Note: Oui, je sais bien, ce chapitre s'est longuement fait attendre. Certains passages m'ont donné du fil à retordre et m'ont considérablement retardée. Je ne parle même pas du peu de temps que je peux consacrer à l'écriture ces jours-ci… Je tiens néanmoins à remercier les personnes qui m'ont laissé des messages encourageants, et je remercie celles qui se seront montrées patientes et qui continueront à lire cette fic, ou celles qui la découvrent aujourd'hui et qui décident de lui accorder un peu de leur temps… Merci! :-)


CHAPITRE 5 – CAGE DOREE.

La tête penchée en arrière, j'ouvre la bouche pour recueillir la dernière goutte de Blishen's (1). Elle reste suspendue quelques instants au goulot de la flasque, petite perle aux reflets ambrés, avant de tomber au fond de ma gorge, et de glisser le long de mon oesophage comme une coulée de lave brûlante.

Je me passe une main lasse sur le visage, et mes yeux se posent une fois de plus sur la valise ouverte, sur le sol. Cette valise dans laquelle Norbert Dragonneau a disparu en milieu d'après-midi.

Foutu Dragonneau.

C'est de sa faute si je me suis remis à boire. Je m'étais pourtant fait la promesse de ne plus toucher à une goutte d'alcool. A l'exception peut-être, du vin de canneberge.

On a l'impression d'être invincible quand on boit. On a l'impression que plus rien ne peut nous atteindre. Ni le poison du passé qui coule dans nos veines, ni les atrocités du quotidien qui nous détournent chaque nuit des bras de Morphée (2). On se croit à l'abri de la noirceur de ce monde. On oublie à quel point on est seul. Et puis un soir, on a tellement bu que le patron du bar refuse de nous resservir. "Ca suffit pour ce soir, Mr Graves. Vous devriez rentrer chez vous. Demain est un autre jour."

Chez nous. C'est tout juste si on se souvient où ça se trouve, et on n'a pas les idées suffisamment claires pour y transplaner. Il est tard, et on se perd dans le quadrillage monotone des rues de la ville. Elles se ressemblent toutes, dans la nuit.

Et, tapi dans l'ombre, telle une araignée guettant patiemment sa proie, quelqu'un nous attend au détour de l'une d'elles. Quelqu'un qui nous a suffisamment observé pour connaître nos habitudes. Quelqu'un qui a soigneusement tissé sa toile. Quelqu'un qui a clairement compris que boire ne rendait pas invincible. Bien au contraire.

Nos réflexes sont diminués. Nos gestes, mal coordonnés. Notre main tremble en s'emparant de notre baguette lorsque la pâle lueur du réverbère révèle un visage familier. Un visage que l'on a vu maintes fois à la Une des journaux, ou placardé sur des avis de recherche avec des récompenses exorbitantes à la clef. Mais avant même que l'on ait le temps de se souvenir du moindre sort, on se retrouve derrière des barreaux, comme ces oiseaux bariolés que l'on arrache à leur jungle natale pour aller divertir des bourgeois en mal d'exotisme. Demain a vraiment été un autre jour. Et ce jour là, j'avais juré que si je m'en sortais vivant, j'arrêterais de boire.

Eh bien, il semblerait que je sois aussi vivant que je puisse l'être, et que j'aie, de toute évidence, misérablement échoué.

Il y a deux jours, en rentrant de ce dîner avec Norbert Dragonneau, j'ai bu. Je n'ai pas bu parce qu'on m'avait volé sept mois de ma vie. Je n'ai pas bu pour tenter d'oublier les cauchemars et la douleur. Non. J'ai bu parce que je ne voulais pas qu'il quitte l'Amérique. Norbert, je veux dire. Je ne voulais pas qu'il s'en aille. Pour des raisons… évidentes.

Parce que je me sentais redevable.

Parce que sans lui, je serais encore en train de pourrir au fond de ma cellule.

Parce qu'il méritait bien plus qu'une tarte aux asperges en guise de remerciement.

Et puis, surtout, parce qu'en tant que Chef de la Sécurité Magique, c'était mon travail –mon devoir- de le protéger.

Cela n'avait rien à voir avec le fait qu'il soit le petit frère de Thésée. Non, non… Absolument rien à voir. D'ailleurs, j'avais déjà oublié ce détail.

Rien à voir non plus avec ses traits délicats comme de la porcelaine, non. Ni avec la couleur si particulière de ses yeux. Ou avec ses pommettes saillantes. Ni ses…

Et merde.

J'ai bu parce que je ne voulais pas qu'il parte. Maintenant, je bois parce qu'il est resté.

Il est resté, et je ne suis plus trop sûr que ce soit une bonne idée. Il est resté, et déjà je sais qu'il a fait de moi son prisonnier. Il m'a sorti de ma lugubre cellule pour m'enfermer dans une cage dorée.

Un sourire. C'est tout ce qu'il lui a fallu. Un sourire. Non. Pas juste un sourire. Ce sourire. Ce satané sourire. Celui que Thésée arborait à chacune de nos disputes. Celui qui me donnait envie de l'étrangler de mes propres mains, mais aussi celui qui me faisait marmonner 'Bien sûr que je te pardonne', même s'il venait de me mettre le coeur en miettes. Parce que contre ce sourire là, je ne peux rien.

J'ai essayé de l'oublier, ce sourire. J'ai déchiré les photographies. J'ai enfoui les souvenirs au plus profond de mon esprit, pour qu'ils disparaissent sous une épaisse couche de poussière. Et quand je me pensais enfin sur la voie de la guérison, voilà que ce sourire surgit de nulle part, et vient à nouveau me hanter.

La seule différence, c'est que Thésée savait quel pouvoir il pouvait exercer sur moi avec ce sourire. Norbert… Norbert n'en a pas la moindre idée. Il vous sourit avec une innocence presque enfantine. Il vous fait baisser votre garde, et avant même que vous n'en ayiez conscience, tel le cheval de Troie, il entre, sans éveiller le moindre soupçon, dans la forteresse de votre coeur.

Alors quand il m'a demandé un peu plus tôt de lui raconter ma captivité, quand il m'a dit qu'il comprenait combien ça devait être difficile pour moi de remuer ces souvenirs, mais qu'il a ajouté avec un sourire – avec ce sourire – qu'il attendrait le temps qu'il faudrait, Merlin, comment aurais-je pu refuser?! Qu'étais-je censé répondre quand les rayons timides du soleil de décembre filtraient à travers la fenêtre, et s'accrochaient à ses tâches de rousseur, et que son visage semblait parsemé de paillettes d'or? Après avoir passé sept mois sans voir la lumière du jour, comment pouvais-je ne pas me laisser éblouir?

Je lui ai tout dit.

Non. Pas exactement. Il y a certains détails que j'ai volontairement omis. Je suis sûr qu'il s'en est rendu compte, mais il n'a pas posé de questions. Il a écouté. Avec beaucoup de patience. Ses yeux rivés sur le lunascope qu'il faisait rouler nerveusement entre ses doigts.

Je lui en ai dit bien plus qu'à la Présidente Picquery. Bien plus qu'aux médicomages. Et étrangement, une fois que j'avais commencé à parler, je n'arrivais plus à m'arrêter. C'est comme si son sourire avait ouvert les vannes d'un barrage. Les mots coulaient à flots, mais Dragonneau ne s'est pas noyé.

Il n'a fait aucun commentaire, il ne s'est pas apitoyé sur mon sort, et j'en suis soulagé. Cela n'aurait probablement fait que me rendre les choses plus difficiles encore. Il a simplement relevé la tête lorsque j'ai évoqué les sorts en langue étrangère que Grindelwald utilisait.

"Vous souvenez-vous de leurs incantations?" il a alors demandé.

J'ai froncé les sourcils. Ca me semblait si absurde. J'étais en train de me mettre à nu, de lui raconter quelques-uns des pires moments de mon existence, et de toutes les questions qu'il aurait pu me poser, il choisit de me demander si je suis capable de répéter quelques mots aux sonorités étranges.

"Qu'est-ce que cela peut bien faire?" je me suis un peu offusqué.

"Vous en souvenez-vous?" Il a insisté, ne prêtant aucune attention à mon agacement.

J'ai serré les dents. Bien sûr que je me souvenais de leurs incantations. Je les ai entendues tant de fois. Les premiers temps, je gardais la tête haute, même lorsque je savais ce qui m'attendait. Par fierté. Parce que c'était tout ce qu'il me restait. Mais ça aussi, il a fini par me la prendre. Et je baissais les yeux. Et je suppliais. Et plus je suppliais, plus il jubilait.

J'ai répété les incantations une à une, d'une voix qui n'était qu'un murmure, chacune d'elles déterrant de sinistres souvenirs. J'avais l'impression de revivre chaque instant. Les os qui se brisent. La peau qui se déchire. Les brûlures. Le froid insoutenable. Les halllucinations cauchemardesques.

"Du hongrois…" Il a répondu, l'air pensif. "Je connais ces sorts… Il y a deux ans, j'ai été contacté par le gouvernement magique hongrois pour…" Il s'est interrompu et son visage s'est illuminé. "Vous avez déjà vu un Magyar à pointes, Monsieur Graves?"

"Seulement dans les livres," j'ai répondu, en haussant les épaules.

"C'est un dragon redoutable. Le pire de tous! Il peut atteindre une vitesse de plus de deux cents kilomètres heure en quelques secondes. Ses flammes ont une portée de quinze mètres. Il peut manger des moutons entiers, et n'hésite pas à dévorer des humains si l'occasion se présente… C'est un animal absolument fascinant!"

C'est alors que j'ai réalisé que Dragonneau et moi n'avions pas exactement la même notion du mot 'fascinant'… Moi, ce que je trouve absolument fascinant, c'est la la passion qui l'anime dès qu'il se met à parler de ses créatures. Il était en train de me parler d'un monstre sanguinaire, et j'étais complètement subjugué... Il aurait pu me lire Mille herbes et champignons magiques (3) de la première à la dernière page, et je l'aurais écouté aussi avidement.

"Les femelles sont particulièrement agressives," a-t-il poursuivi, me tirant de ma rêverie, "surtout lorsqu'elles protègent leurs oeufs. C'est pour débarrasser Budapest de l'une d'elles que le Ministre de la Magie hongrois a fait appel à moi. Je n'ai accepté qu'à la condition qu'aucun mal ne soit fait à la femelle Magyar, et que je puisse ensuite la libérer dans les Carpates. Ils voulaient l'éliminer car elle avait déjà dévoré cinq personnes, et brûlé plusieurs bâtiments quand je suis arrivé, mais je savais qu'elle n'attaquait pas sans raison. Quelqu'un avait dérobé ses oeufs, et s'était servi d'eux pour l'attirer à Budapest. Une chasse à l'homme a alors été déclarée, et les Aurors ont fini par arrêter Mihai Cazacu."

"Mihai Cazacu?" J'ai répété.

"Est-ce que ce nom vous dit quelque chose?"

J'ai hoché la tête.

"C'était l'un des plus grands fanatiques de Grindelwald en Europe de l'Est et - attendez une seconde… Est-ce que vous êtes en train de me parler de la bataille de…"

"Gyöngyös?" Il a terminé ma phrase. "Oui. Oui… J'y étais… C'est là que j'ai entendu ces sorts hongrois. Les mêmes que Grindelwald a utilisés contre vous."

La Bataille de Gyöngyös, au nord-est de Budapest. Quatre-vingt-sept morts. Vingt-trois Aurors de différentes nationalités. Trente-sept civils, dont le Ministre de la Magie hongrois en personne. Onze Non-Majs. Et vingt-six partisans de Grindelwald. Je connaissais les faits, mais j'ignorais les causes exactes. (4)

J'ai regardé Dragonneau avec un mélange d'étonnement et d'admiration. Sous ses airs fragiles, ce garçon a participé à la bataille la plus sanglante des cinquante dernières années de l'histoire de la Magie et, si j'en crois le rapport que l'on m'a transmis à son sujet, acromentules, strangulots et autres féroces chiens à trois têtes, ne sont, entre ses mains, pas plus dangereux qu'un boursouf.

"Je sais ce que ces sorts provoquent," il a continué. "J'ai vu des gens mourir sous mes yeux dans d'atroces souffrances. Avada Kedavra passerait presque pour une mort douce, en comparaison. Je sais que je l'ai déjà dit, Monsieur Graves, mais c'est vraiment un miracle que vous soyez encore en vie."

Un silence inconfortable s'est installé. Au fond de moi, je me demandais si je devais me réjouir de ce miracle. Si, quelque part, je n'aurais pas préféré la mort. Je suis tellement las de cette existence. Tellement las. Norbert semblait lire en moi comme dans un livre ouvert.

"Vous savez," a-t-il repris soudainement, "j'ai aidé les médicomages à soigner les blessés. Et j'ai toujours excellé en potions, quand j'étais à Poudlard. Je sais ce que je fais, vous pouvez me faire confiance. Laissez-moi vous aider! S'il vous plaît!"

Mon regard s'est attardé un peu trop longuement sur la main qu'il venait de poser sur mon genou, et un profond soupir s'est échappé de mes lèvres.

"Au point où j'en suis, je ne risque plus grand chose," me suis-je entendu répondre.

Il a souri jusqu'aux oreilles, comme un gosse qui viendrait de recevoir un Brossdur 1 pour son anniversaire (5). J'aurais levé les yeux au ciel, si je n'avais pas trouvé la scène aussi attendrissante.

"Si vous me cherchez, je suis en bas!" Il s'est écrié, avant de disparaître dans sa valise. Cela fait plus de trois heures, maintenant.

Foutu Dragonneau.

J'observe mon reflet déformé dans le métal de la flasque vide. L'entaille sous mon oeil gauche paraît encore un peu plus grosse et plus laide, et je me déteste encore un peu plus. Dans un accès de rage, je lance la flasque de toutes mes forces contre le mur, où elle termine sa course avec fracas. Grand-Tante Greta, qui somnolait dans son tableau, se réveille en sursaut.

"Doux Merlin! Percival Pellinor Lamorak Graves!" (6) s'exclame-t-elle, la main sur la poitrine pour reprendre son souffle. "Vous avez de la chance que je ne sois déjà plus de ce monde! Mon pauvre coeur aurait lâché, et vous auriez eu ma mort sur votre conscience déjà bien lourde! Un peu de respect pour vos aïeux, mon garçon!"

Je bredouille quelques excuses, avant de me lever du canapé. Je ne suis plus habitué à l'alcool. La tête me tourne un peu, et mes jambes se dérobent, mais je me traîne tant bien que mal jusqu'à la valise. Je m'accroupis et marmonne des grossièretés quand je manque de perdre l'équilibre.

Hmm… On dirait une valise tout à fait banale. L'intérieur est recouvert d'un tissu imprimé d'une multitude de petits trèfles qui me donnent un peu plus le tournis. Je risque une main à l'intérieur. Elle passe à travers le fond de la valise. Ingénieux, vraiment.

"Norbert?" je tente, assez fort pour qu'il m'entende.

Je me sens un peu ridicule de m'adresser à une valise vide, comme un vieil alcoolique qui s'excuserait en se heurtant à un lampadaire. Pourtant, la voix de Dragonneau ne tarde pas à se faire entendre.

"Oui?"

"Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que Gorkey vous prépare un repas?"

"Je croyais qu'il pouvait se faire à manger tout seul," j'entends Gorkey grommeler depuis la cuisine.

"La ferme, Gorkey!" je réponds, agacé.

D'un claquement de doigt, il apparaît devant moi, le visage déformé par un sourire moqueur qui ressemble davantage à une hideuse grimace.

"Vous vous êtes déjà attaché à lui, on dirait."

Je lui lance un regard noir, et lui fais signe de se taire, pressant mon index sur ma bouche et faisant de grands gestes désordonnés vers la valise.

"N'apprendrez-vous donc jamais de vos erreurs, Maître? La dernière fois que vous vous êtes entiché d'un Dragonneau, on ne peut pas dire que les choses se soient bien terminées…"

"Je ne me suis pas entich-," je commence à me justifier, avant de me ressaisir. "Ne t'ai-je pas ordonné de te taire, Gorkey?!"

"Je voudrais juste vous éviter de souffrir une nouvelle fois. Vous avez déjà assez souffert pour toute une vie."

"Je ne me souviens pas t'avoir demandé ton avis," je réponds sèchement, parce que cela m'écorcherait d'admettre que je suis touché par sa bienveillance.

"Je vous prie de m'excuser, Maître," il incline la tête en signe de respect, et disparaît.

J'essaye d'ignorer le sentiment de culpabilité qui m'envahit, et concentre à nouveau mon attention sur la valise.

"Norbert! Je suis désolé, je n'ai pas entendu votre réponse! Voulez-vous manger quelque chose?"

"Non, non! Je n'ai pas faim, merci! J'ai presque terminé! Vous pouvez descendre, si vous voulez!"

Je me relève et, après une courte hésitation, saute à pieds joints dans la valise.

"AAAAAAAAHHHH…!"


(1) Blishen's est une marque de Whisky Pur Feu. Il en existe une variété aromatisée à la cannelle.

(2) Percival fait référence au passé qui le hante, et aux crimes et à la violence dont il est témoin au quotidien dans le cadre de son travail, et qui le travaillent tant que cela l'empêche de dormir la nuit, de tomber dans les bras de Morphée.

(3) Mille herbes et champignons magiques est un manuel de botanique écrit par Phyllida Augirolle au XVe siècle, et encore étudié à Poudlard dans les années 90. On peut supposer que Percival l'a également étudié lorsqu'il était élève à Ilvermorny.

(4) Si Gyöngyös existe rééllement, Mihai Cazacu et la bataille de Gyöngyös sont, en revanche, le fruit de mon imagination.

(5) Le Brossdur 1, commercialisé en 1926 par la Compagnie des Balais Brossdur, est le tout premier balai conçu pour un usage sportif, et produit en masse. (source: Le Quidditch à travers les Âges) C'est donc sans nul doute un objet très convoité au moment où se passe notre histoire.

(6) Dans le cycle Arthurien, Percival est le fils du roi Pellinor, et le frère cadet de Lamorak. Je me suis imaginée que les parents de Percival avaient un penchant pour les légendes celtes…


Merci d'avoir pris le temps de lire! :-)

Publié le 22 octobre 2017.