― Qu'est-ce que c'est que ce boucan ?! brailla Regina en faisant irruption dans la chambre de son fils Henri qui jouait du violoncelle. Il leva l'archet de ses cordes.

― Apocalyptica, répondit l'adolescent dégingandé de quatorze ans avec un regard de défi.

― Ceci n'est pas de la musique, déclara froidement Regina, ce n'est rien d'autre que du bruit. Ca fait dix minutes que tu joues les trois mêmes accords. Arrête de perdre ton temps, je veux entendre des gammes maintenant.

― Mais maman, protesta Henri, j'aime bien jouer du hard-rock ! C'est nul le violoncelle. Pourquoi je ne peux pas faire de la guitare ?

Regina avait conscience qu'en prétendant détester le violoncelle, Henri avait trouvé un nouveau moyen de lui taper sur les nerfs. Il en jouait depuis qu'il avait six ans. Elle l'avait laissé choisir son instrument, tout en lui expliquant que c'était un engagement à long terme. Huit ans plus tard, il commençait vraiment à sonner pas mal du tout. Il n'avait aucun don particulier pour la musique cela dit. Mais avec davantage de temps et de pratique…

― Tu sais très bien pourquoi, répondit-elle fermement, on en a déjà discuté je ne sais pas combien de fois. La guitare n'est rien d'autre qu'un passe-temps !

Il y avait du mépris dans sa voix.

― Qu'est-ce que tu peux en attendre ? Gagner quelques centimes en jouant dans la rue ?

― Peut-être que je ne veux pas en vivre ! fit remarquer Henri.

― Eh bien, tu pourras en décider quand tu iras à la fac. D'ici là tu continues le violoncelle. Un Mills ne baisse pas les bras.

― C'est pas juste ! protesta Henri. Tous les mecs cools de l'école font de la guitare ou de la batterie, et moi je suis le ringard avec son violoncelle qui joue dans l'orchestre de l'école comme une fille !

― Il n'y a rien de mal à jouer du violoncelle pour un garçon, dit Regina sans s'apitoyer une seule seconde. La plupart des grands violoncellistes sont des hommes. Et puis tu n'es pas le seul garçon dans l'orchestre de l'école. Ces guitaristes amateurs sont pitoyables : ils ne seraient pas fichus de faire de la vraie musique si leur vie en dépendait. Toi au moins tu sais lire une partition.

― Ouais, comme si ça me rendait cool, marmonna Henri, l'archet en berne au bout de sa main droite.

― Eh bien ça devrait ! Jouer les suites de Bach à quatorze ans, c'est bien plus cool que de grattouiller une guitare pour impressionner des petites bécasses qui ne savent pas faire la différence entre un chat qui miaule et un menuet, expliqua Regina non sans impatience. D'ailleurs joue-moi donc ce menuet en ré, et tout de suite !

Henri lui jeta un regard noir et Regina sentit qu'il avait envie de contester et de se rebeller, de se comporter de façon à établir son droit à la contredire et à faire ce qu'il voulait. Elle soutint son regard avec sévérité. Il hésita puis finit par obéir.

Elle écouta l'interprétation peu inspirée de son fils avec une exaspération croissante. Henri avait toujours été un enfant difficile, mais les choses ne faisaient qu'empirer depuis qu'il était entré dans l'adolescence. Il semblait à présent déterminé à gâcher la dernière chose qu'ils avaient encore en commun, la musique classique.

Qu'avait-elle donc fait de travers ? Elle l'avait élevé comme son propre fils, avait pris soin de lui et lui avait donné tout ce qu'elle avait pu. Il était en bonne santé, bien nourri, bien habillé. Il avait une console PS4 et allait dans une bonne école. Il avait sa chambre, son vélo et son violoncelle à lui.

Et pourtant, Henri était convaincu que Regina ne l'aimait pas, et ne cessait de la défier de toutes les manières possibles. Il avait passé des années en thérapie sans succès : il continuait de la détester. Parfois l'idée effleurait Regina que peut-être elle aussi le détestait, ne fût-ce que brièvement, et elle avait envie de gifler son visage maussade, ou de l'expédier en pension jusqu'à ce qu'il ait l'âge d'aller à l'université. Etre une mère célibataire était une tâche solitaire, d'autant plus quand votre unique enfant aurait préféré que vous ne soyez pas sa mère.

Certes c'était là une affreuse pensée pour une mère, mais Regina se demandait parfois… Les choses auraient-elles été si difficiles si Henri n'avait pas été adopté ? S'il avait réellement été le fruit de ses entrailles ?

Henri sentait Regina l'évaluer froidement tandis qu'il jouait en pilote automatique, et il était convaincu qu'elle le méprisait. Il avait réalisé depuis longtemps qu'il ne réussirait jamais à la satisfaire aisément, et surtout pas en tant que musicien. Voilà ce que c'était d'avoir une mère violoniste professionnelle. Et aussi d'être le fils adoptif de la méchante reine, comme la surnommaient en douce ses collègues de l'orchestre symphonique. La seule chose qu'elle chérissait vraiment était son fichu violon.

Mais ce soir, le moment était mal choisi pour tenir tête à sa mère. Henri avait d'autres projets et voulait qu'elle le laisse tranquille. Il avait fini par trouver la cachette où Regina conservait tous les papiers relatifs à son adoption, et découvert le nom de sa vraie mère. Quelle que soit la raison pour laquelle elle l'avait fait adopter, les mères sont censées aimer leurs enfants, non ? Elle devait forcément être une meilleure mère que Regina. Il avait hâte de la rencontrer.