Juste une vieille histoire que j'avais écrite en anglais et que j'ai décidé de traduire. RIP mon passé simple. Mini-fic inspirée de The Adjustment Bureau.


Nous ne sommes personne.

Nous travaillons dans l'espace étroit entre le jour et la nuit, le futur, le passé et le présent, et chaque seconde entre chacun d'eux. Nous n'avons pas d'autre nom que celui que nous avons reçu quand on nous a assigné ici. Notre identité n'est qu'une surface, et les vraies, gros mensonges se trouvent en-dessous. Et si nous faisons notre travail comme il faut, vous ne vous douterez jamais de notre existence.

J'avais pour habitude de dire que nous étions des fantômes. Impossibles à approcher, invisibles, quelque chose que l'on ne peut ni voir ni toucher, et dont la présence est indétectable. Nos familles ? Mortes. Entièrement. Nous sommes les élus, ou plutôt, ceux qui ont préféré une vie factice à une mort interminable. Nous n'avons aucune racine, aucun ami, nous sommes parfaits pour ce job. Alors que sommes-nous censés faire ? C'est très simple, en réalité. Nous, sommes un minuscule morceau du puzzle géant dans lequel vous vivez. Nous connections vos vies, les déconnectons, et parfois, nous devons même y mettre fin. C'est triste, mais c'est le job. Nous l'avons tous accepté.

En tout cas, c'est ce que je pensais.


Mardi 14 Mai

Jour 0

Vous savez, nous n'avez pas votre mot à dire. Vous n'avez pas le droit de penser quoi que ce soit de ce que vous êtes en train de faire – si c'est bien, si c'est mal, parce que les « si » vous tueront. Ils le feront, je vous assure. Dans cette branche de business, vous fermez votre bouche et vous continuez votre chemin, parce que ce sera toujours préférable à pourrir dans le trou noir qu'on appelle paradis. Mauvaises nouvelles, les gars, il n'y aucun paradis et aucun enfer non plus. Le seul enfer qu'il y ait, c'est l'instant présent, et nous sommes tous perdus dedans. Moi, vous, les noms sur mes dossiers.

« Et pourtant, Pixis nous avait dit qu'on aurait des jours meilleurs. » Je jetai un coup d'oeil à Jean, étalé dans sa chaise de bureau, plus occupé à espérer un lendemain plus prometteur que de vraiment faire une différence. Comme toujours. « C'est tellement chiant. »

« Qu'est-ce que t'as, Kirschtein ? » demandai-je, parce que je savais qu'il n'attendait que ça, que je fasse éclater une dispute, ou peu importe comment vous appelez ça. Je continuais à taper sur mon clavier, les yeux bien loin de tout ça, et remerciai les circonstances pour m'avoir donné quelque chose que je pouvais prétendre me distraire. « Ne me dis pas qu'ils t'ont gardé sur Terre pour te plaindre de ta soi-disante existence. »

Je pouvais le sentir se redresser sur sa chaise, même sans l'horrible grincement qu'elle fit. Nul besoin de dire qu'il était furieux, enfin, pas exactement – simplement ennuyé, car j'étais le seul ici qui avait les couilles de dire quoi que ce soit ou, du moins, j'étais probablement l'antagoniste de son histoire. On était amis, cela dit. Un étrange et tordu genre d'amis.

« C'est pas tes affaires, » qu'il claqua, et j'essayai dans la mesure du possible de garder mes yeux fixés sur l'écran, pour notre bien à tous les deux. Je devais rester calme, si au moins je n'étais pas capable de me contenir en ouvrant ma putain de bouche. La dernière chose dont j'avais besoin était de finir ma journée dans le bureau de Pixis, ou, dans un pire scénario, expulsé d'absolument tout. Du bureau. De ma propre vie. De la sphère des vivants.

« Si c'est le cas, répondis-je, pourquoi est-ce que tu continues de nous faire part de chaque putain de détail de ta vie ? »

Il perdait son temps en me répondant. « Hey, personne te force à écouter, Jaeger. »

« Tu es sérieux ? Je suis sûre que tout le niveau 107 peut t'entendre te– »

Quelque chose tomba, ou plutôt, c'est que je croyais parce que quand je levai finalement les yeux, prêt à trouver Jean juste devant mon box, je tombai nez à nez avec le regard non-impressionné de Mikasa, et elle se tenait juste devant mon bureau, exactement où je m'attendais à voir Jean. Mais il était encore bien enfoncé dans sa chaise, le regard tourné dans la même direction que le mien.

Sur mon bureau, une nouvelle, épaisse et fraîche pile de dossiers.

C'est quelque chose qui aurait pu me donner l'occasion de me plaindre, à mon tour, si Mikasa n'était pas restée plus longtemps qu'elle ne le devait.

« Vous deux », commença-t-elle, et je fermai mes yeux, me préparant pour une nouvelle leçon. Ce n'était certainement pas la dernière. « Êtes deux incroyablement stupides gosses. » Une seconde, puis une autre, et encore une autre. Quand finalement elle parla à nouveau, j'osai lever les yeux, et un mélange obscur de colère, de déception et d'ennui me regarda en retour. « Grandissez. »

Le rire distant de Reiner nous arriva du box voisin.

Jean la regardait avec des yeux inertes, mais je le connaissais assez pour savoir qu'il brûlait intérieurement, probablement me détestant par la même occasion, car chaque fois qu'il s'était fait prendre par Mikasa, j'avais été dans le coup.

Mikasa n'était pas seulement la personne vivante la plus protectrice envers moi, mais aussi le coup de cœur tristement célèbre que Jean avait un mal de chien à cacher. Et ceci, était bien une raison supplémentaire de me tuer ajoutée à la liste de « pourquoi tuer Jaeger serait une sage, sage décision ». Je survivrais, cela dit. Comme toujours.

Mikasa se tourna et hésita un instant, et avec un froncement de sourcils fantomatique, me lança : « Ils viennent tout droit d'en haut. Ils ont dit qu'ils les voulaient finis pour demain soir. J'ai ma propre pile, Armin est dehors et Shadis a fait en sorte que tout le monde soit assez occupé pour le reste de la semaine. » Encore une pause et, étonnamment, elle pivota sur ses fines chevilles vers Jean. « Si vous travaillez tous les deux, vous pourrez peut-être vous accorder un peu de sommeil cette nuit. »

Et puis, elle s'en alla.

Un étranger aurait eu honte, il aurait été apeuré, n'importe quoi. Mais en réalité, je connaissais Mikasa depuis ma vie d'avant, et Armin avait été mon premier, si non seul ami. C'était purement proscrit, des liens quelconques me reliant à mon existence passée, ou peu importe ce que j'avais pu être quand mon cœur était encore une chose chaude, battante, et non un organe factice et inutile qu'on avait laissé dans ma poitrine – mais eux aussi travaillaient pour le Bureau. Nous n'étions pas le seul Bureau. J'ignore comment, et où, et qui – mais nous ne sommes pas seuls. Et le destin m'avait mené vers eux encore une fois c'est au moins une chose pour laquelle je pouvais être reconnaissant. Pour l'instant.

Alors, oui, j'étais plutôt habitué à cette tendance de mère couveuse. À ces deux yeux stricts et pleins d'affection, et cette fille orgueilleuse et pourtant insouciante que j'avais toujours considérée comme la sœur que je n'avais jamais pu avoir.

Jean, au contraire, apprenait encore. Il apprenait encore à faire face à l'évidence : que Mikasa n'était pas intéressée, et que même si elle l'avait été, ça n'aurait probablement pas été quelque chose qu'elle se serait autorisée à montrer – il n'était pas son genre, de toute façon – mais aussi à regarder dans ces mêmes yeux stricts et sombres sans rougir. Je suppose qu'il aimait être dominé, mais si quelqu'un ici-bas n'était pas dominé par elle, alors ça n'aurait pas été bien normal.

« Bravo, Eren », chanta un autre box à côté, et j'identifiai la voix porteuse comme étant celle de Connie. Le rire de Reiner revint encore, mais cette fois plus affirmé et moins soucieux, libéré par le départ de Mikasa. Il était un trop bon gentleman pour se montrer arrogant, mais il n'était pas assez mort pour retenir un rire.

« Ouais, ça aura été un plaisir de travailler avec vous », continua Reiner. Je savais qu'il souriait derrière son écran poussiéreux.

Je laissai un long, fatigué soupir m'échapper, et attrapai les dossiers que Mikasa avait laissés sur mon bureau avant de partir. En effet, ils étaient lourds, et je savais qu'elle disait vrai à propos de Jean. J'aurais besoin de lui pour me débarrasser de cette quantité odieuse de travail, sinon, j'étais presque certain que ma nuit se résumerait à du chinois à emporter, froid et sans aucun goût, que je n'aurais même pas le temps de toucher, et deux ou trois allers retours aux toilettes que je passerais sûrement à tenter de rester éveillé.

Si j'étais toujours en vie – même si « en vie » n'était pas l'expression adéquate – il y avait bien une raison. J'étais ici pour travailler avant tout. Pas un esclave, mais pas loin non plus. Ils me payaient pour ça, mais le véritable argent était bien plus subtil que ça. C'était moi, ici, respirant l'air dont mes poumons n'avaient plus besoin. Les gars flemmards étaient envoyés dans le néant. C'était ça, le but de mon contrat.

« D'accord, Kirscht– » essayai-je, soupirant plus profondément encore, parce que demander était encore moins plaisant que ce que j'avais espéré.

Mais il me coupa encore. Connard. « Espèce d'idiot, j'espère sérieusement que t'es pas en train de me demander ce que je pense, parce que tu sais très bien c'que je vais te dire. » Il attrapa le bord de son bureau et se propulsa loin de lui, sa chaise roulant silencieusement sur le sol. « Va. Te faire. Foutre. »

Connie ricana mais le son fut vite noyé par la litanie des doigts contre les claviers, provenant de l'étage entier. Nous étions le 104ème.

La plupart d'entre nous était faite de gosses jeunes et malchanceux qui étaient morts trop vite. La règle pour travailler ici était d'être majeur, à part celle de n'avoir plus aucune famille. Ce détail seulement suffisait à me rendre seul, peu importe le nombre d'amis que je pouvais me faire dans ce gratte-ciel démesuré, parce que Dieu savait que c'était le seul endroit où j'étais autorisé à m'en faire.

Reiner avait 27 ans. Connie, 21, comme Sasha. Bertl était mort dans une piscine, d'une crise cardiaque, et ils n'avaient trouvé son corps que quarante-huit heures après son décès. Il n'en avait que 24.

Moi, j'en ai – avais, peu importe – 22. J'avais arrêté de compter il y a longtemps de ça, bien longtemps. Ce n'est pas comme si je pouvais vieillir de toute façon. Je garderais à jamais ces traits immatures et incomplets jusqu'au jour où je mourrais, eh bien, pour la deuxième fois.

« Mikasa a raison, c'la dit. » C'était Reiner, et sa voix sérieuse de grand-frère qui étaient de retour. « Si tu ne l'aides pas, il n'en aura pas fini avant plusieurs jours. Au moins. » Je détestais l'admettre, mais, oui, c'était vrai. Jean avait encore quelques dossiers sur son propre bureau, mais parmi nous tous, il était bien plus près de s'en débarrasser. Ce n'était pas mon cas.

« Jean, s'te plaît », j'insistai, et quand il tourna la tête vers moi, je le vis froncer les sourcils comme si j'étais une sorte d'animal fou. Je l'étais sûrement.

« Tu te fous de moi ? » demanda-t-il derechef, mais aucun de nous ne répondit et je tins son regard. Ensuite, il soupira, encore plus fort que je ne l'avais fait, et de nouveau s'affala dans sa chaise, prêt à agir comme le sauveur que ma fierté m'interdisait d'admettre qu'il se trouvait être. « OK, OK. Mais à une condition ! Deux, en fait. »

Je ne dis rien et attendis ses mots, sachant pertinemment qu'il profiterait de la situation. Reiner et Connie arrêtèrent de taper et jetèrent un coup d'oeil au-dessus de leurs écrans.

« D'abord, tu diras à Mikasa que c'est toi qui avait commencé ça et, s'il te plaît, Jaeger, soit convaincant, même si Dieu sait que c'est quelque chose pour quoi tu crains. »

Connie ricana à nouveau.

Je me préparai à lui répondre du tac-au-tac, mais Dieu merci, rien ne sortit de ma bouche. C'était exactement ce qu'il cherchait. À m'ennuyer et à gagner une sorte de satisfaction dans sa revanche, j'imagine.

« Deuxièmement », il continua, « c'est toi qui payeras le déjeuner, et ça doit venir de Maria's. »

Au même moment qu'il prononça ses derniers mots, cela dit, la plainte de Sasha joignit la conversation, plus bruyante qu'aucun soupir.

« Les mecs, vous n'êtes pas sérieux. Il est même pas 17h. »

« Et alors ? » demanda Connie, sourcils froncés.

« Alors », répondit Sasha, « vous me donnez vachement faim. »

Je souris et secouai ma tête en silence, parce qu'être mort n'était pas assez puissant pour couper sa faim, de même que le sommeil, ou l'envie de pisser au milieu de la nuit comme après trois bonnes bières. On pouvait manger son âme, qu'elle reviendrait quand même à la vie pour pleurnicher sur son estomac vide. Sasha avait un goût nostalgique, le mal de chez elle ce dangereux genre de goût qui me ramenait à la personne que j'étais avant et à tous ces jours que j'avais gâchés sans même le savoir. Et tout d'un coup, j'étais vide.

« Ça marche », confirmai-je, fatigué et sans vie, parce que les souvenirs n'étaient pas la meilleure des compagnies ici. Ils étaient supposés me rappeler ma vie, peu importe combien ils étaient lointains et oubliés, mais je ne pouvais pas me sentir plus mort.

« Ça marche », répéta Jean, et il se leva.

« Où est-ce que tu vas ? »

Il dépassa mon bureau et attrapa maladroitement un des dossiers. Je tendis le bras et posai ma main dessus in extremis, juste avant qu'il ne puisse glisser par terre et étaler les feuilles volantes du présent que nous étions censés réparer.

« Aux toilettes. Tu veux te joindre à moi ? » taquina-t-il, sarcastiquement, et je secouai ma tête avec exaspération. « C'est bien c'que je pensais. Reste là, Jaeger », appela-t-il avant de disparaître dans une des nombreuses portes.

« Toi, » commença Reiner, tout en retenant sincèrement un autre rire, « est sur le point de prendre ton pied pendant deux longues journées. »

Connie éclata de rire et je fixai mon écran, où les dossiers reportés attendaient toujours que je les remplisse. Ma main droite se promena jusqu'à ma nuque et la massa doucement, et merde, il avait bien raison. J'étais coincé avec Kirschtein.


Au début, on se mit d'accord pour le faire séparément. Plus rapide, probablement plus efficace, mais pas exactement.

C'est pour ça qu'on finit par décider de le faire ensemble, aussi déplaisant que cela se trouvait être. Je ne savais toujours pas comment nous étions venus à nous mettre d'accord, et qui avait proposé l'idée, mais le fait était que nous étions assis sur le banc sale d'une station de métro, attendant le moment opportun de réparer le destin de quelqu'un.

« Quelquefois, je me demande pourquoi je travaille pour le Bureau. »

Je regardai ailleurs. « Penser de cette façon te mènera nulle part. »

« J'imagine », répondit-il pensivement. Et puis, il se tut, et une minute plus tard, réessaya. « Dis, Eren. »

Je tournai ma tête vers lui et me retrouvai surpris de le trouver si proche, et de la sincérité de ses yeux. Aucun sarcasme, aucune hostilité, il était complètement humain.

Quel idiot.

« Ça fait combien de temps que tu bosses pour le Bureau exactement ? »

Quelque part, je me contentai de le regarder tandis que le métro entra dans la station à toute vitesse, décidant de ne pas lui répondre.

D'abord, parce que je ne savais pas exactement combien de mois, d'années j'avais passés à travailler ici, à faire la même chose encore et encore remplir des dossiers, à ouvrir des portes vers nulle part et partout à la fois, essayant de réparer les fissures dans la vie des gens. Parfois, je n'y arrivais simplement pas. J'arrivais trop tard, ou les circonstances n'étaient pas en ma faveur. Tout était une question de timing, 85%, et 15% de chance et de hasard. Ce qui était ironique, car nous étions le hasard. Nous étions les merdes de chiens dans laquelle les gens marchent avant de se plaindre d'une journée qui commence mal, nous étions les trottoirs que les gens manquent et sur lesquels ils trébuchent. Nous étions les bus que les gens ne pouvaient pas tout à fait avoir, l'imprévisible, embarrassant timing de leurs vies. Les coïncidences. Le silence. Nous étions tout ça. Tout ça.

Mais, aussi, je n'aimais pas vraiment me souvenir. Bien qu'il était un trou du cul, Jean était indéniablement humain, probablement trop pour son propre bien. Il avait ses propres problèmes. J'avais les miens. Même si j'essayais de ne plus m'en soucier. Mais Jean, Jean il s'en souciait bien, il s'en souciait trop. À propos des gens. À propos des choses qui ne devraient pas avoir d'importance. À propos de son ami, Marco, abandonné sur la rive vivante du lac, celui-là même qu'il ne pouvait toucher, seulement regarder de loin. À propos de sa propre vie qu'il avait été forcé de laisser derrière, même si c'était le même traitement pour tout le monde au Bureau. Quelque part, il ne l'avait pas mérité. Compter les mois, années et chaque seconde que je passais à incarner ce fantôme ne pouvait me mener que dans la même direction.

Regret. Doute. Tristesse et chagrin. Chaque question laissée sans réponse depuis le jour de ma mort.

Rien qui ne vaille le coup, finalement.

« OK », fit-il simplement, quand il comprit que je ne faisais pas que regarder dans la vide, mais que j'essayais aussi très fort d'ignorer sa question. Je savais qu'il ne me détesterait pas pour ça – il avait bien d'autres raisons de le faire de toute manière.

Une autre minute passa. La station était presque vide, presque silencieuse, mais pas totalement. Il y avait quelque chose d'étrange, une sensation bizarre, comme tant d'autres fois où la nuit était calme et sombre, et que tout le monde était fatigué de leur propre journée, fermant leurs yeux juste pour une minute, et espérant en silence que les minutes se transformeraient en heures, en jours, en semaines.

Une adolescente descendit les escaliers et nous dépassa. Jean la regarda sans la moindre gêne, parce que les gens ne pouvaient pas nous voir. Ils ne faisaient pas assez attention à nous, et même si c'était le cas, ce qui serait un miracle en soi, je doutais qu'ils puissent vraiment nous voir. Nous n'étions pas parfaitement humains, mais nous n'étions pas des cadavres, ou des âmes laissées dans le vide. Nous respirions, mangions, dormions et marchions – nous n'en avions simplement plus autant besoin que dans le passé.

Puis un homme suivit, peu après, et la première chose que je remarquai fut son costume d'homme d'affaire propre et sombre. Il tenait un cartable et un vieux livre dans son autre main. Je regardai tandis qu'il nous dépassa à son tour, et finalement s'arrêta près de la ligne.

Doucement, je donnai un coup de coude à Jean, qui suivait toujours des yeux l'adolescente. « Hey. C'est lui. »

« T'es sûr ? »

« Jean », soupirai-je, « on est là depuis dix minutes au moins. J'ai lu son dossier deux fois. »

« D'accord, d'accord. » Il regarda autour de nous. La fille avait disparu et il n'y avait plus qu'une vieille dame assise sur le banc à côté de nous. Elle avait l'air exténuée. Je me demandai si je devrais un jour intervenir dans son destin, aussi.

Jean se leva et je l'imitai, époussetant mon propre costume. C'était le code vestimentaire du Bureau. Même si je ne comprenais pas vraiment en quoi porter un joli costume intervenait dans notre capacité à faire notre travail. Les gens ne nous voyaient même pas. Chaque minuscule chose était savamment orchestrée. Les appartements dans lesquels nous vivions était les nôtres, mais le Bureau payait pour nous. Le Bureau, quelque part, bien que complètement rempli de fantômes, était étrangement vivant. C'est la raison pour laquelle j'avais une maison à laquelle rentrer à la fin de la journée. Avec de l'eau, de l'eau chaude – une douche, un canapé, une télé, même. De la nourriture et des draps, de l'électricité. Les voisins ne posaient jamais de questions à propos de l'appartement inoccupé au troisième étage. Ils ne posaient jamais de questions tout court. Ils ne se plaignaient jamais de la musique trop forte, tout simplement parce qu'ils n'entendaient rien. Je n'étais qu'un fantôme.

Levi Ackerman. C'était son nom. Le gars duquel nous nous occupions. Heureusement, ce n'était pas un cas obscur – nous n'étions pas ici pour nous assurer qu'il mourrait bien dans les bonnes circonstances, au moment indiqué, exactement comme il était censé le faire. Son dossier nous disait qu'il n'était pas encore l'heure. Ce n'était qu'un protocole de routine.

Il avait 44 ans. Fraîchement. Pas d'enfant, pas de femme, pas riche, en fait, il avait juste assez d'argent pour payer ses factures et s'acheter ce dont il avait besoin. L'ironie ? Il n'avait pas l'air plus vivant que nous.

Jean et moi nous approchâmes de la ligne, aussi. Il se tenait toujours là, quelques mètres plus loin, inerte, fixant le vide comme une statue. Aucun son, aucun mouvement. Plutôt dérangeant.

Mais ensuite, il tourna la tête dans ma direction, et je me retrouvai à le regarder dans les yeux. La surprise me donna presque l'impression d'avoir manqué un battement de coeur, mais je n'étais pas idiot au point de penser qu'il battait encore. Je regardai à l'autre bout de la station, tout comme il l'avait fait une seconde plus tôt, et tentai de ne pas penser à la sensation étrange qui me manquait assez partager un contact visuel avec un étranger. C'était un luxe que je ne pouvais plus m'offrir. Et je devais accepter le fait qu'il regardait simplement à travers moi, tout comme vous regardez à travers une vitrine sans regarder votre propre reflet.

J'aurais probablement dû m'inquiéter qu'il saute juste devant le métro si je ne savais pas déjà ce qui allait arriver. C'était toujours comme ça. Pas de surprise, juste du boulot. Parfois, la sensation de l'imprévisible dans ma vie me manquait. Le hasard arrivait toujours pour nous, Jean, moi, Connie, tout le monde. Mais personne n'était là pour vérifier nos pas et tout ce qui nous arriverait serait de notre propre dû. Nous décidions de chaque détail arrivant dans nos vies, même marcher sur une merde de chien ou trébucher sur un trottoir. Personne n'était là pour le faire arriver à notre place, ou pour être certain que ça n'arriverait pas.

Rien n'était écrit.

Il n'y avait aucun dossier avec nos noms inscrits dessus.

Vous savez, je pouvais toujours faire ça. Manquer le trottoir, ou le bus. Mais cela n'avait plus l'air réel désormais, plus maintenant que je connaissais les secrets du travail caché sous tout ça. C'est comme regarder un magicien faire son tour mais en connaissant déjà toutes les astuces, toutes la magie.

« Alors qu'est-ce qu'on a ? » demanda Jean à mes côtés. Ackerman ne pouvait pas nous entendre, mais il était trop loin pour le faire de toute façon.

« Quelqu'un doit le bousculer et faire tomber son livre par terre, marcher dessus. Par accident, bien sûr », ajoutai-je avec un sourire, parce que parfois regarder les gens se faire avoir par le 'hasard' était une chose qui nous divertissait. Ackerman, cela dit, n'était pas très chanceux aujourd'hui. « Il perdra ses clés en essayant de reprendre son livre. Si on fait bien notre job, demain sera une journée ensoleillée. »

« Eh bien, en gros, ça peut pas être pire que ça. »

Au moins, il apprécierait demain. Nous avions besoin de mauvais jours pour en créer des meilleurs. Tout autant qu'il n'y aucune lumière sans obscurité.

Le métro arriva et nous prîmes un pas en arrière par réflexe, puis quand tout s'immobilisa et que la porte s'ouvrit en face de nous, nous entrâmes dans le wagon. Je vérifiai autour de nous encore une fois, et Ackerman entra dans le même wagon que nous par la porte sur notre gauche. Jusqu'ici, tout allait bien.

Il s'assit du côté droit, on s'assit du côté gauche.

J'ouvris le dossier une dernière fois pour être sûr de ce qui y était écrit. Je m'attardai un instant sur l'image accrochée à la page, and levai les yeux. Pas une grande différence. La photo avait été prise de ses papiers officiels, mais il était étrange d'être témoin d'un visage aussi impassible pour de vrai. Même Jean ne pouvait pas rester si calme. Il pouvait difficilement l'être ne serait-ce qu'un peu, de toute façon.

« Alors, et maintenant ? »

Il vérifia l'autre côté du wagon et les portes se fermèrent.

« On attend. »

Et on attendit.

Dix, quinze minutes plus tard – et finalement, le type qu'on attendait entra dans le wagon. Il avait l'air endormi, à cette heure tardive – presque 21h – et plutôt pressé de rentrer chez lui. Pendant une seconde, je me demandai ce qui arriverait à Ackerman si, comme prévu, il perdait ses clés ce soir. Il pourrait toujours demander un double au propriétaire, parce que dormir dans le couloir n'était probablement pas une brillante idée.

Peu importait.

« C'est l'heure », il murmura, mais inutilement, car personne ne nous entendrait.

Je me redressai dans mon siège, prêt à faire en sorte que tout se passe comme prévu, chaque détail, chaque petite chose écrite dans sa propre destinée. Ce n'était pas mon travail de juger si c'était bon, ou si c'était mal, cela devait juste arriver, d'une façon ou d'une autre. C'était mon travail.

S'il ne perdait pas ses clés ici, on devrait se débrouiller pour les lui faire perdre avant qu'il ne parvienne chez lui. C'est ainsi que ça marche.

La triste chose à propos de tout ça est qu'on ne peut pas y échapper. Nous serons toujours là, attendant, regardant, cherchant des opportunités de nous immiscer. Si vous parvenez à contrer la mort quand vous étiez supposé mourir dans un accident de voiture, alors vous pouvez toujours glisser sur un sol mouillé et mortellement vous frapper la tête.

Ce qui devait arriver allait arriver, au bout du compte.

« Regarde », dit Jean, mais encore une fois, il aurait pu rester silencieux, car je regardais déjà.

L'homme fraîchement entré passa devant Ackerman et juste au moment où nous nous apprêtions intervenir, il trébucha sur les pieds d'Ackerman et perdit l'équilibre, juste assez pour tituber mais pas assez pour tomber par terre. Le livre d'Ackerman, au contraire, tomba dans un son lourd.

On regarda fixement tandis qu'il se pencha en avant pour le récupérer, et vaguement vit ses clés tomber dans sa poche. Triste.

C'était une bonne chose que je ne fus pas capable de communiquer avec beaucoup de gens, car en cet instant, j'avais vraiment envie de l'aider. Le gars avait l'air tellement fatigué et, irrité et, peu importait. On ajoutait simplement à sa malchance, même si ce n'était pas notre faute.

Ackerman se rassit et épousseta son livre, grimaçant en silence.

Jean et moi descendîmes à la station suivante.