« Ça va aller papa ? T'es sûr ? Tu ne veux vraiment pas que je reste avec toi ? »

John relève les yeux de sa tasse de thé. Combien en a-t-il bues dans sa vie ? Combien de litres de thé a-t-il bus dans sa vie ? Si l'autre était là, il pourrait lui dire, avec la précision d'un métronome. Il dirait un nombre, avec une marge d'erreurs c'est certain parce qu'il y avait toujours des trucs qui lui échappaient et qu'il savait le reconnaître : « Je connais tes habitudes John » dirait-il, « mais tes habitudes après que nous nous sommes rencontrés, pas tes habitudes d'avant ». Quelque chose comme ça. Il pourrait lui dire aussi toutes les variétés de thé différentes qu'il a bues : du noir, du rooibos, du vert mais pas trop, du parfumé, bergamote et cannelle, et toutes ses humeurs : quand il était fatigué, quand il était nerveux, quand il était triste, quand il était gai. Ils ont bu du thé tout le temps en fait, à chaque moment ils ont bu du thé. A moins que non, non il n'aurait rien pu dire, « Données non pertinentes, effacées du disque dur » et il aurait pointé son index sur sa tempe.

« Papa, tu m'écoutes ? »

John regarde sa fille. Mon dieu, qu'est-ce qu'elle est belle ! Et qu'est-ce qu'elle ressemble à sa mère ! Au bout de toutes ces années, il n'arrive toujours pas à s'y faire, que ce soit lui qui ait réussi à faire une aussi belle personne que sa fille. Il l'a langée, nourrie, portée, soignée quand elle était malade, il lui a appris à marcher et à lire, il l'a emmenée à l'école, il l'a vue développer ses propres goûts dans un tas de domaines, elle lui a tenu tête souvent, elle est partie, elle est revenue. Après tout ça, il aurait dû s'y faire, il ne devrait pas continuer à être toujours d'abord étonné quand il la voit. Comment est-ce possible qu'une telle chose existe grâce à lui, aussi belle, aussi parfaite, à tout point de vue ? « Le monde serait un tel désastre s'il n'y avait pas eu Rosie… » disait l'autre et quand il disait ça, John savait qu'il n'était pas le seul imbécile à penser que sa fille était la meilleure chose qui soit arrivée sur cette Terre.

« Oui ma chérie, je t'écoute. Tu disais ? »

Rosie, il ne faut pas l'appeler Rosie, elle a passé l'âge, Rosamund penche la tête sur le côté et lui sourit. Elle est jeune encore mais elle a déjà des petites rides autour des yeux, comme lui. Enfin, lui, il en a beaucoup maintenant. Elle s'approche et s'assoie à côté de lui.

« Je disais : est-ce que tu veux que je reste avec toi cette nuit ?

- Non, pourquoi ? Je vais bien, ne t'inquiète pas. Va t'occuper de tes enfants… »

Il lui tapote la main. Ses mains à lui sont noueuses et toutes les veines ressortent. Son majeur gauche est presque difforme maintenant, foutue arthrose !

« Ils sont avec Jack, tu sais ? Il est venu les chercher toute à l'heure. Il les garde jusqu'à demain.

- Il a bien voulu ?

- Ça m'aurait fait mal qu'il refuse. C'est leur père tout de même. »

Elle vient de divorcer, et ça n'a pas été une promenade de santé. C'est Jack qui a morflé le plus, il l'aime encore mais elle, elle ne l'aimait plus alors elle l'a quitté. Elle est comme ça, Rosie, entière, « la vie est trop courte papa » lui avait-elle dit en lui annonçant son divorce. C'est une devise qu'il lui a transmise et il est content qu'elle l'ait adoptée. Pas de compromis, on ne négocie rien et on va là où on veut aller.

« Ça m'a fait plaisir qu'ils aient été là, dit-il en serrant la main de sa fille.

- C'était la moindre des choses, papa. Ils l'aimaient. C'est eux qui ont demandé à venir.

- C'est vrai ?

- Bien sûr, qu'est-ce que tu crois ? Ils l'adoraient même. Ils ont beaucoup pleuré. C'est normal qu'ils soient venus. Je ne vais pas les protéger de je ne sais pas quoi. Tu ne l'as jamais fait avec moi, je ne vois pas pourquoi je le ferais avec Mary et William. »

Il a des petits-enfants maintenant. La chair de sa chair… Déjà Rosie, c'était un tel cadeau, mais Mary et William, ça a fait de lui le plus heureux des hommes.

« Tu es vieux John, avait dit l'autre à la naissance de William, on ne va plus me prendre au sérieux si je traîne partout avec un grand-père.

- Pourquoi ? Tu crois que c'est sérieux de te balader encore avec ce manteau ridicule à ton âge ? avait-il répondu.

- Ce n'est pas juste un manteau. C'est un costume. Tout le personnage est dans le costume. »

Et il avait raison. Malgré le fait que ses cheveux eussent été plus blancs que bruns, et la légère calvitie, dont il ne fallait absolument pas parler, c'eût été sacrilège de parler de cette calvitie, il impressionnait toujours. N'importe qui, qui que ce soit qui le croisait, tout le monde le craignait. Son regard sans doute… John, lui, n'a jamais été impressionné, il ne sait pas comment cela se fait, même encore maintenant il se demande, pourquoi est-ce que je n'ai jamais eu peur de lui ? Mais c'était comme ça. C'est d'ailleurs pour ça que tout a été possible. Parce que John est le seul à ne pas avoir eu peur.

Rosie lui serre la main en retour et passe son bras en travers de ses épaules.

« Je l'aimais tellement, tu sais, tellement, dit-elle.

- Je sais Rosamund, je sais… et lui aussi, il t'aimait. »

Ils regardent leurs mains jointes et Rosie renifle. Elle se retient de pleurer, elle a déjà tellement pleuré. Le jour où il l'a appelée pour lui dire, elle a poussé un grand cri et elle s'est effondrée, comme si la pire des injustices venait de se produire. L'autre était son meilleur ami et John sait que sa fille a confié bien plus de choses sur sa vie intime à l'autre qu'à lui-même. Ça ne l'a jamais vexé, il en était même content et soulagé. Tous les secrets de sa fille ne pouvaient pas être mieux gardés.

« Tu ne crois pas qu'il se moquerait de nous s'il nous voyait ainsi dans ma cuisine ? Sentimentaux… jugerait-il, dit John en tentant un sourire.

- Je ne crois pas non. Il l'était lui-même.

- Il aurait détesté que tu dises ça.

- Je sais. C'est pour ça que je lui disais tout le temps. Tu as le cœur d'une gamine de treize ans, je lui disais… et après il boudait, tu sais, avec son côté très mélo, un peu surjoué. Il aurait fait un très mauvais acteur, toujours dans l'excès.

- Tu ne l'aurais jamais pris pour jouer dans une de tes pièces, c'est ça ?

- Certainement pas. Déjà parce qu'il jouait très mal et ensuite parce qu'il aurait fini par rendre hystérique toute la troupe. »

Est-ce pour cette raison que Rosie est auteure de théâtre ? Parce qu'elle a eu toute sa vie un comédien devant les yeux ? Un mauvais comédien peut-être, mais un comédien. Ou est-ce parce qu'elle a vu son père remplir des pages et des pages pour raconter la vie et les exploits de ce très mauvais comédien ? Réalité, fiction, la frontière est si mince.

« Tu enjolives, John, disait l'autre en lisant par-dessus son épaule. Ça ne s'est pas passé exactement comme ça…

- Je n'enjolive pas. Je rends les choses plus attractives, nuance.

- Et pourquoi faudrait-il rendre les choses plus attractives ? La réalité n'est-elle pas à elle-même suffisante ?

- Parce que les gens aiment rêver. Je leur donne du rêve.

- Et tu préfères mentir pour plaire à des idiots ? »

Et il agitait dédaigneusement sa main dans les airs, et John levait les yeux au ciel.

Il ne faut pas qu'il pleure, non, il ne faut pas qu'il pleure. S'il pleure, Rosie va pleurer aussi et il ne saura pas quoi faire. Mais mon dieu, comme c'est dur ! Deux cons marchant côte à côte, se soutenant l'un l'autre. Et maintenant, il est bancal. Déjà qu'avec l'âge, sa claudication l'avait repris…

« Qu'est-ce que c'est que ça ? avait dit l'autre horrifié en voyant la canne réapparaître.

- Je fatigue et quand je fatigue, je boite.

- C'est dans ta tête… dans ta tête John » Et il tapotait sur le crâne de John.

Puis plus doucement et tendrement aussi, il demandait :

« Ça ne va pas ? Tu es anxieux en ce moment ?

- Je suis juste vieux. » répondait John.

John inspire un grand coup en se redressant sous l'étreinte de sa fille. Ça craque dans son dos. Ses lombaires sont rouillés.

Il se sent bancal, oui, il se sent bancal. L'autre était bien mieux qu'une canne. Séparément, ils n'auraient jamais marché droit. Ensemble, ils ont tracé une route magnifiquement droite. Il y a eu des détours parfois, de sacrés détours, et l'attelage a failli plusieurs fois verser dans le fossé mais au final, en se retournant, c'est une route magnifiquement droite que John voit derrière lui.

« Tu as le droit de pleurer papa, dit Rosie qui comprend toujours tout.

- Je sais ma chérie, je ne me gêne pas avec toi… Il me manque, je… je… quel con ! Vraiment, partir avant moi, c'est encore un de ses tours, tu sais… »

Rosie caresse sa joue et l'embrasse.

« Je sais papa. »

Comment va-t-il faire ? Mais comment va-t-il faire ? Avant, il savait toujours quoi faire, il n'avait qu'à le suivre et c'était suffisant. Mais maintenant… Il a une fille, merveilleuse, et deux petits-enfants, merveilleux aussi, il va s'occuper d'eux. Tout de même, il se sent si vide, si atrocement vide. S'il pouvait le tenir et le secouer et lui dire : « Bougre de con, pourquoi tu me fais ça ? Tu ne pouvais pas attendre ? Il faut toujours que tu fasses tout en premier ? Tout ce que tu m'as donné, pourquoi est-ce que tu me le reprends maintenant ? »

Pourtant, c'est John le plus vieux. En toute logique, et pourquoi l'autre n'a-t-il pas respecté cette satanée logique qu'il vénérait par-dessus tout ? en tout logique, c'était à John de s'en aller en premier.

Il se tourne vers sa fille. Il respire précautionneusement. Ça monte et ça descend dans sa gorge. Son ventre fait des nœuds. Me mettre dans cet état-là, à mon âge, je ne te remercie pas…

« Dis Rosamund, est-ce que tu viendrais avec moi cette semaine… pour vider son appartement ? La nièce de madame Hudson m'a laissé jusqu'à la fin du mois.

- Bien sûr papa. Quand tu veux. »

Heureusement qu'elle accepte, tout seul, il est sûr de ne pas y arriver. Il y a trop de choses là-bas et il ne sait vraiment pas ce qu'il va en faire. Il n'y a plus personne pour s'en occuper avec lui. Madame Hudson est partie la première et comme l'autre avait pleuré ce jour-là ! Un vrai déluge. John l'avait pris dans ses bras en murmurant son nom et il avait pleuré avec lui. Et Mycroft aussi, et l'autre n'avait pas pleuré, il avait juste fait une énorme dépression, six mois de temps et John n'avait jamais été aussi inquiet. Impossible de lui tirer le moindre mot, calfeutré à l'appartement, il ne voulait plus sortir. John passait ses journées avec lui, à ne rien faire, juste attendre qu'il se réveille. Et puis un matin :

« Mon frère est un con. Il a fait ça exprès pour m'emmerder. Pour être bien sûr que c'est moi qui le pleure et pas le contraire. Je ne lui donnerai pas ce plaisir.

- Il est mort ton frère. Et si c'était plutôt parce que lui n'aurait pas supporté de te pleurer toi ? »

L'autre l'avait regardé avec son air mais pourquoi faut-il toujours que tu ne comprennes rien ? Mais s'il y a une chose que John a toujours réussi à faire, c'est bien à le comprendre. Et enfin, il avait pleuré.

« Jeudi, ça te va ? demande-t-il.

- Jeudi, c'est bien » répond Rosie. Elle se lève et enfile son manteau.

Il se lève aussi. Bon sang ! Qu'est-ce qu'il est fatigué ! Il serait peut-être temps de s'arrêter. Un peu de repos, ça ne serait pas de refus. Et même beaucoup de repos. Un très long repos. Ça n'est pas que John a envie de tirer sa révérence maintenant mais sans lui, ça n'est plus pareil. Tout a moins de saveur et de relief. Avant, il y a quelques jours encore, c'était toujours comme s'il y avait des secrets partout, cachés, qui n'attendaient qu'eux pour être mis au jour. Maintenant, tout est gris. La magie est partie. John aurait voulu que la magie se poursuive jusqu'à son dernier souffle à lui.

Dans le couloir où il raccompagne sa fille, Rosie demande :

« T'es sûr papa ? Tu me dis et je reste.

- Va ma fille… on va s'engueuler lui et moi dans ma tête. C'est mieux que tu ne sois pas là.

- Qu'est-ce que vous me faisiez rire quand vous étiez comme ça ! Vous étiez d'un ridicule.

- Je crois qu'on le faisait en partie pour te faire rire. »

Rosie sourit. Elle a la tête remplie de souvenirs, des bons et des moins bons, mais surtout des bons.

La main sur la poignée, elle se tourne vers son père, elle l'embrasse puis elle dit tout bas.

« Dis son nom papa… »

Il se pince les lèvres sur lesquelles il pose son index et il remue la tête.

« Je ne peux pas Rosie… je ne peux pas. »

Elle le tient contre lui. C'est son vieux papa, il a un peu honte, ça n'est pas à sa fille de s'occuper de lui comme ça.

Elle l'enlace. Rosie n'a jamais craint d'être démonstrative. Elle les a toujours embrassés, lui et l'autre. Même après avoir grandi, même après être devenue une adulte, elle a continué à embrasser son père et son meilleur ami.

Alors, tout bas, à son oreille, et pourtant il n'est pas sourd, c'est la seule chose qu'il a évitée en vieillissant, elle murmure rien que pour lui, comme si des fantômes autour d'eux pouvaient entendre.

« Sherlock… »

Et dans ses bras, il s'écroule. Contre l'épaule de sa fille, enfin, il pleure.


.


C'est sorti de ma tête comme ça. Je n'y pensais même pas hier.

Je suis vraiment désolée...

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