LE CŒUR DE TEOTIHUACÁN

Cualli tlanēci (Bonjour) à tous,

Pour cette nouvelle histoire je vous emmène une nouvelle fois sur les traces de civilisations disparues, plus précisément en Mésoamérique. Pour nous immerger totalement dans ce monde mystérieux et fascinant nous apprendrons quelques mots dans la langue des Aztèques aux côtés d'Emma, ainsi que quelques mots d'espagnol en compagnie de Regina au fur à mesure qu'avancera le récit. Mythes, légendes, faits historiques et imagination débordante se mêleront afin d'offrir à notre couple préféré une épopée digne d'elles je l'espère.

Je publierai une fois par semaine, idéalement le mardi soir. J'ai quelques chapitres d'avance (huit pour l'heure, qui doivent être remaniés encore un peu) mais je préfère ne pas me précipiter au cas où le syndrome de la page blanche vienne à nouveau m'accabler.

Bonne lecture et n'oubliez pas les commentaires, merci;-)


Vocabulaire Nahuatl (aztèque ou mexicain) présent dans ce chapitre (indiqué par des **) :

Cihuapilli = Princesse
Cihuapillahtocatzintli = Reine
Mayeque = Homme du peuple (non-noble)
Tilmatli = Manteau – cape - que les hommes et les guerriers portent par-dessus leur épaule droite (les femmes portent des robes).
Tlahtoani = Roi, Souverain
Tztzimime = les démons provoquant la fin du monde
Yollotl = Cœur


1. LA FIN DU 5ème SOLEIL (ÉTÉ 1519)

Avertissement : Mention de sacrifice humain.

Les conversations sur la pluie et le beau temps deviendront intéressantes
Quand apparaîtront les premiers signes de la fin du monde.
Stanislaw Jerzy Lec

La chaleur était torride en ce jour de début d'été, et les rayons de Tonatiuh [Dieu-Soleil] (1) brûlaient sa peau déjà presque noire. Une jupe en peau de lapin habillait ses reins, alors que la magnifique fourrure d'un jaguar noir – l'un de ses propres trophées de chasse - tombait de son épaule pour couvrir son buste. Un collier en dents d'alligators ornait son cou, des bracelets en or mettaient en valeur ses bras fins - mais néanmoins musclés - et des sandales en cuir venaient parfaire sa tenue royale.

On n'avait pas jugé nécessaire de lui laisser ses entraves, après tout elle était née *Cihuapilli* [princesse] et en tant que telle, elle saurait aller au bout et payer le prix de ce qu'on attendait d'elle maintenant.

Durant des siècles, des centaines, des milliers, des dizaines de milliers de personnes même, étaient remontées, tout comme elle aujourd'hui, la grande allée reliant la petite pyramide lunaire à l'imposante merveille dédiée à l'astre du jour. Tout comme eux, elle allait contribuer à apaiser les dieux, à garder le soleil en mouvement et empêcher la gardienne de la nuit de s'écraser sur la terre.

- Si les dieux sont incapables de se maintenir seuls dans leur habitat naturel, comment pourraient-ils se charger de nos difficultés humaines ?

Elle repensa à cette conversation improbable qu'ils avaient eue, bien des années plus tôt, au milieu d'un champ de maïs jonchant la cité sacrée, et à ce souvenir un sourire s'installa sur son visage. Sa main droite effleura automatiquement le petit sachet de velours qu'elle portait à sa ceinture depuis un quart de cycle [13 ans] (2) désormais.

- Enfin ma solitude prend fin. Voici venu le jour où je rejoins l'être que j'aime : la moitié à laquelle l'univers m'a destinée avant même que les dieux n'ouvrent les yeux. Qu'importent la trahison, l'opprobre et l'agonie à venir, rien, pas même la mort, ne saurait ravir la paix que je ressens enfin dans mon cœur, murmura-t-elle dans son âme.

A son passage, la foule rassemblée depuis bientôt huit heures scandait son titre plus haut que son nom. Du moins celui qui aurait pu devenir le sien, celui auquel sa mère l'avait prédestiné dès le jour où la sage-femme lui avait confirmé sa grossesse. Après tout ne l'avait-elle pas nommée d'après son illustre arrière-grand-mère. Celle qui après la mort de son époux avait régné avec sagesse et sans partage sur le peuple aztèque pendant plus de temps que le nombre d'années que durerait son propre périple ici-bas.

- *Cihuapillahtocatzintli*[Reine (Ma)] ! l'interrompit dans ses réflexions, sa plus fidèle servante, en reprenant le même titre que la foule.

Malgré ses protestations, celle-ci avait insisté pour l'accompagner tout le long que durerait son dernier voyage, juste à se porter volontaire, mais cela elle le lui avait fermement interdit.

- Je ne suis pas *Cihuapillahtocatzintli*, je ne le serai jamais, plus même une *Cihuapilli*, alors appelle-moi par mon nom, au moins une fois dans ta vie, en témoignage de ce que nous avons toujours été l'une pour l'autre.

Des yeux clairs comme le ciel vinrent à la rencontre de ceux bien plus sombres, et Belle comprit que même si sa maîtresse ne l'avait pas clairement formulé, elle la considérait comme son amie, son unique et meilleure amie.

- Azcasuch (3), ces enfants ont offert des fleurs, vos préférées, pour vous.

Elle prit les magnifiques tournesols entre ses mains et les admira de manière non feinte avant de se retourner et d'adresser un hochement de tête en guise de remerciement en direction de la foule que son escorte guerrière empêchait d'approcher.

L'impératrice de toutes les fleurs des champs lui rappelait sa patrie, sa terre, son peuple, ses gens qu'elle chérissait tant et pour qui elle resterait digne au moment d'escalader avec bravoure ces deux-cent-soixante-cinq marches fortement glissantes du sang versé en son sommet tout au long de la journée qui touchait bientôt à sa fin.

- Il est temps de se dire adieu, car là où je vais tu ne peux m'accompagner, dit-elle d'une voix grave, mais néanmoins chaleureuse.

Elle défie les attaches du *Tilmatli* [manteau, cape] qui recouvrait sa féminité et en habilla sa servante, avant de la prendre brièvement dans ses bras.

- Et s'il te plaît, sèches tes larmes, je ne les mérite pas, lui glissa-t-elle à l'oreille avant de la relâcher et de se présenter face au grand escalier qui menait au domaine des dieux.

- Vous vous trompez, vous méritez chacune d'entre elles, cria Belle pour qu'elle l'entende malgré les tambours et les hurlements qui retentissaient à chaque marche qu'elle gravit avec fierté, grâce et tant de prestance que même sa glorieuse ancêtre n'aurait su égaler.

Avant cette ascension, elle n'y avait jamais réellement songé. Après tout, cela faisait partie de l'ordre des choses. C'est ainsi qu'on maintenait l'équilibre de l'univers depuis que les dieux s'étaient mis d'accord pour faire la paix après que le monde eut été déjà détruit à quatre reprises.

En effet, la guerre incessante avait eu une conséquence désastreuse : la mort de Tonatiuh. Toute la création, ainsi que les dieux, mourraient de froid et de faim. Alors, le plus sage *Quetzalcóatl* [serpent à plumes] (4) proposa de sacrifier l'un d'entre eux, afin de créer un nouvel astre du jour. Tecpatzin, un dieu très noble et très riche, se proposa aussitôt, mais Nanahuatzin, très pauvre, mendiant et lépreux refusa, jugeant trop dommage de sacrifier un dieu aussi beau que Tecpatzin, alors que lui manquerait à personne et devenir le soleil serait un grand honneur. Les dieux, une nouvelle fois, n'arrivèrent pas à se mettre d'accord, alors *Quetzalcóatl* décréta qu'il y aurait désormais deux soleils.

Pour accomplir le rituel nécessaire, il fallait d'abord construire une pyramide. Nanahuatzin, habitué au lourd labeur, construisit très rapidement une très haute et imposante pyramide. Tecpatzin, paresseux de nature, eut bien du mal et sa pyramide devint bien plus petite. On alluma un grand feu au pied de chaque pyramide. Tecpatzin prit peur et fut hué par ses semblables qui ne voulaient pas d'un poltron présidant au jour, alors Nanahuatzin s'y précipita sans aucune hésitation. Aussitôt, une énorme boule de feu jaillit et s'élança vers le ciel : le soleil était né.

Tecpatzin eut honte et suivit dans les flammes, et un second soleil prit place au firmament. Peu enclin à partager la gloire, Tecpatzin se mit à la poursuite du premier mettant à nouveau l'univers en péril. Alors, *Quetzalcóatl* attrapa un lapin et le jeta au visage de l'astre trop vaniteux, afin de l'aveugler. Les dieux ordonnèrent à Tecpatzin de se cacher, et de ne briller que la nuit, pour ne pas gêner Nanahuatzin devenu le nouveau Tonatiuh. Mais les nuits de pleine lune, on peut encore voir l'empreinte du lapin sur le visage de Tecpatzin pour rappeler ce qu'il en coûte d'être trop orgueilleux.

En souvenir de ces événements et afin d'assurer la longévité de leurs dieux, son peuple - nobles et manants, riches et pauvres, prisonniers et volontaires, hommes et femmes - affrontait d'année en année le même rituel, ici dans la cité des dieux, à Teotihuacán.

Dès ses premières années d'apprentissage pour devenir la prochaine souveraine de son peuple, sa mère - celle qu'on appelait en cachette *Cihuapillahtocatzintli Yollotl* [Reine de Cœur], ce qui n'avait rien à voir avec une quelconque bonté d'âme - lui avait enseigné la pratique de la cardiectomie (5). C'était un grand honneur et un mal nécessaire à la stabilité de l'empire : la mort de quelques-uns pour que leur famille puisse garantir la survie d'un plus grand nombre. Voilà la logique qu'elle ne cessait de défendre auprès de ceux qui contestaient les sacrifices, qui depuis son mariage avec le Roi s'étaient retrouvés multipliés par dix.

Azcasuch avait compris trop tard que les victoires de son père n'avaient pas été obtenues grâce au sang versé au sommet de la pyramide, comme le prétendait sa mère, mais bien grâce à sa sagesse, sa bonté et son sens de la stratégie, autant militaire que diplomatique. Sa mère se délectait de la crainte qu'elle inspirait et elle exigeait qu'il en soit de même pour ses filles.

La princesse n'aurait su se souvenir du nombre exact de cœurs encore chauds et palpitants qu'elle avait eus à tenir entre ses mains, mais elle se souvenait des nuits suivant chaque sacrifice rituel qu'elle passait à vomir tripes et boyaux sous le regard bienveillant de sa servante. Même l'alcool de maïs ou de canne à sucre n'arrivait à en chasser l'horreur et encore moins le goût.

Sa demi-sœur, née avant que son père le grand Moctezuma (6) ne prenne la Grande Prêtresse de la lune pour principale épouse, n'avait jamais eu de scrupules à arracher ainsi la vie d'ennemis ou amis. Souvent, elle le faisait le sourire aux lèvres, exactement comme celui qu'elle arborait maintenant, alors que sa sœur haïe atteignait la plate-forme de laquelle leur famille dominait le monde des humains depuis des générations.

- Azca.

- Zela.

Elles se jaugèrent longuement du regard. La prêtresse s'était parée d'une robe en laine la plus fine, teintée de sa couleur préférée aux motifs les plus complexes imaginés sur les métiers à tisser, et des plumes de paon savamment fixés dans sa chevelure lui donnant, non sans une certaine ironie, l'apparence de Xochiquetal, la déesse de l'Amour.

Face à elle se tenait une femme à peine vêtue, exhibant sa poitrine généreuse et ferme comme défi ultime lancé à quiconque aurait l'audace d'arracher le cœur protégé par ces deux perfections de la nature.

Azcasuch s'allongea avec grâce sur l'autel de pierre tout en défiant sa sœur d'aller au bout de sa folie de son regard le plus féroce.

- Un jour, tu mettras fin à tout ceci et sous ton règne, êtres humains et divinités, cohabiteront au lieu de se craindre mutuellement, retentissait encore sa voix dans sa mémoire.

- Alors sœurette, ça fait quoi d'être la dernière à te présenter aux dieux, quand même le plus vil esclave t'a devancée ? D'ailleurs, c'est fort probable que personne ne t'attende de l'autre côté, puisque le jour tire, tout comme toi (en ricanant), vers sa fin. Après tout, qui voudrait de toi ? Toi qui es tombée plus bas que le dernier des mécréants.

Zelena riait maintenant à gorge déployée, la démence de Mictlantecuhtli [Dieu de la Mort] (7) coulant dans ses veines, alors qu'elle présentait la dague au peuple et à l'astre du jour.

- Oh puissant Quetzalcóatl, *Tlahtoani * [Souverain] de ces lieux, sois seul mon juge, et si je suis reconnue digne devant ta face, alors que mon sang ne soit pas le dernier versé ici en ce jour, mais qu'il soit le dernier versé en ce lieu pour toujours.

Cette simple prière proclamée d'une voix forte et puissante fit légèrement hésiter la femme debout au-dessus d'elle, confirmant ainsi ce que toute la foule présente avait compris dès le premier regard échangé entre les deux sœurs : Celle qui tenait l'autre à sa merci n'était pas forcément celle qui brandissait le poignard, et la plus grande et plus glorieuse des deux n'était assurément pas celle qui portait les attributs royaux.

Même lorsque la dague déchira la cage thoracique de leur *Cihuapilli*, leur *Cihuapillahtocatzintli* comme il l'avait toujours appelée, alors que la fonction était encore et toujours dans les mains de leur mère, Azcasuch les surpassait toutes et tous.

Elle ne sourcilla pas lorsque la lame affûtée trancha par deux fois son sternum. Zelena se débarrassa rapidement du bout d'os avant de plonger ses mains dans la plaie béante pour écarter les poumons et atteindre le bien précieux qu'elle convoitait depuis qu'elles s'étaient retrouvées.

Bien que la douleur fût insoutenable, Azcasuch lutta de toutes ses forces, préférant se mordre violemment la lèvre supérieure, plutôt que de gratifier son bourreau de ses cris. Zelena prit garde de ne pas écraser l'organe en l'arrachant de son habitat, car elle voulait le voir battre dans ses mains, sentir la force vitale de sa rivale quitter peu à peu ce bout de chair avant de l'absorber en elle en le dévorant.

Elle se redressa en brandissant fièrement le cœur de la princesse aztèque au-dessus de sa tête, afin de le présenter au peuple qui espérait encore que cela les sauverait de la destruction du cinquième soleil.

Le corps d'Azcasuch retomba lourdement sur les marches du Grand Temple, alors que Zelena listait tous les méfaits commis par sa sœur, en insultant entre chaque crime évoqué le malheureux *Mayeque* [homme du peuple] dont sa demi-sœur était lamentablement tombée amoureuse des années plus tôt, précipitant ainsi l'apocalypse annoncée de plusieurs générations.

- A cause de sa faiblesse, comme nos aïeux nous l'ont prédite, le ciel va tomber sur nous et les démons *Tztzimime*, les destructeurs de mondes, viendront couvrir notre monde d'obscurité et de ténèbres, dont nul ne réchappera. Seule votre *Cihuapillahtocatzintli* et sa légitime héritière peuvent encore vous sauver ! Continua la prêtresse de la lune.

Ça ne lui parut même pas étrange de ne plus ressentir les pulsations dans ses veines. En réalité, cela faisait des années qu'elle n'en percevait plus. Sa capacité à les ressentir s'était volatilisée à la seconde où sa mère avait fait passer le jeune homme par le même supplice qu'elle aujourd'hui, avant de s'opposer ouvertement au *Tlahtoani * [Souverain] choisi par les dieux.

Fascinée par l'accumulation de toujours plus de pouvoirs, la Reine aztèque s'était associée à l'homme blanc venu d'au-delà des limites du monde. Ensemble, ils avaient soumis par la force à leur volonté toutes les tribus d'un océan à l'autre. Ces mêmes tribus que son père avait tenté de réunir par la diplomatie, des routes sures, une architecture grandiose et un commerce florissant. Toutes tombèrent sous les bâtons de feu et mourraient des étranges maladies lancées comme des malédictions par les Espagnols à leur encontre. Comment sa pauvre mère n'avait-elle su voir qu'elle s'était associée au démon qui finirait par détruire plus de deux millénaires d'histoire ?

- L'amour est une faiblesse, seul le pouvoir importe dans l'existence, résonnèrent encore les paroles de sa mère dans sa tête, alors qu'elle tentait dans un dernier effort d'attraper le petit sachet attaché à sa ceinture.

Alors que la douleur envoyait quelques derniers spasmes à travers son corps, un cœur desséché glissa hors de son écrin et tomba sur le sol.

On avait déjà commencé à brûler les dépouilles des victimes sacrificielles dans l'immense brasier allumé au pied de la pyramide. La grande prêtresse se prépara à mordre dans le cœur de sa sœur en se léchant les lèvres avec satisfaction, lorsque subitement retentit un coup de feu et qu'une balle l'atteigne à l'épaule lui faisant lâcher son précieux goûter.

Sans s'en soucier, elle dévala les marches du temple afin de se faire justice elle-même en tranchant la tête de plusieurs émissaires espagnols à qui sa défunte sœur avait accordé un droit de chasse sur leurs terres. Mais leur chef, qui s'était, semble-t-il, pris d'affection pour sa défunte sœur - seul tireur capable de l'atteindre à une aussi grande distance - restait introuvable.

- Trouvez-moi ce Robin, apportez-le moi vivant que je puisse l'écorcher vif ! Hurla-t-elle, alors qu'un guérisseur put enfin l'approcher.

La salve menée par les compagnons de l'homme des bois – surnom que lui avait donné les autochtones - fut suffisante pour affoler la foule encore présente qui se dispersa rapidement, sans oublier qu'à l'horizon le bruit des canons retentissait de plus en plus fort.

Zelena ordonna à ses guerriers, ainsi qu'à l'ensemble des habitants de se mettre en marche vers l'est où se préparait la grande bataille de leur génération. Rapidement, l'esplanade de la demeure de Quetzalcóatl et des autres dieux devint totalement déserte.

Belle avait tout mis en œuvre pour trouver de l'aide, mais même les plus valeureux et fidèles compagnons d'Azcasuch n'avaient suffisamment de courage pour affronter la Reine de Cœur et sa sorcière de fille. Seuls les étrangers avaient consenti à venir à son secours, même s'ils étaient malheureusement arrivés trop tard.

Alors que toute la journée le soleil avait trôné avec majesté au-dessus des sacrifices, des trombes d'eau se déversèrent maintenant sur les trois pyramides se mêlant au sang qui avait coulé à flots, rougissant l'ensemble des ruelles jusqu'à hauteur du genou.

Malgré cela Belle refusait de rebrousser chemin et elle gravit avec courage les hautes marches dont des cascades pourraient l'emporter à chaque instant, jusqu'à ce qu'elle atteigne le corps de sa maîtresse et amie.

Elle vit comment sa *Cihuapillahtocatzintli*, la seule légitime, avait tenté d'attraper ce cœur qu'elle avait tant chéri, symbole des seuls et trop courts instants de bonheur de sa vie.

Belle attrapa l'organe qu'Azcasuch avait soigneusement conservé depuis treize ans et le plaça dans le trou béant de la poitrine dans lequel le sang coulait encore. Ne disait-on pas que les cœurs des amoureux en formaient plus qu'un ? Alors les yeux bruns s'ouvrirent sur l'au-delà.

La servante s'assit sur l'une des marches avant de tirer le corps sans vie sur ses genoux. Dans la jungle proche, un gros félin se mit à hurler à la mort, alors que l'orage s'intensifiait.

Inspiré par lui, Belle entonna un chant d'une voix douce et claire. Remplie de ferveur, son hymne s'éleva, supplantant les bruits de la pluie et du tonnerre, ainsi que de la bataille faisant rage à l'horizon, rendant momentanément muets les canons et les fusils des envahisseurs.

- Je viens ici à la saison des pluies, car je puis chanter sur les fleurs, et le chant réjouit mon cœur. Les eaux des fleurs forment comme une écume, et mon cœur s'est enivré.

Chanter l'amour, alors que le monde se tenait sur la brèche, menacé de sombrer définitivement dans le néant éternel : Tous les peuples et toutes les divinités de l'au-delà devaient assurément se moquer d'elle en ce moment, et pourtant Belle chantait de plus en plus fort, comme si c'était l'unique chose raisonnable à faire en pareille circonstance.

- Bien qu'il fît nuit, bien que le jour ne se lèverait pas, bien qu'il n'y eût plus aucune lumière, ils se rassemblèrent. Les Dieux se réunirent, ici à Teotihuacán. Là où notre Père commun déversa du ciel les premières fleurs pour chasser notre amertume. (8)

Un éclair déchira la nuit, frappant violemment la troisième pyramide de l'autre côté de la cité.

Un jeune homme vêtu d'une longue tunique, nette comme un cristal et rayonnante comme le soleil, en sortit et se dirigea dans leur direction. Bien que son visage brillait comme une étoile, Belle ne le vit pas, car seuls les défunts pouvaient contempler sa face sans en mourir.

Il avait des ailes en plumes riches nuancées de charmants reflets ses yeux brillaient comme des émeraudes et son regard était modeste et rempli de bienveillance. L'âme de Azcasuch reconnut instantanément ce personnage blond, de bel aspect et de taille imposante.

- Comment as-tu pu ? hurla-t-elle en reconnaissant Quetzalcóatl sous les traits de son bien-aimé, alors que son corps totalement rigide et frigorifié gisait encore et toujours sur les genoux de sa servante.

Le jeune homme s'approcha davantage avant de lui dire qu'il s'était réservé le droit de voir de ses propres yeux les événements qu'il avait espéré voir prendre une autre tournure.

- Retourne sur tes pas et dis à ton père Moctezuma de ne pas s'attarder d'avantage à être témoin des guerres qui s'engagent entre leur peuple et le nôtre, car ceux qui arrivent, ceux-là soumettront le pays tout entier ils occuperont Tenochtitlan, Mexico leur appartient. (9)

Azcasuch secoua négativement la tête. Elle n'avait nullement l'intention de retourner à son existence faite de souffrance et d'agonie perpétuelle.

- J'unis mon cœur au tien. Suis-le comme tu l'as toujours fait, et je te promets que tu n'auras plus jamais à affronter la vie seule, *Cihuapillahtocatzintli*.

- Reine ?

- C'est ainsi que t'appelleront désormais ton peuple et tous ceux qui voudront vivre sous ta protection bienveillante, car il y a longtemps que je me suis détourné de celle qui t'a mise au monde et qui prétend faire couler le sang en mon nom. Je comptais faire pareil envers ton père et toute sa descendance pour l'avoir choisie sans me consulter. Mais le cœur qu'elle espérait pouvoir manipuler s'est montré plus noble que le vice qu'elle cherchait désespérément à y implanter, et ses mains plus habiles à nourrir qu'à détruire.

- Tu te trompes, mes mains sont aussi souillées que les leurs et mon cœur tout aussi noir. La seule différence entre elles et moi c'est que mon cœur est mort avec mon bien-aimé et que depuis il ne noircit...

- Ni ne blanchit, termina le jeune homme pour elle. Aie confiance en moi et en ta destinée, et n'oublie pas d'ouvrir ton cœur *Cihuapillahtocatzintli*, aime à nouveau Azcasuch.

Elle le dévisagea une dernière fois, persuadée au fond d'elle-même que jamais elle n'aimerait, comme elle l'avait aimé lui, le jeune homme qui avait croisé sa route, alors qu'elle cherchait son fidèle compagnon à quatre pattes au cœur des champs de maïs.

- Alors, je viens ici à la saison des pluies, car je puis chanter sur les fleurs, et le chant réjouit mon cœur. Les eaux des fleurs forment comme une écume, et mon cœur s'est enivré retentissait toujours encore la voix de Belle qui la berçait dans cet entre-deux-mondes.

Les larmes de Belle se mêlèrent à celles que les dieux déversèrent tel un déluge juste à envahir la poitrine de la dernière princesse digne du trône qu'ils avaient établie sur terre. Le cœur desséché s'en gorgea juste à reprendre l'apparence d'un organe presque sain.


Notes:

1) Dieu-Soleil qu'on retrouve représenté au centre du "calendrier aztèque".

2) Les Aztèques utilisaient deux calendriers qui coïncidaient tous les 52 ans, période où l'on craignait le pire, car l'on affirmait que le cinquième soleil s'achèverait au terme d'un cycle de 52 ans. Le calendrier civil comptait 18 mois de 20 jours, donc 360 jours (les cinq derniers jours de l'année étaient dit néfastes ou vides). Le calendrier religieux combinait les mêmes 20 jours avec les nombres de 1 à 13, soit au total 260 jours.

3) Azcasuch fut l'une des rares Reines aztèques à avoir régné sans partage - comme un homme - dont l'histoire nous est parvenue.

4) Principal dieu des aztèques, apparaissant sous les traits d'un « serpent à plumes » et présidant à l'air et au commerce, il fut souvent associé à l'épi de maïs symbolisant la terre, le poisson symbolisant l'eau, le lézard symbolisant le feu et le vautour symbolisant l'air. C'est le seul dieu qui ne demandait pas de sacrifice humain (le condamnant même).

5) La cardiectomie est une technique rituelle de sacrifice humain qui a été pratiquée de manière régulière et parfois massive en Mésoamérique. Elle consiste à extraire le cœur, encore palpitant, du sacrifié de sa cage thoracique à l'aide d'instruments en silex ou en obsidienne.

6) Dernier souverain aztèque. Qui bien qu'ayant été un grand unificateur pour son peuple, tergiversa trop envers l'envahisseur espagnol. En cause de nombreuses prophéties et légendes – retouchées ou non, par les Espagnols – assimilant l'homme blanc aux cheveux de feu (Hernán Cortés) au retour de Quetzalcóatl, légitime souverain du Mexique.

7) Dieu de la mort, seigneur du Mictlan, le lieu le plus bas de l'infra-monde où Quetzalcóatl l'a enfermé en mettant en ordre le chaos originel. Son culte était particulièrement important et impliquait des sacrifices humains et des actes de cannibalisme.

8) Tiré du Bal de Netzahualcóyotl, chant aztèque.

9) Cette légende parlant d'une femme revenue d'entre les morts pour annoncer à Moctezuma la fin de son règne a été retranscrite dans le « Codex de Florence 1950-1981, VIII ». Le jeune homme mentionné fait débat. Pour les indigènes, il s'agit de Quetzalcóatl, qui ainsi leur a évité l'éradication totale. Pour les Espagnols, c'est le Christ en personne qui incite les Aztèques à remettre leur pays dans les mains des chrétiens et à se convertir.


A la semaine prochaine ;)