnable.

— Taisez-vous ! Si le destin a fait qu'Alexandre ne me sert pas, il ne me reste plus qu'à chercher une autre chimère, voilà tout.

Il se tourna vers un des mages noirs à sa suite et le pointa du doigt.

— Eh, toi !

— Je m'appelle monsieur 234, répondit le sorcier d'une voix grave.

— Ça, ça m'est bien égal. Est-ce que tout est prêt ?

Les pupilles jaunes du mage s'étrécirent mais il ne répondit rien, se contentant de hocher la tête.

— Très bien.

Un sourire flotta sur les lèvres de Kuja tandis qu'il songeait à Djidane. Le rôle de ce dernier dans ce drame était loin d'être fini. Il le savait, le jeune homme viendrait à lui. Très bientôt.

— Je vais me reposer, maintenant. Pendant ce temps-là, retournez travailler.

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Dans la salle de conférence, la réunion continuait.

— Tout cela ne nous dit pas comment Kuja a pu mettre la main sur votre vaisseau, dit Steiner.

Cid acquiesça.

— Oui, et puis avec cet aéronef, Kuja est le seul à pouvoir se déplacer à loisir sur toute la planète. C'est très ennuyeux.

— Nous devons arrêter Kuja, mais… comment le trouver ? demanda Freyja. Il peut être n'importe où.

— On a pas nous-même d'aéronef pour le poursuivre, ajouta Djidane. À moins que… votre deuxième Hildegarde ?

Le roi secoua la tête.

— Non, pulu, il a été détruit dans la cour du château d'Alexandrie. Le crash, puis l'explosion… Ce n'était qu'un prototype, de toute manière. Nous avons dû rentrer à Lindblum sur un bateau de guerre maritime de la flotte d'Alexandrie. Cela va d'ailleurs être notre seul moyen de transport valable, tant que le n°3 ne sera pas achevé. Le problème, c'est que sous cette forme, mes capacités sont limitées. Si j'étais un homme à nouveau, l'aéronef serait déjà terminé, c'est certain.

— À ce sujet, intervint Ometta, nous avons fait venir le docteur Totto de Tréno. Il ne devrait pas tarder à arriver. Il aura peut-être des idées qui permettront de guérir ce mal. De plus, nous allons aussi lui demander son avis sur le mutisme de la reine Grenat.

— C'est une excellente idée, approuva Steiner. Maître Totto saura sûrement quoi faire.

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Le savant arrivait justement au château, escorté par un caporal de l'armée de Lindblum en livrée violette qui lui avait été envoyé en messager à Tréno. De toute manière, avec l'annonce de l'attaque d'Alexandrie, il s'était attendu à devoir partir pour un nouveau voyage et avait déjà préparé ses affaires. Cependant, il pensait devoir retourner à la capitale, auprès de sa protégée, et non dans le pays voisin. Ce fut quand le sous-officier lui eut expliqué la situation qu'il avait compris. Il était resté sonné quelques minutes en apprenant la destruction du château royal où il avait si longtemps habité, mais il s'était ressaisi. On l'appelait à l'aide, et sa vieille carcasse allait encore pouvoir servir à quelque chose. Il n'allait pas se défiler maintenant. Il avait donc pris le train de la porte sud, puis une calèche tirée par des chocobos qui l'attendait au-delà. Il avançait maintenant dans la cour principale de la forteresse. Il avisa alors Olmetta qui s'avança vers lui. La haute stature du conseiller contrastait avec la silhouette plus replète de son visiteur, mais ils portaient tous deux une même barbe et un même regard docte sur la vie, l'univers et le reste.

— Ah, maître Totto ! s'exclama Olmetta avec chaleur.

— Bonjour, monsieur le ministre.

— Je suis vraiment navré de vous faire venir aussi précipitamment, mon cher docteur. Et je vous suis très reconnaissant de nous accorder un peu de votre précieux temps.

Le scientifique leva la main.

— Foin de cérémonie, vous n'avez pas besoin d'être si formel. J'ai appris ce qui s'était passé et il est naturel pour moi de venir apporter mon aide. Où est donc le roi, que je puisse l'examiner ?

— Dans un premier temps, nous préférerions que vous rendiez visite à la princesse. Elle est dans ses appartements et vous attend.

— Je vous suis.

Totto affermit sa poigne sur sa mallette contenant ses instruments et s'engagea à sa suite dans l'aile des invités. Quand il arriva, il trouva la princesse assise sur son lit, entourée de Djidane, Steiner et Eiko. Il salua tout le monde, avec un sourire particulièrement paternel pour Eiko, et posa ses affaires au chevet de sa patiente.

— Princesse, je suis venu voir comment vous allez.

La jeune femme ouvrit la bouche mais aucun son ne sortit. Elle haussa les épaules avec une moue d'excuse. Il examina un moment son visage et sa gorge pour s'assurer qu'il n'y avait aucune blessure, puis il saisit ses lorgnons pour les essuyer machinalement tout en réfléchissant.

— C'est une mauvaise blague, n'est-ce pas, docteur ? demanda Djidane avant de se reprendre. Enfin, je veux pas dire que Dagga nous joue un tour, mais… on peut sûrement faire quelque chose ?

Totto réajusta son pince-nez avant de poser son diagnostic.

— Quelle misère… La princesse a en effet perdu sa voix. Je dirais que ce n'est pas un problème d'ordre physique. Mais avec toutes ces épreuves qu'elle a traversées… Le décès de la reine, la destruction d'Alexandrie.

Grenat frissonna à cette évocation.

— Pardonnez-moi princesse. Il n'est guère étonnant que toutes ces tragédies vous aient durement affectée.

— Y a-t-il de l'espoir ? demanda Steiner.

Le savant hocha la tête.

— Je pense que ce n'est que temporaire. Mais personne ne peut deviner combien de temps cela va durer. Il faut qu'elle surpasse son chagrin.

— Il faut juste attendre, donc… maugréa Djidane.

— J'en ai bien peur. Ce n'est pas une maladie ordinaire, pour laquelle une bête potion ferait l'affaire. C'est un basculement général de son état. Comme on le dit, les grandes douleurs sont muettes. Ici, ça se vérifie tout à fait. Il lui faut du repos, et qu'elle se remette toute seule. Un environnement chaleureux et accueillant comme celui-ci va aider, à n'en pas douter.

Il s'adressa à nouveau à sa protégée.

— Excusez-moi, princesse, mais je dois maintenant me rendre au chevet d'un autre patient royal.

Djidane s'avança et prit son amie dans ses bras.

— J'espère que tu guériras vite. Tu chantes de si belles chansons.

Il se tourna ensuite vers Eiko.

— Tu peux veiller sur elle ?

La jeune fille hocha la tête.

— Bien sûr. Qu'est-ce que tu comptes faire ?

Le regard du malandrin se fit perçant.

— Trouver Kuja et lui régler son compte. Et pour ça, j'ai besoin d'un aéronef. Donc, il faut guérir le roi.

Il quitta alors la pièce avec le docteur et laissa la princesse aux bons soins de Steiner et Eiko.

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Un peu plus tard, dans les appartements royaux, le scientifique observait l'insecte à moustache devant lui. Juché sur son trône, il était minuscule, ridicule, et pitoyable. Lui qui n'avait jamais été bien grand, Totto pouvait comprendre en partie ce qu'il ressentait.

— Maître Totto, dit Cid de sa petite voix crissante, connaissez-vous un moyen de me retransformer ?

Le savant se mit à faire les cent pas dans la pièce, pendant un moment, avant de répondre.

— En général, une transformation magique ne peut-être annulée que par la même source de magie.

Djidane serra les poings et le ministre Olmetta pesta dans sa barbe.

— On tourne en rond, grommela-t-il. On a besoin du roi pour avoir un aéronef. Et on a besoin d'un aéronef pour retrouver Kuja et, il faut espérer, la reine Hilda. Et elle seule pourrait guérir sa Majesté ?

Totto continuait à réfléchir en se caressant la barbe et finit par lever un doigt, comme pris d'une idée soudaine.

— Cependant, il y a peut-être un autre moyen. Un livre que j'ai lu il y a longtemps mentionnait des méthodes qui pourraient fonctionner dans ce cas.

— Vraiment ? s'exclama Cid avec espoir.

— Hélas, je ne saurais dire si la source était fiable. Le livre employait un ton assez comique.

— Et à l'inverse, pulu, pensez-vous qu'il soit dangereux d'essayer ? Pourrais-je en mourir ?

Totto secoua la tête.

— Non, sire. Il s'agit simplement de mélanger des ingrédients et des potions peu usitées de nos jours, mais assez courantes par le passé. Je ne vois pas comment cela pourrait être létal. Au pire, ça ne servira à rien.

Olmetta hocha la tête.

— Alors, je vais vous emmener voir un vieux rebouteux en ville. Il a de nombreuses mixtures oubliées, il saura sans doute nous aider.

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Sur les instructions du savant, Djidane se rendait pendant ce temps-là aux cuisines du château pour trouver une plante qu'il fallait ajouter à la potion. Situées dans une aile de la forteresse qu'il n'avait jamais arpentée, elles consistaient en une vaste pièce de pierre brute, au plafond incurvé en demi-cercle. Un puits de jour s'ouvrait au-dessus et quatre fours à bois marchaient à plein régime pour pouvoir nourrir l'ensemble du personnel du château. Un délicat fumet de viandes et légumes rôtis s'échappait et des dizaines de commis s'affairaient de toutes parts. Au fond de la pièce, Djidane remarqua qu'une partie des lieux était dévolue à l'affinage de fromages. Le roi Cid était un fin gourmet et connaisseur réputé.

— Tiens, bonjour Djidane, miam ! s'exclama une voix bien connue.

— Kweena !

Le kwe, toujours aussi bedonnant, ajoutait des épices dans un chaudron de soupe en goûtant pour s'assurer de sa recette. Son énorme langue lécha ses babines.

— Tu es ici, maintenant ? demanda le malandrin.

— Oui, miam. Avant, j'étais dans les cuisines du château d'Alexandrie. Je préparais une fricassée de champignons là-bas quand j'ai été interrompu par l'attaque du dragon. J'ai même pas pu y goûter.

Djidane tapota sur l'épaule flasque de son visqueux ami, comme pour compatir à ce terrible malheur.

— Enfin, les champignons, tu connais bien, je crois.

— Je parlais du dragon, miam, répondit le kwe, tout à fait sérieux.

Le malandrin éclata de rire puis, se reprenant, s'occupa de sa tâche en cours.

— J'ai besoin de pipementora en poudre. Tu sais ce que c'est ?

Le kwe hocha la tête et s'avança vers une étagère en bois chargée de flacons.

— Une plante des marécages, miam. Ça donne beaucoup de goût, il faut en mettre très peu.

Il farfouilla dans la multitude d'ingrédients et finit par exhiber un petit bocal en verre contenant une poudre vert sombre. Djidane s'en saisit.

— C'est pas pour le goût, c'est pour concocter un médicament pour le roi. J'aurais aussi besoin de balances et de matériel pour mesurer des quantités. On doit mélanger dans des proportions très précises.

— Dans ce cas, je vais venir avec toi, miam.

Il s'avança vers une armoire et attrapa le matériel demandé : une balance à plateaux, des poids, une série de flacons de contenance précise. Il se retrouva chargé de tous ces ustensiles et se mit en route à la suite de son camarade.

ooo

Dans la salle de réunion, le docteur était lui aussi revenu avec les différentes potions dont il avait besoin. Avec l'aide précieuse de Kweena, il les mélangeait dans un grand saladier, sous le regard anxieux de son patient. Bibi se trouvait là, lui aussi, et il faisait chauffer la mixture quand c'était requis grâce à sa magie du feu.

— Il faut ajouter une pincée de poudre, maintenant.

Kweena en prit un peu dans ses doigts potelés et laissa tomber dans la potion. Celle-ci changea instantanément de couleur, passant d'un jaune plutôt pisseux à un vert éclatant.

— Voilà, c'est la réaction que j'espérais, annonça Totto avec une pointe de soulagement dans la voix.

— Cela ne le rend pas plus appétissant, pulu.

— Ça tombe bien, Majesté, ce n'est pas à boire. Il faut vous immerger dedans.

Le souverain se figea un instant, mais il hocha sans tarder la tête et s'avança vers le rebord du récipient qu'il lorgna d'un air peu rassuré.

— Bon, eh bien, allons-y, pulu.

Il esquissa encore un pas et baissa le regard comme pour évaluer la dangerosité du liquide et la folie de ce qu'il entreprenait. Ensuite, il enleva son minuscule manteau royal, prit son inspiration et sauta dans la mixture. La réaction ne se fit pas attendre. Sa tête ressortit bien vite tandis qu'il grandissait.

— Oui, ça marche ! s'exclama-t-il.

Pourtant, sa croissance s'arrêta rapidement. S'il voyait bel et bien le monde d'un peu plus haut, il n'avait certainement pas repris son apparence initiale. Face à lui, Olmetta, Djidane, Bibi et Kweena le regardaient tous avec les yeux exorbités.

— Qu'est-ce qui se passe ? Je ressemble à quoi, crôâ ?

Kweena s'avança d'un pas et renifla.

— Miam… une g… une grenouille qui parle !

Djidane s'interposa dans l'instant en hurlant.

— Non, Kweena, PAS TOUCHE !

Une grenouille à moustaches sortit alors du saladier, un air dépité sur le visage.