HELLO ! L'intro du chapitre précédent étant toujours d'actu, je souffre, bye

Merci beaucoup pour vos reviews (que d'office je lis sinon je mourrais lol) sans lesquelles ce chapitre ne serait même jamais sorti, et merci à Rin ! Thalilitwen ! Aeliheart ! Et Shakyla ! Pour leur soutien tout au long de ce writing block qui n'en a pas fini de me faire chier :3. Merci vous êtes cools ily


Ça se déroulait toujours de la même façon. Il était debout, ou il était assis. Il marchait seul, avec Kenma, avec Akaashi ; il riait peut-être. Ses pensées, d'ordinaire indociles et sonores, s'effaçaient au profit du vent, des voitures et du chaos urbain. Alors, il oubliait — il oubliait Kenma, ses yeux dans le vague et sa voix éteinte ; il oubliait Akaashi, ses cheveux en bataille, son expression tourmentée, ses chuchotements anxieux ; il oubliait Nekoma, les compétitions à venir, il oubliait le camp, il oubliait ses soucis, son nom, la forme de son corps ; il oubliait jusqu'à sa propre existence, et, alors qu'il se réduisait à un grain de poussière à la merci du monde, il cessait d'être ; il entendait.

Le phénomène ne ressemblait à rien de ce qu'il avait connu jusqu'alors. S'il s'essayait à le décrire, son cerveau n'offrait plus qu'un vide absolu, terrifiant à lui en faire perdre l'équilibre. Alors il ne disait rien ; il imaginait qu'il s'agissait d'un rêve, d'une hallucination étrange, et se contentait de le noter dans un coin de son cœur, là où, espérait-il, le temps finirait par lui donner un sens.

Le temps demeura muet.

Il ne se rappelait pas exactement la première fois. Quelques jours plus tôt, quelques semaines peut-être. Suffisamment loin pour embrouiller ses souvenirs, pas assez pour les obscurcir tout à fait. Il avait oublié, il avait entendu ; les mots et les voix s'étaient emmêlés dans un brouhaha assourdissant puis s'étaient dissipés comme la brume se levait, révélant le paysage qu'elle conservait jusqu'alors en son sein. Un acouphène, rien de plus. Une interférence élaborée par son cerveau déraillé.

Puis il y en avait eu une autre, une autre, une autre encore. Des bruissements, des voix, des rires, des chuintements étouffés. Il cessait d'entendre. Il écoutait.

Il écoutait...

... crois qu'il a ramené quelqu'un.

Il écoutait...

... pas une bonne idée. S'il était avec...

Il écoutait.

Laisse tomber. Il sait ce qu'il fait. Où est-il, d'ailleurs ?

J'en... rien... se recueillir, un truc comme ça. Tu savais qu'il...

Une porte.

Tout va bien.

Kenma marmonnait, la ville chantait, Kuroo existait à nouveau.

xxxxx

Assis devant son bureau, Kuroo étudiait une photographie avec attention.

Elle n'avait rien de spécial. Akaashi et lui, quelques mois plus tôt, leurs visages jaunis par une ampoule usée, leurs sourires plus francs qu'il ne les avait vus récemment. Elle était jolie, joyeuse, le rendait nostalgique d'un temps où tout allait bien, sans sifflements, sans rêves ni phrases perdues entre deux souffles de vent. Akaashi était encore heureux. Il ne passait pas des heures à s'égarer dans une forêt de pensées obscures et secrètes, plongé dans un silence expectatif, à ressasser des événements dont le sens lui resterait à jamais inaccessible. Il faisait beau, l'odeur des glycines leur emplissait les narines, c'était le printemps. Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Une journée parfaite, perdue dans un océan de confusion.

Incomplète.

Où es-tu ?

Sourds à ses interrogations, Kuroo et Akaashi persistaient dans leur mutisme bienheureux. Il reposa le cliché avec un soupir. Il avait cherché pendant des jours et des jours, retourné ses souvenirs sous tous les angles, rejoué des scènes sans cesse plus fragiles, effacées par le temps. Il sentait la main d'Akaashi dans la sienne, sèche et familière, plissait les yeux pour les protéger du soleil, jouait avec les ombres de la galerie, s'imprégnait de son mauve violacé débordant. Il détaillait chaque portion de chaque image, fébrile, certain d'y trouver un indice auparavant négligé.

Mais il n'y avait rien, aucune réponse, aucune preuve de ce que son cœur tenait déjà pour acquis. C'était Akaashi, Kuroo et personne d'autre. C'était l'envie de le serrer contre lui, le désir insurmontable de l'embrasser, la satisfaction étrange de ne rien en faire. Pas d'espace blanc, de visage embrouillé, pas de manque dévorant et incommensurable. Juste un morceau de passé qui s'effritait sous ses doigts.

Aucune réponse.

Je sais qu'il existe, pensa-t-il en se mordillant l'intérieur de la joue. Ce n'est pas un hasard.

L'état d'Akaashi, la fleur sur son oreiller, sa voix assourdie par le téléphone. Il y avait eu tant de choses, tant d'indices qu'il finissait par les perdre de vue — des anomalies dans tous les coins, des apparitions, du bruit, du bruit, du bruit partout...

Il écoutait.

... de Miyagi. Mais il jure qu'il ne l'a plus vu depuis...

xxxxx

— Dis, Kenma...

Kenma se tourna vers lui, comme arraché d'un rêve, et cilla plusieurs fois avant de lui accorder son attention. Kuroo ne dit rien. Il lui sourit.

— Je me demandais... les sifflements, tu en as entendu, récemment ?

Kenma planta sa fourchette dans une part de tarte, mais ne la découpa pas. À la place, il la laissa là, fichée dans une rondelle de pomme dorée, et la fixa comme s'il espérait la voir se tordre sur elle-même.

— Quelques fois, répondit-il. Pas souvent.

— Moi non plus. Ça s'est calmé, récemment, hein ? Depuis cette fois-là.

Kenma n'avait pas besoin de détails pour savoir ce que « cette fois-là » désignait. Kuroo le vit grincer des dents. Le souvenir du gymnase n'était agréable pour aucun d'entre eux.

— Je me demande ce que c'était, souffla Kuroo, moins pour Kenma que pour lui-même.

— On finira bien par le savoir, fit Kenma.

Il avait ôté la fourchette et la suçotait d'un air absent. Le son de ses dents contre le métal donnait à Kuroo des frissons dans le dos.

— Peut-être pas.

— Je croyais que la science pouvait tout expliquer ?

— Beaucoup de choses. Pas tout.

Si peu.

— Dans ce cas, on finira bien par le savoir, répéta Kenma.

Kuroo leva la tête. Sur le mur, une vieille affiche publicitaire se cramponnait tristement à son dernier clou. Elle représentait un couple en vêtements traditionnels devant une auberge aux tons délavés. Il ne savait pas qui l'y avait accrochée, ni quand. Peut-être ses parents l'avaient-ils trouvée là le jour de leur emménagement. Kuroo n'avait jamais songé à poser la question.

— Je ne sais pas, dit-il sans en détourner les yeux. S'ils n'ont pas les données nécessaires... il faudrait qu'ils puissent analyser le phénomène en profondeur, tu vois. Mais je n'ai rien entendu, dernièrement. Ça fait au moins une semaine.

Kenma fronça presque imperceptiblement les sourcils. Plutôt que de manger sa tarte, il s'adjugea un morceau de la part de Kuroo. Celui-ci fit mine de l'en empêcher, mais Kenma faisait ce qu'il voulait, et, à vrai dire, Kuroo s'en fichait pas mal. Il n'avait pas faim.

— Une semaine, dit-il avec lenteur.

Si peu.

— Mais ce n'est pas fini, ajouta Kenma d'une voix si basse qu'il aurait pu ne pas l'entendre — mais Kuroo écoutait, et, plus que jamais, chaque mot avait son importance.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

Kenma haussa les épaules. Il ne le regardait pas.

— Je n'en sais rien.

Et il mentait. Kuroo attendit la suite ; elle ne vint pas.

— Mais ça s'est calmé, insista-t-il après un moment. La logique voudrait que ça s'arrête tout à fait.

— La logique, répéta Kenma avec une moue dubitative.

Kuroo croisa les bras derrière sa nuque, les yeux rivés sur le plafond.

Rien n'est plus logique, ici. Mais ce n'est pas grave. Tout reviendra à la normale, bientôt.

Akaashi, Kenma, les sifflements et les voix désincarnées qui se glissaient au creux de ses oreilles trop vulnérables. Il prit la tarte en main sans se soucier du sucre qui venait se coller sur ses doigts et l'engloutit un peu trop vite. Il se mit à tousser alors que Kenma ouvrait la bouche, et ne saisit que la fin de sa phrase, sa voix pleine d'une curiosité insolite :

—... juste le calme avant la tempête. Quelque chose comme ça.

Ses joues rosirent légèrement, mais ni l'un ni l'autre ne le fit remarquer. Le calme avant la tempête, pensa Kuroo. Oui, peut-être.

Une tempête comme il n'en avait jamais connu d'autres. Son estomac se contracta douloureusement. Quels que soient les événements à venir, il ne tenait pas particulièrement à les traverser. La situation était assez compliquée comme ça.

Kenma, occupé à écrire sur son téléphone, se leva en bâillant. Kuroo croisa les bras sur la table, soudain exténué. Une mélancolie désagréable s'était glissée sous sa peau, parasite dont il ne se débarrasserait pas de sitôt. Il était près de vingt heures.

Kenma s'en allait.

— À plus tard, Kuro.

— À plus, répondit ce dernier dans un murmure.

Il ferma les yeux, attendit d'entendre la porte claquer, prêt à se retrouver à nouveau seul avec ses questionnements stériles.

Une main sur son épaule.

— Malade ? demanda Kenma.

Kuroo lui sourit.

— Non. Juste un coup de mou. Une bonne nuit de sommeil et ce sera réglé.

Kenma haussa un sourcil dubitatif. Imbécile, se morigéna Kuroo. Il te connaît aussi bien que tu le connais, toi.

— Tes parents sont chez toi, ce soir ? s'informa Kuroo.

Kenma pinça les lèvres. Bien sûr que non ; mais la question n'était pas là.

— Tu veux rester ici ?

Kenma hésita une seconde.

— D'accord.

— Super.

— Et tes parents ?

— Partis à un genre de concert, je crois. Tant mieux, hein ? Ça fait longtemps qu'on n'avait plus passé une soirée entre nous.

Kenma lui adressa l'un de ses rares sourires et, alors qu'ils rangeaient la table en débattant du film qu'ils regarderaient au soir, Kuroo s'autorisa enfin à respirer.

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Dans ses rêves, Kuroo n'entendait rien.

Ce soir-là, il jouait au volley avec d'autres enfants de son âge, des garçons dont il ne se souvenait qu'à peine, leurs visages comme leurs noms effacés depuis un bon moment. Il faisait chaud, des scarabées se promenaient librement sur les murs, ignorés par la plupart d'entre eux. Tous, en fait, sauf un.

Il y avait un enfant — tout sourire, paume ouverte, et au centre de celle-ci, un insecte gros comme son poing.

Kenma, souffla un animateur, mais ce n'était pas Kenma ; Kenma détestait les insectes, et Kenma exécrait l'été.

Il y avait un enfant, sur le terrain, occupé à courir dans tous les sens, sans se soucier des protestations de ses coéquipiers, jurant qu'il marquerait assez de points pour leur faire gagner ce match et tous les suivants.

Kenma, chuchota un garçon à côté de lui, mais il avait tort, ce n'était pas Kenma ; Kenma ne courait que lorsqu'on l'y obligeait, et Kenma n'avait aucun point à marquer.

Il y avait un enfant, à la cantine, qui parlait la bouche pleine, agitait un magazine usé devant son nez, le faisait rire si fort qu'il manquait sans cesse de s'étouffer.

Kenma, insista la tablée, mais ils se trompaient, c'était faux, Kenma n'était pas comme ça, Kenma n'était pas là, Kenma...

Il y avait un enfant endormi, les bras écartés, un filet de bave au coin des lèvres, et Kuroo se sentait glisser vers le sommeil, voyait la journée s'effacer, le rêve se délier en millier de particules insaisissables — Kuroo soupirait, et il pensait :

Je suis content d'avoir réussi à me faire un ami.

Au réveil, Kuroo était seul.

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Akaashi et lui se retrouvèrent non loin du temple, suffisamment, cependant, pour rester à l'abri des regards indiscrets. L'aversion qu'avait le père du premier à l'encontre du second n'était un secret pour personne. Kuroo l'avait appris à ses dépens le jour de leur première rencontre. Il n'était pas près de réitérer l'expérience de sitôt.

Ils s'éloignèrent encore, jusqu'à ce que la colline ne soit plus qu'un souvenir, et s'installèrent au fond d'un café coloré dans lequel les clients discutaient avec animation. Akaashi avait enroulé une écharpe lie-de-vin autour de son cou et y enfonçait le menton, l'air ailleurs. Kuroo le contempla un moment sans rien dire. Comme ça, son visage avait la grâce d'une statue ancienne ; les traits fins, immobiles, les yeux posés sur le lointain. Mais son regard — son regard trahissait une anxiété discrète, à l'affût, que Kuroo souhaita étourdiment pouvoir effacer d'un seul toucher du doigt.

Leur commande arriva, la serveuse repartit.

— Froid ? demanda Kuroo en désignant l'écharpe d'un geste.

Akaashi baissa les yeux pour la regarder. Il la ramena vers son visage, se perdit dans ses replis laineux, puis lui sourit. Son cœur rata un battement.

Merde, Keiji. Tu sais que je ne peux rien faire contre ça.

Akaashi connaissait chacune de ses faiblesses, les exploitait parfois, juste de temps en temps, assez pour qu'il soit pris de vertige, qu'il en demande un peu plus encore. Il lisait en lui comme dans un livre ouvert. Déchiffrait sa physionomie avec la délicatesse et la précision d'un artiste. Bien sûr qu'il savait. Il savait toujours.

— Un peu, répondit Akaashi, et Kuroo, soudain, souhaita le prendre par la main et l'emmener loin de tout, là où il n'y avait rien à entendre, eux deux contre le reste du monde.

Nous deux. Il tressaillit, en proie à un désarroi inexprimable. Nous deux, se répéta-t-il. C'est ça.

— Je l'ai déjà vue quelque part, non ?

— C'est toi qui me l'as offerte, lui rappela Akaashi.

Moi ?

L'année dernière, alors que le temps s'adoucissait déjà. Il s'en souvenait, maintenant. Un soir, assis dans un fauteuil confortable, à rire de dieu savait quoi. Il but une gorgée de son café. L'amertume le fit grimacer.

— Je ne sais pas pourquoi je bois ça, commenta-t-il.

Le silence s'installa entre eux, voile invisible et impénétrable. Akaashi réfléchissait ; à quoi, Kuroo l'ignorait, mais, à en juger par son air troublé, ses pensées n'avaient rien d'agréable. Il voulut lui poser la question — sa voix resta coincée au fond de sa gorge, prise en otage, les mots disloqués au milieu du néant. Alors il but une autre gorgée, trop amère, et se mit à détailler les nervures qui parcouraient la table.

Il entendit Akaashi pousser un soupir qu'il fut incapable d'interpréter. Il ne releva les yeux que pour le voir le dévisager en silence, la tête posée sur l'une de ses mains.

— De quoi voulais-tu me parler ? dit Akaashi.

— Comment tu sais ça ?

— Que tu as quelque chose à me dire ? Regarde ta tête.

Il ne préférait pas. Il afficha un sourire penché, puis haussa les épaules.

— En fait, c'est rien de spécial.

— Mais encore ?

Il se gratta nonchalamment l'arrière du crâne. Il avait imaginé cette conversation des dizaines de fois, mais, maintenant qu'il devait enfin la mettre en pratique, les mots coulaient comme de l'eau entre ses doigts, se répandant sur le sol en une flaque informe et insensée. Comment introduire un sujet pareil ? Comment Akaashi s'en était-il sorti, la dernière fois ? Chaque tentative de se rappeler leur discussion le voyait revenir bredouille. Ça avait semblé si naturel, cette fois-là. Rien de plus étrange que la pluie et le beau temps.

Il avait la bouche sèche. Il détestait ça.

— Il s'est produit quelque chose..., commença-t-il, puis il se passa les mains sur le visage avec un grognement de frustration. Ah, Keiji, soupira-t-il. Je ne sais même pas par où commencer. Et ne me réponds pas « par le début ».

— Je n'y comptais pas. Quel genre de chose ? Grave ?

Il distingua un soupçon d'inquiétude dans sa voix. Rien de remarquable ; suffisamment pour que Kuroo prenne soin de la balayer sur-le-champ.

— Rien de tout ça, répondit-il. Inhabituel, plutôt.

Akaashi se détendit.

— Quelqu'un a complimenté ta coupe de cheveux ? devina-t-il.

— Aoutch, touché.

Ils échangèrent un sourire. L'atmosphère s'allégea un peu, et Kuroo se laissa aller sur le dos de sa chaise.

— Moi qui pensais que tu appréciais mon sens de l'humour, fit Akaashi.

— N'est-ce pas la raison pour laquelle tu te trouves ici avec moi ? La plupart des gens auraient été séduits par ton air de top modèle, mais pas moi ; je ne te fréquente que pour la joie de profiter de ton charmant côté pince-sans-rire.

— Tu m'en vois ravi. Alors, c'était quoi ?

— Curieux ?

— Non.

Kuroo lui tira la langue.

— Rien d'aussi incroyable que de voir des objets magiquement apparaître devant soi, bien sûr, spécifia-t-il tout de même. Ce genre de trucs t'est réservé, apparemment.

Pourquoi ? demanda une voix sourde quelque part dans sa tête. Il l'ignora.

— Je m'en serais bien passé, confia Akaashi d'un ton las.

Le sourire de Kuroo s'effaça lentement. Perdu dans ses souvenirs, Akaashi avait cessé tout mouvement. À ses yeux, l'histoire n'avait rien d'une simple anecdote. Elle l'avait plus ébranlé qu'il ne voulait bien l'admettre.

Incapable de savoir comment lui tranquilliser l'esprit, il lui prit la main et y déposa un baiser. Si quelqu'un les avait vus, il ne réagit pas.

— Tu sais que tu peux m'en parler quand tu veux, hein ? dit-il d'une voix douce. De ça ou de n'importe quoi d'autre. Même si c'est simplement pour te vider la tête.

— Je sais.

— Tu dors bien, en ce moment ?

Akaashi lui sourit, sans doute dans le but de le rassurer ou, peut-être, de se rassurer lui-même. Il répondit :

— Comme d'habitude, oui. Mais je croyais qu'on parlait de toi.

Kuroo hocha la tête.

— Disons que j'entends des trucs bizarres, dernièrement.

Akaashi haussa un sourcil.

— Des sifflements ?

— Non.

— Quoi, alors ?

— Tu vas me prendre pour un dingue.

Je le suis peut-être, après tout.

Comme Akaashi semblait faire de gros efforts pour ne pas lever les yeux au ciel, Kuroo poursuivit :

— C'est plus quelque chose comme... j'en sais rien. Un genre d'hallucination, j'imagine. Je ne vois pas comment le décrire autrement.

Akaashi se contenta de l'observer sans rien dire. Un peu gêné, Kuroo but une gorgée de café, plus tiède que chaud, et reprit :

— Ce n'est pas comme si j'entendais des voix, tu sais. Pas comme tu l'entends. C'est... comme avoir une chanson en tête, un truc comme ça. Ou entendre un moustique te siffler dans l'oreille juste après t'en être débarrassé. Tu vois ce que je veux dire ?

Akaashi cilla.

— Je suppose.

— Ah... j'aimerais juste que...

Il fit une pause, cherchant un meilleur moyen de formuler ses pensées, mais ses efforts restèrent vains. C'était si clair, dans sa tête. Si spécifique. Ça n'avait rien à voir avec des hallucinations — rien à voir avec une voix intérieure, une conversation avec un être imaginaire, ou qu'importait qui d'autre. Ça ressemblait à un rêve éveillé, à des éclats de dialogues surpris derrière une porte trop épaisse, une télévision allumée dans une pièce trop éloignée.

C'était comme découvrir des messages gravés dans du bois disparu. Sentir un parfum inexplicable au milieu d'un couloir vide. Comme courir après une silhouette éthérée dont personne ne connaissait l'existence. Un fragment de mémoire volatile, attiré par il ne savait quoi, mais qui, il en était sûr, ne lui appartenait pas.

C'était étrange, impossible, en fait, et s'il ne s'en était pas assuré, lui-même aurait pris ça pour de la folie douce.

Oui, mais Akaashi n'était pas lui. Akaashi savait, lui aussi, et il avait été témoin de bizarreries autrement plus invraisemblables que celles-là. Il invita silencieusement Kuroo à continuer. Son visage n'attestait que d'un sincère intérêt.

— J'entends des gens parler, expliqua-t-il en regardant la table. Ils ne disent pas grand-chose. Ça ne dure jamais très longtemps. Quelques secondes, je dirais, et un peu n'importe quand. Que je sois dans un endroit calme ou bruyant n'y change rien. J'ai déjà essayé.

— Ça t'arrive souvent ?

— Ça dépend des jours. Je suppose que ça va encore.

Akaashi hocha machinalement la tête.

— De quoi elles parlent ? Les voix.

Kuroo resta un instant silencieux. Enfin, il fronça les sourcils.

— De Miyagi...

— Miyagi ? répéta Akaashi, l'air surpris. Pourquoi Miyagi ?

— Qu'est-ce que j'en sais ? Ce n'est pas à moi qu'ils parlent. Ils discutent entre eux, c'est tout. Je ne comprends pas la moitié de ce qu'ils disent.

— Mais « ils » ont mentionné Miyagi ?

— Je crois. Peut-être. Je l'ai peut-être rêvé, après tout. Ça arrive tout le temps, ce genre de truc, non ?

— Ça m'étonnerait...

Bien sûr que tu ne l'as pas rêvé. Idiot.

Kuroo jeta un œil vers la serveuse, occupée à nettoyer des verres près du comptoir. Il soupira à nouveau.

— Je suppose que c'est juste dans ma tête, tout ça. Ça finira peut-être par se calmer, hein ? Ce n'est pas comme si je pouvais aller voir un médecin, de toute façon. Ils sont tous surchargés. Et puis, qu'est-ce qu'ils diraient ?

— Kuroo-san.

Celui-ci se sentit brusquement très agité. Il balaya les potentiels commentaires d'Akaashi d'un geste de la main.

— C'était une mauvaise idée. Parlons d'autre chose. Tu savais que certains avaient encore des acouphènes, maintenant ? Je l'ai lu hier. Je croyais que ça s'était arrêté.

— Kuroo.

— Quoi ?

Akaashi ouvrit la bouche pour parler, se ravisa ; finalement, il dit :

— La prochaine fois que ça arrive, si ça arrive encore... préviens-moi, OK ?

Ils se regardèrent un long moment. Les yeux d'Akaashi, rendus noirs par la lumière masquée derrière les abat-jours du café, le sondaient comme s'ils voyaient tout ce que Kuroo lui-même était incapable de discerner. Il sentit son cœur basculer dans sa poitrine, comme un bateau sur une mer ondoyante. Il voulait lui prendre la main, se rappeler pour la millième fois la sensation de sa peau sur la sienne, oublier leur conversation et les dernières absurdités de l'univers.

Il acquiesça.

— Merci, fit Akaashi.

Ils ne s'éternisèrent pas plus longtemps. Akaashi régla l'addition sans lui demander son avis, puis ils s'échappèrent du café, devenu étouffant avec l'affluence apportée par la tombée de la nuit.

Ils marchèrent un moment, puis s'arrêtèrent à quelques mètres de l'accès au temple qui, malgré l'heure tardive, recevait encore quelques rares visiteurs.

— Je suppose que c'est l'heure d'y aller, soupira Kuroo avec un coup d'œil pour le sommet de la colline.

Akaashi secoua la tête en signe de dénégation.

— Pas encore, dit-il. Viens.

Sur ces mots, il le prit par la main et l'emmena un peu plus loin, dans une ruelle qui longeait la colline, protégée des lampadaires comme des bruits de la ville, un coin où régnait une immobilité singulière et absolue.

Kuroo regarda autour de lui.

— Je ne connaissais pas cet endroit, remarqua-t-il à voix basse.

Parler plus fort lui aurait semblé étrangement déplacé.

— Il n'est pas très fréquenté, en soirée.

— Je vois ça.

— Kuroo-san.

— Mh ?

Akaashi s'était approché de lui sans en avoir l'air. Il posa les mains sur ses joues, l'examina en silence. Kuroo fut pris d'un gloussement.

— Quoi ? demanda ce dernier.

— J'ai envie de t'embrasser.

Son sourire s'agrandit.

— Je ne voudrais pas te décevoir. Fais-toi plaisir.

Alors il attira son visage à lui et s'exécuta lentement, juste assez longtemps pour lui donner le vertige ; ses mains glissèrent de ses joues à ses épaules en une caresse aérienne, puis Akaashi s'éloigna en douceur. Kuroo retint son souffle un moment encore. Son cœur battait trop fort, trop vite, et lui enjoignait sans cesse de l'embrasser à nouveau, mais il n'en fit rien ; il demeura immobile, un peu étourdi, et laissa Akaashi l'enlacer sans rien dire.

Il cala sa tête contre son épaule et le serra contre lui. La voix d'Akaashi résonna au creux de son oreille, familière et rassurante, plus réelle que tout ce qu'il avait entendu ces derniers jours.

— Tout va bien, murmura-t-il.

— Je sais, répondit Kuroo.

Plus rien n'avait d'importance, ici. Rien d'autre qu'Akaashi et l'écharpe lie-de-vin qui effleurait sa joue.

— Ne m'oublie pas, d'accord ? murmura soudain ce dernier.

Il ne posa pas de questions. À la place, il acquiesça en silence, l'embrassa sur la tempe et s'écarta.

— T'es libre, vendredi ?

Akaashi cilla.

— Vendredi ?

Haussement d'épaules.

— On pourrait aller au camp ensemble samedi matin. Mes parents partent pour le week-end.

— Pour aller où ?

— Aucune idée. Du coup, si tu veux...

— D'accord.

Kuroo sourit.

— D'accord ?

— N'aie pas l'air si fier de toi, le morigéna Akaashi. Je viendrai.

— Super.

Ils restèrent là, à attendre que l'un d'eux se décide à mettre un terme à la rencontre, tous deux réticents à lancer le mouvement. Finalement, Kuroo fit un pas en arrière.

— J'y vais, alors, fit-il. À vendredi, hein ?

— À vendredi, Kuroo-san. Et... (il sembla chercher ses mots, puis secoua la tête.) Non, rien. Merci pour la soirée.

— Pas la peine de me remercier, rit-il.

Akaashi lui sourit, puis quitta la ruelle pour retrouver l'agitation troublée de la ville, l'écharpe remontée jusqu'à son nez.

Et Kuroo resta là, engourdi, à le regarder partir comme on assistait à la fin d'un rêve ; le décor s'écailla lentement, emportant Akaashi, emportant Kuroo, ne laissant derrière lui que le vacarme grandissant du vent et du frottement des pneus contre le bitume...

... Il écoutait.

Il faut... revienne. Combien de t...

... vu depuis au moins trois mois. Il pourrait...

... s'éterniser. On a besoin de toute...

... pas comme nous...

... devons le convaincre. Le ramener...

xxxxx

Un bruit blanc dans la cuisine, la voix de son père par-dessus, jurant :

— Merde, c'est pas possible, ça !

Kuroo ferma les yeux ; écouta ; n'entendit rien. Des interférences voltigeant dans les airs, le grattement ininterrompu d'insectes invisible, ou un concert de déchirement de papier. Quelqu'un l'avait décrit comme ça, un jour, si longtemps auparavant qu'il n'avait pour seul contexte que quelques mots et un claquement de langue irrité. Un son à vous faire grincer des dents.

Un concert de déchirement de papier.

Mais ce n'était pas si terrible, finalement. C'était vide, constant et profond, un liquide brûlant versé précautionneusement à l'intérieur de son crâne, de quoi le remplir jusqu'à l'arrière de ses yeux. Ou du sable. Du sable, oui. Personne pour parler. Personne pour se taire.

Il frissonna, attrapa son sac, puis quitta l'appartement sans un mot.

xxxx

Kenma était assis par terre, le dos contre le mur du vestiaire, les doigts agités par une angoisse secrète. Il releva la tête en entendant Kuroo entrer. Celui-ci lui sourit.

— Pressé ? demanda-t-il en constatant que Kenma était déjà apprêté.

Le regard que lui renvoya ce dernier lui arracha un gloussement. Kenma haussa les épaules.

— Mon téléphone est mort.

— Ça t'apprendra à passer ta journée à discuter avec...

Une discussion animée derrière la porte l'interrompit. Quelques secondes plus tard, Yaku pénétra dans le vestiaire, le reste de l'équipe sur les talons. Les bras croisés, il répondit à la mine interrogatrice de Kuroo par un soupir appuyé.

— Ferme les yeux si ça t'arrange, dit Inuoka en entrant à son tour. Il y a plein de preuves. Pas vrai, Shibayama ?

Celui-ci hocha vivement la tête. Yamamoto, dont le visage était déjà plus rouge que la normale, devint écarlate à l'instant où il se mit à hurler de rire. Par chance, Kuroo n'eut pas à intervenir ; Yaku l'avait fait taire d'un coup de pied juste derrière les genoux.

— Vous êtes pas bien, vous tous !

— C'est lui qui se fiche de nous ! protesta Lev.

— Et j'ai du mal à lui en vouloir, rétorqua Yaku.

Kuroo enfila sa veste, sourcils haussés.

— De quoi vous parlez ?

Les yeux du libéro lancèrent des éclairs ; Kai, de son côté, lui offrit un sourire serein.

— Des extraterrestres, répondit Shibayama d'une petite voix.

— Les extraterrestres ? répéta Kuroo. Mais encore ?

— Ils grouillent, dit Lev tandis qu'il bataillait avec son uniforme. Il y en a partout. Si ça tombe... (Ses yeux s'arrondirent soudain.) Vous croyez que le prof de math en est un ? Ça expliquerait pourquoi il passe son temps à dire des trucs incompréhensibles.

— Ou peut-être que t'es juste idiot, intervint Yamamoto.

— Parce que tu t'en sors bien, toi, peut-être ?

— Arrêtez vos conneries ou je vous fais nettoyer la salle en rampant, gronda Yaku.

Kenma eut un sourire narquois que personne d'autre que Kuroo ne sembla remarquer.

— Comment ça, ils grouillent ? insista le capitaine alors que Lev, apparemment inconscient, s'apprêtait à répliquer.

— Il y a plein de témoignages, répondit Inuoka, l'air enthousiaste. Des gens qui les ont vus remplacer leurs amis et tout ça. Et des enlèvements !

— Ils prennent l'apparence de personnes normales pour ne pas être démasqués, mais tout le monde n'est pas dupe, enchérit Lev. Ils se multiplient de plus en plus, vous savez ? J'ai vu une vidéo sur le site, hier...

— Celle avec le mec de la sécurité ?

— Oui ! T'as vu ses yeux dans la caméra ?

— J'en ai froid dans le dos rien que d'y penser, commenta Inuoka. Qu'est-ce que t'as voté ?

— Oui, évidemment !

— Stop, stop, stop, les arrêta Kuroo. Y a moyen de nous tenir au jus, nous aussi ? Quel site ? Quelle vidéo ? Voté oui à quoi ? Et habillez-vous, les mecs, on n'a pas trente ans devant nous.

— Avec tous ces aliens qui se promènent en liberté, c'est clair, dit Lev.

— Je vais en tuer un, si ça continue, menaça Yaku entre ses dents.

Shibayama, qui s'était habillé, sortit son téléphone de sa poche.

— C'est un site qui vient d'ouvrir, expliqua-t-il en pianotant sur l'écran un moment. Tiens.

Il le tendit à Kuroo.

— Ça centralise tous les témoignages, articles et vidéos sur l'invasion, exposa-t-il. Les internautes peuvent donner leur avis sur la véracité des nouveaux éléments.

Kuroo navigua à travers le site en fronçant les sourcils. Ses couleurs éblouissantes lui faisaient mal aux yeux, comme ses textes verts fluo sur fond noir et ses étoiles brillantes qui apparaissaient et disparaissaient au gré de leurs envies. La majorité des vidéos, en page d'accueil, récoltaient des avis négatifs, mais il en trouva quelques-unes sur lesquelles les opinions semblaient diverger. Le tout donnait une impression de surcharge écœurante ; l'amateurisme manifeste qu'il dégageait anéantissait toute crédibilité potentielle, et Kuroo n'eut pas besoin d'en lire beaucoup pour savoir qu'il ne s'agissait de rien de plus qu'un de ces sites conspirationnistes comme il en existait déjà par milliers.

Comme il ne réagissait pas, Shibayama appuya à sa place sur une vidéo un peu plus loin sur la liste.

— C'est celle-là, dit-il en retenant son souffle. Regarde.

Il regarda. Un homme en uniforme, visage pixelisé, plongé dans l'ombre. Le flot des passants entrant et sortant du bâtiment derrière lui, à travers les portes automatiques, leurs voix effacées par la vidéosurveillance. On n'entendait rien de plus qu'un sifflement persistant et continu, trop faible pour être notable. Mais Kuroo entendait toujours.

Quelqu'un trébucha, fut rattrapé par quelqu'un d'autre, tandis que d'autres encore s'attroupaient par curiosité ou inquiétude. L'homme en uniforme tourna la tête vers la droite, face vers la caméra. Ses yeux étincelèrent une fraction de seconde, animal nocturne surpris par des phares trop brillants, puis il se détourna ; la vidéo se rembobina brièvement, remontra le passage au ralenti, gros plan sur les pixels blancs de son regard, et ça s'arrêtait là.

Kuroo ne dit rien. Il n'y avait pas grand-chose à dire.

— Tu as vu ? demanda Shibayama, ses yeux à lui brillants d'excitation.

— J'ai vu, répondit gentiment Kuroo.

Kenma et Yaku, derrière le plus jeune libéro, n'essayaient même plus de cacher leur sourire. Ils observaient la scène avec la plus grande attention, prêts à se jeter sur le premier fragment d'os que Kuroo leur mettrait sous la dent.

— Qu'est-ce que tu en penses ? fit Inuoka. Dingue, non ?

Il prit un instant pour rassembler ses pensées.

— Ça ressemble surtout à un effet de lumière, exposa Kuroo. Ça arrive souvent, sur vidéo.

— Tu rigoles ! s'insurgea Lev. Ses yeux se sont totalement allumés ! Et la façon dont il te regarde ?

— Je suis pratiquement certain qu'il a souri, ajouta Inuoka.

Incapable de se retenir plus longtemps, Yamamoto se remit à rire à pleine gorge. Ses coéquipiers l'ignorèrent.

— Ça me donne des frissons dans le dos, murmura Shibayama.

Kuroo lui tapota la tête avec affection.

— Voyons. Moi qui te croyais scientifique dans l'âme...

Le garçon fit la moue.

— Personne n'a prouvé que les extraterrestres n'existaient pas, dit-il. La plupart des astrophysiciens sont d'accord pour dire qu'ils se trouvent quelque part.

Lev et Inuoka hochèrent gravement la tête. Yaku glissa quelque chose à l'oreille de Yamamoto, dont les rires redoublèrent d'intensité. Pendant un instant, Kuroo songea à le réprimander, mais un signe de Kai l'en dissuada. Il sortit des vestiaires, et, comprenant le message, le reste de l'équipe suivit sans tarder.

L'entraînement se déroula sans heurts, et plus personne n'évoqua la supposée invasion. Kuroo se croyait tiré d'affaire quand Shibayama le rattrapa en trottinant alors qu'il se dirigeait vers le métro, Kenma sur les talons.

— Senpai !

Il s'arrêta net, s'attirant par là un regard agacé de Kenma. Shibayama reprit son souffle, quelques cheveux encore collés sur son front depuis la fin de l'entraînement.

— Tu t'es perdu ? le taquina Kuroo avec un sourire.

— Je dois aller chez ma tante. C'est sur le même chemin.

— Je vois.

Il y eut un bref silence. Kenma haussa les sourcils.

— Tu veux nous accompagner ? demanda finalement Kuroo.

Le visage du garçon s'éclaira sensiblement.

— Oui, d'accord.

Ils trouvèrent la rame de métro moins chargée qu'à l'ordinaire et dénichèrent rapidement deux sièges libres. Kenma s'installa sans y réfléchir à deux fois. Shibayama n'hésita qu'un instant avant de l'imiter ; il se mit à regarder partout, bouche close, et le silence s'étira pendant de longues minutes, si bien que Kuroo commença à se sentir mal à l'aise. Incapable de le supporter plus longtemps, il s'éclaircit la gorge.

— À quel arrêt tu descends ? s'informa-t-il d'un ton dégagé.

Shibayama leva les yeux vers lui, l'air surpris.

— L'avant-dernier, répondit-il.

— Beaucoup de marche ?

— Non, pas trop.

— Pourquoi tu vas chez elle, au fait ? demanda Kenma en rangeant son smartphone, qu'il n'avait pas quitté des yeux depuis le début du trajet, dans l'une de ses poches.

Le métro s'arrêta, déversa ses passagers sur le quai, repartit.

— Elle est un peu malade, répondit Shibayama dès qu'ils retrouvèrent un calme relatif. Je viens aider un peu.

— Pas de chance, fit Kuroo.

— Elle a des migraines, poursuivit le libéro avec un entrain suspect. Avec tout ça, vous savez.

Il avait prononcé ces derniers mots d'un ton entendu, presque conspirateur, et Kuroo ne put retenir le sourire qui étira ses lèvres.

— L'invasion ? devina-t-il.

— Oui, répondit-il. C'est très curieux.

Il n'ajouta rien, mais son regard plein d'espoir ne cessait de rencontrer celui de son aîné, qui avait tout le mal du monde à ne pas le soutenir. Finalement, il soupira.

— Raconte-moi tout, céda-t-il.

Le garçon avait visiblement attendu cette occasion depuis leur conversation précédente ; il se redressa, prit une inspiration, puis commença son exposé :

— D'après les rumeurs, ils sont arrivés fin septembre. Ils arrivent encore, d'ailleurs, mais par petits groupes pour ne pas se faire remarquer. Trop d'un coup, ce serait bizarre, hein ? On commencerait à comprendre que quelque chose ne va pas. Mais comme ça, au compte-goutte... Certains disent qu'ils tuent des humains pour prendre leur apparence, puis ils se fondent dans la masse et continuent de vivre comme leur victime jusqu'au jour où ils décideront de frapper tous ensemble, mais je ne crois pas que ce soit vrai. On le saurait, non ? Un truc comme ça ne pourrait pas rester secret longtemps.

— Ça ne l'est pas tant que ça, apparemment, fit remarquer Kuroo.

— Je veux dire, on aurait des preuves, des signalements à la police, des gros titres, tu ne crois pas ? Pas des théories sur un site web un peu perdu. Mais quelqu'un d'autre a proposé une théorie un peu plus crédible. Enfin, je trouve.

Il se tut, et lorsque Kuroo lui fit signe de continuer, il reprit d'un ton prudent :

— Cette personne a écrit une très longue analyse de la situation, sur le site, et c'est vite devenu un des sujets les plus importants depuis sa création. Elle dit qu'ils arrivent au fur et à mesure, mais qu'ils ne sont pas comme tout le monde l'imagine. Ils ne prennent la place de personne. En fait, ils la créent eux-mêmes.

Il laissa planer un silence, comme pour lui permettre d'assimiler l'information.

Kenma, qui avait jusque-là suivi la conversation, récupéra le téléphone dans sa poche et se mit à jouer, visage imperturbable, ses pensées déjà à des kilomètres de là. Kuroo l'observa faire un moment. À côté de lui, Shibayama attendait.

— Ils créent leur propre place ? finit par répéter Kuroo. C'est-à-dire ?

— Eh bien, ils prennent une apparence humaine et s'insinuent dans les sociétés existantes. Dans des familles, ou des groupes d'amis, ou, je ne sais pas, dans le conseil d'administration de l'université du coin, c'est pas important. Le truc, c'est qu'ils apparaissent n'importe où. Tu es fils unique un jour, tu as une sœur le suivant, des trucs comme ça. Et personne ne le remarque, tu vois — parce que leur principale caractéristique, en plus d'être capable de prendre une apparence humaine, est de pouvoir manipuler les pensées de toute l'humanité.

Shibayama jeta un regard nerveux autour de lui pour s'assurer que personne ne les écoutait, puis se passa une main sur l'oreille.

— C'est ça qu'on entend. Les acouphènes, c'est eux, les maux de tête aussi. C'est pour ça que tout le monde n'est pas touché de la même façon. C'est ce qui se passe quand ils essayent de modifier tes souvenirs ou quand ils communiquent entre eux. Parce qu'ils communiquent, évidemment. Et pas par des moyens traditionnels.

Le métro brinquebalait de droite à gauche. Quelqu'un, assis non loin d'eux, regardait les trois adolescents d'un drôle d'air. Mieux valait que Shibayama n'en sache rien.

— Donc, résuma Kuroo pour détourner l'attention du libéro, des extraterrestres télépathes qui manipulent les souvenirs et se métamorphosent comme bon leur semble envahissent la Terre depuis plusieurs semaines, sans que personne ne les ait jamais remarqués. D'accord. Qu'est-ce qu'ils veulent ? Détruire notre planète ?

Shibayama fit la moue.

— Certains les remarquent.

— Tu parles de la vidéo ? Parfois, un reflet n'est rien de plus qu'un reflet. Ce n'est pas forcément le signe d'une présence alien.

Shibayama haussa les épaules.

— Je ne sais pas ce que c'est. C'est juste ce qu'ils disent.

— Je reconnais que c'est plutôt bien pensé, accorda Kuroo avec un sourire conciliant. Mais ça n'a rien de nouveau, ce genre de truc. Des théories comme ça, on en voit chaque année. La plupart finissent par se perdre, c'est tout. N'oublie pas, ajouta-t-il en se tapotant le crâne. L'esprit critique.

Shibayama lui rendit son sourire

— Je n'oublie pas.

— Tant mieux. Je peux regarder ? Curiosité scientifique.

L'air un peu plus joyeux qu'avant, Shibayama lui tendit son téléphone et se mit à observer les voyageurs qui montaient dans le wagon avec une attention redoublée.

Kuroo ne lut pas l'article en entier — il en balaya rapidement les gros titres et points importants, les légendes accompagnant les quelques illustrations, et ne s'attarda pas sur la conclusion que Shibayama avait eu l'amabilité de dégrossir à haute voix. Comme il s'y était attendu, l'article était vide ; de sens, d'abord, de fiabilité ensuite, ainsi que de toute forme de source valable. Il expliquait beaucoup de choses, trouvait réponse à tout, mais il n'était guère plus que le chant d'une sirène aux oreilles de marins désespérés.

Le temps passerait, comme toujours, et la majorité des gens oublieraient les extraterrestres, les sifflements et la grande invasion.

La vie continue. C'est comme ça.

Il voulut rendre l'appareil à Shibayama, mais ce dernier semblait si loin dans ses pensées qu'il finit par se raviser. Machinalement, il poursuivit sa navigation, parcourut quelques titres sans y regarder de plus près, puis ses yeux s'arrêtèrent sur un mot, une phrase, un article entier.

Il cessa de respirer. Le sang battait furieusement dans ses tempes. Il ne l'écoutait pas.

L'article se limitait à un petit paragraphe, perdu dans une marée d'étoiles blanches, de vert luminescent et de flashs agressifs.

[HELP] MON FRÈRE A DISPARU ? ?

J'ai demandé autour de moi mais ils disent tous qu'ils ne savent pas de qui je parle, je ne sais plus quoi faire, mes parents répètent que je suis fille unique, mais c'est faux, j'en suis SÛRE, je me souviens de choses,, je sais que je n'étais pas toute seule ! mais j'ai cherché partout et il n'apparaît nulle part, aucune photo, ou vidéo, aucune trace, toute ma famille croit que je suis devenue dingue je ne sais plus quoi faire. aidez(moi s'il vous plaît. C'est eux ? C'est ce qu'ils font ? Ils ont lavé le cerveau de mon père et ma mère, de tous mes amis, personne d'autre ne s'eb souvient, et moi...

je ne sais plus comment il s'appelle ou à quoi il ressemble, mais je sais qu'il existe, j'en rêve tous le sjours... je crois qu'il a été enlevé, mais personne ne me croit nulle part. J'ai besoin d'aide.

Aidez-moi s'il vous plaît.

Personne n'avait répondu.

— Kuro ?

Kenma s'était levé, sourcils haussés, et Kuroo sursauta quand il lui toucha l'avant-bras.

— Je pensais à autre chose, marmonna-t-il en tentant de reprendre ses esprits. Merci, Shibayama.

Il lui rendit le téléphone, puis se joignit à la petite foule qui s'agglutinait devant les portes du métro comme un essaim d'abeilles. Il pouvait sentir le regard de Kenma fixé sur lui, impitoyable. La nausée l'assaillit avec une violence telle qu'il crut, l'espace d'une seconde terrible, que ses jambes lâcheraient prise ; puis les portes s'ouvrirent avec un chuintement léger, de l'air frais lui caressa le front, et il s'éloigna du wagon d'un pas chancelant.

Ses mains tremblaient.

Il s'appuya contre le mur, le souffle court. Kenma le rejoignit en se faufilant à travers le flot des voyageurs, consterné. Son visage se détendit dès qu'il se trouva à sa hauteur. Il fit mine de lui toucher le bras, s'arrêta à quelques centimètres, indécis, puis détourna les yeux.

— Ça va ?

— Je ne sais pas, répondit Kuroo.

Comme Kenma le dévisageait avec méfiance, Kuroo lui ébouriffa les cheveux. Son meilleur ami se dégagea instantanément ; il grommela quelque chose, mais sa voix se fit emporter par le grondement du métro, et Kuroo, cette fois, n'entendit rien.

Il attendit que le calme revienne, puis assura :

— Il n'y a pas de quoi s'inquiéter. Je vais bien. C'était juste...

Un débordement d'émotions. Un tourbillon de pensées bouillonnantes et fugaces, confinées trop longtemps, profitant d'une brèche nouvelle pour l'atteindre à travers le bruit omniprésent, les voix étouffées, la ville et les passants, les conversations hachées dont il avait cessé de rechercher le sens.

Je ne suis pas seul. C'est arrivé ailleurs, à quelqu'un d'autre. Il a existé quelque part. C'est réel. C'est réel ?

Ce n'était pas un rêve.

Effervescence exaltée, mélangée à une frayeur qui lui broyait les poumons. Il avait envie de pleurer.

Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi eux ? L'invasion ? Ridicule. Alors quoi ?

Pourquoi nous ?

Il montait les escaliers d'un pas mécanique, hochait la tête sans y penser, parlait, parfois, mais ne s'entendait plus ; il était ailleurs, trop loin d'ici, quelques semaines plus tôt, le jour où Akaashi l'avait invité chez lui, avait soufflé d'une voix troublée : « Ça va te paraître insensé, et tu ne me croiras pas. »

Mais il l'avait cru. Il le croyait encore. Car Akaashi avait créé quelque chose, ce jour-là, une flamme qui n'existait pas jusqu'alors, qui aujourd'hui dévorait chaque rêve, chaque fantôme de souvenir, chaque seconde suspendue dans les airs, alors que le vent soupirait : Ce n'est pas ça. Ce n'est pas ça.

Il me manque quelque chose.

Non.

Il me manque quelqu'un.

La flamme s'embrasa d'une ardeur nouvelle. Son cœur tremblait au creux de sa poitrine, au bout de ses doigts, joie, peur — espoir. Un espoir trop grand, trop brutal, trop sauvage pour lui. Il finirait consumé avant de le voir s'accomplir. Il traînerait ses cendres derrière lui jusqu'à la fin des temps.

Le futur n'avait pas d'importance.

Je ne suis pas tout seul. Il y en a d'autres.

Il sourit à Kenma, et celui-ci ne posa pas de questions.

xxxxx

Parfois il ne rêvait pas ; parfois il se tenait là, debout près de la fenêtre, et attendait que le temps passe, que la fatigue revienne. Il pensait à Akaashi. Il pensait à ce malaise qui lui prenait les entrailles, lorsqu'il le rejoignait après l'entraînement et le trouvait à chercher des yeux un ami invisible. Il pensait à l'autre — la troisième personne, l'absent, monsieur X, comme il se plaisait à l'appeler ; monsieur X qui portait avec lui l'odeur lourde des fleurs au printemps, qui effleurait ses songes pour disparaître aussitôt, qui n'existait que pour eux seuls, un compagnon imaginaire créé entre deux murmures, d'une oreille à l'autre, et qu'ils avaient omis d'oublier.

Il y avait cet éclat, au centre de ses entrailles, qui lui donnait l'impression d'avoir été plongé au cœur de l'univers lui-même et d'en avoir ramené un petit morceau de vide tranchant et glacé. Plus il tentait de s'en défaire, plus il le sentait émerger des profondeurs de son être, iceberg de douleur et de manque, et le contaminer tout entier. L'espoir s'éteignait brusquement. Il frissonnait, les yeux sur la rue enténébrée, et suffoquait lorsque le désir de le retrouver — le toucher, le revoir, par pitié, s'en souvenir seulement — devenait trop fort pour son cœur vulnérable et trop faible.

Monsieur X, le disparu, la troisième personne. Le chagrin l'inondait sans prévenir, fulgurant, et il lui arrivait de pleurer, mais les larmes refluaient vite, l'abandonnant là, transi et désorienté, sans personne pour qui les verser.

Alors il s'allongeait, languide, et, ces nuits-là, il ne rêvait pas.

xxxxx

Il écoutait.

Il n'entendait rien.

Un son doux et ténu, qu'il connaissait déjà. Quelqu'un ronflait. Une voix, trop loin, chuchotait des mots indistincts. Il se souvenait de quelqu'un d'autre, ailleurs, qui disait : Parce qu'ils communiquent, tu sais.

Il n'entendait rien.

Quelqu'un chantait, mais peut-être n'était-ce que le vent. Quelqu'un toussa, marmonna, puis il n'écouta plus.

Kuroo revint au monde, et le monde revint à lui.

xxxxx

— ...bon, je crois que c'est tout, dit son père en balayant l'appartement du regard. J'ai entendu dire que tu partais en week-end avec le club de volley-ball, c'est ça ?

Kuroo acquiesça. Sa mère ramassa sa petite valise et quitta les lieux. Il lui semblait l'avoir vue former les mots « au revoir » du bout des lèvres, mais la fatigue ne le rendait plus sûr de rien.

— Tant mieux, poursuivit son père sans s'en soucier outre mesure. Et tu reviendras... ?

— Dimanche soir.

— Parfait. J'ai laissé de quoi t'acheter quelque chose à manger pour ce soir. All good ?

Kuroo eut un léger sourire.

— Je ne mettrai pas le feu à l'appartement, si c'est ce qui t'inquiète. Je peux m'en sortir tout seul.

— On ne sait jamais, avec toi. J'en ai vu suffisamment pour ne plus croire en rien.

Il jeta un coup d'œil vers la porte puis haussa les épaules.

— Déjà partie. Eh bien, à dimanche, je suppose. Tu n'auras qu'à inviter Kenma, si tu t'ennuies. Ça ne m'embête pas.

Kuroo ne se souvenait pas qu'il ait déjà été embêté par quoi que ce soit. Il se contenta de répondre un bref : « J'y penserai », puis le salua et referma la porte d'entrée en douceur. Le silence reprit possession de l'appartement. Avec un soupir, Kuroo sortit son portable de sa poche. Akaashi n'avait pas appelé ; il décida de prendre les devants.

Peut-être s'était-il attendu à ce qu'il le fasse, car il décrocha dès la première sonnerie.

« Hey, fit Kuroo.

— Hey », répondit Akaashi. Sa voix paraissait lointaine, séparée de lui par un océan de pensées clandestines. Kuroo avait toujours bien aimé sa voix. Il la préférait moins éloignée.

« Ils sont partis, l'informa-t-il en se laissant tomber sur la chaise la plus proche.

— Tu es sûr ?

— Plutôt, oui. Ils ont pris un taxi. Ils ne reviendront pas, crois-moi.

— Ça n'a pas l'air de te mettre en joie. »

Il se posa la question. Voilà longtemps qu'il avait laissé tomber le sentiment d'abandon qui le prenait parfois, enfant, quand il ne comprenait encore rien. Il laissa ses doigts vagabonder sur la table dépouillée de toute forme de décoration. La pièce lui semblait presque nue, vue comme ça, vieux poster publicitaire excepté.

« Kuroo-san ?

— J'ai l'impression de vivre dans un appartement fantôme. Vide et glacial, paix à son âme.

— Allume le chauffage », fit Akaashi.

Il lui arrivait de manquer de la plus élémentaire compassion. Kuroo sourit.

« J'ai une petite préférence pour la chaleur humaine, si tu vois ce que je veux dire.

— La subtilité n'a jamais été ton fort, soupira Akaashi.

— Merci, on me le dit souvent. »

Il y eut un grésillement, puis un silence, et, enfin, Akaashi répondit : « J'arrive dans une demi-heure.

— J'ai toujours su qu'on pouvait compter sur toi. J'en trépigne d'impatience.

— Je n'en attends pas moins. À tout à l'heure. »

Il raccrocha sans attendre de réponse. Kuroo s'appuya contre le dossier de sa chaise, les yeux dans le vague. Il écouta longuement le tic-tac de l'horloge, songea à la décrocher du mur, à ouvrir la fenêtre, à la regarder tomber jusqu'à ce qu'elle s'écrase sur le bitume et disparaisse à jamais.

Lorsqu'Akaashi vint frapper à la porte, trois quarts d'heure plus tard, Kuroo se découvrit à la même place, la tête reposant sur ses bras, les paupières encore lourdes d'un rêve qu'il n'avait pas eu le temps d'attirer à lui. Il grinça des dents. Il avait été si proche, si proche, une main tendue et il aurait peut-être...

On frappa à nouveau et, cette fois, il se leva d'un bond, le cœur battant. Akaashi n'arborait aucune expression particulière. Il retira ses chaussures et entra.

— Bonsoir, Kuroo-san, dit-il finalement.

Le rêve se délita en un million de particules indiscernables. Les indices semés par un inconscient plus ancien que sa propre existence importaient peu. Il n'était plus seul, et une voix autre que la sienne gardait le silence à distance.

— Ta politesse excessive va finir par être un problème, nota Kuroo en plongeant les mains dans ses poches.

— Pour toi ou pour moi ?

Kuroo lui sourit.

— Quelque chose à boire ?

Akaashi refusa d'un geste de la tête, puis il se mit à flâner dans le salon, ses paumes glissant sur le dossier du canapé comme s'il cherchait à y imprimer des sensations qu'elles ne connaissaient pas.

— Tu ne viens pas si souvent ici, hein ? commenta Kuroo. J'aurais aimé que ce soit plus facile.

Akaashi haussa les épaules, après quoi il s'installa dans un coin du canapé.

— Je ne vois pas ce qu'on pourrait faire d'autre, dit-il. C'est déjà bien comme ça.

— Pas faux. On est tranquilles, au moins. Ce n'est pas aussi grand que chez toi, mais ça fera l'affaire.

— L'affaire pour... ?

Kuroo se massa le dos de la main, nerveux. Il n'était plus certain de vouloir se lancer dans cette conversation. Il expira discrètement, puis lui adressa un sourire confiant.

— Discuter un peu.

La fenêtre tremblait sous les assauts du vent.

— Discuter ? répéta Akaashi.

Quelque chose n'allait pas. Des alarmes gémissant leurs plaintes sourdes quelque part au loin. Doucement, Kuroo déplaça sa main jusqu'à la sienne, juste assez près pour l'effleurer. Avec un peu de chance, le contact l'aiderait à se détendre.

Les doigts d'Akaashi ne s'éloignèrent pas, pas plus qu'ils ne s'approchèrent de lui.

— Et d'autres choses, répondit-il d'un ton prudent. Mais j'avais envie... je ne sais pas. J'ai beaucoup réfléchi, ces derniers jours. Ce que je veux dire, c'est que j'ai envie de parler de lui. (Après un instant d'hésitation, il précisa :) De l'autre personne, tu sais.

— Ah...

Akaashi sembla plus pâle, soudain, et détourna les yeux pour contempler les reflets de la télévision éteinte. Kuroo se passa une main dans la nuque.

— Enfin, on n'est pas obligés d'en parler.

— Non, l'arrêta Akaashi. C'est d'accord.

Il avait récupéré ce masque d'impassibilité qui le rendait si attirant aux yeux des autres, semblable à ces portraits accrochés aux murs des musées, la nuque raide, le port droit, le regard porté sur une pensée lointaine dissimulée par-delà l'horizon. Figé. Mais Akaashi, quoi qu'ils en disent, n'était pas une machine ; c'était un être de chair et de sang, et, si ses traits immobiles ne laissaient pas le loisir de deviner ses pensées, l'émotion, elle, faisait vaciller son regard comme une bourrasque affrontait un feu résolu. Il n'était pas d'accord. Il avait peur, ou il avait mal, ou le manque l'avait contaminé, lui aussi, et le dévorait à lui donner l'envie de tout effacer, le temple, le parfum, Kuroo lui-même — il n'en savait rien. Beaucoup de choses, à force d'étude attentive, finissaient par s'apprendre ; pas Akaashi. Kuroo n'en savait rien, et il n'en saurait peut-être jamais plus.

Alors il garda ses hypothèses pour lui, ravala ses propres angoisses, et sauta dans la marre goudronneuse qu'il venait de créer.

— Tu y as pensé, récemment ? demanda-t-il.

Akaashi détaillait la paume de ses mains. Il cilla lentement, fronça les sourcils.

— Bien sûr, répondit-il.

— Moi aussi, confia Kuroo. J'arrête pas d'y penser.

Sa voix resta un moment suspendue dans les airs, puis il reprit :

— Ça me rend dingue, parfois, tu sais. J'ai fouillé toutes les pièces, j'ai retourné chacun de mes souvenirs, mais c'est sans espoir. Il n'y a rien d'autre à faire. J'en rêve encore la nuit.

Akaashi croisa son regard. Il comprenait.

— Je croyais que ça finirait par passer, confessa-t-il à mi-voix. Rien n'a changé. Je les sens encore, parfois.

Sur ses genoux, ses poings fermés disaient : Je ne sais même plus si c'est réel.

— Hé, fit Kuroo.

Il attendit qu'Akaashi se tourne vers lui, puis traça quelques lignes invisibles sur son poignet, doucement, jusqu'à ce que sa prise se relâche. Après un moment d'immobilité, Akaashi glissa sa main dans la sienne. Froide. Kuroo la serra un peu, juste assez pour lui rappeler sa présence à ses côtés.

— Je ne sais plus quoi penser, souffla enfin Akaashi. Ça n'a pas de sens. Je crois...

À nouveau, il se tut, puis se passa une main sur le visage comme pour en effacer toute trace d'émotion. Kuroo l'entendit soupirer. Il regarda le plafond en espérant y trouver des réponses, mais il restait blanc et lisse, définitivement muet.

— J'en ai rêvé, il y a quelques jours, annonça Kuroo.

Comme Akaashi ne donnait aucun signe de vouloir réagir, il poursuivit :

— Je ne suis même pas sûr de l'avoir vu. Ça n'avait pas tellement l'air d'un rêve ; juste d'un souvenir d'enfance. Un camp où j'avais été, petit. Avec Kenma.

Un scarabée entre les mains, un sourire fier campé sur les lèvres.

— Je sais que c'était avec Kenma. Je le sais, mais tout paraissait si décalé, déplacé, même. C'était lui, Keiji. Pas Kenma. Je l'ai senti dans mes tripes. Je sais que c'était lui.

— Ah...

Kuroo s'enfonça dans le canapé.

— Je me suis souvent demandé qui c'était, après notre conversation. Je n'en suis toujours pas certain, mais je sais au moins qu'on était amis. C'est déjà ça, non ? C'est mieux que rien.

— J'imagine...

— Keiji ?

Il leva vers lui des yeux las.

— Je ne sais pas, dit-il sans enthousiasme. Je ne sais pas.

— Ce n'est pas le seul rêve que j'ai fait, souligna Kuroo. Tu en as fait aussi, n'est-ce pas ? Tu sais de quoi je parle. La certitude qui s'accroche à ton cœur au réveil. Cette sensation n'a rien à voir avec le reste. Ce n'est pas juste une idée, tu comprends ? C'est un fait. Seulement...

— Seulement personne d'autre que nous n'a l'air de s'en inquiéter, l'interrompit Akaashi. S'il a vraiment existé, s'il a disparu d'une façon ou d'une autre... quelqu'un aurait dû s'en inquiéter. Il a bien une famille quelque part, non ? D'autres amis. Pourquoi nous ?

Pourquoi moi ?

— Mais il a existé. Je ne sais pas l'expliquer, mais je n'ai aucun doute là-dessus.

Akaashi récupéra sa main.

— Tu as de la chance, dit-il. Je n'en suis pas si sûr.

L'espace d'une seconde, Kuroo resta interdit ; puis il se redressa, confus, et répondit :

— Et le parfum ? Les fleurs téléportées sur ton oreiller ? Les messages ? Il a bien fallu que ça vienne de quelque part, que ça indique quelque chose, non ?

Akaashi évita son regard aussi longtemps qu'il le put. Quand il releva les yeux vers lui, Kuroo les trouva pâles, vides, empreints d'une désillusion si limpide qu'elle lui transperça l'âme comme un pieu acéré. Alors il comprit ; il distingua tout ce que l'espoir qui lui brûlait les veines lui avait caché jusqu'alors, tout ce qu'il avait ignoré dans un candide élan d'optimisme, ce qui, pour lui, n'avait aucune raison d'être.

— Je ne sais pas ce que j'ai vu. J'étais si fatigué, Kuroo. J'avais juste envie de croire que quelque chose pouvait changer. Quelque chose, n'importe quoi. J'espérais... (Il prit une inspiration saccadée, terrifiante, puis continua :) Il n'y avait plus rien quand j'y suis retourné. Je voulais juste penser à autre chose.

— Mais je l'ai senti, Keiji. Tu n'étais pas tout seul.

Ce dernier haussa les épaules.

— L'esprit peut inventer n'importe quoi quand il le veut vraiment. Ma maison est pleine d'odeurs bizarres. Ça n'a rien de spécial.

Le cœur de Kuroo martelait sa poitrine avec férocité.

— Et la fleur ?

Cette fois, Akaashi eut un sourire léger, lunaire, que Kuroo n'avait encore jamais vu.

— Je l'ai jetée, déclara-t-il d'une voix lente et dépourvue de regret.

— Keiji...

Celui-ci secoua la tête.

— Parfois, les rêves ne sont rien de plus que des rêves. Chercher à y trouver un sens n'y changera rien. Tu crois savoir quelque chose, et ton imagination se charge du reste.

— Ce n'est pas la même chose. Ce n'est pas ça.

— Nous ne sommes pas les seuls. Tout le monde est sur les nerfs, avec l'épidémie. Tout le monde. Deux de nos joueurs ne peuvent même plus sortir de chez eux, et certains autres se sentent si mal qu'ils ont dû renoncer à monter sur le terrain. J'ai entendu tellement de conneries qu'on pourrait en faire une encyclopédie. Ça va de l'invasion extraterrestre à l'attaque biologique, en passant par le complot gouvernemental et les présages apocalyptiques. Mais ça n'a rien à voir, Kuroo. C'est la peur. C'est l'incertitude qui nous monte à la tête et nous fait oublier que, la plupart du temps, les choses sont simplement ce qu'elles semblent être.

— Qu'est-ce que tu crois ? Que c'est le fruit du hasard ?

— Ce n'est pas parce qu'une chose paraît inexplicable qu'elle n'a pas d'explication. Tu sais ce que c'est. Les hallucinations, les rêves, les rumeurs — c'est juste de la paranoïa. Le monde s'ennuie. Les gens veulent qu'il se passe quelque chose de grandiose, alors ils se persuadent de voir des signes là où il n'y a que du vent. Mais c'est fini, tout ça. La crise est passée. Elle est passée, d'accord ?

Il avait parlé un peu trop vite ; plus inquiet qu'en colère, Kuroo fit un geste vers lui, mais Akaashi se plaça hors de sa portée. Il n'insista pas.

Le silence s'étira, si tendu que Kuroo craignit de le voir voler en éclat, des morceaux de verres au creux ses mains tremblantes, dans lesquels Akaashi s'en allait sans un mot de plus et évitait pour toujours de le regarder en face. La peur qui se manifestait sur chaque parcelle de sa peau n'était pas une infection curable par quelques promesses incertaines. Kuroo la voyait, désormais, si profondément enracinée qu'elle bourgeonnait maintenant au centre de ses pupilles, dans son souffle irrégulier, dans sa gorge encombrée par les larmes qui la nourrissaient encore, l'arrosaient depuis des semaines peut-être, sans qu'il n'en ait jamais pris conscience.

Personne n'avait jamais su lire dans les pensées d'Akaashi, mais Kuroo ne pouvait s'empêcher de sentir sur sa langue le goût amer de la défaite. Il l'avait observé de plus près que n'importe quel autre ; il avait étudié la plus rare de ses expressions, chacun de ses sourires, chaque inflexion de sa voix avec la passion d'un chercheur et, malgré tous ses efforts, il n'avait rien compris.

Alors il attendit quelques secondes, quelques minutes, et quand Akaashi ouvrit à nouveau la bouche, il embrassa sa voix comme si c'était la dernière chose qu'il devait faire avant la fin du monde. Ça l'était peut-être.

— Ce n'était qu'un rêve.

Kuroo acquiesça.

— Il n'a jamais existé.

— D'accord.

Puis Akaashi se tourna jusqu'à lui faire face, lui posa une main sur l'épaule, et la détresse que chacun de ses mouvements laissait transparaître ne lui échappa pas. Kuroo cueillit son visage entre ses paumes.

— D'accord, répéta-t-il doucement.

Comme Akaashi hochait la tête, il l'attira à lui et l'enlaça. Ils restèrent ainsi pendant un long moment ; dans son dos, les doigts d'Akaashi s'agrippèrent à son t-shirt, et Kuroo le serra plus près, jusqu'à ce qu'il sente son cœur se calmer, sa respiration ralentir, son étreinte faiblir. Quand il put à nouveau le regarder, Akaashi avait retrouvé une certaine maîtrise de lui-même. Kuroo lui caressa la joue.

— Tout va bien ? demanda-t-il.

Akaashi émit un bruit d'approbation. Il estima préférable de s'en contenter pour l'instant.

— Qu'est-ce que tu as dit à tes parents ?

— Que le camp commençait ce soir.

Kuroo le regarda. Il ne pensait plus à l'autre personne.

— Tu veux manger quelque chose ?

Akaashi hocha la tête.

— Parfait, dit-il.

Puis il sortit son téléphone de sa poche et sourit.

— Pizza ?

xxxxx

Akaashi s'était endormi, si proche qu'il pouvait sentir sa poitrine se soulever et s'abaisser à chaque respiration. Son souffle, parfois, lui chatouillait la nuque, et il souriait une seconde ; puis il contemplait son visage apaisé et son sourire s'enfuyait brusquement, voletait dans les airs, hors de portée.

Quelque chose de glacial dans son estomac, quelque chose de terrible, qui lui reprochait chacune de ses pensées, chacun de ses gestes, qui hurlait : « Arrête de faire semblant », se débattait sans relâche, le condamnant à l'insomnie avant même qu'il ait pu tenter de trouver le sommeil. Alors il observait Akaashi en silence. Il n'y avait rien d'autre à faire.

Il paraissait si serein. Il avait oublié.

De quoi rêverait-il, cette fois ? De lui ? De la troisième personne ? Ou d'un Ailleurs vierge et sans défauts, dans lequel ni l'un ni l'autre n'avait l'audace d'exister ?

Qu'importait, finalement. On ne restait jamais longtemps au paradis. Ses paupières s'ouvriraient sur une nuit profonde, un plafond qu'il ne connaissait pas, et il souffrirait encore, car le manque, qu'on l'ignore ou non, luttait sans se soucier de ce qu'il abîmait au passage. Fermer les yeux ne servait à rien. À vrai dire, le reconnaître non plus.

Kuroo n'avait besoin d'aucune autre preuve que celle-là.

L'écran de son portable s'alluma, éclairant la chambre d'une lueur bleutée. Il était deux heures du matin.

Tu dors ? —

Kenma n'attendait pas de réponse. Il répondit quand même.

Pas encore. Et toi ? Trop de jeux vidéos ? —

Il se passa près de cinq minutes avant qu'une nouvelle notification apparaisse sur l'écran.

J'arrive pas à dormir. —

Bienvenue au club, chaton. —

Ne m'appelle pas comme ça. —

Tu préférais tête de pudding ? Ça peut s'arranger, tu sais. —

Non merci. —

Akaashi grimaça dans son sommeil, puis se tourna dos à lui. Il résista à la brusque tentation de passer les doigts dans ses cheveux.

Kenma resta longtemps silencieux, puis envoya :

C'est peut-être de la faute des aliens, finalement. —

Cette pensée lui tira un sourire. Il répondit :

Peut-être. —

Puis il ferma les yeux, revit le site de Shibayama, le message fluorescent, appel à l'aide noyé dans un océan des conspirations terrifiées ; il pressa une main contre son cœur, où le manque s'époumonait toujours sans relâche, et enfin, ajouta :

J'espère que non. —

Les ténèbres s'abattirent sur la pièce. La nuit poursuivit son cours.

xxxxx

... des nouvelles ?

Pas v... oir Miyagi, il y...

... ... ...

... ne le quitte pas d'une semelle. Il le suit partout, il n'a pas envie de... ici.

... le laisser...

... suno ? Sans doute... prendrait des jours. Hina... retrouve partout où il va.

Je me demande pourquoi.

xxxxx

Posté devant le lycée, Kenma dardait sur lui un regard nerveux. Kuroo accéléra le pas pour le rejoindre.

— Tu as fini par t'endormir ? s'enquit-il alors que Kenma récupérait son sac abandonné au sol.

Ils se dirigèrent vers la cour sans se presser.

— Je parlais avec Shōyō, dit Kenma comme si ça répondait à la question.

— Je suppose qu'il ne dormait pas beaucoup non plus ?

— Il était un peu trop enthousiaste.

— Pas comme quelqu'un de ma connaissance. Je suis sûr que tu as détesté.

Malgré l'apparente désapprobation de Kenma, ses yeux brillaient d'une lueur euphorique que Kuroo n'avait vue qu'en de rares occasions.

— Laisse-moi tranquille, lâcha-t-il, plus par habitude que par réel ennui.

— J'aimerais bien, crois-moi. Mais tu devrais te regarder dans un miroir, tête de pudding. On dirait que tu vas mourir de joie.

— Tais-toi, répliqua Kenma en repoussant la main qui s'apprêtait à lui ébouriffer les cheveux. Je n'ai plus envie de te parler.

Kuroo éclata de rire.

— T'es trop mignon, Kenma. Si seulement Shōyō...

Kenma ne le laissa pas terminer sa phrase ; il fit mine de le bousculer, mais Kuroo évita souplement l'attaque tandis que ses lèvres esquissaient un sourire narquois. Après un bref calcul, Kenma renonça à l'idée de persévérer dans sa quête de revanche et poursuivit sa route d'un pas pressé.

La cour était pratiquement vide, à l'exception d'Inuoka, apparemment occupé à jouer sur son téléphone portable. Ils se saluèrent, échangèrent quelques mots, puis, lorsque l'équipe fut enfin au complet, ils prirent place dans le bus qui devait les emmener à Shinzen. L'air était chargé d'électricité et Kuroo fut satisfait de voir que la fatigue en avait au moins épargné quelques-uns.

Une fois sur place, tous se rendirent vers ce qui avait été leur vestiaire attitré à chaque camp jusqu'ici et se changèrent en vitesse. La salle résonnait encore des rires et discussions de ses coéquipiers quand Kuroo frappa ses mains afin d'obtenir leur attention.

— OK les gars, pas de temps à perdre. Quelqu'un doit préparer le terrain, et cette fois, c'est Nekoma qui s'y colle. On se bouge !

Les adolescents sortirent les uns après les autres. Kuroo voulut proposer à Kenma de rester en arrière pour accueillir leurs concurrents — un regard noir suffit à le faire changer d'avis.

Ils avaient déjà commencé à jouer quand l'équipe de Karasuno se présenta sur le terrain.

Pendant une seconde, Kuroo arrêta tout mouvement ; il pensa à Miyagi, juste un mot soufflé au creux de l'oreille, à ces morceaux de phrases qui ne voulaient rien dire, à ces voix et ces conversations qu'il ne voulait pas écouter.

Il les avait entendues cette nuit.

Miyagi. Karasuno. Hinata.

Un frisson lui parcourut l'échine. C'est peut-être un hasard. Une coïncidence. J'ai juste entendu ce que je voulais entendre.

Le ballon retomba non loin de lui, trop loin pour que Yamamoto ait un quelconque espoir de le récupérer. Il sortit de sa torpeur et s'excusa au reste de l'équipe. Kenma arqua un sourcil puis, rassuré par un sourire de son meilleur ami, reporta son attention sur le jeu.

Les maillots noirs des joueurs de Karasuno disparurent de son champ de vision. Il expira tout l'air de ses poumons, certain que le poids qui pesait sur sa poitrine s'en irait de lui-même. Le match reprit son cours, au milieu des cris et des chaussures grinçant sur le parquet lustré.

Quelques minutes plus tard, Karasuno se joignit aux équipes présentes, relevant l'effervescence déjà bien installée d'un cran. Kuroo et ses équipiers redoublèrent d'efforts et sortirent de leur troisième match rompus mais vainqueurs et prêts à en découdre pour tout l'après-midi. Une main sur le front pour en effacer la sueur brûlante, Kuroo discutait avec Yaku et Kai quand son attention fut détournée par Kenma, qui fixait l'autre bout de la salle en plissant les yeux. Il suivit son regard. Là-bas, près de l'entrée, les joueurs de Karasuno tenaient un débat manifestement animé.

— Qu'est-ce qu'ils ont ? demanda Yaku, la mine perplexe. Leur passeur fait encore des siennes ?

— Je ne crois pas, fit Kai.

Kageyama ne bougeait pas beaucoup. À bien y regarder, c'était Hinata qui semblait être le centre de l'attention ; il agitait les mains avec énergie et, si certains de ses coéquipiers affichaient un sourire hésitant, la plupart d'entre eux arboraient une palette d'expressions qui voyageaient de l'intérêt inquiet à la pure et simple consternation.

Kenma lui tapota le bras.

— Allons voir.

Il acquiesça.

Les adolescents entouraient Hinata comme une foule de badauds un orateur habile. Celui-ci, le visage plongé dans ses mains, émit un grondement de frustration qui causa quelques échanges de regards interrogateurs dans l'assemblée. Suga était le seul à sourire, désormais ; même les deux troubles-fête habituels avaient abandonné leurs plaisanteries pour une physionomie accusant une certaine confusion.

Tsukishima salua Kuroo d'un signe de tête ; à cette exception près, personne n'avait remarqué leur arrivée, ou personne, en tout cas, n'y avait prêté attention.

Le silence perdura quelques instants encore, puis Hinata releva le menton, visiblement déçu.

— Je n'ai pas rêvé, dit-il comme s'il l'avait déjà répété cent fois. Je suis prêt à le jurer sur la tête de Kageyama !

Ce dernier n'en parut pas particulièrement ravi.

— Un problème ? demanda Kuroo sans se soucier des gestes d'avertissement que lui adressait Daichi. Qu'est-ce qui se passe ?

Hinata fit vole face ; à l'instant où il reconnut les nouveaux arrivés, son visage s'illumina d'un espoir que Kuroo n'était pas convaincu de pouvoir réaliser.

— Qui est le capitaine de Fukurodani ?

Kuroo arqua un sourcil.

— Konoha, pourquoi ?

Les épaules d'Hinata s'affaissèrent. Il lança à Kenma un regard affligé, mais, quand ce dernier confirma d'un signe de tête, il fut soudain au bord des larmes.

Kuroo n'avait aucune idée de ce qui avait pu à ce point le pousser à bout. À peine avait-il esquissé un geste de réconfort qu'Hinata relevait les yeux, l'air plus déterminé que jamais.

— Ce n'est pas drôle, déclara-t-il d'un ton féroce. Si vous vous moquez de moi...

— Personne ne se moque de toi, assura Suga. Ne nous en veux pas, s'il te plaît. C'est juste...

Il haussa les épaules. Hinata se mordillait les lèvres, comme s'il tentait de conserver à l'intérieur de sa bouche des mots qui cherchaient à s'en échapper à tout prix.

Daichi s'éclaircit bruyamment la gorge.

— Je pense qu'on va s'arrêter là, dit-il, et quelques autres hochèrent la tête avec soulagement. C'est l'heure de manger, de toute façon. Et n'essayez même pas de ramener le sujet sur la table, c'est compris ?

La salle résonna d'un « oui » prudent, et, malgré la réticence de ses membres, le groupe se sépara tandis qu'ils sortaient du gymnase pour se rendre vers la cantine.

Kageyama et Hinata furent bientôt les seuls à rester en arrière. Kuroo et Kenma échangèrent un regard.

— Tout va bien ? demanda Kuroo.

Hinata, d'abord perdu, finit par hocher la tête.

— Il a besoin de sommeil, c'est tout, fit Kageyama.

— Le voyage a été long, hein ?

Kuroo attendit une seconde. Personne ne réagit. Enfin, il prit une inspiration.

— Je sais que votre capitaine considère l'affaire close, mais c'était à propos de quoi, tout ça ?

— J'aimerais bien le savoir, marmonna Hinata. Ils pensent que j'invente des joueurs sans raison.

Kageyama détourna les yeux.

— Que tu inventes des joueurs ? répéta Kuroo.

— L'ace de Fukurodani. Mais je ne l'ai pas inventé ! protesta-t-il avec vigueur. Je sais qu'il était là, il a joué avec Tsukishima et moi, dans le match à trois contre trois, mais Tsukishima fait comme s'il n'en avait jamais entendu parler !

Kuroo se passa une main sur la gorge. Quelque chose le gênait à l'intérieur, une question à peine formée, déjà assoiffée de liberté.

— Le match en trois contre trois ? Tu parles de celui avec Akaashi et Lev ?

Hinata acquiesça vivement.

— Il m'avait appris son attaque secrète.

Le cœur de Kuroo se serra brusquement.

— Quel genre d'attaque ?

— Pour tromper les bloqueurs. Une feinte, quoi.

Ah. Il connaissait cette sensation.

Je m'en souviens. Mais c'est moi qui t'ai appris ça, crevette.

Il aurait pu le lui faire remarquer ; il aurait pu insister, comme les autres, lui rappeler les faits en espérant qu'il comprenne. Il conserva bouche close.

Parce que Kenma détestait les insectes, et Kenma détestait l'été ; parce qu'Akaashi avait lu : souviens-toi, avait trouvé une fleur sur son oreiller, déployait tous les efforts du monde pour s'empêcher de pleurer ; parce que le manque, désormais, grondait dans sa poitrine comme un animal affamé.

Alors il ferma les yeux, laissa la question se libérer de ses entraves, et demanda d'une voix calme :

— Ce garçon, c'était qui ?

Hinata soupira.

— Alors tu ne t'en souviens pas, toi non plus ?

— Tu connais son nom ?

Hinata le dévisagea durant ce qui sembla être une éternité. Le cœur de Kuroo s'arrêta à l'instant même où il ouvrit finalement la bouche.

— Bokuto, répondit-il. Bokuto Kōtarō.


Mdr

J'ai l'impression d'avoir écrit LE PIRE CHAPITRE JAMAIS ECRIT... il m'a pris des heures de corrections et surtout de plaintes parce que je voulais pas corriger... ET DES HEURES. DES HEURES. DES HEUUUUUUUUURES D'ECRITURE. J'ai jamais écrit aussi lentement c'était un enfer un cauchemar d'une terreur sans nom, et par pitié dieu de l'écriture aide-moi à me remettre parce que j'passe là-dessus une fois mais pas deux omgggggg - (je ne vous conseille pas le writing block ça donne envie de pleurer une nuit sur deux ce n'est PAS COOL DU TOUT adieuuuu)

Je sais pas ce que je vais écrire ensuite... mais hopefully... ça sortira dans moins d'un mois... hopefully

Merci pour votre lecture et votre fidélité si vous êtes là depuis un moment, et bienvenue si pas, huhu. Je vous aime.