LA OU LES NUITS S'OPPOSENT

« Je t'aimais avant le premier jour »

Souvent, on ne peut se voir comme les gens extérieurs nous perçoivent. Je sais pour ma part qu'on me trouve sûre de moi. J'ai la voix, l'attitude peut-être, je ne sais pas. Je ne m'en rends pas compte. Ils sont rares ceux qui savent voir au-delà, ceux qui sont au courant. De mes peurs, de mes manques de confiance.

J'aimerais être tout pour lui. Son unique amour, la plus belle à ses yeux. La première, la dernière, celle pour laquelle il vit, respire, existe. Ca me fait mal au cœur. Je n'ai plus besoin que de lui, de ses sourires d'ange, de ses regards d'or en paillettes, de son parfum de paradis liquide.

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JE VOULAIS TE DIRE, des mots qui se sont envolés avant de ne pouvoir t'atteindre.

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« Tu te rappelles pas ? Le train, et ce putain de café trop chaud. Le quai de la gare, givré, et tu glissais dessus et je riais. Et tu disais que j'avais un rire d'ange en cristal et qu'il te transportait au paradis.

— Dis plus ça.

— Fais pas le con bordel ! Me dis pas que c'est de la merde tout ça, le café noir amer brûlant entre tes mains, et ces mitaines trouées que j'avais recousues pour toi. La buée sur les vitres bordel, tout ça… Nos visages indistincts sur la vitre…

— Je t'aimais avant ce jour-là.

— Moi aussi.

— Tu portais un pull en laine bleu, il était tout doux. Le café me creusait des plaies jusqu'au fond de la gorge, et au milieu de cette gare enfumée de blanc c'est comme si je buvais un café glacé, pourtant. Comme si je faisais craquer les glaçons entre mes dents, les broyant violement contre mes molaires.

— C'était froid. Affreusement délicat et brusque comme un coup de tonnerre. C'était brutal, sauvage et doux, tout à la fois exquis et douloureux. Tes lèvres avaient un goût aigre-doux, amer acidulé comme un bonbon arlequin.

— On s'enfonçait jusqu'au creux de la nuit, vers ces heures qui ne nous appartenaient plus. Mais dis plus ça, dis plus ça. N'y penses plus, oublies ces idées, laisses-les mourir dans l'hiver monstrueux. C'est fini.

— Fais pas le con.

— Je t'aime, c'est tout.

— Bordel ! C'est pas tout non !

— L'amour suffit pas, tu sais.

— Je sais. Et je sais tout ça, merde. Je sais qu'on était gelés, que j'aurais pu recoudre tes mitaines et que t'aurais toujours aussi froid au bout des doigts et que, bordel, tu me regardais et tu souriais tu étais heureux et on se disait « Je t'aime, je t'aime ! » alors je riais et tu glissais sur le quai de la gare, le café t'a éclaboussé les mains et dans la fumée il se congelait sur toi. Et t'avais des larmes marron sur le visage. Alors on partait, dans ce train miteux et même pas chaud et y avait plus que nous, plus de dehors plus de dedans, juste cette putain de buée partout, même plus toi et moi mais juste nous. Dis pas le contraire ! J'oublierai jamais !

— Je vais partir, petit ange.

— Pars.

— Je connais déjà tout ce que tu pourrais dire.

— Pars, maintenant ! Vas-t-en. Fais pas le con. Pars, merde !

— Ne dis plus ça… Ne dis plus ça. »

Je voulais pas tout jeter comme ça. J'aurais voulu le sortir de moi et l'exposer sous mes yeux. Si le parfum du café, et sa chaleur aussi, avaient pu devenir une image, un cliché qui me rappellent l'odeur et le goût, les battements de mon cœur à ce moment là, la sueur gelée sur mes mains. Je voulais juste garder tout ça.

J'aurais pu peindre tous ces tableaux sans que jamais tu ne reviennes, sans que jamais ça ne quittes mon cœur. Je t'aimais avant le premier jour, ce premier et dernier jour d'hiver lorsque tes lèvres trop brûlantes m'ont congelé le cœur. Je t'aimais avant tous les jours, parce que tu étais déjà quelque part, là, en moi. Emmitouflé dans la buée.

Alors ce jour-là j'ai existé, j'ai brillé quelque part dans le ciel, sans que personne de plus que nous deux ne puisse le voir. Repliée comme un bourgeon, flocon de neige caché dans un repli cotonneux de nuage. Et c'était peut-être ça, être vivant. Un instant éphémère qui n'arrive qu'une seule fois. Un cliché volé, sans image définie, florilège de couleurs indistinctes et d'émotions fracassantes, que l'on attend sans espoir et qui s'en va sans retour possible. Alors c'est ça, se sentir vivant ? Traquer des instants qui se meurent ?

On ne peut pas vivre tant que rien n'est fini.