Plus les heures passaient et plus Mill était curieux de découvrir quel stratagème le cadavre allait utiliser pour lui fausser compagnie. Il ignorait si c'était la faiblesse ou l'honneur qui l'avaient fait patienter jusque-là, mais aujourd'hui, le septième jour de sa nouvelle vie, il semblait nerveux. Toujours perché sur le cheval trop petit, il promenait un regard méfiant aux alentours pendant que Mill remplissait ses besaces d'herbes médicinales et ses poches de fraises des bois.

Cherchait-il le chemin le plus court pour s'enfuir ? Le meilleur moment pour partir ? La plus douce ou la plus rapide façon de le faire ?

— Remballe tes orties, lâcha-t-il soudain, on a de la compagnie.

Mill avala les fraises qu'il tenait dans la paume et balaya les bois des yeux. Il ne voyait rien, mais il entendait un bruit lointain. La figure hostile du cadavre s'était froissée et la jument commençait à s'agiter.

Mill n'eut qu'une seconde pour décider une seconde pour choisir entre la prudence et l'acte de foi. Il croisa le regard dur du cadavre. Il aurait pu talonner la jument et le laisser là plutôt que l'avertir, alors Mill décida de lui faire confiance. Il passa un bras dans son dos et encocha une flèche en pivotant vers le cliquetis des mors et le froissement des buissons couchés.

Mill prenait toujours grand soin à circuler hors de la Haute Route. Gardes ou voleurs, tous les passants représentaient une menace pour lui. Il n'avait pas d'argent à dépenser dans les auberges, et son cap, il pouvait le tenir sans suivre les voies battues alors il avait appris à se tenir loin des voyageurs.

C'était la première fois que les voyageurs le traquaient.

— Z'êtes perdus ?

Trois cavaliers étaient apparus entre les arbres. Celui qui venait en tête jouait déjà des doigts sur le pommeau de son épée, mais ça n'était pas une belle épée. Pas une épée de chevalier, par même de soldat rien qu'une lame émoussée volée des années plus tôt à quelqu'un qui savait sans doute mieux la manier que ce bandit édenté. Pourtant, les haillons noirs et jaunes que lui et ses comparses portaient au bras ne laissaient guère de doute. Mill avait vu ces couleurs à Harrenhal, et le dessin des trois chiens.

— Non, merci, à bientôt, dit le cadavre.

Il était descendu de cheval. Il n'avait pas d'armes, mais Mill imaginait que ses poings feraient l'affaire si les choses tournaient mal. Par ailleurs, quelque chose lui disait qu'il ne voulait pas être vu campé sur un poney, les bottes en rase-mottes, et qu'il préférait affronter leurs adversaires debout, même en tanguant sur sa bonne jambe. Il semblait aussi avoir reconnu les brassards, et Mill n'avait jamais vu une telle expression de rage et de peur refoulée depuis qu'il avait tenté de lui cautériser l'oreille.

— On peut pt'être vous aider, continuait le premier homme. On connaît bien l'coin. C'est un peu not' coin, voyez. On peut pt'être vous aider à en virer plus vite, les pieds devant, par exemple. Ou on peut vous faire une fleur et vous laisser filer en un bout pour peu qu'vous nous donniez un p'tit que'qchose en échange. Vos pièces, vos armes et votre bourrique, pour commencer. On va...

— Quand est-ce que tu fermes ta sale gueule ?

Le cavalier jeta un coup d'œil à ses acolytes, puis reporta son regard sur le cadavre. Ils se bravèrent un long moment sans broncher, mais les paupières du brigand s'étrécissaient progressivement, comme s'il comprenait quelque chose.

— La tienne me dit quelque chose, de sale gueule, dit-il finalement. Ce serait vrai, alors ?

Les trois bandits avaient le même air avide, maintenant, mais Mill n'eut pas le temps de s'en étonner. Le cadavre avait baissé le nez vers ses bottes, sans doute pas par honte, plutôt pour tenter de se cacher, et le meneur reprit :

— Ça nous ferait un beau pactole, ça. Alors j'imagine qu'on va pas vous faire de fleur.

— Fais-moi-en une, répliqua le cadavre entre ses dents serrées, approche.

Et il fut assez stupide pour obéir – pour le coincer, selon lui, pour se ruer dans le piège en réalité. Il poussa son cheval à l'assaut en dégainant. Avec une souplesse étonnante pour un homme de sa taille, presque mort de surcroît, le cadavre esquiva le coup d'épée et brandit un couteau. Le couteau de Mill. Il avait dû le lui voler lorsqu'ils chevauchaient ensemble et que Mill faisait tout pour tenter d'oublier son corps immense moulé contre le sien.

Le cavalier fit demi-tour pour une nouvelle charge et le fil du couteau de chirurgie brilla d'un éclat menaçant dans le poing du cadavre. Il n'arriverait pas à l'atteindre, songea Mill. Il ne comptait pas essayer de l'atteindre lui, comprit Mill.

— Pas le cheval ! s'écria-t-il.

Stoppé dans son élan, le cadavre hésita malgré lui, mais le cavalier aussi fut surpris et Mill en profita pour lui décocher une flèche dans la cuisse. L'homme bascula et déchaussa en hurlant pendant que son cheval continuait sa course effrayée.

— Tu vois que tu sais tirer à l'arc, dit le cadavre.

— Je visais l'épaule, répondit Mill en pivotant pour dissuader les deux autres de contre-attaquer.

— C'est le résultat qui compte.

Mill ne lâchait pas les deux brigands rescapés, ni des yeux, ni de la flèche, tandis qu'ils hésitaient entre la lutte et le repli.

— Plante-les ! lança le cadavre.

Mais Mill ne tirait pas. Leur chef geignait quelque part dans les fourrés, Mill entendait le cadavre claudiquer à sa suite pour l'empêcher de ramper trop loin, et les hommes restaient immobiles, trop sonnés pour agir. Finalement, le moins stupide des deux interpréta la patience de Mill comme un encouragement, et il tira la bride en talonnant. Le second le suivit aussitôt.

— Eh ! cria leur chef. Eh, revenez ! Bande de...

— Arrête-les ! tonna le cadavre, plus fort.

Les deux fuyards savaient désormais que des intrus arpentaient les bois, et ils risquaient d'alerter leurs amis ou leurs maîtres pour revenir en force, les détrousser et les abattre. Mais Mill n'avait pas l'intention de traîner ici. L'issue de l'affrontement aurait pu être dramatique il aurait suffi pour cela que les crapules chargent ensemble. Mill avait appris à ne pas chercher les ennuis, alors il était soulagé de voir leur dos disparaître entre les troncs.

— Suis-les, bordel !

— Revenez !

— Tu peux encore...

— REVENEZ !

— Ta gueule, toi !

— S'il vous plaît, me...

Mill n'eut pas le temps de ranger sa flèche : dans son dos, le cadavre se laissa tomber au sol pour achever leur ennemi. Mill lui fit face, abasourdi, pendant que l'homme agonisait en gargouillant.

— T'as dit « pas le cheval », pas « pas le cavalier », se défendit le cadavre, mais il y avait un peu de bravade et de hargne dans sa voix.

Mill le regarda nettoyer la lame dans le pli de ses vêtements, puis tendre la main pour que Mill le relève. Il observait l'endroit où les deux bandits avaient disparu et lorgnait la jument, mais il essayait surtout de cacher son envie – son besoin – de les courser pour les égorger à leur tour. Ils l'avaient reconnu, et contrairement à Mill, le cadavre ne semblait pas prêt à courir le risque qu'ils ébruitent leur découverte. Alors Mill l'ignora, ramena la jument auprès d'eux pour lui tenir les rênes et s'accroupit à côté du nouveau corps.

— Qu'est-ce que tu glandes ? grogna l'autre, impatient et furieux.

— Je t'empêche de les suivre. On partira vite, ils nous feront rien.

Le cadavre jura, lorgna encore les bois avec mauvaise humeur puis se mura dans un silence borné pendant que Mill auscultait la dépouille. Plus de pouls, évidemment, mais il fallait vérifier. Il fallait toujours vérifier.

Les yeux vides et déjà vitreux du brigand fixaient le toit de feuillages. La lumière mouvante faisait presque palpiter le sang sur sa peau sale elle tombait dans sa bouche entrouverte et s'y faisait avaler. Ils ressemblaient tous à Emilyse, dans ces moments-là. Aux autres, aussi, mais surtout à Emilyse, peut-être parce que son image était la plus violente et la plus mémorable.

— T'aurais pas dû, dit Mill.

Près du cadavre mort, le cadavre vivant scrutait désormais Mill avec de l'incompréhension en plus de la colère.

— Qu'est-ce que tu voulais que je fasse ? Lui demander gentiment de secouer son épée ailleurs ? Pourquoi tu fais cette tête-là ?

Mill lui ferma les paupières.

— C'était un copain à toi ou quoi ?

— Non. Rends-moi mon couteau.

Mill se tourna vers lui. Le cadavre baissa les yeux sur l'arme.

— C'était au cas où, dit-il finalement, pour pas que j'aie toujours besoin qu'on me sauve.

— Rends-le-moi.

Le cadavre s'exécuta et Mill entreprit de découper les habits du voleur aussi soigneusement que possible.

— Qu'est-ce que tu fous ? C'est plus fort que toi, quand tu trouves un type déglingué faut que tu le mettes à poil ?

— Vivant, il aurait pu nous servir de monnaie d'échange ou de guide. Mort, il n'a plus qu'une seule utilité. Laisse-moi faire, va chercher le cheval qui s'est enfui. Il est peut-être pas loin. Tu pourras l'avoir, il est plus grand, ça t'évitera de faucher les fougères.

Mill sourit presque devant la mine renfrognée du cadavre.

— C'est pour ça que tu voulais pas que je tue le canasson ? demanda-t-il.

— Non, c'est parce que le cheval est innocent.

C'était un test, aussi. Étaient-ce les moyens pratiques qui manquaient au cadavre ? Une fois qu'il aurait son propre cheval, et un cheval capable de le porter sur plus de dix lieues sans fatiguer, partirait-il enfin ?

— T'es un sacré...

Des cris l'interrompirent. Tous les muscles endoloris de Mill se crispèrent quand il se redressa d'un bond. Les brigands revenaient-ils déjà à l'assaut avec des renforts ? Non : c'étaient des cris de panique, de douleur, pas de guerre. Mill tendit la main au cadavre, planta les bottes dans le sol pour ne pas culbuter quand il tirerait sur son bras et le releva en mettant la jument dans leur dos. Des éclats de voix mêlées de bruits de sabots se firent entendre plus clairement. Quelques secondes plus tard, une quinzaine d'hommes montés les encerclaient.

— Bien le bonjour, amis.

Mill s'empara de son arc et le banda. Il n'avait pas assez mangé pour fournir un nouvel effort intense, ni pour supporter un nouvel accès de peur et de tension extrêmes. Ses bras vacillaient. Ses doigts glissaient. Il jeta un coup d'œil au corps presque dévêtu et déglutit bruyamment.

— Ah non, pas encore toi, lâcha le cadavre à l'adresse de l'homme au visage barré par un cache-œil.

Mill flancha. Ils se connaissaient ?

— Que veux-tu, c'est un petit monde. Trop petit pour ces trois-là, apparemment. Merci d'avoir eu le dernier – il montra les deux corps qu'ils avaient jetés comme des sacs sur le dos de leurs montures –, ça faisait des jours qu'on les traquait. Du menu fretin, mais mauvais armés par la Montagne avant qu'il quitte le coin pour Port-Réal. Gentil à lui de nous laisser un souvenir, hein ?

Le cadavre se racla la gorge et cracha.

— Ils ont saccagé la moitié d'un village, à quelques lieues de là, continua le borgne. Fichu le feu et massacré la famille d'un meunier rien que pour voler trois miches de pain.

— Cause de tes miches à quelqu'un d'autre, répliqua le cadavre. T'en as pas eu assez la dernière fois pour revenir me faire chier ?

Ces hommes-là n'avaient pas les haillons noirs et jaunes des précédents. Ils n'avaient rien de remarquable, d'ailleurs, ou peut-être tout de remarquable, au contraire. Certains portaient de très bonnes armes, d'autres montaient de très beaux chevaux, d'autres encore ressemblaient davantage à des paysans qu'à des guerriers. La hiérarchie du groupe semblait claire, sans pourtant qu'un chef écrase ses sujets : un seul homme parlait, mais ils se tenaient tous à la même hauteur.

— Je ne viens pas chercher la vengeance, reprit leur meneur. Le Maître t'a accordé le pardon et la victoire, et tout ce que le Maître décide me satisfait. On a eu le reste de leur bande un peu plus tôt, on voulait finir le travail. Les villageois seront contents de les voir brûler.

— De rien, vous pouvez vous barrer.

— C'est qu'on est curieux, maintenant.

— Parle ou fous le camp, Béric.

Mill avait finalement décidé d'orienter sa flèche vers l'archer adverse. Il souriait. À sa position, à sa maîtrise, Mill comprenait qu'il serait mort avant de détendre l'index. Peu importait : ça lui permettait de rester concentré, de ne pas trop réfléchir aux mots qu'ils échangeaient et auxquels Mill ne comprenait rien.

— Si j'ai bon souvenir, tu nous as volé quelque chose avant de nous quitter, intervint un autre homme. Quelque chose de précieux.

La mâchoire mangée par une barbe touffue et le crâne coiffé d'un chignon, il souriait en lissant distraitement les pans de son manteau pourpre. Un Prêtre Rouge. Mill ouvrit des yeux ronds. Il avait entendu des rumeurs fascinantes à leur sujet, d'abord murmurées par les mestres, puis répétées en échos de plus en plus bruyants dans les Terres de l'Ouest et le Conflans. Rewan disait qu'ils étaient les seuls à comprendre et à manier le Feu. Rewan savait de quoi il parlait : il connaissait le Temple de Villevieille comme sa poche.

— J'imagine que t'as négocié la jeune Lady Stark pour un bon prix auprès de sa famille, comme on voulait le faire, reprit le Prêtre. On estime que la récompense nous revient.

Mill jeta un coup d'œil au cadavre, tiré de ses souvenirs de recherches incessantes et distrait de ses espoirs. Lady Stark ?

— Je l'ai négociée contre rien du tout, répondit le cadavre. Elle m'a filé entre les pattes en me laissant pour crevé.

Ils ricanèrent, mais Béric se ressaisit rapidement :

— Et encore une fois, tu n'es pas mort. Une preuve supplémentaire que le Maître n'en a pas fini avec toi, Clegane. Et nous non plus, sinon Il ne t'aurait pas mis sur notre chemin.

Les oreilles de Mill bourdonnaient. Stark, Clegane... Il ne connaissait pas assez ces noms pour y associer des visages, mais après ses classes et ses errances, il connaissait assez leur réputation pour comprendre la portée de la révélation.

Le cadavre fuyait son regard, désormais, comme si cela suffirait à le protéger. Clegane. Si la Montagne avait quitté Harrenhal pour Port-Réal, il devait s'agir de Sandor, le Limier. Gregor n'était d'ailleurs pas le genre de chevalier à négocier des rançons, surtout pas quand la monnaie d'échange était une jeune fille – il leur réservait d'autres sorts encore moins enviables. Était-ce le Limier que les bandits avaient reconnu ? S'ils saccageaient les environs sur les ordres de la Montagne, sans doute étaient-ils capables de reconnaître son petit frère...

Mill avait entendu des dizaines d'histoires sordides sur les frères Clegane lorsqu'il vivait encore à Cendremarc. Il avait vu Harrenhal après le passage de la Montagne. Il se demanda s'il n'aurait pas mieux fait de laisser le Limier mourir et de le dévorer.

— Poursuivre quelqu'un dans les bois, c'est pas mon idée de « mis sur votre chemin », répliqua-t-il. D'ailleurs, à moins que vous ayez l'intention de me passer les fers ou de nous offrir une tournée poulets, on va continuer le notre. Vous partez avec trois chevaux, ça vaut bien le prix de la petite Dame. Ma dette est remboursée.

L'archer banda son arc mais le Prêtre l'arrêta d'un signe de la main.

— Laisse, Anguy, on est pas là pour faire des adeptes forcés.

— J'aimerais bien vous voir essayer, ricana le Limier.

— On aura pas à en arriver là.

Le sourire du Prêtre s'était élargi quand ses yeux étaient tombés sur Mill. Mill avait baissé son arc. Un nouvel espoir s'était allumé. Encore un :

— Vous êtes passés par Harrenhal ?

— On a beaucoup eu à faire dans les environs, en effet. Nettoyer les saletés de Tywin Lannister et de la Montagne n'est pas une mince affaire… Les fuir non plus, d'ailleurs.

— Vous avez croisé un mestre sans chaînes, la cinquantaine, cheveux courts et gris ? Ça doit remonter à plus d'un an, maintenant.

Le Prêtre souriait toujours.

— Ça m'évoque quelque chose, oui. Je crois que les soldats de la Montagne l'avait mis dans un sale état. Une coupure à la gorge. Le genre fatal, et puant.

L'estomac et le cœur de Mill se serrèrent.

— Mais il se portait étrangement bien. Il allait vers le sud. C'est lui qui nous a parlé des Marcheurs.

— Les... Les Marcheurs Blancs ? Il... Il vous en a parlé, à vous ?

Le Prêtre prit un air vexé.

— À nous, oui. Pour qui tu nous prends ?

— Un tas de cons, glissa le Limier.

— Nous sommes la Fraternité sans Bannière. Ton mestre nous a appris quelques petites choses. Nous lui en avons appris quelques petites autres en retour. Si ça vous intéresse, pourquoi ne pas en discuter autour d'une tournée de poulets ?