Comme promis, nous prîmes notre dîner à emporter chez Maria.

C'était le restaurant favori de Jean parce que nous pouvions vraiment y aller, ce qui était quelque chose de rare. Tout comme chaque petite chose de la vie quotidienne, comme payer ses factures ou acheter à manger. Tout était prévu, planifié par le Bureau d'une certaine façon, et nous avions notre petit monde, aussi. Chez Maria était un des rares restaurants où nous pouvions aller, nous asseoir, commander à manger et à boire et avoir l'opportunité de faire tout ça sans forcer l'avenir. Faire les courses dans une boutique lambda se finissait généralement avec moi, faisant mon affaire, et laissant le prix exact sur le comptoir avant de partir, où, peut-être, le caissier remarquerait les billets s'il levait les yeux.

Il y avait beaucoup, beaucoup de choses que je ne pouvais pas vraiment comprendre par rapport aux lois d'entre les mondes. Les vivants, les morts, et tout ce qu'il y avait entre les deux, ça n'avait pas beaucoup de sens. Pas au début, et toujours pas maintenant.

Mais je suis sûr d'une chose : nous ne devons pas, en aucun cas, intervenir personnellement dans la vie des gens. Vivants, bien entendu.

« Et pourquoi pas Mina ? »

« T'es sérieux, là ? » Jean grimaça.

« Eh bien... » Je ne continuai pas vraiment, parce que j'avais perdu mes mots et ne savais pas trop où je voulais en venir de toute façon. Je le regardai simplement et haussai les épaules, alors il assuma que c'était un oui.

« Vraiment ? » insista-t-il pour lui-même, trempant pensivement ses baguettes chinoises dans son bol de nouilles. « Mec... »

« Elle est mignonne. » J'haussai à nouveau les épaules. La fin de la journée n'était pas le moment le plus expressif pour moi, ni bavard, enfin, vous me comprenez. « Je pense... » ajoutai-je, sourcils froncés. Je ne savais pas, en réalité, si Mina était mignonne car que je ne m'étais jamais trop posé la question. Je ne m'étais jamais dit que la réponse importait, non plus.

« Pas autant que – »

« Mikasa, ouais », le coupai-je avant qu'il ne puisse le dire. « Mais tu sais très bien que c'est pas son genre de truc, ça. »

« Quel genre de truc ? »

« Ça », répétai-je maladroitement, bougeant mes mains devant moi comme si ça pouvait l'aider. Idiot. « Tu sais, ce truc de fille à garçon. L'interaction humaine. Les sentiments. Le romantisme ? » J'haussai les épaules, pour la énième fois. Encore. « Pas son genre. »

« Ouais, et alors », répondit-il sarcastiquement, et je pouvais sentir son irritation grandir. « Qu'est-ce que t'en dis ? Je devrais lui acheter de la bouffe au lieu des fleurs ou quoi ? »

« Jean, c'est pas de Sasha qu'on parle, d'accord. Tu gagneras rien avec de la putain de nourriture. » Je reposai ma fourchette. « Et qu'est-ce que t'as avec elle d'ailleurs ? Il y a plein d'autres filles au Bureau. »

J'aurais aimé pouvoir dire que c'était Jean le problème. Mais Jean n'était pas toujours le problème, à chaque fois en fait, savoir qu'il avait le pouvoir de me retirer Mikasa était plutôt effrayant. C'est probablement aussi pour ça que je n'avais jamais parlé de Jean à Mikasa. C'est vrai, vous savez, Jean n'est pas un mauvais bougre, tu devrais lui laisser une chance, bla, bla, bla. Elle m'obéirait pas, et elle ne me croirait pas en premier lieu parce que, vraiment, qui étais-je pour clamer ces conneries quand nous n'étions même pas capables de maintenir une conversation sans qu'elle ne glisse hors de notre contrôle ? Mais, quand même. Je n'aimais pas vraiment l'idée d'eux deux flirtant ensemble. Un jour, peut-être. Après tout on avait l'éternité.

Il soupira et baissa la tête pour manger ses nouilles. Je regardai, avec l'espoir que peut-être il bougerait ses baguettes chinoises et s'éclabousser le visage, mais il ne le fit pas. Ennuyeux, vraiment.

« Et toi alors ? »

Je repris ma fourchette, sachant bien qu'elle ferait une bonne distraction et commençai à jouer avec la nourriture en face de moi. Pas dégoûtante mais, juste, je n'avais pas faim. Et puisque nous avions décidé de manger ici au lieu de prendre à emporter pour le Bureau, pourquoi pas.

« Et moi quoi ? »

« Allez, tu sais très bien de quoi je parle. Tu te sens pas seul des fois ? Rien de mieux que la présence d'une femme. La 104ème a du choix de qualité, pourquoi pas tenter ta chance ? »

« La 104ème », essayai-je, mais je n'avais pas l'air très convaincant, « est notre lieu de travail. »

« Alors quoi ? » Il haussa les épaules, cette fois. « Je m'en fiche. »

« Eh bien, moi, non. »

« Ne me dis pas ça Jaeger, putain, tu sais que tu ne peux pas interagir avec les gens en dehors du Bureau, alors quoi ? Tu vas rester seul et pathétique jusqu'au jour où tu disparais on ne sait où ? »

« Je ne vais pas disparaître. »

« Je t'en prie laisse-moi cet espoir au moins », il secoua la tête. Merde, ce type, je vous jure. « Imagine juste, d'accord. Je ne suis pas en train de dire que tu devrais sortir avec Mikasa, que ce soit clair, hein », ajouta-t-il, parce que c'était salement prévisible. « Mais tu sais, pourquoi pas t'amuser un peu ? »

« M'amuser... ? » Je fronçai les sourcils, sérieux. « Jean on est pas ici pour... s'amuser. Merde, on est plus proche de la mort que de la vie. Ça ne te suffit pas ? »

« Eren, c'est toi qui est OK avec cette chose, et t'es aussi celui qui a le plus de chance de l'accepter et de s'en foutre. Mais il ne s'agit pas que de travail, de dossiers, de timing. Si t'as assez de temps pour manger – ou plutôt, gaspiller une assiette entière – tu peux quand même faire l'effort de trouver quelqu'un. 130 étages c'est pas beaucoup après tout. Il y a bien quelqu'un dans cette putain de tour attendant que ta personnalité de merde ne pointe le bout de son nez dans sa vie. »

Je ricanai.

« Peu importe. »

« On retourne au Bureau après ça ? »

« Ouais, j'ai du boulot à faire sur mon ordi. Et puis Armin m'a dit qu'il serait là, alors, je ne serai pas tout seul. »

Il hésita. Je savais qu'il rentrerait chez lui.

« OK. »

Et, en silence, on continua de manger.

« T'as jamais envie de... tu sais... d'être en vie ? »

Armin leva vers moi deux grands yeux attentifs et pleins d'affection. Des yeux océan. J'avais toujours pensé que ce n'était pas un travail pour lui, mais au bout du compte il finissait toujours par se montrer plus mature et sage que je ne l'étais. J'admirais Armin pour de nombreuses raisons, mais ça c'était définitivement l'une d'elles.

« De quoi est-ce que vous avez parlé vous deux ? » soupira-t-il avec un sourire, parce qu'il savait que lui mentir ne servirait à rien. Pas à lui.

« Hm », je pris une seconde pour choisir mes mots. « Pas grand chose. Des trucs... genre, je ne sais pas. Les filles. »

Il n'y avait pas grand chose à dire de ça.

Armin ferma le livre qu'il essayait de lire et j'abandonnai l'idée de terminer sur que j'avais essayé de faire jusque là. Il était presque minuit et le Bureau était vide.

« Non », répondit-il soudainement. « Non pas vraiment. »

« Pourquoi ? » Je savais comment faire mon travail. C'était la seule chose que je faisais depuis qui sait combien de temps, maintenant. Mais Armin avait les réponses, il connaissait les secrets de l'immensité, il savait comment lâcher prise et grandir, ou simplement accepter la chose. « Comment tu fais ? »

« Parce que », me dit-il calmement. « J'ai appris à accepter le fait que je ne vivrai peut-être pas tout ce que je désirais vivre quand j'étais vivant et un jeune, naïf garçon. Je ne me ferai pas avoir deux fois. J'ai l'opportunité de faire les choses bien, cette fois, et j'ai un toit sous lequel rentrer le soir, et même s'il est vide, c'est tout ce que j'ai. Et ça me va. »

Cette nuit, je ne dis rien.

Il avait raison.


Samedi 1 Juin

Jour 18

Ils disent que la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit.

Ils ont tort.

J'ai vu Ackerman, ce jour-là.

Perdu dans ses pensées, assis dans le métro. Je me demandai en silence s'il avait retrouvé ses clés.


Vendredi 7 Juin

Jour 24

Nous étions au Bureau quand c'est arrivé.

Nous étions tous à peu près assis dans la zone de mon bureau, tous autour de Connie, de Reiner et Jean, parce que le gros de l'action se passait principalement ici. Sasha était en train de manger, Connie parlait fort, Jean essayait de prouver qu'il avait raison, Mikasa était juste là en quelque sorte, Armin regardait attentivement le débat auquel Bertl avait choisi de ne pas prendre part, Annie nous regardait du box voisin, profondément ennuyée, et Ymir et Christa étaient assise sur le bord du bureau de Connie, se murmurant des choses dans l'oreille.

Il faisait chaud, très chaud, il n'était que midi et le soleil était trop vif pour notre bien. L'air conditionné ne marchait pas franchement et c'était le genre de température qui rend l'éventail-magazine inutile. Même les fantômes transpirent, au final.

L'air sentait toujours le paquet de chips que Sasha avait ouvert une heure plus tôt, nous donnant plus faim que prévu. Quelques uns du 104ème manquaient à l'appel, dehors ou on ne savait trop où, mais nous nous en fichions plutôt car il faisait trop chaud pour s'embarrasser de quoi que ce fût. Que ce soit l'argent, les aliens, ou la mort, le temps, la difficulté d'être un être vivant dans ce putain de monde. Rien, vraiment.

Reiner se leva, prétendant qu'il avait trop de travail pour attendre que la chaleur ne le tue une seconde fois, et Jean le taquina, lui et son orgueil, afin qu'il reste. Depuis quelques minutes ils se chamaillaient gentiment, Reiner toujours debout, quand Hanneth entra dans la pièce avec un carton dans les mains. Quelques uns se turent, d'autres ne le firent pas, mais je croisai ses yeux fatigués tandis qu'il se fraya facilement un chemin jusqu'au bureau qu'il cherchait.

« Qu'est-ce que tu fais putain ? » demanda Ymir, se tournant dans sa direction.

« J'emballe », dit-il juste.

Hanneth était notre surveillant, enfin, nous le considérions comme tel. Il n'avait jamais aucune raison de se montrer à notre étage. Pas une seule fois.

« Hey », apparut Annie au coin du box, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux infiniment sérieux. Annie n'intervenait jamais pour rien. « Pourquoi est-ce que tu emballes les affaires de Wagner ? »

Il la regarda pendant une seconde, juste assez pour la convaincre qu'il l'avait bien entendue, chacun de ses mots, mais aussi pour la convaincre que la réponse n'était pas vraiment quelque chose qu'elle souhaitait entendre. Aussi froid et insociable qu'Annie pouvait sembler, elle était tout de même humaine.

Derrière moi, la moitié de la conversation avait cessé depuis qu'Hanneth avait ouvert la porte. L'autre moitié allait de bon train, bruyante et vive, mais je n'y faisais plus attention. Pas maintenant qu'Hanneth ouvrait les tiroirs du bureau de Thomas, vidant rapidement chacun d'eux pour mettre ses affaires dans le carton.

« Est-ce que c'est une blague ? » demanda Ymir, mais elle n'était pas amusée du tout. Christa regardait, à ses côtés, la bouche scellée. Comme moi.

« C'en est pas une », fit-il encore. Et il continua d'emballer.

C'était l'opportunité pour moi d'intervenir, alors je fis le tour du box et quand finalement je me tins juste devant le bureau de Thomas, j'écrasai mes mains sur sa surface, coupant court à toute conversation encore en cours, et figeant Hanneth par la même occasion.

« Qu'est-ce que tu veux, Eren ? » demanda-t-il, familier, mais ennuyé aussi. Parce qu'il me connaissait bien et qu'il savait que je voudrais des réponses, ce qu'il, visiblement, ne voulait pas donner.

« Où est-ce qu'il est ? »

« T'as pas du travail ? » Il fit une pause, fronça les sourcils. « Vous tous ? » Puis il regarda le petit groupe rassemblé autour du bureau de Reiner et pendant une seconde je pensai que tout le monde cesserait d'insister.

Mais Annie tint bon, et Ymir aussi.

Alors je restai.

« Où est-ce qu'il est ? » je répétai, et cette fois, Hanneth se figea, soupira et me regarda avec pitié. Je connaissais ce regard.

« Il ne reviendra pas. C'est tout ce que vous avez besoin d'savoir. D'accord ? »

Aucun de nous ne dit quoi que ce fut. On continua à regarder Hanneth tandis qu'il emportait les affaires de Thomas, et chacun de nous se posait les mêmes questions, en silence. Pourquoi lui ? Il n'était qu'un type silencieux et gentil. Il ne prenait jamais part à aucune dispute. Il ne cherchait jamais les ennuis, il n'en avait jamais tout court. Aucun ennemi. Aucune famille. Il travaillait, c'est tout. Qu'est-ce qui pouvait bien clocher avec lui ?

Hanneth quitta la pièce et je me retournai doucement, pour me retrouver nez à nez avec le regard sérieux d'Annie. Elle ne clignait même pas.

« Qu'est-ce que ça veut dire ? »

Elle prit une longue inspiration, comme un adulte sur le point d'apprendre quelque chose d'important à un enfant idiot. J'étais l'enfant idiot.

« Ça veut dire », dit-elle, « que Thomas a finalement prouvé ma théorie que la chance ne dure jamais. »

« Ça craint », ajouta Ymir, et Christa enroula délicatement ses bras frêles et pâles autour de sa taille, parce que, oui, ça pouvait arriver à n'importe qui d'entre nous. Nous pouvions comprendre. Nous comprenions.

C'est probablement le jour où j'ai réalisé que cette histoire d'éternité était une grosse connerie. Et tandis qu'Armin était intelligent et plus raisonnable que je ne pouvais jamais espérer devenir, je réalisai aussi que je n'avais plus beaucoup de temps à gaspiller. Je serais peut-être le prochain.

Et, étrangement, je ne savais que ce que Jean avait voulu dire l'autre jour. Gâcher une vie à ne rien essayer était déjà trop. La mort définitive de Thomas devait nous rappelait que gâcher notre seconde chance était la pire des erreurs que nous puissions faire, et Dieu sait que j'en avais déjà fait beaucoup.


Samedi 29 Juin

Jour 46

« Ce gars », commença Jean après avoir balancé un dossier sur mon bureau. « Il se fout définitivement de nous. C'est la quatrième fois ce mois-ci. Il tente l'avenir, j'te le dis. »

« Vraiment ? » Je fronçai mes sourcils.

Puis j'attrapai le dossier en question et l'ouvris avec toute la curiosité que j'étais encore capable de stocker dans mon petit, minuscule corps mort. C'est là que je le vis. Sa photo. Encore. Juste quand j'étais sûr de ne jamais la revoir, parce que, oui, c'est comme ça que ça se passait généralement.

J'avais déjà oublié son nom, mais un coup d'oeil rapide en haut du dossier me donna tout ce que j'avais besoin de savoir – encore.

« Ouais, vraiment », Jean s'écria. « Il me fait chier. »

« Détends-toi, tu serais pas payé sans lui. » Et je souris, parce que j'avais raison.

« Peu importe. Cette fois, il est à toi. J'en ai fini avec lui. »

Je regardai le dossier et attendis une seconde. Je ne voulais pas vraiment m'occuper de lui, et je ne voulais pas non plus aller dehors, parce que remplir des dossiers me suffisait pour le moment. Il faisait toujours assez chaud dehors, et voilà les inconvénients de porter un costume, mais j'étais presque sûr qu'Ackerman comprendrait, n'est-ce pas ? Même, Jean avait plus de boulot que je n'en avais, et s'il avait tant vu sa tête que ça, ce mois-ci, alors je pouvais peut-être faire un petit effort. En plus, je lui devais une faveur. Je suppose.

« OK, calme tes fesses. »

Je fermai le dossier et retournai à ce que je faisais sur l'ordinateur. J'entendis Jean s'effondrer sur sa chaise à mes côtés, et pensai, comment est-ce que quelqu'un pouvait avoir besoin de nous à ce point ?

Nous n'étions là que pour vérifier que ce qui devait arriver arriverait, après tout.


Dimanche 30 Juin

Jour 47

Travailler le dimanche ne devrait pas être permis. Mais comme vous êtes mort, il n'y a pas grand chose que vous puissiez faire un dimanche, enfin, à part rester chez vous et regarder la télé en vous convainquant que vous êtes encore en vie et toujours aussi inutile, et stupide, et naïf que vous ne l'étiez. Vous êtes toujours aussi inutile, stupide, et naïf, mais vous êtes mort, alors ça ne compte pas vraiment, n'est-ce pas ?

Alors, oui. Je m'extirpai hors du lit, pris une douche, m'habillai, ne me préoccupai pas de manger quoi que ce fut et allai dehors parce que je ne voulais pas être en retard. Si nous récoltions un énième dossier nommé Ackerman parce que je n'avais pas été foutu d'arriver à l'heure, Jean deviendrait fou. Mais il avait raison. Personne n'était supposé revenir chez nous à ce point. Même les plus maladroits, passant toujours à côté de ce qui devait arriver. Les pires.

Mais cette fois, c'était... différent. Il était là, assis sur un banc, mais ce n'était pas dans une station de métro, et il ne portait pas de costume. Il avait simplement un pantalon noir lâche, probablement aussi doux que je me l'imaginais être, et une chemise blanche avec seulement trois ou quatre boutons seulement. Tous défaits. Il avait l'air d'accueillir avec plaisir le coeur de l'été, de l'enlacer, d'accepter chaque détail à ce propos. Alors je baissai les yeux vers mes dossiers, les relus, et soupirai. Ce gars n'avait vraiment pas de chance, hein ?

Il était là, à lire son livre, ne demandant son reste à personne. Et j'étais sur le point de réparer quelque chose qui avait besoin d'être réparé. Apparemment, il aimait être bousculé, et le gars qui était supposé le faire deux jours plus tôt avait trouvé un moyen de s'écarter de son propre futur, changeant celui d'Ackerman par la même occasion. Chaque chose est liée, vous savez. C'est pourquoi j'étais sur le point d'être sûr qu'il goûterait ce putain de café.

J'étais très mauvais à adorer ça.

Alors je le regardai lire, seul sur ce banc, dans le parc, perdu dans le coeur de l'été et la brise légère, entouré de fleurs pâles partout dans les arbres. Peut-être que le type n'était pas chanceux, mais il avait l'air plus heureux maintenant que la dernière fois que je l'avais vu. Ce n'était pas pour le boulot, ce n'était même pas intentionnel, en réalité. Je l'avais simplement croisé, comme ça, tout autant qu'il m'avait croisé moi. C'est comme ça que ça marche – un pur accident.

Ou du moins j'appelais ça comme ça.

Il tourna la page de son livre et fit courir une main dans ses cheveux sombres. Merde, il faisait trop chaud pour être en vie. Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Mort ou pas, je transpirais comme un animal.

« Fais gaffe où tu mets les pieds ! » quelqu'un cria près de moi, et je tournai la tête tandis que l'étranger s'enfuyait sur sa bicyclette. And quand je tournai à nouveau la tête, je croisai son regard. Celui d'Ackerman.

La surprise envahit mes veines ainsi qu'un peu d'euphorie avant de me souvenir qu'il ne pouvait pas voir quoi que ce soit. Pourtant, je ne sus pas pourquoi, je me sentais salement vulnérable. Et il continua de regarder dans ma direction, pour quelques secondes encore, sans bouger, comme s'il avait oublié comment respirer.

C'est là que je réalisai. Trop tard, mais quand même.

Le gars en costume gris courant maladroitement avec un café Starbuck dans la main était probablement en train d'essayer de ne pas arriver en retard, mais finit par ne pas voir le banc, et quand il tourna autour des fleurs, il fut pris par surprise. Ackerman aussi.

Mais ce n'était pas juste ça. En fait, Ackerman aurait pu éviter l'incident s'il l'avait seulement vu venir. Et selon l'angle auquel il était assis, il aurait dû. Mais ce qu'il y avait, c'était qu'il regardait dans ma direction, ce qui l'avait distrait de ce qui se passait juste à côté. C'est le problème.

Croyez-moi ou non, je venais d'intervenir dans la vie de quelqu'un sans même le savoir. Et je réalisai que ce n'était pas rien. Il ne s'agissait pas juste des êtres vivants, et de nous, prenant soin des détails qu'ils manquent toujours, mais c'était eux, et nous, ensemble.

J'entendis Ackerman se relever du banc et grogner quelque chose que je ne pus pas comprendre, tandis que l'autre gars était probablement perdu entre reprendre sa course folle ou s'excuser un million de fois.

Moi, je pris la fuite.


Lundi 1er Juillet

Jour 48

« C'est bizarre. »

« Qu'est-ce qui est bizarre ? » Mikasa leva les yeux de derrière l'écran de son ordinateur, qu'elle avait posé sur la table.

« Ce type. » Je devins silencieux, réfléchissant avant de parler, pour une fois. Parce que je ne comprenais pas vraiment moi-même. « Je crois que – que je pense qu'il m'a vu. »

Mikasa sourit, mais pas d'une façon tendre, plus ce « très drôle » genre de sourire. Elle ne le faisait pas souvent, mais je devais admettre que c'était une bonne occasion. Qui pourrait nous voir nous, hein ?

« Me raconte pas de conneries, Eren. »

« Non ! » pressai-je. « Je suis sérieux. Extra putain de sérieux. »

Je me levai et marchai jusqu'à la minuscule cuisine. C'était petit et légèrement sale mais, c'était tout ce que j'avais et ça m'allait. Merci Armin.

« J'étais... je veux dire. J'étais là parce que Jean m'avait demandé de m'en occuper et – »

« Oh alors maintenant tu t'occupes des dossiers de Jean » chanta-t-elle sarcastiquement comme si chaque détail de cette histoire était insensé. Ça l'était sans doute.

« Tu l'as forcé à m'aider. » Mikasa arrêta de taper sur son clavier et je profitai du signal pour continuer. « J'étais censé faire en sorte qu'il reçoive cette saloperie de café sur sa chemise. Et il était là ! Le gars était là. Le problème, c'est que – je l'ai distrait. »

« Qui ? » demanda Mikasa, perdue, mais je l'étais aussi.

« Ackerman ! Le gars que je surveillais. »

« Eren, tu ne peux pas – »

« Non, écoute ! » la forçai-je, parce que le dire à Armin ne serait pas une bonne idée, et que j'avais besoin de le dire à quelqu'un avant de recevoir de brillantes théories. Selon moi, ça ne pouvait pas être ne serait-ce qu'un peu aussi logique que j'espérais que ça le soit. « Il me regardait. La première fois, avec Jean, dans la station de métro, je pensais qu'il était juste, je sais pas, qu'il regardait dans ma direction, mais ensuite il l'a refait et cette fois, je l'ai gardé distrait assez longtemps pour que le type arrive au coin de l'allée et – » Je m'arrêtai. Où voulais-je seulement aller ?

Mikasa poussa sa chaise et se leva à son tour. Puis elle s'avança vers moi et posa ses mains pâles et chaudes sur mon visage. Elle me rappelait ma mère.

« Eren. Ça a été prouvé. Les règles sont les règles. Ils ne peuvent pas nous voir. On ne peut pas interagir avec eux. N'essaie pas de me dire que tu as brisé ces deux règles sans même avoir voulu le faire. Eren, ce n'est pas possible, tu m'entends ? »

Je regardai dans ses yeux et m'accordai un moment pour m'y perdre. Des yeux noirs sombres et profonds que j'avais l'impression d'avoir toujours connus. Et avec ses mains pressées contre mon visage, je me rappelai presque de la sensation d'être à la maison.

« Ça l'est », murmurai-je.

Je ne savais pas comment, ni pourquoi, ni comment encore. Je savais juste que c'était possible, parce que ça venait juste de se passer.