Une rose grise.

Arrêt de bus.

Shiho Miyano avança d'un pas lent, délibéré et décontracté. Son parapluie appuyé sur son épaule, protégeant ses cheveux de la pluie qui tombait à grosses gouttes, elle gardait son autre main dans sa poche, en essayant d'ignorer le vent froid et humide qui mordillait sa main exposée. Mais ce n'était pas sa main qu'elle ressentait comme le plus glacé.

Son cœur était gelé.

Elle avait l'impression d'avancer dans le noir, mais quelle impression bizarre tout de même, sachant que les hommes en noirs n'existaient plus. Gin était mort, Vermouth derrière les barreaux, et Vodka qui n'attendait que sa sentence... Et le Boss, évidemment. Cet homme si malin et extraordinaire, il n'était maintenant rien d'autre qu'un homme de plus soumis aux règles de la société. Elle avait encore du mal à y croire en y repensant.

Tout ce qui s'était passé depuis la mort de sa sœur lui semblait surréel. Le fait que l'Organisation l'ait trahie de cette manière… Le fait qu'elle ait trouvé le courage de leur faire face, les trahir à son tour et tenter de leur échapper en s'ôtant d'elle-même sa vie… Et puis ce miracle, ce petit miracle qu'était sa survie, ainsi que celle de Kudô… Le fait qu'elle ait pu se cacher aussi longtemps, survivre, non, vivre à ses côtés, auprès de personnes aussi chaleureuses que le professeur Agasa, les Détective Boys, et même Ran Mouri. Durant ce lapse de temps, elle leur avait échappée, de justesse, à plusieurs reprises, grâce à l'aide de ce détective borné. Ce détective au cœur d'or, qui ne comprenait pas ce que l'organisation pouvait avoir d'aussi terrible qu'elle n'ait pas voulu lui en dire plus. Ce jeune inconscient, qui pensait avoir solution à tout, pouvoir trouver la réponse à toute énigme. Cet idiot qui ne la comprenait jamais totalement...

Et qu'elle avait pourtant aimé.

Elle se mordit la lèvre à cette pensée. Ce n'était pas qu'elle l'avait aimé, c'est qu'elle l'aimait toujours, et c'est pour cette raison que son cœur s'était frigorifié à l'annonce de ses fiançailles avec Mouri.

Elle releva soudain les yeux, en entendant le bruit d'un véhicule lourd, accompagné du bruit d'eau se retrouvant projeté par ses roues. Elle soupira en voyant qu'elle venait de rater son bus de retour. Elle parcourut rapidement les trente mètres qui restaient entre elle et l'arrêt, et regarda les horaires. Oh joie, elle devait attendre encore trois quarts d'heure avant le prochain. D'ici son retour chez le professeur Agasa, elle avait de grandes chances d'attraper une pneumonie. L'arrêt n'offrait aucun abri, et les rares magasins des alentours étaient déjà fermés pour la nuit. Résignée à rentrer trempée jusqu'aux os, elle s'appuya contre un mur relativement protégé du vent, dans l'attente du bus.

Elle fut surprise de ressentir une grande colère au fond d'elle-même. Non pas qu'elle ne considérait pas cela normal, vu qu'elle n'aimait pas particulièrement se retrouver à attendre quarante-cinq minutes sous la pluie, cependant, elle ressentait clairement une autre cause sous-jacente à cette colère… À quoi pensait-elle déjà, avant qu'elle ne soit distraite par le bus qu'elle venait de rater?

Ah, oui. Sa vie pendant ces deux dernières années. Le miracle qu'elle ait pu les vivre, et qu'elle ait même pu trouver cet antidote élusif aux effets rajeunissant de son médicament… De son poison… Et puis la transformation de Kudô, lorsque tout s'était précipité, lorsqu'il avait enfin trouvé moyen de contrecarrer les activités de l'Organisation. Jamais elle ne s'était sentie aussi proche du Détective de l'Est qu'à ces moments là, même si elle ne pouvait s'empêcher de croire qu'il allait à tout moment au devant de sa mort. Elle aurait été prête à se sacrifier pour le sauver, cependant, tel un magicien, à chaque fois qu'elle le croyait perdu à tout jamais, il trouvait en un tour de main une solution, un retournement insensé de la situation en sa faveur.

Un magicien...

Hah! Elle devait déjà être entrain de tomber malade. Voilà qu'elle le voyait devant elle, avec sa dulcinée, alors qu'elle savait pertinemment qu'ils étaient tous deux à l'autre bout de la ville. Et comme pour moquer ses pensées, voilà que le Kudô de son illusion leur montrait à toutes deux un tour de magie des plus simples. Il avait fait apparaître une rose pour l'offrir élégamment à la jeune femme qui avait la bonté de l'abriter sous son parapluie.

Ce ne fut que lorsque le jeune homme en question l'interpella qu'elle réalisa que ce n'était pas tout à fait une hallucination.

"Yo mademoiselle, le car est-il déjà passé?"

Il avait sa voix. Il avait son visage. Il avait même un sourire insolent qui ressemblait drôlement au sien. Mais ses cheveux étaient différents, ses vêtements attestaient d'un goût vestimentaire bien moins sobre, et, en y regardant à deux fois, il n'était pas accompagné par Mouri. La jeune femme était plus petite, plus jeune, et bien plus expressive.

"Je te le dis Kaito, on l'a loupé, je suis sure! Tout ça à cause de ta fichue manie."

Il ne fallut pas grand chose à Shiho pour lui imaginer une manie de tomber sur des affaires de meurtre. Mais quelque chose lui disait que ce n'était pas cela.

"Il est passé y'a pas deux minutes. Je crois bien que vous l'avez ratés tout comme moi."

"Et merde. Le prochain est dans 45 minutes, c'est bien ça?"

Shiho se contenta de faire oui de la tête au jeune homme avant de détourner son regard. Faites qu'il s'en aille. Elle n'avait pas envie de faire face à ce sosie de Kudo plus longtemps. Pas quand son cœur lui faisait mal comme cela. Pas quand elle essayait de tirer un trait...

"Tenez!"

"Hm?"
Elle releva la tête pour se voir offrir un bonbon pour la toux. Le jeune homme le lui tendait, tandis que sa compagne lui disait de le prendre, pour éviter d'attraper on ne sait quoi.

"Vous êtes toute trempée et vu qu'on va rester la encore un moment, autant vous en offrir un. Je n'aimerai pas voir une jolie dame comme vous attraper froid à cause d'un bus manqué."

"Je..."

Le jeune homme lui prit la main et lui sourit tandis qu'il la forçait à prendre l'objet. Ses mains étaient chaudes. Son sourire était le plus chaleureux qu'elle n'ait jamais vu.

Shiho se sentit rougir. Elle prit le bonbon à sucer et le mit dans sa bouche dans un effort conscient pour masquer sa gêne, les remerciant d'un simple geste de la tête.

"Comme quoi Kaito sait se montrer gentil des fois!"

"Roh ça va, Aoko. Je suis toujours gentil."

Shiho observa en silence les chamailleries des deux tandis qu'ils se placèrent à côté d'elle. Elle avait beau détourner les yeux dans un vain effort de les ignorer, elle ne pouvait s'empêcher de les regarder en coin.

Le temps que le bus arrive et qu'ils y montent tout trois, la pluie n'avait toujours pas cessée, mais Shiho avait pu se former une opinion des deux personnes qui montèrent après elle. Elle montra son ticket au chauffeur avant de s'asseoir dans un siège près d'une fenêtre, et fit semblant de ne pas suivre des yeux les mouvements du jeune homme derrière elle.

Il était charmant, ce sosie de Shinichi, et bien moins coincé que ce dernier. Il se chamaillait avec son amie, Aoko, comme s'ils étaient encore des enfants espiègles, parlant de tout et de rien… Aucun silence embarrassé, aucune tension, pas de non-dits, rien. C'était relaxant après deux années passées dans l'ombre d'un détective qui, lorsqu'il avait l'opportunité de parler à sa dulcinée, avait pour reflexe d'assumer le rôle de l'adolescent maussade qui ne savait pas parler aux filles. La jeune fille qui accompagnait ce Kaito était d'une fraicheur si candide comparée à Ran, l'éternelle inquiète, que Shiho se sentait les envier, ce couple d'inconnus qu'elle avait rencontrée par hasard à un arrêt de bus.

La rencontre lui ayant remontée son humeur, Shiho se détendit et se laissa somnoler. Elle avait encore un long voyage avant de rentrer à la maison du professeur, pas besoin de se fatiguer inutilement à garder les yeux ouverts. Ses rêveries incluaient magie et romance, danger et illusions. Elle se réveillait par intervalles, observant le duo qui continuait de discuter de tout et de rien. A plusieurs reprises elle entendit le mot Kid leur échapper. Elle sourit en entendant la férocité avec laquelle la jeune Aoko défendait les policiers chargés de la capture du voleur. Une jeune femme qui n'était pas amourachée de ce voleur? Quelle nouveauté.

Plusieurs arrêts plus loin ils descendirent. Shiho les regardèrent s'en aller avec un petit pincement au cœur, mais continua de sourire néanmoins. Ce ne fut que lorsque son arrêt se profila sous ses yeux qu'elle remarqua que le jeune homme avait oublié quelque chose sur son siège. Elle le ramassa, voyant une carte de fidélité coincée entre deux pages. Le nom "Kaito Kuroba" écrit dessus lui confirma qu'il était bien le sien. Le carnet a du tomber de sa poche lorsqu'il avait évité l'une des pichenettes de son amie, avant de descendre du bus. Elle mit l'objet dans sa poche sans trop y penser, avec la simple notion qu'elle pourrait le lui rendre dans un futur proche, peut-être.

Normalement elle aurait simplement laissé le carnet sur place. Normalement elle aurait décidé que ce n'était pas son problème.

Il l'avait vraiment marquée, ce Kaito Kuroba.


A continuer...