Chapitre un: Liw


C'était une grande forêt emplie du chant des oiseaux et des bruissements du vent dans les feuilles. Les grands chênes se courbaient au-dessus de la route de terre, bien droite, qui traversait le bois. Liw n'avait aucune idée de ce qui se trouvait derrière elle alors qu'elle s'y avançait; elle n'en avait jamais eu, et ne s'en était jamais préoccupée. Tout ce qui importait était ce qui se trouvait devant, au bout de ce chemin inondé de la chaude lumière du soleil. C'était une petite tour de pierre en ruines, couverte de lierre et de mousse, un flan s'étant laissé tomber de fatigue il y avait longtemps. Il n'y avait plus de porte sous l'arche juste assez grande pour que la jeune femme puisse entrer sans se courber. De là, un escalier partait dans les profondeurs, éclairé par des torches qui jamais ne s'éteignaient. Il fallait descendre les marches une par une, lentement, en veillant à ne pas glisser, et…

- Dame Liw ! Où êtes-vous ?

Liw se mordit la lèvre de dépit tandis que le décor qu'elle avait passé tant de temps à mettre en place s'effilochait dans son esprit brutalement ramené à la réalité. Plus de forêt, de tour ou de chemin ensoleillé à la place, les murs glacés d'une cave où patientaient depuis des décennies quelques bouteilles de vin valant maintenant des milliers d'écus. Elle décroisa ses jambes quelque peu ankylosées et les frotta pour y évacuer les fourmillements, alors que des pas se faisaient entendre de l'autre côté de la porte de chêne qui isolait son coin favori. Elle se hâta de se relever et de s'approcher des bouteilles pour faire mine de s'y intéresser… Même si elle savait pertinemment que ça ne passerait jamais.

A peine eut-elle le temps de se placer que la porte s'ouvrait, laissant passer un homme imposant engoncé dans une armure de plate qui semblait l'avoir fait suer à grosses gouttes. Il fallait dire, l'homme en question n'était plus de la première jeunesse, et il passait la plupart de son temps à courir après les pérégrinations de Liw, qui faisait des pieds et des mains pour s'en débarrasser. Mais aujourd'hui comme chaque jour, aussi loin qu'elle s'en souvienne, il était parvenu à lui remettre la main dessus.

- Dame Liw, dit-il dans un soupir fatigué. Vous voilà enfin.

- Oh, Guthred ! répondit-elle joyeusement. Toutes mes excuses pour vous avoir laissé en arrière, j'avais des affaires ici qui ne pouvaient attendre.

- Comme vérifier si les bouteilles de votre père n'ont pas bougées depuis hier ? Votre serviabilité est comme toujours, toute à votre honneur, ma Dame.

Le vieil homme n'était pas dupe, mais alors que Liw se fendait d'un sourire innocent, elle savait pertinemment qu'il ne dirait rien. Il était bien sûr censé rendre des comptes à son employeur, le père de la jeune fille, mais il oubliait toujours quelques détails de-ci de-là. Et bien entendu, le père en question faisait semblant de ne rien y voir. Cela durait depuis des années et n'était, à priori, pas près de s'arrêter.

- Si nous remontions ? L'air ici est froid et humide, c'est mauvais pour mes rhumatismes.

- Avec plaisir, Guthred. Je vous en prie, passez devant.

- Sans façon, ma Dame. Je me dois de m'assurer que, s'il vous advenait de glisser dans l'escalier, je sois capable de vous retenir.

Les deux regards s'affrontèrent un instant; l'expérience grise du vieil homme jaugeait la fougue bleue de la jeune femme, jusqu'à ce que celle-ci ne cède finalement dans une plainte surjouée.

- Maaaaaais, vous gagnez tout le temps à ça, c'est pas juste !

- J'ai une quarantaine d'année de plus que vous sur ce terrain, ma Dame, s'amusa le garde en la laissant passer avant de refermer la porte derrière elle. J'ai bien peur que vous ne me rattrapiez jamais.

- Vous êtes mon vassal, vous devriez me laisser gagner si je vous l'ordonnais !

- Techniquement, je ne suis que le vassal de votre père le Roi, ma Dame. Et il serait bien inconvenant de votre part de vous abaisser à pareille tricherie. Cela va à l'encontre de tous les codes que j'essaie de vous inculquer depuis votre enfance.

Elle fronça les sourcils et se retourna vers lui avec une moue mécontente qui ne le fit pas ciller une seule seconde. La force de l'habitude. Plus déprimée encore, elle soupira d'avoir trop usé de ce stratagème pour qu'il soit maintenant complètement inefficace. Ou peut-être était-ce parce qu'elle avait grandie et n'avait plus cette « adorable petite bouille » avec laquelle tout le monde la rabâchait tout le temps. Elle était quasiment adulte; et Guthred n'était peut-être pas complètement dans le faux quand il lui répétait que maintenant, il était tant que son esprit grandisse autant que son corps qu'il s'était occupé d'entrainer.

De ce point de vue, le vieux chevalier pouvait être fier de lui, même si Liw ne l'en avait jamais remercié. Alors qu'elle tenait à peine debout, elle avait vu son grand frère s'entrainer aux armes dans la cour du palais, et s'était mise en tête de faire comme lui. Même si dans le Nord, les us et coutumes n'étaient pas aussi stricts envers les femmes qu'ils pouvaient l'être dans les contrées sudistes, son père avait longuement hésité, et n'avait fini par accepter qu'à la condition qu'un de ses hommes ne s'engage de lui-même à prendre la jeune princesse sous son aile. Personne ne s'était manifesté, dans un premier temps : cela revenait à renoncer à tout avancement ultérieur et à tout poste plus glorifiant. Mais Guthred était vieillissant, déjà attaché à la protection de la famille royale, et cette gamine entêtée lui avait rappelé sa propre fille des années plus tôt. Alors il était devenu son maitre d'arme.

- On peut pas oublier l'entrainement pour aujourd'hui ? demanda Liw en arrivant en haut des escaliers.

- Hum, ma réponse sera la même que tous les jours depuis quinze ans, ma Dame.

- Vous pourriez la changer juste pour cette fois, supplia-t-elle en se retournant vers son garde essoufflé qui refermait, comme à son habitude, la porte. Alleeeeez…

- C'est mon intransigeance à ne pas la changer qui me pousse à, justement… Ne pas la changer. Considérez ça comme un cercle vicieux dans lequel je me suis embourbé, et si je m'en sortais, mes efforts de ces dernières années auraient été vains, vous comprenez ?

Elle grimaça devant sa logique imparable. Le problème avec Guthred, c'est qu'il avait toujours réponse à tout. Elle n'était jamais parvenue à le bloquer, même en essayant chaque jour de leur coopération. Ceci étant, si la rigueur du vieil homme lui avait d'abord parue rigide et froide, elle avait en grandissant appris à l'apprécier et à la voir comme une part de son identité elle-même. Il avait même fini par déteindre un peu sur elle –bien que ça non plus, elle ne le lui ait jamais avoué. Tous les matins au réveil, elle suivait un rituel établi, et quel que soit le jour elle était toujours debout à la même heure pour être prête pour sa journée toujours au même moment précis, réglée comme une horloge dont le maitre d'arme avait créé les rouages.

- Il fait beau aujourd'hui, on pourrait au moins le faire sur la Grande Terrasse ? négocia-t-elle.

Soupirant de nouveau, Guthred examina sa capricieuse élève à la moue suppliante. Elle le laissa faire sans bouger, mais jubilant intérieurement –à partir du moment où il faisait mine de réfléchir à une de ses requêtes, c'est qu'il l'avait déjà acceptée. Au bout de quelques secondes, le visage buriné du vétéran se dérida enfin un peu en un mince sourire.

- Si tel est votre souhait, ma Dame, je n'ai rien à y redire.

- Yay ! Vous êtes le meilleur, Guthred ! s'écria-t-elle en lui sautant au cou.

C'était inconvenant, c'était déplacé, mais c'était aussi sa nature et elle n'y pouvait rien; quand elle se levait du mauvais pied, elle était capable de verbalement massacrer quiconque croisait son chemin, mais l'inverse était tout aussi vraie. De bonne humeur, elle se laissait aller avec quiconque de confiance, et aujourd'hui était un de ces jours où la vie lui était belle et joyeuse. C'était le soleil, voilà tout. S'entrainer en-dessous signifiait se fatiguer plus vite et avoir bien plus chaud, mais aussi le sentir sur sa peau et se laisser aller aux caresses du vent. De toute la famille, Liw était la plus proche de la nature, toute la ville le savait, et elle ne s'en plaignait pas.

- Doucement, ma Dame, fit un Guthred un peu gêné. Mes vieux os ne me permettent plus pareilles cabrioles.

- Ils ne vous empêchent pas de vous battre, répliqua-t-elle en levant son visage sceptique de son torse.

- Me battre contre vous, non.

- Qu'est-ce que ça veut dire, ça ?

- Que vous avez des progrès à faire, ma Dame.

- Ah oui ? Venez par-là, on va voir ça ! siffla Liw sur un ton de défi.

Elle le lâcha et se mit à courir vers la Grande Terrasse, filant par tournants et couloirs sans une once d'hésitation, les lourds pas de son garde en armure résonnant derrière elle. Il tenait le rythme, le bougre. Pas si rouillé que ça, malgré tout ce qu'il pouvait dire…

Elle connaissait si bien les détours du palais qu'en quelques minutes elle eut atteint l'autre bout, où se trouvait la Terrasse. Grande place carrelée bordant le mur sud du palais, elle surplombait la ville du haut de son aplomb rocheux. Utilisée pour les grands diners en extérieurs ou pour des entrainements exceptionnels de la garde royale, elle était exposée au soleil une bonne partie de la journée; mais son principal atout reposait sur sa vue, le panorama unique qu'elle offrait; en tournant la tête à gauche, on apercevait les portes de la majestueuse Erebor à droite, le Long Lac. Et en s'appuyant sur les rambardes de pierre, on avait vue sur tout Dale, la plus grande cité humaine du Nord.

- Vous ne devriez pas vous pencher autant, ma Dame.

- Je ne suis plus une enfant, Guthred, je ne vais pas tomber pour un rien, répondit-elle distraitement sans même se retourner.

- Qui a dit que ce serait pour un rien ?

Le ton de ces derniers mots lui mit la puce à l'oreille, et elle sauta de côté juste à temps pour éviter un coup de bâton qui lui aurait laissé une belle bosse sur le crâne.

- C'était un coup bas, râla-t-elle en reprenant son équilibre sourcils froncés.

- Vous m'auriez grandement déçu, si vous n'aviez pas esquivé, sourit le vieil homme en lui lançant un bâton semblable au sien censé figurer une épée. En garde !

- Venez, vieillard, on va voir si je vous déçois, balança-t-elle dans un badinage provocateur.

Et sans plus crier gare, elle se jeta sur lui.

Flèche Noire, fin du chapitre un.


Bonjour/soir à tous! J'espère que ce premier chapitre vous aura plu! Que ce soit le cas ou non, je vous invite à me faire part de vos impressions par un petit commentaire juste en-dessous, un retour étant toujours encourageant et/où constructif. Comme le résumé vous l'aura appris, cette fiction d'une vingtaine de chapitres retracera la bataille de Dale et d'Erebor au travers de la cadette de la famille royale de Dale, Liw. Un épisode de la Guerre de l'Anneau sous-exploité, ce que j'escompte recitifer -du moins un peu.

Je vous remercie de votre lecture et vous dis à bientôt pour le prochain chapitre!

Strider.