Hello tous !

Bienvenue aux nouveaux, welcome back aux autres, et merci, MERCI pour vos reviews sur la trad que je publie en ce moment, mais surtout sur mes dernières fics... Votre accueil sur 5 times Sherlock got (un)dressed like a woman + 1 he didn't m'a positivement laissée sur le cul et je ne vous remercierai jamais assez d'avoir lu, aimé et commenté cette histoire comme vous l'avez fait. Mais passons à celle-ci !

Alors, qu'est-ce qu'on a là... ? En cinq chapitres, un hybride entre Toucher le fond en reverse, et Mascarades pour ceux d'entre vous qui rôdent sur mon profil depuis assez de temps pour les connaître. Et puis en même temps... autre chose.

Warnings : si ça compte pour vous. Il y a un chapitre avec du sexe explicite (consenti et désiré EVIDEMMENT), bref rien d'inhabituel dans mes écrits. Et puis ça parle de prostitution. Beaucoup. Et d'amoralité à l'extrême, de cynisme, de rapport tordu à la réalité. Il y a aussi de la coke qui passe par là, à un moment. Y'a de la vulgarité, mais j'ai finalement envie de croire qu'elle n'est pas où on l'attend. Et un moment d'À quoi bon. Donc un bon gros rating M (ce serait E même, si ça existait sur ffnet, et je suis du coup en train de me dire qu'on n'est peut-être pas censé publier du sexe explicite sur cette plateforme... à méditer). Mais comme c'est moi qui écris, vous vous doutez de comment ça finit ;)

Tiens, d'ailleurs, pourquoi n'y a-t-il pas "satire" dans les genres proposés par ce site ?

Disclaimers : (j'ai lu une histoire sur la fanfiction, il n'y a pas longtemps, et je me dis que ça ne mange pas de pain de l'écrire) Les personnages de cette histoire appartiennent à ceux qui les ont créés puis réexploités plus récemment. L'histoire et la plupart des persos secondaires sont à moi :)

Et bonne lecture à vous !


Le diamant et la perle

Chapitre 1

Chapitre 1

Parmi ce que la vie offre de rencontrer et de connaître, il n'existe que peu de choses que Sherlock Holmes estime, et toutes rentrent à peu près dans une boîte. Elles représentent à dire vrai ce sur quoi il a été le seul à poser un jour la main. Pour le reste, il ne ressent qu'une totale indifférence si ce n'est un mépris plus total encore.

La boîte est une très vieille boîte à chaussures de luxe, datant de vingt-cinq ans environ et qui a eu l'heur de contenir les Richelieu de son père, le temps du trajet reliant le magasin à la maison. Sherlock, du haut de ses six ans, l'a subtilisée assez vite pour y amasser des trésors inestimables. Lesdits trésors, à dire vrai, n'y restaient guère longtemps. Un petit garçon grandit vite, change beaucoup d'intérêts, et un petit garçon comme Sherlock plus encore. S'il n'a jamais supporté d'encombrer son cerveau d'informations inutiles, il allait très vite également dans le monde physique à jeter ce qui lui paraissait superflu, quand bien même l'objet revêtait la veille le plus merveilleux des rêves. Mais un enfant ne s'abîme pas dans le passé.

Évidemment, il a regretté de s'être débarrassé de certains objets, parfois, après coup. Mais ce qui était fait était fait. S'il y a une chose de laquelle Sherlock Holmes est fier, et la seule, sans doute, aujourd'hui, c'est de ne jamais s'être plaint de ce qui lui arrive par sa faute. Il est celui qui orchestre sa propre vie, seul, indépendant, et sans personne pour venir apposer un avis négatif sur ce qu'il décide d'en faire, merci bien.

Aujourd'hui et depuis quelques années, rares sont les nouvelles entrées dans la boîte — inexistantes, même, depuis plus de six ou sept ans. Aujourd'hui, elle ne contient plus que des photographies.

Il existe plusieurs types de photographies dans la vie de Sherlock. Les plus nombreuses, qu'il n'a globalement jamais vues pour autant qu'il y figure, sont publiques. Elles servent par exemple dans des magazines spécialisés du genre que ceux qui les possèdent gardent secrètement sous un matelas. Ou bien de façon très subversivement évidente dans les waters que des domestiques nettoient. Les hommes scandaleusement riches sont de ceux qui, pour certains, exposent avec le plus d'enthousiasme ce qui pourrait les faire tomber. Car le jeu n'est pas forcément de faire penser que Sherlock a plus de dix-huit ans sur ces photos, et si lui sait bien qu'il avait dépassé la majorité depuis plus de cinq ans lorsqu'il a posé pour elles, rien n'indique que c'était le cas pour les autres modèles, dans les autres mises en scène. Les hommes qui détiennent et qui exposent ces images le font, l'a-t-il compris à force de frayer parmi leurs semblables, parce que l'argent rend fou et qu'à partir d'un certain seuil de richesse, ces hommes sont si ivres de leur impunité et si violentés par elle qu'ils ont besoin de provoquer la justice et les mœurs jusqu'à des extrêmes et avec un culot qui forcerait presque l'admiration, si Sherlock était capable de ressentir une telle émotion. L'absence de limites effraie et, comme des enfants de trois ans, puis comme des adolescents, ces adultes qui ne savent plus se comporter comme tels, s'ils ont un jour su, n'ont de cesse de chercher la barrière qui les contiendrait, tout en hurlant leur frustration dès qu'elle est posée.

Ces images-là, publiques donc, sont passées entre les mains de photographes professionnels, de metteurs en page — il ne connaît pas le monde de l'édition, mais si un metteur en scène existe, il ne voit pas de raison pour renier cette autre expression —, d'imprimeurs, de vendeurs puis de lecteurs. Pour la plus grande consternation de son frère, sans doute. C'est d'ailleurs très exactement pour ça que Sherlock l'a fait. Le besoin de vengeance, parfois, appelle des décisions draconiennes.

(Alors Mycroft, satisfait ? Content de m'avoir trahi ? Repais-toi, très cher frère. Repais-toi.)

Quand Sherlock pense à ces photos, il est mitigé. Parfois, avoir conscience de leur existence le rend vaguement malade. Pas toutes, bien sûr. Il savait parfaitement ce qu'il faisait. Mais pour celles qui lui font cautionner bien malgré lui la perversion malade de certains individus, la discussion avec son sens moral est plus compliquée, pour autant qu'il est devenu expert dans l'art d'étouffer ce dernier. À d'autres moments, il préfère s'en foutre. Elles existent, un point c'est tout, il ne savait même pas vraiment à quoi elles allaient servir en les laissant prendre. Et puis il s'achète une conscience, parfois, en se disant qu'au moins c'est lui qui y figure et pas un modèle qui aurait réellement été adolescent, quand c'est comme tel qu'elles l'exposent. Ce n'est pas grand-chose, mais ça lui permet de respirer.

Ce ne sont pas ces photographies, évidemment, qui sont rangées précieusement dans la boîte. Bien sûr que non. Trop sales. Pas de par leur contenu, puisque celles qui n'atteignent à aucune loi de protection de l'enfance ont été réalisées par des artistes et Sherlock n'a pas le moindre problème avec sa propre nudité. Mais elles sont rendues sales par ce que ceux qui les regardent y mettent. Il est toujours surpris de voir combien l'acte sexuel est considéré comme subversif, et il a fini par comprendre que la raison en est l'avilissement d'un être par un autre y est souvent, si ce n'est toujours, projeté. Il a beau le vivre en plein depuis des années, cet axiome de la soumission par le sexe demeure profondément mystérieux pour lui.

Alors ces photos sur lesquelles d'autres êtres ont posé leurs yeux, leurs doigts et probablement, quelque part, d'autres substances moins avouables, sur lesquelles ils ont l'audace d'avoir posé leurs pensées impures, surtout, il ne les accepte certainement pas dans la boîte. Pour y prendre place, il faut avoir été développé par lui, sur un papier qu'il a traité lui-même, dans un des labos auxquels il avait accès, fut un temps. Il n'y a que lui qui en a caressé les pigments du bout des doigts, que lui qui les touche encore quand il s'en sent digne. Des images de lui lorsqu'il était plus jeune, du temps où les autres photographies n'existaient pas et où il pouvait dire de lui-même qu'il s'estimait, selon sa propre définition. Enfant, jeune adulte, des images en noir et blanc, pures, exemptes de la moindre tache physique ou virtuelle.

Des photos, également, représentant d'autres personnes qui ont compté et qui étaient importantes.

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Sherlock Holmes n'est pas une pute connue et prisée à travers Londres et l'Angleterre. Non, ça, les putes connues et prisées, ça n'existent que dans les livres et dans les films. Romantiques, de préférence, et avec un homme riche qui vient libérer la putain de sa triste condition en s'abaissant à souffler la crasse recouvrant son cœur pour y trouver le diamant pur et inespéré que personne n'avait su voir auparavant. Puis en payant son affranchissement. Il semblerait effectivement que sous toute femme apte à prendre des décisions dures pour sa propre vie gît une petite chose fragile en attente du prince charmant. Et ça fait sourire Sherlock d'un sourire ironique : comme si, confrontées à ces hommes chaque jour et dans ces circonstances, elles pouvaient encore croire qu'une perle existe réellement quelque part au milieu de la fange… S'il arrive qu'on rencontre ces putes renommées à un endroit qui n'est pas une tragédie romantique (mais oui, voyons, une tragédie : on ne peut pas choisir la voie du sexe monnayé et avoir une fin heureuse), elles ne sont alors en vérité qu'un fantôme qui hante certains messieurs s'étant bêtement épris d'un corps public en ayant la certitude d'en être aimés en retour et en se sentant obligés, toujours, d'ériger l'objet de leur amour au statut d'icône que la capitale entière leur envie. Ceux-là amusent beaucoup Sherlock. Ils sont ceux qui ouvrent le plus grand leurs bourses.

Sherlock n'est donc pas démesurément célèbre en sa profession, rien à voir avec Irène par exemple, mais il a ses entrées auprès d'un nombre suffisant d'hommes influents pour gagner extrêmement bien sa vie en ne travaillant que lors de quelques soirées par mois. Cela ne l'empêche pas d'exercer plus que cela, bien plus, à dire vrai. Il a toujours un frère à agacer en se vendant au plus offrant de préférence. Exactement, en somme, ce qu'il s'est toujours bien gardé de faire du temps où il travaillait dans les renseignements pour ce même frère et par conviction, alors. Et pourtant, Mycroft a eu l'audace et la cruauté de le trahir et l'abandonner. Le premier homme, et le dernier, Sherlock se l'est bien juré, à abuser de sa confiance aveugle pour finalement la poignarder sans le moindre avertissement.

C'est à une de ces soirées que Sherlock se trouve en cet instant. Une de celles qui le renflouent le mieux, grâce à quelque magnat de la City qui, après l'avoir vu en privé la semaine précédente, l'a cordialement invité de façon fortement rémunérée à y officier. À dire vrai, ce magnat-là n'est pas si quelconque, puisque Sherlock est en affaires avec lui depuis trois bonnes années. C'est par ses soins qu'il est toujours assuré de pouvoir payer charges et denrées, dans cet appartement que l'homme lui a assez rapidement trouvé. Rien qui l'enferme, Sherlock y a veillé : le bail est bien à son nom et il paie lui-même ses traites – coûteuses d'une façon qu'il n'avait jamais pensée possible, mais certaines surfaces d'un certain standing dans certains quartiers de Londres appellent la dépense. C'est le plus pratique pour lui permettre une accessibilité totale à ses clients, de toute façon. Travailler est devenu bien plus facile, depuis qu'il connaît Eustace Fang et qu'il n'a plus à démarcher lui-même pour avoir de fortunés pourvoyeurs à ses pieds.

Un certain nombre d'entre eux sont d'ailleurs présents à cette soirée pour laquelle il officie en ce moment.

Les convives y sont masculins, si on oublie — ce qu'on fait très bien — les créatures présentes elles aussi pour ce qu'elles ont entre les lèvres plutôt que dans leur portefeuille. Masculins exclusivement, sans doute parce que les hommes, les puissants, du moins, continuent de considérer le vice et la débauche comme leur apanage. Sherlock a travaillé pour des femmes par le passé, et il pourrait dire deux mots à ces individus quant à leurs sottes convictions. Mais même avec des vidéos en renfort et en le leur criant dans les oreilles, il est à peu près certain qu'ils refuseraient de le voir et de l'entendre.

Comme les murs, la vaisselle, les nappes et le plafond, l'écrasante majorité de ces convives est indubitablement blanche d'une façon déprimante dans cette capitale cosmopolite. Gratin de la consanguinité anglaise qui a laissé la masse des travailleurs physiques griller pour elle au soleil timide de l'Angleterre, elle-même trop occupée à employer son intellect et faire faire des petits à son argent.

Ils sont nombreux, ces invités. À peine moins nombreux sont ceux qui officient ce soir. Il y a les travailleurs pour le service, en livrée blanc et noir respectable, plateaux en argent à la main et sobriété dans leur sourire ; et ceux du sexe, en vêtements non moins respectables. On n'est pas chez les sauvages. Leurs apparats cependant, pantalon de costume noir pour Sherlock, Oxford cirées et chemise violette qu'on lui a de nombreuses fois vantée, sont suffisamment moins classieux que ceux des hommes libres pour qu'on sache, tout de même, qui est qui. Afin de s'assurer que tout le monde ait bien conscience de ce qu'il en est, au poignet des putains pèse un lourd bracelet en métal, peut-être de l'argent, on ne se refuse rien ici, serti de pierres. Sherlock songe chaque fois que ce serait un très beau collier de chien. Si le bracelet était un collier et si lui…

La table, désertée à cette heure-ci, fut élégamment chargée. D'une belle vaisselle propre d'abord, et de couverts proportionnellement envahissants au nombre de plats à goûter ; puis de mets et de mots, quand la crème de la capitale s'est mise à discuter au-dessus des couteaux à poisson, du caviar et du homard. Ainsi les débats passèrent-ils avec la même émotion des gras dividendes perçus cette année, aux lois sociales et économiques dont le peuple a absolument besoin, comme ils le savent bien mieux que cette masse grouillante, pouilleuse et rendue dangereuse par ses ingrats sursauts révolutionnaires. Et même soulevèrent-ils la question des meilleurs investissements permettant d'échapper à une taxation étatique asphyxiante. Ils le firent avec des voix de conspirateurs comme si quelqu'un parmi eux n'était pas confronté aux mêmes problèmes et risquait de les dénoncer. Ils évoquèrent également tous la débâcle italienne. Bon Dieu, l'Italie, son soleil, ses églises et sa bourse en chute libre, depuis ce qu'on considère du bout des lèvres comme un coup d'État. Et si tous se retirent en masse de cette place financière par la revente de leurs actions italiennes et provoquent par là un raz-de-marée économique qui rend la situation politique plus tsunamiesque encore, eh bien... Ils n'y pensent même pas une seconde, en réalité. Ce n'est pas leur problème. Les Italiens n'avaient qu'à être plus malins que ça.

Sherlock n'est définitivement pas concerné par les problèmes de taxations étouffantes, effectivement, et il est certain qu'il ne restera pas pute toute sa vie. Il aura besoin d'assurer son avenir d'une façon ou d'une autre, même s'il ne sait pas bien quand aura lieu sa réorientation professionnelle et que la notion de futur demeure nébuleusement floue pour lui, notamment à l'heure d'aller se coucher, au petit matin, après une soirée ou une autre comme celle-là. Alors aujourd'hui, il les écoute, ces hommes, acquiesce avec de grands yeux ronds et crédules aux explications de ces braves messieurs qui veulent se faire voir forts et, pour ça, mettent en avant argent et rouerie. Il sourit aux mêmes lorsqu'ils le regardent avec ce qu'ils pensent être une aimable paternité qui n'est rien d'autre en vérité que de la condescendance qui tait son nom, et lui expliquent combien sa vie à lui est plus simple, sans tous ces millions à gérer.

Sherlock ne l'avait pas crue quand Irène le lui avait dit, quand elle l'avait prévenu avant de l'introduire à ce monde. Il ne l'avait pas crue quand elle avait asséné « Oui, ils osent prononcer ce genre de phrases, et ils y croient. Souris et acquiesce, Sherlock, je sais que c'est dur pour toi, mais si tu sais faire ça, tu seras le roi et ils deviendront tous tes bouffons. »

Irène se trompe. Ce n'est vraiment pas dur pour lui. Il a une grande gueule dans sa vie privée, en avait une en tout cas, à l'époque où il entretenait une identité en dehors de celle qu'il joue face à ses clients, et il n'est pas question qu'il la laisse transparaître ici, au même titre que quoi que ce soit de ce qu'il est réellement. Alors il sourit, il acquiesce, il est un amour de jeune premier, et le plus amusant est qu'ils veulent tant y croire qu'ils y croient, au fait qu'on leur trouve des putes vierges, même s'ils les ont dévirginisées eux-mêmes à la soirée précédente, et à celle d'avant également. Et ils ouvrent leurs portefeuilles aussi largement qu'ils écartent ses cuisses, et avec le reste, c'est leurs confidences qu'ils font l'erreur de déverser en lui, convaincus qu'une vie si facile que la sienne implique qu'il n'a certainement pas les capacités cognitives pour retourner contre eux les informations qu'ils lui offrent. Il rit intérieurement de leur certitude mâle et dominatrice, alors qu'ils sont ceux qui se font prendre. S'il a élevé une activité au niveau d'art, c'est bien celle de baiser les gens.

(Et toi, Mycroft ? T'es-tu un jour fait avoir par un jeune con, masculin ou féminin, que tu aurais croisé à l'une ou l'autre de ces soirées auxquelles tu as nécessairement été invité ?)

Après la nourriture se sont présentés l'heure du café — ou des infusions pour ceux qui n'ont qu'une confiance mesurée en la capacité de leur organisme à synthétiser la mélatonine — et les desserts.

Et, vraiment, Sherlock est chaque fois ravi par ce cliché incontournable impliquant que ces hommes, en bons patriciens qu'ils sont, ont tous migré vers les canapés et fauteuils dans lesquels ils se sont vautrés pour déguster le sucre et le miel des plats et des jeunes corps embracelettés qui se sont soudain dépouillés de quelques-unes de leurs feuilles de vigne. Inévitablement, observe Sherlock d'un œil radieux, c'est lorsque les corps de ces hommes comblés par le trop-plein de nourriture se retrouvent soûls d'alcool tout autant que de leur propre ego habilement flatté à table, qu'ils s'attendent à se voir lustrés physiquement. Car après tout y ont-ils droit. C'est déjà payé. Il ne faudrait pas gâcher.

Fang, apprécie toujours Sherlock, tient à ses canapés et pense sans doute à l'embarras d'un homme fortuné qui se retrouverait face à une déperdition malheureuse de semence étrangère de la part d'un trou qu'il s'apprêtait à fourrer, preuve irréfutable s'il en est que le corps entre ses mains est passé par d'autres avant. Qu'importe le nombre de putains dont ils ont déjà profité ce soir-là, ce partage contraint des richesses limitées en présence n'est pas vraiment du goût de ces messieurs et ils préfèrent pouvoir l'oublier, sauf s'ils en font volontairement un jeu collectif. Pour éviter cet inconfort, et peut-être aussi — peut-être seulement, Sherlock refuse de se bercer de la moindre illusion — pour la santé des prostitués auxquels on a demandé tous les tests possibles, la capote est en libre-service et plus que chaudement recommandée.

La soirée s'égaye. Certains hommes présents pour asseoir leur influence lors du repas s'en sont éclipsés à cette heure-ci, peu intéressés par l'évolution de la soirée vers la nuit. Il en est quelques-uns qui gardent une morale ou une fidélité, peut-être, avec lesquelles d'autres ne s'encombrent pas. Sherlock a pu en voir en privé quelques fois, mais même lui est obligé d'admettre que ces hommes absents demeurent respectables, sur ce plan-là du moins. Ceux qui restent sont pour leur part des habitués convaincus. Parmi eux, s'aventurent également de plus ou moins jeunes néophytes venus pour s'essayer à l'attraction principale de la soirée. Ces derniers sont le fonds de commerce de Sherlock. Sans vergogne et crânement, le prostitué se les approprie l'un après l'autre et les déniaise, que ce soit du sexe public ou du sexe en public. La mine trop souvent stupéfaite et déroutée de certains qui se découvrent capables de bander pour un homme le ravit au-delà des mots.

Comme tous leurs aînés, très vite, ils feront la part des choses à leur façon : une orgie en appelle à leurs instincts bestiaux et primaires, lesquels ont parfaitement le droit de s'exprimer, voyons. Alors, un corps étant un corps, bien sûr qu'ils n'aiment pas les hommes, même si de temps en temps ils en foutent. C'est juste qu'ils étaient là, et eux aussi. Ils deviennent plus dangereux, à partir de cet instant où ils élèvent leur volonté en loi. Plus prompts à exiger, sans accepter qu'un « non » ne soit pas une agression contre leur ego et sans se rappeler les limites de la pression qu'il est tolérable d'exercer sur un être en position de faiblesse. Et, aussi crâne que Sherlock puisse être, il sait pertinemment que dans ces soirées, lui et les autres travailleurs du sexe sont définitivement en position de faiblesse. Ce n'est pas leur beau contrat cosigné avec Eustace Fang qui les dédommagera pour le moindre abus de la part des invités de l'homme. Si Sherlock veut continuer de travailler pour ce magnat, mieux vaut qu'il n'ait aucune raison de se plaindre. Ou alors qu'il garde cette raison minutieusement pour lui seul et, soyons bons, pour le médecin qui l'auscultera. Une médecin, toujours. Sherlock aimerait ne pas être sexiste, mais il a grandi dans un monde où les mamans sont des femmes. C'est assurément du regard et de la douceur de l'une d'entre elles qu'il a besoin lors des rares fois où il se trouve acculé à cette extrémité.

Sherlock, tout en jouant le jeune premier qui sait pourtant tout des plaisirs que peuvent désirer ces messieurs, laisse toujours le sarcasme et la crâne arrogance suinter de lui en des jets plus ou moins nets, selon l'effet que cela semble avoir sur son client du moment. Certains, plus intelligents que d'autres, ou alors plus tordus, aiment sentir qu'un cerveau existe en ce corps pour faire résistance à leur moindre envie. Alors il crâne, il séduit, distant, toujours, d'une façon qui les attire et qui n'a d'innocent que ce que ses grands yeux bleus veulent bien faire croire. C'est une sorte d'attrape-moi si tu peux d'autant plus excitante pour ses clients que ces derniers le savent bien : la proie ne leur échappera évidemment pas. Ce philosophe français ne disait-il pas que le plaisir de la chasse demeure dans la poursuite de l'objet convoité bien plus que dans la capture et la possession, puisque la première nous permet d'oublier la vanité de notre humanité alors que les secondes nous rappellent seulement qu'on pourrait un jour devenir l'objet ? Sherlock se fait un plaisir arrogant, lui, de faire durer la poursuite.

Il crâne d'autant plus qu'il sait que rien, dans sa vie, n'est sujet à crâner. Vraiment rien.

Mais il ne s'arrête que rarement sur cette pensée, trop occupé à la contourner par son jeu, sa poursuite et sa capture orchestrées. Et s'il s'arrête trop longtemps de crâner, c'est l'apathie qui guette, ce qui n'a assurément pas le droit d'advenir pendant ses heures de services. Ça, il doit le réserver aux journées vides passées dans son appartement qui contient tout ce qu'il peut vouloir, et plus encore, puisqu'il ne s'y sert de rien d'autre que son lit et du plafond, en se couchant dans l'un pour fixer l'autre indéfiniment. Quels désirs peuvent le pousser à dépasser ce qu'il est aujourd'hui puisqu'il a tout, et que son esprit miséricordieusement vide n'a aucune motivation qui lui exigerait de lui qu'il déploie la moindre énergie ?

Lors de ses jours de service, la comédie doit reprendre sa place cependant. Alors c'est ce qu'il fait, il joue la comédie, et il songe en son for intérieur qu'ils n'ont pas tort, tous ces riches individus : du temps où il était prêt à tout et n'importe quoi par besoin désespéré d'argent, il n'interrogeait pas le sens profond de ses actions puisqu'elles lui servaient à se nourrir un jour de plus. Aujourd'hui, il n'est pas une heure d'inactivité où il ne se demande pas « à quoi bon » et ce que l'existence lui apporte. Alors, oui, sa vie était sans doute moins compliquée, d'une certaine façon, avant d'être remplie par l'argent. Quand affleure cette pensée, la version de lui qui a vécu dans la misère l'invective durement contre cette vulgarité d'homme trop riche.

C'est très exactement violemment affleuré par cette pensée qu'il se retrouve en ce moment. Ils ont été deux avec lui et ils sont partis se reposer, ou se laver, ou chercher une autre pute libre, ce qu'ils trouveront sans le moindre souci puisque Eustace a vu les choses en grand. Lui reste sur le canapé où ils l'ont laissé sans un mot ni un regard. Couché sur le dos, fixant le plafond blanc autour duquel courent des moulures qui font très Henry VIII - ou pas, d'ailleurs, à dire vrai n'en sait-il rien, il ne s'y connaît vraiment pas, mais ce pourrait être le cas après tout —, il se sent déraper sur la crête très dangereuse qui, lorsqu'il en tombe, le fait sombrer dans une de ses légendaires apathies. Il n'y a alors que la perspective du travail pour l'en sortir. Gagner un peu plus d'argent dont il n'a que faire, mais dont il a paradoxalement affreusement besoin pour garder son appartement ; besoin tout court, viscéralement, pour être sûr de ne plus jamais retomber dans la misère où l'a entraîné la trahison de Mycroft.

Ce soir, comme personne n'est là pour le sauver de lui-même pendant au moins dix minutes après qu'il a remonté son pantalon, fermé sa chemise et essuyé la salive qui coulait de son menton — fait disparaître les traces d'un petit sachet et de son contenu souillé aussi —, il réalise plus que jamais combien ce monde, mais aussi les personnes qui y vivent et qu'il hait passionnément, sont devenus les seuls qu'il fréquente dès qu'il fait l'effort de sortir de chez lui. Pire encore, son cerveau élabore douloureusement le fait que leur fonctionnement qu'il méprise, il l'a fait sien et, dans son cynisme, même lui voit qu'il commence à leur ressembler. Irène ne l'a pas prévenu, pour ça. Sans doute parce que faibles sont les esprits qui croient que les scrupules et l'honnêteté ont leur place ici. Il le sait très bien, d'ailleurs. Il ne les a pas attendus pour devenir cynique, vraiment pas. Le monde procède ainsi. Ceux qui pensent autrement ne sont que des pigeons, les proies faciles du banc de requins dans lequel Sherlock évolue. C'est de la peau de ces super prédateurs, mais de leurs entrailles aussi, qu'il se revêt, à force de les vider d'un argent qui oublie d'abreuver quatre-vingt-dix pour cent de la nation.

« Tout… Tout va bien ?

La question le surprend et, dirigée vers lui et d'une voix dans laquelle perce ce qui ressemble réellement à de l'inquiétude, ce qu'il n'a plus entendu depuis des années, elle lui fait lever les yeux vers sa source. Ceux qui restent dans les parages de l'orgie ont pour réaction, quand ils le voient dans cette apathie, soit la fuite, soit l'envie de le prendre, corps vacant à posséder, et c'est souvent ce qui finit par arriver assez vite. La question l'inquiète à dire vrai. Il a de l'endurance, beaucoup, c'est un de ses atouts. Mais si ses clients se mettent à s'assurer qu'il va bien et à ressentir de l'empathie pour lui, où va le monde et comment vont-ils y survivre, eux qui continuent de croire qu'être pute est plus facile que de gérer des millions en s'improvisant actionnaires, amateurs d'œuvres d'art et marchands de sommeil ?

C'est un homme — évidemment — blanc — forcément, là encore, avec cependant un naturel teint miel qui le distingue de la crème 0 %, des biscuits roses, de l'orange Trump et même du brun poisson pané de ceux qui ont déjà payé leurs séances d'UV ou leurs vacances sur une île de carte postale. Il affiche une trentaine d'années, peut-être une ou deux de plus que lui. Le cheveu blond ramené en arrière d'une façon qui le vieillit un peu, peut-être à dessein puisque ses vêtements crient qu'il n'a pas sa place ici, il le regarde avec un air réellement inquiet dans ses yeux sombres. Et ça, autant que le costume qui tombe très bien, mais pas assez pour être du sur-mesure, de même que le tissu n'est pas suffisamment riche pour le standing de cette soirée, indique aussi très nettement que cet homme n'est pas de ce monde.

Sherlock sent en lui-même quelque chose qui essaie de se dérouler, comme les vestiges poussiéreux d'un végétal qui ne se serait pas encore fossilisé et qu'une montée de sève inattendue ramènerait à la vie. La chose a été abandonnée depuis si longtemps qu'il lui faut d'abord souffler l'épaisse couche de boue qui la recouvre pour laisser les frémissements la pousser vers l'éveil. Ainsi Sherlock ne peut-il s'empêcher de penser « Intéressant » quand il voit cet homme étrange et, soudain, c'est comme retrouver une part de lui-même dont il avait honnêtement oublié l'existence.

Il se redresse en position assise, amène sa cheville droite à son genou gauche et appuie le talon de ses deux mains dans le velours du siège, ce qui soulève ses épaules autour de sa tête. Il penche cette dernière avec un regard minutieux qu'il s'assure de rendre brillant lorsqu'il balaie cet homme avant de se poser de toute son assurance dans les yeux bleu foncé de l'intrus. S'il parvient à déduire quoi que ce soit en cet instant, c'est qu'il n'a plus efficacement utilisé son cerveau depuis bien trop longtemps et qu'il est rouillé. Ses riches clients ont finalement raison de penser qu'il n'est pas assez intelligent. À force de macérer dans leur médiocrité, son processus de réflexion est entré en un état avancé de putréfaction.

« Tout va bien, répond-il à l'homme qui hoche la tête et lui envoie un sourire aussi diaphane que mal-assuré. Sherlock, offre-t-il en tendant une main élégante, parce qu'il voit que l'autre ne sait pas comment poursuivre et qu'il a envie de discuter avec cette curiosité qu'est ce type dans cette salle.

– John, se présente l'autre après une seconde d'hésitation. Ou... monsieur Watson ? Je ne sais pas vraiment comment ça fonctionne…

– Je peux vous donner du « Monsieur Watson » ou du « Maître », si vous le souhaitez, sourit Sherlock pour ne pas répondre « Oui, tu ne sais pas comment ça fonctionne, et bordel, ça se voit. »

– Je… John, c'est bien, je pense.

Il a un regard vaguement paniqué, et c'est le même qu'il envoie à la main que Sherlock lui tend toujours et qu'il n'a toujours pas serrée.

Il ne le fera pas. Sherlock le réalise comme une claque. Ce n'est pas par snobisme comme ce serait le cas avec les autres hommes ici présents. C'est parce qu'une pute, dans l'imaginaire commun duquel celui-là a été nourri, c'est sale, et c'est d'autant plus sale que Sherlock n'a essuyé ses doigts et son corps avec rien d'autre que les serviettes en papier humidifiées à l'eau qui ont été adéquatement mises à disposition sur les tables basses accompagnant chaque surface matelassée. Les autres présents ne se posent vraiment pas beaucoup de question sur l'hygiène.

– Ah, oui, pardon, oublie-t-il de minauder en rangeant sa main.

Voilà une très belle façon, comme un coup sec derrière la nuque, de lui rappeler que se repaître d'un mystère n'est pas une activité pour les êtres comme lui. Il baisse les yeux, abandonnant par là l'emprise de son regard sur cet homme, et se lève. Toujours sans le regarder, et à quoi bon puisque l'autre est sur le point de s'éloigner, il réajuste ses vêtements pour en faire disparaître les plis que son rhabillage rapide n'a pas lissés. Sur son poignet, il tourne le bracelet en argent un peu trop large, afin de le bloquer sur le volume de son bras plutôt qu'il pende lâchement sur son poignet comme si un souffle de volonté pouvait l'en libérer - mais ce n'est qu'un leurre : il sait que le bijou n'est pas si lâche que ça. Il n'ose finalement pas passer sa main, officiellement reconnue sale désormais, dans ses cheveux pour en discipliner les boucles noires (« C'est ta force, lui avait dit Irène quand il l'avait rencontrée et qu'elle l'avait immédiatement pris sous son aile. Avec leur longueur un peu bâtarde et tes grands yeux bleus innocents, tu peux leur faire croire à tous que tu n'as que vingt ans. Assure-toi juste de ne pas trop te déshabiller tant qu'ils sont encore capables de comprendre ce qu'ils voient. »).

Du dos des doigts, il s'autorise tout de même à essuyer la sueur qui perle à sa tempe et à sa lèvre supérieure.

– Je… Ne vous excusez pas, lui dit le dénommé John avec l'air, lui, de s'excuser, et pourquoi ne s'est-il pas déjà enfui ? C'est juste que… enfin, je sais sur qui cette main s'est posée il y a quelques minutes et je n'ai pas très envie d'entrer en contact avec ces hommes de cette façon-là.

– Bien sûr.

Sherlock essaie de sourire, il essaie d'acquiescer, et il essaie, vraiment, de regarder ce Watson dans les yeux. Sans écarquiller les siens, non, juste de soutenir le regard de cet homme qui a l'idée pendable d'amener avec lui un bout de normalité dans cette pièce. Admettre de voir ce qu'un échantillon du monde extérieur pense en le regardant, ce n'est pas quelque chose que Sherlock veut faire. Quand on omet de le considérer comme un humain, lui-même sait oublier qu'il en est un. Condescendance et concupiscence valent mieux que compassion, à son point de déchéance. C'est amusant, ce mot, « déchéance ». Il y a encore quelques secondes, il ne l'aurait certainement pas utilisé pour parler de lui-même.

Il faut qu'il bouge. Il faut qu'il aille travailler. Qu'il s'emploie à faire ce pour quoi il est payé et qu'il fait bien, et le plus vite possible. Oublier. Garder les mains sales avec des gens aussi sales que lui, ce qui est encore le meilleur moyen d'oublier qu'ils le sont tous, et se les salir plus encore pour toucher de l'argent tout aussi sale, sale du sang d'esclaves dans des mines de diamants ou de salariés exploités et pressurisés qui se voilent la face encore un jour puis un autre, parce qu'ils n'ont pas le choix, en se disant que non, leur atelier ne sera pas exporté à l'autre bout de la planète dans un futur proche. Blanchir cet argent, et c'est sans doute ça le plus amusant, le blanchir en étant payé par une des nombreuses sociétés-écran de Fang, et réintroduire tous ces billets sales d'exister dans une économie dont il ne comprend plus les réalités.

Ça tombe bien, parce qu'un homme qu'il connaît pour avoir officié sur lui par le passé le fixe et le voit accrocher son regard, alors il s'approche.

– Vous en avez fini ? demande-t-il très posément à John Watson, comme s'il attendait qu'un usager rende un livre qu'il voudrait emprunter dans une bibliothèque municipale.

Ça tombe très bien, parce qu'avec cet homme-là, Sherlock sait qu'il ne sera vraiment pas difficile d'oublier qu'il est un humain.

– Non, répond alors abruptement John Watson, avec une fermeté vaguement cordiale que Sherlock ne lui avait pas imaginée jusque-là. Je commence tout juste, en fait.

L'autre hésite, lance à Sherlock un regard irrité et mécontent, comme si le prostitué était à blâmer pour le contretemps. Sans doute est-ce ce qu'il pense réellement, dans cette représentation de la réalité tordue qu'est celle des hommes qui ne savent plus que la frustration n'est pas une atteinte à leurs droits fondamentaux. Il s'éloigne finalement après un regard mauvais, le dos raide, et Sherlock n'est plus si pressé de passer entre ses mains.

– Vous ne me dites pas merci ? demande ce qui semble en passe de devenir un client, contrairement à ce que Sherlock pensait jusque-là.

Il ricane à la question, à dire vrai.

– C'est mon métier. Vous venez d'écarter un client plus que potentiel. Je ne vais certainement pas vous remercier de me faire gagner moins d'argent.

– Vous êtes payé à l'acte ? s'étonne l'homme.

Payé à l'acte. Sherlock jubile parce que son cerveau sait dire, juste par le naturel et la spontanéité avec laquelle Watson a utilisé l'expression, que c'est du monde de la santé que provient cet invité-là. Médecin, à n'en pas douter, puisqu'il est ici, et même si ça n'explique pas tout.

– J'ai un contrat, sourit Sherlock sans pouvoir s'en empêcher. Mais il y a aussi les pourboires. Ils représentent une proportion non négligeable de mes revenus.

– Et qu'est-ce que vous en faites ? demande le médecin en regardant ses poches comme s'il se demandait combien de chèques et de billets elles contiennent, avant de remonter à son visage avec un air d'excuse. Qu'est-ce que vous faites de ces pourboires pendant la soirée, bien sûr, c'est ce que je demandais, simple curiosité. Pas la façon dont vous les dépensez.

– Oh, mais je ne touche rien directement et il n'y a certainement pas la moindre livre qui passe d'une main à une autre ce soir. Ce serait franchement vulgaire. Non, tout passe par l'homme qui organise cette petite sauterie. Tout est déclaré, ponctionné et minutieusement étudié pour savoir quels sont les meilleurs employés de la soirée et dans quels investissements futurs parier. Vous ne croyez pas qu'il advient la moindre action illicite sous ce toit, tout de même ?

À l'étincelle ironique dans le regard de Sherlock répond un œil sidéré d'abord, puis un éclat de rire noir :

– Non. Non, effectivement. À part peut-être un détournement substantiel de fonds du contribuable — j'ai vu le montant des subventions versées par l'État à cette… euh… association caritative pour l'égalité des chances qui m'a invitée à cette petite soirée. Et la prostitution organisée, bien sûr.

Oh damn, celui-là fait partie de ceux qui ont assez de conscience pour juger ces questions importantes, ou qui sont assez vicieux pour savourer l'amoralité de ce qui vient d'être soulevé. John Watson a un sourire aussi ironique que le sien, qui ne monte pas jusqu'à ses yeux cependant, et le prostitué se demande soudain s'il existe véritablement des personnes dans le monde avec lesquelles il peut parler de son métier sans recevoir un regard concupiscent, apitoyé ou méprisant.

– Attention, je vous en prie, n'accusez pas trop vite nos bien intentionnés soutiens, le reprend Sherlock. Nos contrats stipulent que nous ne sommes là que pour tenir compagnie à nos bienfaiteurs et apporter aux débats un peu d'ouverture, par notre culture différente due à nos origines modestes. Le point auquel nous décidons ensuite de pousser la conversation est à notre discrétion et ne pourra en aucun cas être imputé à la direction.

– C'est… C'est une blague ? demande John sans plus la moindre trace de sourire, ironique ou non, cette fois. C'est vraiment des formules comme celles-là que vous signez ?

– Bien sûr. Vous l'avez dit vous-mêmes, la prostitution organisée est illégale et s'il y a une chose qu'une pute connaît, c'est la législation en vigueur sur son statut, vu comme c'est mouvant, lui offre de savoir Sherlock avec un clin d'œil en tentant de lui communiquer dans son sourire tout ce que la situation a d'amusant, puisque John oublie d'avoir l'air amusé. La direction est parfaitement en règle. Et puis l'association ne pourrait pas présenter un autre type de contrats que celui-ci lors du bilan annuel, évidemment, ni parler des dons massifs offerts par ces entreprises humanistes qui acceptent de payer les employés de ce genre de soirées caritatives. Ça ferait désordre.

– Mais… comment vous pouvez avoir des droits sociaux adaptés, dans des conditions comme celles-là ? Et une protection décente et cohérente ?

Cette fois, c'est Sherlock qui le dévisage une seconde, puis éclate de rire.

– Ça n'a rien de drôle ! gronde l'homme en face de lui.

– Oh, si, vraiment. Quelqu'un qui s'inquiète des droits de l'homme dans cette pièce, c'est franchement hilarant. Par contre, si je n'ai pas l'air de vous apporter satisfaction à cent pour cent, je risque ma carrière en ce bel endroit. On pourrait peut-être trouver un autre sujet de satisfaction qui vous conviendrait mieux ?

L'autre le regarde bouche bée.

– Vous êtes horriblement cynique.

– C'est effectivement un autre sujet de conversation, mais il n'a pas l'air de vous convenir mieux. Aurait-on assez parlé ?

Sherlock s'approche de lui, à ces mots, et prend la main droite de Watson pour la poser sur son propre torse, immisçant les doigts de l'homme entre deux boutons, sous le pan de sa chemise. John Watson le regarde faire, mais, quand Sherlock lâche ses doigts, il a l'idée répréhensible de ne pas les mouvoir. Pire, il les retire. Pas brusquement, pas méchamment, mais il les retire tout de même et secoue la tête.

– Ce n'était vraiment pas ce que j'avais dans l'idée quand je suis venu vous voir tout à l'heure.

– Oui, et c'était il y a vingt minutes et vous avez eu le temps de faire fuir un de mes clients depuis, en disant, je cite, que vous n'en aviez pas fini avec moi puisque vous commenciez tout juste.

– Je voulais juste éloigner ce type. On était en train de parler et il s'est incrusté comme si tout lui était dû, comme si vous lui étiez dû. C'était d'une impolitesse assez phénoménale.

– Vous êtes nouveau dans ces contrées, n'est-ce pas ? pose Sherlock avec un rictus narquois.

– C'est un problème ? se hérisse Watson.

Cette fois, Sherlock commence réellement à se soucier des remontrances qu'il va subir si la conversation continue de se passer si mal. Watson n'est vraisemblablement pas important pour les acteurs économiques et technocrates de cette soirée, il ne doit pas avoir de véritables réseaux ici, mais Sherlock ne lui donne manifestement pas satisfaction. Or, c'est pour ça qu'il est employé ce soir. Eustace a des yeux partout. Surtout en ce qui le concerne.

– Non. Non, ce n'est pas un problème. Je suis simplement curieux de savoir comment quelqu'un comme vous a pu se faire inviter ici.

– Ça n'a vraiment pas d'importance. Et si tout ce qu'on peut obtenir comme « conversation éclairée et soumise à des positions diverses », comme le vantait l'invitation, c'est de cet ordre-là, je pense que je n'ai effectivement rien à faire ici.

Et merde.

– John, juste, attendez… Excusez-moi, je suis d'une compagnie absolument déplorable. Quelle conversation éclairée avez-vous à me proposer ? Je vous avais mal compris, manifestement, mais je suis parfaitement capable de m'en sortir sur le terrain de la discussion également.

– Laissez tomber. Je tiens pas à taper la discute avec un prostitué juste parce qu'il y est obligé.

Tu me soûles, voudrait pouvoir dire Sherlock.

– Je ne me sens pas obligé de le faire. Ça me convient à dire vrai mieux que ma proposition première, si ça peut vous rassurer. Je vais… Je vais essayer de contenir ce cynisme regrettable que vous avez pointé du doigt.

– Ce n'est vraiment pas la peine.

Comme John se détourne et qu'il n'est absolument pas question de laisser partir un client mécontent, il en va de son job, Sherlock pose d'autorité une main ferme sur l'épaule de cet homme normal qui ne devrait pas exister dans ce monde. Sauf qu'à l'instant où il le fait, le type se retourne brusquement et lui attrape le poignet avec une force violente qui lui donne l'impression qu'une porte vient de claquer sur son bras.

Il glapit. Le bracelet, comprimé par cette poigne dure, incruste ses gros maillons métalliques dans sa peau. Son cœur bat à un rythme brutal. Sa respiration coupée, quand elle finit par reprendre après quelques secondes pendant lesquelles l'homme ne relâche pas sa prise, est saccadée et superficielle. Tout le corps de Watson est tendu, en position de combat, et Sherlock sait, soudain, que si l'inconnu suit l'envie de le frapper qu'il peut lire dans ses yeux, non seulement le prostitué n'aurait-il pas le droit de riposter, mais en plus n'en aurait-il pas la force. Alors il reste tout aussi immobile que lui, dans une attitude qu'il espère la plus inoffensive possible, tandis que sous son crâne, le mot FUIR en gras et souligné clignote comme un néon rouge.

L'autre finit par lâcher son poignet. Sherlock se dépêche d'effectuer un pas en arrière, deux même, jusqu'à ce que ses mollets cognent contre le canapé, en levant les deux mains de chaque côté de son visage, en signe d'apaisement — de reddition, surtout. Ce qu'il a en lui et qui renaît depuis quelques minutes se déploie un peu plus face au mystère de cet homme qui n'a en réalité rien de normal, prompt à se battre, ce qu'il sait manifestement très bien faire. Plus fort, bien plus fort que ça, une douleur s'éveille dans son torse. Sherlock aussi savait se battre, à une époque. Surtout, John Watson, ce soir, est la personne avec laquelle il s'était senti le plus en sécurité et en confiance. Au-delà de son ego qui prend un coup de l'avoir bien mal cerné, c'est cette sensation de sérénité si brutalement arrachée qui lui coupe le souffle.

– Compris, ponctue-t-il avec un sourire vraiment amer, comme l'amertume qui lui ronge l'arrière de la gorge et du sternum, soudain. Je vous laisse tranquille. »

Et il s'exécute sur un hochement de tête en s'éloignant le plus vite possible.

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À suivre


Merci d'avoir lu, et à la semaine prochaine ! :D

Des bisous sur le nez

Nauss