Chapitre IX
– Nikos ? Appela doucement Luka, qui achevait son dîner.
Son futur précepteur eut un bref sourire, l'encourageant à parler, non sans ressentir un très léger agacement, dû au fait que l'enfant Doranovski l'avait empêché de travailler toute l'après-midi. En effet, sa sieste avait été de courte durée et une fois réveillé, il n'avait pas souhaité regarder un match de Quidditch à la télévision. Au lieu de cela, il s'était installé à la table du salon, en face de Nikos. Si au début, il avait lu silencieusement son ouvrage, il s'en était vite désintéressé et avait préféré poser milles et une question sur le dernier voyage qu'avait effectué l'écrivain. Ce dernier n'avait osé lui refuser ce récit, ne se doutant pas que les questions allaient s'enchaîner les unes après les autres, jusqu'à l'heure du dîner.
En réalité, il avait pensé qu'il pourrait s'éclipser dès le retour de Leonid, qui s'était absenté de la Familerie pour assister au procès de Skor. Néanmoins, l'heure du dîner était arrivée que le patriarche Doranovski n'était toujours pas rentré. Nikos avait invité Luka à manger, mentant sur la raison du retard de Leonid, ce dernier ne souhaitant pas que son fils connaisse la tenue du procès.
A présent, Nikos attendait, ou l'heure du coucher de Luka, ou le retour de Leonid, sous le regard amusé de Skadi, qui percevait son irritation croissante. Ce n'est pas qu'il n'aimait pas Luka, mais il avait simplement perdu l'habitude d'une compagnie aussi bavarde et importune que celle d'un enfant.
– Ton prochain livre parlera de quoi ? Demanda Luka, les yeux brillant de curiosité.
Le familier de l'écrivain émit un doux ronronnement, qui s'apparentait à un rire alors que Nikos prenait une large inspiration, sachant d'avance qu'il était parti pour une longue conversation.
– Il portera sur les Disparus, répondit-il en fouillant dans les différents parchemins qui recouvraient la table pour lui en montrer un dessin. Il sourit légèrement face à l'interrogation qui se refléta sur le visage de son prochain élève et développa :
– Au siècle dernier, un dragonnier, Alchibade Vrogar, a… fait l'hypothèse d'une race de dragon qui aurait aujourd'hui disparu. Il s'est notamment appuyé sur la trop grande différence de morphologie entre les dragons d'il y a deux milles ans et ceux de son époque.
Il finit par trouver les croquis qu'il cherchait depuis une minute, et les montra à Luka :
– Il a donc imaginé une espèce qui aurait été intermédiaire, et qui aurait vécu principalement au Moyen-Âge.
– Génial, souffla Luka, fasciné par les dessins de différents squelettes des créatures célestes.
– Sa théorie était follement géniale, accorda Nikos en hochant la tête. Et bien qu'à présent, les experts aient contesté pratiquement l'ensemble de son hypothèse… tout ce qui relève de leur morphologie, leur force, et toutes leurs caractéristiques en général ; il reste celle de l'existence d'une espèce, aujourd'hui disparue. D'autant plus qu'il est question, d'après d'autres sources, d'une extermination massive d'espèces magiques, au Moyen-Âge.
– Par les moldus ? Fit d'une voix horrifiée Luka.
– Par les sorciers, corrigea l'adulte, non sans tristesse. Ils ne souhaitaient pas que les moldus aient connaissance du monde magique, si bien qu'ils… éliminèrent certaines créatures qui étaient trop visibles, trop… compromettantes.
– Mais c'est horrible ! S'écria le jeune Doranovski, d'une voix anormalement aiguë.
– Oui… Murmura Nikos, les yeux dans le vide. Quoiqu'il en soit, il est tout à fait plausible qu'une espèce de dragons particulièrement puissants, ait été entièrement anéantie.
– Mais on aurait des traces, non ? S'enquit Luka, je veux dire, plus que des hypothèses…
Les minces lèvres de l'écrivain formèrent un léger sourire, tandis qu'il se souvenait de son propre raisonnement, qui l'avait poussé à poursuivre ses recherches. Encore aujourd'hui, beaucoup le prendraient pour un fou, à poursuivre ainsi une espèce disparue dans le temps et les mémoires.
– La réponse pourrait se trouver dans les mémoires de Merlin, finit-il par répondre, fier de trouver une étincelle de curiosité allumer les yeux de son futur élève, certes trop bavard, mais si attachant. Décidément, il avait bien fait de proposer son aide à Leonid. Il n'aurait pas supporté de voir Luka devenir une grosse brute sous l'enseignement de Darya.
– Merlin, dans certains textes, quoique nous ne sommes toujours pas certains qu'ils soient de lui, évoque un sortilège très puissant… qui permettrait d'anéantir une chose, au sens le plus fort du terme. Il ne s'agit pas simplement de la détruire, mais aussi d'effacer toutes les traces de son existence… et ce, même dans les mémoires.
Le regard de Nikos s'était assombri en expliquant le maléfice, et Luka sembla comprendre la gravité d'un tel acte, malgré son jeune âge.
– Merlin aurait jeté ce sort sur les créatures ? Chuchota-t-il avec appréhension, même s'il lui semblait déjà connaître la réponse.
– C'est ce qu'indiquent quelques passages, très obscurs évidemment, puisqu'ils ont été eux-mêmes altérés par le sort, mais… certains historiens le pensent, posa doucement l'écrivain. Et ces dragons, parce qu'ils ont disparu, et de la surface de la terre, et de la mémoire de tous, sont appelés les Disparus par ceux qui y croient.
– Toi, tu y croies ? Insista Luka, les yeux remplis d'émerveillement à l'idée d'être mis dans une telle confidence.
– Oui, j'y crois, déclara Nikos, dont les yeux se tournèrent vers l'horloge. Maintenant, au lit ! Ordonna-t-il, en se levant. Heureusement pour lui, Luka fut d'accord et le suivit, babillant sur cette nouvelle histoire, dont Nikos allait entendre reparler, vu l'enthousiasme du plus jeune.
Peut-être était-ce pour le mieux, pensa l'écrivain, qui avait maintes fois songé à abandonner le sujet, dépité par le manque de matières portant sur les Disparus. Il les avait découvert une dizaine d'années auparavant, lors d'une conversation absolument impromptue avec un dragonnier, dans un bar canadien. Les légendes sur eux circulaient dans le milieu des soigneurs de dragons, mais en dehors de ce cercle, personne n'y prêtait attention. Seul un fin connaisseur en la matière pouvait lire dans les lignes des manuscrits du Moyen-Âge pour saisir dans l'opacité des mots une référence à cette espèce, déformée par le sortilège de l'Oubli. Et puis, il y avait les mémoires de Merlin, farouchement protégées par certains sorciers cupides…
Un soupir s'échappa des lèvres du russe, qui aurait cédé tous ses biens pour tenir dans ses mains les mémoires de ce sorcier légendaire. Il s'assit au bord du lit de Luka, qui avala sa potion sans retenir un grimace, puis se coucha, son boursouf venant se nicher dans son cou pour capter le plus de chaleur.
– Mais je croyais, marmonna d'une voix endormie le brun aux yeux turquoise, alors qu'il se pelotonnait dans son lit, sous le regard protecteur de Nikos, je croyais que Merlin était gentil…
Heureusement pour l'adulte, il n'attendit pas de réponse pour s'endormir. Nikos l'observa quelques minutes, rajusta sa couverture, puis sortit de la chambre sur la pointe des pieds. L'idée de finalement écrire lui vint à l'esprit, mais il la repoussa, voulant d'abord avoir des nouvelles de son ami, dont le retard devenait réellement inquiétant.
– Malensky ? Appela-t-il, sursautant légèrement lorsque l'elfe apparut brusquement à sa gauche.
– Monsieur Zaslavski ? Répondit la créature avec curiosité, n'ayant pas l'habitude d'être demandé par les amis de son maître.
– Sais-tu où se trouve Leonid ? Souffla l'écrivain, prenant inconsciemment une voix basse pour éviter que Luka n'entende sa propre inquiétude, même si l'enfant était déjà profondément endormi, dans la pièce d'à côté.
– Dans son bureau, Monsieur, informa l'intendant de la Familerie, qui semblait surpris par la question.
Nikos haussa un sourcil et remercia l'elfe qui s'inclina avant de disparaître vaquer à une autre occupation. Il était impensable à l'écrivain que son ami n'ait pas voulu remonter souhaiter une bonne nuit à son fils. Une urgence avait dû survenir, l'obligeant à rester dans son bureau, supposa-t-il en descendant l'escalier en colimaçon, jusqu'à se retrouver dans le hall.
Il traversa l'Entrée qu'il trouva éclairée au niveau du bureau de Leonid, dont la porte était ouverte. S'appuyant contre le cadre de la porte, l'écrivain considéra d'un bref regard la situation.
Son ami était assis à son bureau, le regard défait. L'une de ses mains tenait une bouteille de whisky à moitié vide, tandis que l'autre agrippait nerveusement un verre, si fort qu'il pouvait se casser à tout moment. Une bonne partie des parchemins qui d'ordinaire s'étalaient sur son bureau était à présent à terre, sans que cela semble gêner le gérant. Ce dernier finit par lever les yeux vers Nikos, qu'il fixa quelques instant sans rien dire, l'expression vide, avant de se reprendre.
– Luka est couché ? Murmura-t-il en frottant l'un de ses tempes, comme s'il avait une migraine.
Nikos hocha silencieusement la tête, tout en traversant la pièce, veillant à ne pas piétiner les papiers au sol. Il s'assit au bord du bureau, encourageant son ami à prendre la parole. Ce dernier baissa les yeux vers le verre dans sa main, qu'il considéra longuement avant de choisir de boire directement à la bouteille.
– Deux ans, souffla-t-il, la voix tremblante. Travaux généraux, qu'ils ont dit, reprit-il avec un rictus hystérique.
– Pour Skor ? S'assura Nikos, qui doutait que le tribunal ait donné une peine si douce, alors que l'affaire impliquait un sortilège aussi sombre que celui du parasite, qui plus est lancé sur un enfant sans défense.
– Pour Skor, répéta machinalement Leonid. Il tenta d'ingurgiter une nouvelle gorgée de whisky, mais finit par la recracher, s'étouffant dans son chagrin.
– Ils n'ont pas pu prouver que c'était Skor qui avait lancé le sort, lâcha-t-il dans un sanglot. L'examen de sa baguette n'a rien conclu, tout comme celui des autres… C'est comme si celui qui l'avait lancé avait disparu. Pourtant, mon Luka a bien été touché par ce sort ! Ça, je leur ai dit… Mais ils n'ont rien voulu entendre…
Il inspira désespérément, comme s'il manquait d'air, puis reprit, la voix cassée :
– Et moi, j'étais tout seul… Tu sais comme je suis, je n'aime pas ces assemblée où il faut bien s'exprimer. Ana aurait dû parler à ma place. Ana aurait fait ça bien mieux que moi…
Il poursuivit dans un sifflement qui peu à peu devint grondement, alors que l'écrivain se raidissait, prenant conscience de la colère qui bouillonnait derrière la tristesse chez son ami.
– Ça fait combien de temps, maintenant ? Deux semaines ? S'écria le gérant, qui envoya le verre s'écraser contre un mur. Pourquoi n'est-elle pas là, en train de rassurer Luka, ou de s'énerver avec moi contre ses vendus du ministère ?
– Leonid, l'interrompit Nikos avec douceur, ta colère est dirigée vers la mauvaise personne.
– Si elle avait été là, ils n'auraient pas osé… Ils n'auraient pas osé…
Nikos resta silencieux, intimement convaincu de cela. Son ami était facilement troublé devant une foule, et il s'imaginait très bien combien pouvait être intimidante la cour de Justice. Ana, elle, pouvait revêtir un masque de glace impressionnant, et surtout, elle ne tolérait jamais de se faire marcher sur les pieds.
En réalité, Nikos trouvait également le comportement d'Ana anadmissible. Il n'était pas possible qu'elle n'ait toujours pas reçu la première lettre de Leonid. Et son absence de réaction exposait cruellement ses priorités. La magizoologiste avait délibérément choisi de poursuivre sa mission, plutôt que de rentrer à Saint-Pétersbourg auprès de sa famille.
L'écrivain n'était qu'à moitié surpris. Ana n'aimait pas, ne supportait pas la compagnie de ses semblables, préférant largement celle des animaux - un trait de caractère qu'elle avait transmis à Luka… -. Oh, elle aimait Leonid, tout comme elle aimait ses fils, mais son travail auprès des créatures magiques était ce qui réellement l'animait au sens profond du terme. Les mois avant l'accouchement de Stanislas avaient été une épreuve pour elle, bien qu'elle passât la moitié de son temps auprès des bêtes de la Familerie.
– Skor était dans tous les cas intouchable… Sa famille est bien trop influente pour que le procès soit équitable, soupira finalement Nikos, conscient que cela ne réconforterait nullement son ami.
– Oui, mais deux ans… ça veut dire que Stan finira par le retrouver et… j'ai peur qu'il… parce que nous, on ne sera là pas deux ans… S'embrouilla Leonid en achevant la bouteille, qu'il laissa tomber au sol avec négligence.
– Ne t'inquiète pas, souffla Nikos, tu peux toujours changer Stanislas d'école… Et puis, si tu lui expliques, posément, une fois sa colère retombée, il t'écoutera. Aies confiance en ton fils…
Leonid renifla pathétiquement, se moucha dans un bruit de trompette qui aurait fait concurrence à Rubeus, puis resta immobile quelques secondes, reprenant un regard vide. Puis il se mit à rire de façon hystérique, ce qui ne fit qu'accroître l'inquiétude de son ami.
– Le pire, c'est que, révéla-t-il après s'être calmé, j'ai eu tellement de remarques sur la manière dont j'élevais mes fils... Ils étaient soi-disant en danger dans la Familerie… Ah ! Maintenant, je peux jurer sur Babayaga en personne que jamais rien n'arrivera à Stan et Luka dans les salles du magasin. Jamais, répéta-t-il en fermant les yeux, l'air soudain exténué.
C'était effectivement ironique, accorda silencieusement Nikos, qui se souvenait de certaines périodes où son ami plongeait dans un état morose, remettant en question sa capacité à élever ses enfants, du fait de quelques commentaires pernicieux sur la dangerosité du magasin et des animaux qu'il contenait.
– Allez, viens, murmura l'écrivain en se remettant debout, prêt à soutenir son ami pour le conduire dans son lit.
Il souffrit du voyage, pourtant court, entre le bureau et la chambre de Leonid, car ce dernier était moitié-éméché, moitié-endormi. Par ailleurs, sa stature était bien plus imposante que celle de Nikos, qui craignit à plusieurs reprises d'être entraîné par le poids de son ami et même d'être écrasé par lui, une fois qu'ils seraient au sol. Heureusement, tel ne fut pas le cas, et hormis la montée dans l'escalier en colimaçon particulièrement laborieuse, il réussit à retenir son ami.
Après avoir couché le gérant, Nikos se dirigea vers la chambre d'ami, où il s'endormit assez rapidement, éreinté par l'exercice, dont il était néanmoins reconnaissant puisqu'il lui avait vidé son esprit.
Inconscient de la soirée éprouvante de son père, Luka se réveilla le lendemain d'excellente humeur, l'esprit encore enivré par l'histoire des Disparus. Il trouva le salon désert, mais ne s'en alarma pas, pensant son père au magasin et Nikos chez son éditeur. Il déjeuna ce que lui avait préparé Malensky, puis passa le reste de la matinée dans sa chambre, jouant avec ses figurines magiques et son boursouf.
Vers midi, son père - qui avait en réalité dormi jusqu'à là - l'appela pour qu'ils mangent ensemble. L'excitation de Luka pour l'espèce oubliée des dragons dérida Leonid, qui réussit à oublier les pensées moroses qui l'habitait depuis le procès. Lui-même se trouva intéressé par cette espèce, dont il n'avait jamais entendu parler et il se promit de trouver un moment tranquille avec Nikos pour le questionner autant qu'il le voulait.
Père et fils firent ensuite une promenade digestive dans la salle de Jade. Ils longèrent l'un des lacs de la salle, habité par différents êtres de l'eau. La salle était anormalement calme, mais peut-être était-ce simplement l'heure, juste après le repas, qui expliquait cela. Leonid et Luka n'allaient certainement pas s'en plaindre, préférant les salles du magasin lorsque les clients les avaient quittées.
Ils purent ainsi observer un couple de démonzémerveilles qui volait dans le ciel. Leur danse était très appréciable pour les spectateurs, puisqu'ils formaient des cercles, les imbriquant l'un après l'autre, sans jamais se toucher malgré leur proximité. Cela distraya Leonid, qui avait toujours eu une fascination pour le vol des créatures. Il adorait le Quidditch, mais devait reconnaître que les balais ne l'emportaient pas en termes de grâce. Que ce soient les dragons, les démonzémerveilles, les hippogriffes, les oiseaux-tonnerres, ou même les chouettes, tous avaient un vol bien plus élégant. Sans doute était-ce la raison pour laquelle Stan et Luka avaient toujours cherché à voler sur certaines créatures, bien qu'ils aient chacun un balais - certes pour enfant, mais un balais tout de même.
Étrangement, la même idée sembla effleurer l'esprit de Luka puisqu'il émit un léger rire tout en regardant son père avec des yeux rieurs.
– N'y pense même pas, gronda Leonid, tout en lui ébouriffant les cheveux pour adoucir son refus.
Son fils haussa les épaules innocemment tout en rigolant doucement. De toute façon, il préférait de loin voler avec Stanislas. Penser à son frère accentua sa bonne humeur, puisque d'ici quelques jours, il le retrouverait enfin, qui plus est pour deux mois !
En outre, Stan avait demandé s'il pouvait inviter son nouvel ami, que Luka était impatient de rencontrer - même s'il était certain qu'au moment où ils se croiseraient, il se retrouverait pétrifié par la timidité.
Leonid avait bien évidemment accepté, puisque à chaque été, il craignait que ses enfants ne s'ennuient. Auparavant, il laissait du répit à leur précepteur, mais cela signifiait également les abandonner seuls des jours entiers, dans la mesure où il travaillait, et qu'Ana était rarement à Saint-Pétersbourg. Ils recevaient généralement la visite de Rubeus, une dizaine de jours. Parfois Darya restait un week-end - ce qui lui était suffisant pour donner milles et une idées de bêtises à son filleul. Plus rarement Nikos, qui cette fois profiterait sans doute du retour de Stan pour s'éclipser en Sibérie quelques semaines avant de s'installer plus durablement à la Familerie.
– Mon grand, je vais te laisser, annonça Leonid lorsqu'il se rappela qu'il avait un magasin à gérer. Il embrassa son fils sur le front, puis le laissa dans la salle, lui faisant promettre de ne pas faire de bêtises.
Et pour une fois, Luka se tint effectivement tranquille. Il s'allongea dans un pré, entouré d'un petit troupeau d'éruptifs qui broutaient paisiblement. Le jeune Doranovski faillit même s'endormir, mais au moment où son esprit commençait à s'enfoncer dans le sommeil, une famille de visiteurs surgit sur un sentier, surprenant les éruptifs qui s'éloignèrent au trot, rompant la tranquillité du lieu.
Luka se releva à moitié, fusillant des yeux les gêneurs, qui ne le virent même pas, tout occupés qu'ils étaient à s'installer sur l'herbe. Claquant la langue d'agacement, le jeune garçon au regard turquoise se releva, puis se dirigea vers la sortie de la salle, marmottant des insultes à l'encontre des clients, à la manière d'un vieillard ronchon – le tableau aurait beaucoup amusé Iorek.
Une fois dans le hall, Luka dut abandonner l'idée de se sauver dans une autre salle, car le magasin avait retrouvé son flot habituel de clients, maintenant que la pause de midi était achevée. Il souffla d'agacement puis monta les marches pour se rendre dans les appartements privés. Là, il rentra dans la chambre de son père, où il se planta devant la bibliothèque, en quête d'un ouvrage portant sur les Disparus. Hélas, comme son père lui avait dit au déjeuner, il n'en avait jamais entendu parler et ne possédait aucun livre les concernant, si bien que Luka dût se rabattre sur un manuel de botanique, intéressant en soi, mais bien moins que ne l'aurait été un livre sur les dragons.
Evidemment, l'idée de se rendre à la bibliothèque de la ville lui effleura l'esprit, mais il la repoussa bien vite, encore traumatisé par sa dernière visite. Et puis, au-delà de son avis, il était certain que son père ne le laisserait jamais quitter la Familerie seul pour un certain temps. Il préférait attendre son anniversaire pour demander à Nikos des livres sur l'espèce si passionnante.
Les jours suivants passèrent rapidement, à la plus grande joie de Luka, qui s'impatientait de plus en plus de l'absence de Stanislas.
Comme Leonid l'avait prévu, Nikos annonça qu'il rentrait chez lui, tant pour préparer ses affaires que pour profiter une dernière fois de la tranquillité de sa cabane. Il donna néanmoins quelques devoirs à Luka - des livres à lire - ce que le plus jeune fit avec enthousiasme. Depuis la conversation qu'il avait eu avec son précepteur sur les Disparus, il lui vouait quasiment une admiration sans borne, et ne cessait de le questionner sur eux.
Il s'ajusta ainsi une plage horaire pour ses devoirs, en fin de matinée, pendant laquelle il lisait avec grand sérieux les divers ouvrages, qui portaient sur toutes les matières enseignées en première année. Après manger, il faisait une petite sieste, de plus en plus courte à son grand soulagement, puis il se baladait dans une salle de la Familerie, ou, lorsqu'il y avait trop de clients, regardait un match de Quidditch dans les appartements de la famille.
Le soir, il prenait sa potion pour le sortilège, s'habituant peu à peu à son goût infâme. Il avait un matin examiné avec minutie son épaule, se tortillant devant le miroir de la salle de bain pour mieux distinguer la cicatrice, maintenant qu'il n'avait plus de bandage.
Sa peau, à l'endroit où le sortilège l'avait touché, derrière la clavicule, était striée, comme par de profondes vergetures, mais heureusement, sur une toute petite surface. En revanche, sous la peau, se développait un réseau de marbrures noires, qui n'avait rien de normal. Luka avait frissonné en considérant l'étendue de cette tache sombre, se rappelant fort bien des paroles du docteur Ovstrosky sur le caractère progressif du sortilège. Pour le moment, il débordait de l'épaule, dans le dos, et légèrement sur son avant-bras. Cela ne lui faisait pas particulièrement mal mais Luka nourrissait une certaine appréhension pour les crises que le médicomage avait prédites.
Par ailleurs, ses cauchemars s'espaçaient doucement et il était certain qu'une fois Stan à la maison, ils s'évanouiraient complètement.
Leonid, quant à lui, était tout aussi impatient de retrouver son aîné. Il voulait d'abord s'assurer qu'il allait bien et qu'il ne culpabilisait pas inutilement. Par ailleurs, il était conscient que Stan ferait beaucoup de bien à Luka, qui, même s'il ne le montrait pas, s'ennuyait de rester tous les jours à la Familerie.
Enfin, le gérant était curieux de rencontrer l'ami de son fils, qui arriverait une semaine après l'arrivée de Stan – il devait sans doute voir ses propres parents pendant cette intervalle.
Leonid était certain qu'avec trois garçons à la maison, il pourrait se changer les idées, ce qui n'était pas un luxe, dans la mesure où il était toujours furieux de la décision du Ministère sur la peine de Skor. D'autre part, même s'il n'en parlait plus, il s'agaçait du silence de sa femme.
A bien y réfléchir, elle avait toujours procédé ainsi, s'absorbant complètement dans sa mission au point d'oublier tout le reste. Elle avait ainsi raté l'enterrement de son père, une quinzaine d'années auparavant. Le pauvre vieux avait contracté à la dragoncelle de manière foudroyante, et était mort en quelques jours. Non seulement Leonid avait été extrêmement gêné à l'enterrement par l'absence extrêmement frappante de sa femme, mais il avait dû affronter le regard de sa belle-mère, qui le détestait depuis toujours, intimement convaincue qu'il encourageait les voyages d'Ana à l'autre bout du monde.
Néanmoins, malgré son ressentiment grandissant, le patriarche de la famille Doranovski ne pouvait guère agir. Il ne pouvait qu'attendre, en espérant que la mission se finisse rapidement et qu'ainsi, Ana rentre enfin à Saint-Pétersbourg.
Il avait envoyé une lettre à sa cousine, Darya, dans laquelle il relatait les derniers événements. Il avait longtemps hésité, connaissant la capacité de Darya à perdre son sang-froid. Iorek l'avait finalement convaincu qu'il faudrait bien à un moment ou un autre lui dire. Leonid soupçonnait l'ours de souhaiter secrètement que la guerrière s'emporte violemment contre Skor. Il ne pouvait lui en vouloir, en vue du caractère de son familier. Le fait qu'il ne soit pas sorti de la Familerie égorger l'un ou l'autre agresseur de Luka relevait déjà du miracle. Et puis, si effectivement il devait arriver quelques mésaventures à Skor, du fait de sa cousine, lui-même n'allait pas s'en plaindre.
Il rattrapa le retard accumulé dans les affaires de la Familerie, et put même accorder une matinée de congé à Malensky - qui le prit comme une offense, même si le sorcier était persuadé que l'elfe avait urgemment besoin de repos. D'ailleurs, il avait repris en couleur lorsqu'il l'avait revu, le midi-même. Evidemment, l'intendant continuait de protester, assurant qu'il allait très bien.
Pour finir, sa semaine avait été ponctuée par une visite à Gringotts. Les gobelins l'appelaient pour réexaminer Crow. Ce dernier s'était plutôt bien remis de ses blessures, même si évidemment, il n'était pas non plus dans une forme astronomique. Cette fois-ci, Leonid avait trouvé le courage d'en toucher un mot à Borbog. Le banquier avait reniflé d'un air suffisant avant d'évoquer la possibilité d'acquérir un nouveau dragon. Voyant que le gobelin était déjà sur ses gardes, Leonid n'avait pas osé insister, mais avait bien mentalement noté l'information, prêt à tout pour récupérer Crow. Le dragon méritait bien plus qu'une salle minuscule nichée dans les profondeurs de Gringotts. Et puis, il s'en occupait depuis si longtemps qu'il le considérait déjà comme une créature de la Familerie et se vexerait s'il le voyait partir dans un autre endroit.
La veille du retour de Stan, Leonid et Luka regardaient un match de Quidditch en dînant une délicieuse tarte aux courgettes préparée par Malensky.
– Il va falloir que tu t'aménages un coin bureau respectable, nota Leonid d'un ton absent, caressant les cheveux noir de jais de son fils. Jusqu'à, présent, son fils avait étudié, soit dans la chambre d'ami, lorsque Stan était encore à la maison, soit dans le salon, parfois par terre, lorsqu'il n'y avait plus de place sur les tables de la pièce. Cela ne dérangeait pas l'enfant, mais Leonid doutait que Nikos accepte ce genre de condition de travail.
– Pourquoi ? Demanda d'ailleurs le plus jeune avec curiosité, lâchant à peine des yeux la télévision, où l'un des attrapeurs effectuaient une plongée spectaculaire pour rattraper le vif d'or.
– Pour que tu étudies avec Nikos, répondit son père. Tu travailleras dans ta chambre… cela va peut-être permettre au salon de ne pas être trop dérangé. Cela te convient ?
Luka haussa les épaules, pas le moins du monde embêté. Ils se turent un instant, captivés par la folle course poursuite des deux attrapeurs à l'écran. Enfin, quand la tension retomba, Luka prit la parole :
– Tu crois que Nikos sait jouer au Quidditch ?
– Il me semble qu'il n'aime pas particulièrement… Pourquoi ?
– J'aimerais bien avoir des cours de vol.
Leonid haussa les sourcils, se tournant complètement vers son fils – ce qui fit grincer le canapé.
– Tu sais déjà voler, remarqua-t-il.
– Oui, mais j'aimerais bien apprendre les figures de vol, répliqua Luka en posant sur son père un regard empreint de sérieux.
– Tu es trop jeune, objecta Leonid. Ces figures sont dangereuses, surtout pour quelqu'un de petit.
– Je ne suis pas petit ! S'écria avec mauvaise foi le jeune Doranovski.
– Si tu étais un oiseau, tu sortirais à peine de l'œuf, se moqua Leonid en levant les yeux au plafond. Attends un peu de grandir, et tu pourras apprendre toutes les figures que tu veux. Tu pourras même en créer une, qui sait ?
– Oh oui ! S'enthousiasma immédiatement l'enfant. Et on l'appellera… on l'appellera… la feinte Doranovski !
– Tout à fait, rigola Leonid en posant son assiette sur la table basse. Il regarda l'heure puis essaya de deviner combien de temps il faudrait à l'un ou l'autre des attrapeurs pour finir le match. Un regard à Luka qui était captivé par la télévision lui apprit qu'il était nécessaire qu'il s'achève avant l'heure du coucher, sans quoi, son fils râlerait.
Heureusement pour lui, le match ne dura qu'une demi-heure de plus. Après un bref commentaire sur le jeu des sportifs, Leonid envoya son fils au lit. Il l'observa boire sa potion en grimaçant, puis lui raconta le conte du lutin mal luné, que son fils connaissait par cœur à force de l'entendre, mais qui l'aimait encore.
Une fois Luka endormi, Leonid se dirigea lui-même dans sa chambre, vérifiant un instant que celle de Stan était prête à accueillir son propriétaire. Puis il se coucha, impatient de retrouver son aîné.
Le lendemain, Leonid passa une grande partie de la journée dans son bureau, qu'il rangea dans un excès de bonne humeur. Il effectua également deux rituels de liaison, enfin, il remonta dans les appartements de la maison, retrouvant Luka qui avait vraisemblablement trépigné tout le jour. Ils commencèrent une partie d'échec, attendant dans un calme qui n'était qu'apparence, l'arrivée de Stanislas. Leonid put admirer les progrès de son fils dans le jeu sorcier, qui s'était amélioré au contact de Nikos.
Enfin, à vingt heures passées, alors que Malensky avait annoncé avoir fermé le magasin depuis une bonne heure, la sonnette de la Familerie résonna dans les appartements. Luka se redressa sur-le-champ, faisant tomber la pièce du fou qu'il tenait précédemment à la main, puis courut vers les escaliers qu'il descendit quatre-à-quatre, sans attendre son père, qui était bien moins rapide. Ce dernier surprit Iorek à se moquer de lui - une fois n'est pas coutume.
De son côté, Luka avait enfin atteint la porte du magasin, qu'il ouvrit sans cérémonie, ne grimaçant pas lorsque le battant cogna violemment contre le mur. Il afficha au contraire un sourire qui montait jusqu'à ses oreilles, alors qu'il se jetait dans les bras de son grand frère.
Stanislas avait un peu maigri depuis sa dernière visite, au printemps. Son teint était très pâle pour la saison, même pour un Doranovksi. Mais ses yeux turquoise s'illuminèrent à la vue de son petit frère, ce qui fit disparaître toute impression de maladie sur son visage, même si celui-ci apparaissait vraiment émacié et blafard, d'autant plus que ses fin cheveux noir corbeau qui lui arrivait au cou offraient un fort contraste.
Ainsi pensait Leonid, qui les avait rejoint. Il était clair que Stan n'avait pas passé une bonne fin d'année. Le patriarche soupira puis fit entrer les garçons à l'intérieur de la Familerie, pour les enlacer tous les deux. Il avait cette chance d'avoir de large bras pouvant envelopper ses deux fils – du moins pour l'instant.
– Vous m'étouffez, protesta Stan, les joues rougissantes. Sans doute n'aimait-il pas le geste bien trop infantilisant, mais Leonid n'en avait cure. Il retrouvait son aîné, ainsi que sa capacité à râler, à obtenir ce qu'il voulait, à entraîner son jeune frère dans des coup-fourrés… Ils allaient lui en faire voir de toutes les couleur cet été, mais Leonid ne s'était jamais senti aussi bien. Il inspira profondément avant de grimacer :
– Babayaga Stan, tu as voyagé avec des trolls ?
Son fils joua à perfection la stupéfaction en se dégageant de l'étreinte – même si Luka restait accroché à son bras, sans faire cas de l'odeur de sueur qu'exhalait son frère.
– Ça ne fait pas deux minutes que je suis là et j'ai déjà des reproches ? Fit-il d'une voix exagérément vexée. Je peux repartir si tu veux.
– Non non, je t'accepte comme tu es, rétorqua Leonid en le réattirant dans ses bras.
Il sentit son fils se détendre et lui-même se sentit enfin complet. Ils étaient enfin réunis. Plus encore lorsque Iorek remonta l'Entrée et, se dressant sur ses pattes arrière, enveloppa les deux fils de son lié, sa large tête reposant négligemment contre l'épaule de Leonid.
Le câlin dura une bonne minute, rythmée par le doux grondement qui émanait de l'ours polaire. Luka et Stan était étroitement enlacés par Leonid et Iorek, et Luka pensa que c'était là qu'il se sentaient le plus en sécurité. Il se pelotonna contre son frère, se faisant la réflexion qu'au moindre cauchemar qui le réveillerait, il irait se réfugier dans ses bras. Stan lui-même semblait profiter de l'étreinte, même si son esprit de jeune adolescent ne le reconnaîtrait probablement jamais. C'est d'ailleurs lui qui mit fin au câlin.
– Bon, ce n'est pas tout, mais j'ai faim, bougonna-t-il, à la manière d'un vieillard, même si ses yeux pétillaient.
Voilà, j'espère que ça vous a plu...
Je pense avoir encore quelques chapitres avant la rentrée de Luka dans une école de magie ! Bonne semaine à tous