Quelque-part sur les Terres Sauvages

Il pleuvait à verse depuis des heures. Les nuages semblaient de l'ouate noire alourdie d'eau roulant poussivement sur les Terres Basses.

Abritée sous le surplomb que formait la roche d'un promontoire au dessus d'elle, Eyàn regardait d'un air absent la pluie tomber. Plus loin dans la faille rocheuse, son frère loup, Arsan, était couché la tête entre les pattes. La jeune femme roula lentement l'épaule, déclenchant un éclair de douleur. Elle se remettait lentement, mais l'humidité ambiante n'aidait pas.

Voilà une semaine qu'elle avait quitté l'ost. Par mesure de précaution, elle évitait routes, chemins et sentiers, ne voyageant que par les bois, progressant de nuit, guidée par les sens aiguisés du loup, se reposant le jour. En fait de repos, elle ne faisait que somnoler, tendue, aux aguets, l'esprit fourmillant de questions mais emplit d'une seule certitude : Elle lui fallait trouver les Istari. L'Ordre des Mages était son seul espoir.

Redescendre seule vers Ered Lithui, les Monts cendrés, serait une lourde erreur. Elle n'y était plus attendue et nul ne se soucierait de l'aider. Aussi préférait-elle faire route vers Minas Eriol. Certes, elle ne trouverait aucun magicien dans ces ruines, sinon une armada de gobelins, d'ouargues et d'araignées, mais avec un peu de chance la cité déchue serait le point de départ de sa piste.

Elle poussa un soupir qui fit frémir ses narines des odeurs de terre et de feuilles mouillées, puis se leva, rabattit son capuchon sur son visage afin de se protéger de la pluie et reprit sa route après avoir sifflé Arsan. Elle ne dormirait pas aujourd'hui, autant poursuivre son chemin.


Minas Thar, Une semaine plus tôt

Les Hommes s'activaient dans leur antre de pierre. Les feux qu'ils allumaient scintillaient aux ouvertures, diffusant une âpre odeur de fumée. Ordres aboyés à la hâte, cavalcade, tintement de ferraille, grincement du bois, ils grouillaient en tous sens derrière leurs murs, dans l'appréhension du combat à venir. En contrebas, c'était la panique. Par cette nuit sans lune, sous la menace de ce qui descendait lentement, lourdement, en un flux cadencé des contreforts d'Ephel Dùath, tout s'affolait. Les cloches d'airains dans leurs clochers, les chiens à leurs piquets et les chevaux aux écuries, les enfants dans leurs lits et les flammes dans leurs braseros. Et les portes. Les portes qui claquaient, une à une, qu'on barrait, qu'on verrouillait, qu'on bardait de fer.

Minas Thar, la jeune citadelle taillée dans la roche, se barricadait, élevait précipitamment ses défenses, déjà au désespoir. Cette frénésie peu ordinaire était comme une dernier sursaut de vie, un dernier râle avant de rendre l'âme. A l'aube, Minas Thar ne serait plus. Chacun de ses habitants aura payé de sa vie l'affront fait au Seigneur du Mordor en venant s'installer si près de son territoire.

La Meute devançait la première ligne. Elle foulait furtivement la terre rocailleuse, filant droit vers les hauts murs de pierre. Là-haut les Hommes étaient aveuglés par leurs feux. Leurs regards incapables de percer les ténèbres étaient braqués sur le scintillement des torches portées par l'infanterie, encore loin de leurs portes. Ils ne virent pas les loups géants courir à leurs pieds.

Eyàn trottinait flanc contre flanc avec son frère. Le halètement des autres membres la talonnait, la précédait. Elle sentait leur faim et leur exaltation. La fragrance du sang n'était pas encore perceptible, seuls fleuraient la sueur et la frousse, mais la simple perspective d'en sentir le goût cuivré sur leur langue les rendait fou furieux. Malgré que Tïarna, sa mère et Louve alpha ait quelques foulées d'avances sur eux, tous entendirent le bref grognement autoritaire qu'elle lança. Aussitôt la Meute se divisa, qui longeait la portion ouest de la muraille, qui longeait la portion est. A l'intérieur, les bêtes les sentirent. Jappements frénétiques et hennissement aiguës s'élevèrent, mais les Hommes n'entendaient rien au langage de leurs compagnons, et croyaient déjà connaître le danger.

Alors monta un hurlement mélodieux, qui retentit à des lieux à la ronde. L'appel d'un loup au reste de la Meute. Une entrée avait été trouvée. Sur leurs remparts les Hommes s'agitèrent, mais il fallut encore que Tïarna lance son propre hululement, froid et guttural, pour qu'ils soient glacés d'effrois.

- Loups-Garous ! S'exclama-t-on à l'intérieur.

L'avertissement fut relancé, contaminant vite toute la citadelle, mais il était trop tard. La Meute était ralliée, l'armée avertie que les portes lui seraient bientôt ouvertes. Eyàn et Arsan se précipitèrent à la suite de leurs aînés. Tandis qu'ils galopaient, la jeune Louve entendit son frère pousser un couinement angoissé à côté d'elle. Elle lui donna un coup de dent affectif sur l'oreille, l'exhortant à accélérer l'allure.


Terres Sauvages, Clairère

Alors qu'ils venaient de mettre le pied dans la clairière où Eyàn comptait faire une halte, Arsan se pétrifia soudain et se ramassa sur lui-même, découvrant les crocs. Elle entendit alors des voix s'élever, grossières, gutturales, accompagnées de rires bruyants Alertée, sa sœur eut tout juste le temps de l'entraîner sous un bosquet touffu.. L'instant d'après surgissait quatre hommes si sales et puants que leur odeur lui souleva le cœur de là où elle était. Leurs tenues étaient disparates, et ils n'arboraient ni couleurs ni emblèmes. Des mercenaires, comprit-elle immédiatement en voyant leurs plastrons maculés de sang séché et de poussière. De quelle armée ? Aucune importance. Son défunt père disait qu'il n'y avait pas d'homme plus dangereux qu'un mercenaire. Souvent déserteur, motivé par l'appât du gain, il ne reculait devant aucun crime, aucune vilenie. Elle les détailla rapidement du regard. Ils portaient tous une épée à la taille.

Elle avisa soudain un cinquième individu. Plus silencieux que ses compagnons, drapé dans un long manteau de laine vert forêt, il ne dégageait aucune pestilence et son visage était plongé dans l'ombre d'un ample capuchon. Mais ce qui interpellait surtout la jeune Louve, c'était les armes bouclées dans son dos. Par dessus son épaule, elle apercevait l'empennage de multiples flèches noires, la courbure d'un arc finement ouvragé, et les pommeaux aux filigranes étincelants de glaives jumeaux.

Pour son malheur, ils venaient de prendre du gibier et choisirent d'établir leur camp à l'endroit même. Impossible de s'éloigner de sa cachette sans qu'ils la voit. Elle devrait donc prendre son mal en patience et attendre qu'ils quittent les lieux.


Minas Thar, Quelques jours plus tôt

Ils rejoignirent le reste de la Meute au moment où la petite porte dérobée cédait sous la ruade de l'Alpha, qui s'y était jeté de toute sa masse. Des cris de terreur et de colère résonnèrent dans le boyaux qui leur était désormais ouvert. La gueule écumante, Tïarna s'y engouffra avec un grondement féroce. Ses mâles s'empressèrent de la suivre. Le temps que les deux frère et sœur passent à leur tour le seuil dallé de pierre, les bruits de lutte et les hurlements avaient cessés.

La Meute traça un chemin sanglant à travers la ville. Les hommes s'écartaient en hâte de son passage et ceux d'entre eux qui avaient l'audace de se dresser contre les loups étaient promptement mis à terre et égorgés. Vive et féroce, la grande Louve poursuivit sa course en direction des portes, tandis que ses mâles bifurquaient brusquement, flanqués de subalternes. L'un saisit une lanterne dans sa gueule, se propulsa d'un saut sur la chaume d'une demeure humaine pour l'y fracasser et bondit sur la masure voisine pour échapper à la brusque bouffée rouge des flammes, tandis que l'autre disparaissait dans une ruelle boueuse, talonné par ses pairs. Eyàn et Arsan suivirent leur mère, déjà ivres des hurlements et du fumet du sang.

Une silhouette rutilante leur barra tout à coup le chemin. Ils s'immobilisèrent, ramassés sur eux-mêmes, queue battante, pour gronder de concert. L'homme ne se montra nullement impressionné, fort de sa lance et de son armure de plates chatoyant sous le feu. Poussant un cri rageur, il se rua vers la jeune Louve. Elle lui fit front, lui happa la cheville et d'une secousse, l'envoya s'écrasa contre le torchis d'une maison en flammes. Aussitôt, son frère noir se jeta sur lui, les griffes crissant contre l'acier de l'armure, pour tenter d'atteindre sa gorge. Eyàn le réprimanda d'un coup de patte à la croupe. L'homme était vaincu, nul besoin de s'attarder d'avantage.

Avec un jappement d'irritation, Arsan s'écarta de sa proie et détalla. Elle le suivit sur les pavés poisseux de sang de l'allée principale, au milieux des tours de fumée et des escarbilles, jusqu'à ce qu'un long son de cor les arrête une nouvelle fois. La Meute avait ouvert les portes de l'interieur, comme convenu. L'armée du Mordor marchait sur la ville. Ce n'était désormais plus qu'une question de temps avant que Minas Thar ne soit réduite en cendre.

Les deux loups s'entre-regardèrent, puis Arsan tourna sur lui-même, truffe en l'air, mais l'odeur de la Meute était couverte par celle de la mort et du bois brûlé. Il hurla, et tous deux pointèrent les oreilles, guettant une réponse. Laquelle ne tarda pas : l'appel, pressant, résonna plus loin dans l'allée. Ils s'empressèrent de la remonter, langue pendante et souffle rauque, étourdis par la fumée. Les deux Loups-Garous dépassèrent des grappes d'Orcs massifs, caparaçonnés d'acier noir, esquivèrent la chute de décombres enflammés, et débouchèrent finalement sur une place encombrées de cadavres. En son centre se dressait une fontaine dont l'eau était troublée par le sang et la suie. La vue du l'homme qui se tenait debout sur le rebord de pierre fit aussitôt se dresser la fourrure d'Eyàn sur son échine. Il n'était armé ni ne portait d'armure, mais la lueur de son regard le faisait paraître plus dangereux que n'importe quel homme de Minas Thar. Celui-là ne sentait pas la peur. Il n'exhalait qu'un parfum lourd et capiteux, vénéneux mélange de ciguë et de poussière, odeur de cire et de vieilles peaux.

Et il confrontait la Meute entière, debout sur sa fontaine souillée, sans parures, simplement vêtu de laines bleues, les mains dissimulées dans ses longues manches flottante. Son visage n'était qu'un masque inexpressif sillonné de rides et tendu sur les reliefs saillant de son crâne, ses yeux deux flaques d'acide au fond de ses orbites creuses.


Terres Sauvages, Sous un bosquet

Eyàn avait les membres en proie à des crampes prodigieuses. L'après-midi avait filée, le soleil décliné et la nuit était finalement tombée sans que les mercenaires ne daignent lever leur séant de la clairière. A côté d'elle, Arsan ne les avait pas lâché des yeux. Il laissait parfois échapper un grognement étouffé et elle le faisait alors taire d'un geste.

Un feu flambait au centre du cercle formé par les cinq homme, cependant l'auréole de lumière orangé qu'il projetait ne s'étendait pas jusqu'au bosquet où elle était dissimulée. L'homme en manteau de voyage n'avait pas baissé sa capuche, et à aucun moment n'avait il pris part à la conversation tapageuse de ses compagnons. Ceux-ci firent peu à peu silence, repus, fatigués, et après avoir désigné deux d'entre eux pour monter la garde – dont l'archer ne faisait pas partie- les trois autres s'endormirent.

Au bout d'une longue heure supplémentaire qui émoussa la vigilance des veilleurs, la jeune Louve décréta qu 'elle n'aurait pas meilleure occasion de déguerpir. A plat ventre, elle se coula lentement hors du bosquet en prenant garde à ne pas faire craquer la moindre brindille. Les feuilles bruissèrent néanmoins à son passage. Tandis que l'un des mercenaires relevait la tête, méfiant, elle se figea. Pour son plus grand damne, il dégaina lentement son épée en se mettant sur pied. Son compère lui jeta un regard inquisiteur auquel il répondit en pointant un doigt dans sa compte fait, elle avait peut-être mésestimé leur méfiance. Ils s'avancèrent pas à pas vers le coin d'ombre où elle se terrait alors que le cœur d'Eyàn s'affolait. Sa main trouva instinctivement la garde de Dergamsa, l'épée sanglée dans son dos, qu'elle tira silencieusement de son fourreau.

Les deux mercenaires n'étaient plus qu'à quelques pas d'elle lorsque Arsan jaillit de l'obscurité et sauta en grondant à la gorge du plus proche. L'homme poussa un hurlement qui s'acheva en gargouillement alors qu'il s'effondrait sur le dos, le sang s'écoulant à gros bouillon de ses blessures.

L'archer fut sur pied avec une célérité et une fluidité telles que c'en était à se demander s'il s'était jamais assoupit. L'instant d'après, les deux autres dormeurs furent debout, arme au poing, heaume endossés. Déjà, le loup se ruait sur le second veilleur et, d'un coup de dent au mollet, le faisait basculer au sol. Il l'acheva de la même manière que son compagnon. Les survivants se jetèrent sur l'animal, à l'exception de l'archer qui resta en retrait, une main sur la garde de l'un de ses glaives, semblant jauger la situation.

La jeune femme bondit sans attendre hors de sa cachette. L'apercevant, l'un des assaillants de son frère changea de cible et se rua vers elle. A la lumière du feu, il n'était qu'une hideuse figure tordue par une volonté viscérale d'anéantissement. L'éclat de sa lame fouetta le sang d'Eyàn. Elle se précipita à sa rencontre, la poitrine vibrant d'un grognement de rage froide. Son assaillant avait à peine armé son bras que le fil de Dergamsa mordit sa gorge. Elle l'égorgea promptement.

Entre temps, Arsan avait éliminé un autre adversaire. Le frère et la sœur se tournèrent d'un même ensemble vers le dernier mercenaire. A leur grande stupéfaction, celui-ci éloigna lentement la main de son glaive, puis demeura un instant campé sur ses pieds, à les dévisager dans l'ombre de sa capuche, avant de tourner les talons. Le loup-garou grogna sourdement et, d'un bond véloce, le fit chuter sur la terre meuble, ses griffes labourant le dos de son manteau. Le glaive tiré en un battement de paupière par l'archer lui échappa des mains et sonna en rebondissant au sol. Il tira le second aussi rapidement que le premier, puis se retourna brusquement, fauchant les pattes d'Arsan. D'un coup de pied étonnamment puissant qui fit couiner le loup, il le repoussa pour se redresser. Le mercenaire ramassa son glaive et se positionna en garde, le souffle tranquille malgré la manœuvre ardue qu'il venait de mener. La bête allait repartir à l'assaut lorsque Eyàn l'arrêta :

- Arsan ! Arrête !

Non sans une dernier grognement à l'adresse de l'homme, le loup revint en quelques foulées feutrées se poster auprès de sa sœur. Il s'assit en se pourléchant ses babines ensanglantées.

- On se reverra, siffla avec mépris le mercenaire.

Sa voix était curieusement mélodieuse, elle chantait aux oreilles de la jeune Louve avec des accents qu'elle n'avait encore jamais entendu. Elle était incapable de déterminer si l'être qui se tenait devant elle vivait depuis des millénaires ou des décennies.

Il rengaina dans un crissement de métal puis s'évanouit dans l'obscurité sans qu'elle fasse quoique-ce-soit pour le retenir.

Eyàn essuya son poignard sur un pan de cape appartenant à l'un mort. En se redressant, elle balaya du regard la clairière où gisait les quatre cadavres sur lesquels la lumière tressaillante du feu projetait des ombres folles. L'air s'était emplit d'un lourd relent de sang et de métal. Plus question d'y faire une halte. Et de toutes manières, l'heure de se mettre en route avait largement sonnée. L'esprit étrangement bourdonnant, elle se coula dans la végétation. Arsan vint trotter à ses côtés. Les doigts entremêlés dans l'épaisse fourrure, elle se laissa guider. La jeune femme venait de tuer son premier homme, et avec une indifférence étonnante.

Les rayons de lune filtraient à travers les ramures qui formait comme une voûte protectrice au dessus de sa tête, la tachetant elle et son frère loup, d'auréoles argentées, Des oiseaux nocturnes hululaient, des buissons, des arbres craquaient, bruissaient, des animaux invisibles galopaient, furetaient, s'enfuyaient à droite et à gauche. Rien de tout cela ne l'inquiétait. A sa manière, elle faisait également partie de l'activité nocturne de la forêt.


Notes :

Alors ? Ce premier chapitre ? Comment le qualifieriez-vous ? Pas trop confus ? Que pensez-vous d'Eyàn et d'Arsan ? Que vous inspire ce "mystérieux" archer ?

Je compte publier un chapitre par semaine. D'ici là, j'espère recevoir vos avis !