LA FLECHE A PERCE LEURS COEURS

LES AIGUILLES ONT LIE LEURS AMES

La flèche siffla, éclair blanc pourfendant l'éther ensommeillé, lancée avec force grâce à deux bras agiles et fins. Un sourire s'imprégna sur les lèvres de la jeune femme, ses yeux céruléens pétillant sous l'ombre lumineuse de sa chevelure immaculée. Elle releva son visage et fixa un long moment le ciel pâle du matin. Elancée ainsi vers l'horizon, les pans de sa robe se soulevèrent pour danser autour d'elle, s'éloignant, la contournant jusqu'à s'enrouler, embrasser les courbes délicieuses de ses interminables jambes. Satisfaite, la jeune Mirajane posa son arc puis sortit d'une de ses poches un long parchemin. Alors, qui étaient ses prochaines victimes ? A la vue des noms glissés sur le papier, calligraphiés avec finesse, son visage rayonna de joie, ses yeux pétillèrent d'excitation.

Juvia, l'Ame - Gray, l'Autre.

Le destin, depuis longtemps, avaient été liés par la première Parque, et il était temps d'envoyer la flèche. Pourtant, Mirajane le savait, malgré l'inéluctabilité des choses, ce serait à eux de prendre la décision qui ferait aboutir leur amour. Après-tout « le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage ? » Elle reprit son arc en main, avec encore plus de zèle et de minutie que d'habitude. Ainsi plantée fermement sur ses deux jambes, le tombé parfait de sa robe venant chatouiller la naissance de ses chevilles, soulignant le galbe délicat de ses mollets et amplifiant la pâleur de sa peau elle semblait un peux plus Rien, un peu plus Ai, un peu moins humaine. Une statue au sourire stupéfiant.

Elle brandit bien haut son instrument, droite et fière, les bras semblant s'élancer comme deux ailes d'oiseau jusqu'à effleurer les nuages. Ses traits se figèrent un bref instant tandis que ses lèvres parme se pincèrent imperceptiblement. De ses doigts arachnéens, la jeune femme encocha la flèche pourpre comme le sang, brillant d'une lueur d'éternité, et tira la corde. Elle battit de ses longs cils une infime seconde, et une nouvelle flèche vint troubler la quiétude de l'Ailleurs, en quête de deux jeunes cœurs. Le petit bout d'amour fendit le ciel, le sépara en deux et s'enfuit aussi vite qu'une étoile filante jusqu'à ne plus être qu'une traînée poudreuse et blanchâtre. La concentration fuit les traits de Mirajane et un nouveau sourire, couleur pivoine, vint apprivoiser ses lèvres. Elle soupira. Le temps était venu, et les rouages du destin se mirent en marche.

L'avenir leur appartenait.

Les vagues roulèrent, délicates, monstrueuses, et vinrent s'écraser durement contre le rocher sur lequel elle était couchée. Elle ouvrit un œil puis un autre. Le ciel était un peu flou, très clair et lumineux, parsemé de-ci de-là de petits nuages cotonneux et encore piqueté d'éparses étoiles quelque peu délavées. Un doux courant d'air vint troubler son observation, caressant gentiment ses paupières mi-closes. Elle se redressa. La jeune femme tendit ses jambes pâles jusqu'à frôler l'écume et, chatouilleuse, elle rit. Se éclats de voix enroués de sommeil s'envolèrent quelques part dans l'éther, malicieux, heureux. Puis elle se baigna dans l'onde pure, plongeant telle une sirène merveilleuse, sans rien craindre, se laissant engloutit tout entière entres les courants chargés de lumière. Elle nagea longtemps, se laissant étreindre par l'écrin enchanté encastré dans les montagnes, glissant dans le lac, au milieu des vagues argentées de la mer. Un arc-en-ciel se déposa sur les reflets de l'étendue liquide, vaste, infinie, et le soleil brilla, entrecoupé de pluie.

L'Ame sourit.

Elle entendait les poissons striés de mille couleurs au milieu desquels ses mèches irisées de bleu zigzaguaient telles des anguilles faites de nacre et de perle, parés d'ornements couteux et délicats. Son flanc épousait les courbes de la surface, et ses joyaux d'obsidienne vrillées vers le ciel, perdus dans l'écrin satiné de ses yeux. Elle observa la face miroitante de l'eau. Elle y vit ton reflet. Et encore une fois, elle sourit. Elle observa les anguilles glisser sur l'onde gracieuse de l'océan, et les méduses, incolores et teintées des couleurs du paradis, aux silhouettes, ébauches d'aquarelles, simples vapeurs colorés teintées de rêves, se laisser porter par le courant, réchauffées par le liquide vivifiant de la mer. Juvia était bien, là. Car Juvia était tout cela.

Ses cheveux étaient des vagues bordées d'écume, aussi longs et infinis que l'océan, sa peau l'onde limpide de la mer, ses yeux, constellés de gouttes de pluie aux nuances enchanteresses, piquetés d'étoiles, raturées de brisures de ciel. Sa peau laiteuse et fine, ses seins lourds aux courbes arrondies, ses hanches, ses jambes aux rondeurs féminines… Juvia était fille de la mer, maîtresse de la pluie, amante de l'eau. Juvia était pure, limpide et innocente. Ses yeux noirs contenaient son monde, illuminés par quelques têtes d'épingles, des étoiles, ses étoiles. Juvia était tout cela, reine parmi les sirènes, à se mouvoir ainsi dans l'eau des heures durant, ne faisant qu'un avec l'élément humide et rafraichissant. Elle était même bien plus que cela. Elle était crachin les jours de nostalgie, averse lors de ses indécisions, vagues immenses de colère. Juvia était pure, innocente, candide ne comprenait pas ses sentiments, ne comprenait ni le monde ni les humains. Mais Juvia ressentait. Pleurait. Souriait. Juvia était tout cela, plus humaine encore que le plus humains de nos hommes, femme-enfant au sourire hybride, perdue ainsi dans un monde inconnu, condamnée éternellement à faire tomber la pluie.

Elle était l'Ame, après tout.

Après quelques heures de baignade, elle revint sur l'un de ses rochers, laissant les vagues lécher la peau de ses jambes. Elle sentit une brise légère venir caresser son corps, l'odeur de l'iode mêlée au parfum des pivoines dans ses narines, les harmonieux clapotis de l'eau, les sifflements des roseaux. Tout était un concert, une explosion de sens, chaque matin. Les nuances de bleu devant ses yeux, le goût de la pluie imprégnant sa langue. Un florilège magnifique, un orchestre de « Plic-plac-ploc », une mélodie suave et enchanteresse, une dégringolade de notes distordues venant heurter avec bonheur l'intégralité de son être. « Plic-plac-ploc. »

Au loin, sur l'horizon enfumé, les premières lueurs orangées de l'aube apparurent, marquant le début d'une nouvelle journée. Une journée un peu monotone, des heures entières parfumées de la même fragrance que celles de la veille, toujours la même valse lente et apaisante que chacune de ces journées contenait. Mais Juvia savait. C'était son existence : un peu de rosée le matin, un petit crachin le soir, de grandes pluies assourdissantes. Chaque jour était à la fois similaire et différent à la fois. Chaque jour était plus ennuyant que les autres. Un long chemin morose, des sourires hybrides sur les lèvres, pas désagréable, juste répétitif. La jeune femme aimait sa vie, ses longues baignades dans ses eaux, les jeux avec les poissons, la senteur des fleurs. Elle aimait être la fille de la mer, la princesse des sirènes, l'ensorceleuse des nuages. Elle était heureuse. Elle avait toujours vécu ainsi et ne pouvais s'imaginer une vie différente. Mais elle se sentait prisonnière, là, à se laisser dicter ainsi son bout d'existence. Et dans si peu de temps déjà, elle devait descendre là-bas pour tisser quelques étoffes de pluie.

« Dans ce monde, peu de gens aiment la pluie, la plupart la déteste. Pourtant, l'eau est vitale pour l'homme, nécessaire à la vie, et sans elle il n'y aurait pas de cultures, pas de fleurs. Pourtant, tout le monde aime les fleurs, non ? Les végétations luxuriantes, vertes et grasses, les champs parsemés de coquelicots, les massifs de roses, les allées d'aubépines. Sans la pluie, la terre ne serait sans doute qu'une vaste plaine calcinée par le soleil, baignée par les rayons blancs et cruels de l'astre. Mais l'homme est comme cela, il chérit ce qui lui est superflus et colère contre ce qui est important. Et Juvia ne pouvait comprendre ce monde agressif, offensif, tandis qu'elle avait besoin d'eau pour vivre et faisait exister le monde grâce à ses bienfaits. »

Elle replia son parapluie qui tinta gaiement, tandis qu'un filet de mélodie s'enfuit de ses lèvres, puis secoua ses cheveux aux nuances bleutées pailletées de lumière, éparpillant les gouttelettes incolores emperlant les mèches nacrées de sa chevelure. La jeune femme s'installa confortablement sur un nuage cotonneux et posa son parapluie à ses cotées. Les grelots carillonnèrent une fois de plus, jusqu'à cesser, immobiles. Elle observa le ciel laiteux qui, lentement, se teinta davantage d'orangé, la lumière du soleil imprégnant le ciel du monde encore obscurci. En bas, les rues s'éclairaient peu à peu tandis que quelques passants sillonnaient déjà la ville, tous habillés de gris et de noir, de bleu marine, tous si tristes et si pressés, les regards vides et vitreux glissant sans volonté sur quelques écrans, quelques montres, incapables de se soustraire au temps.

Où courraient-ils tous ainsi, dans un sens ou dans l'autre, se croisant sans s'apercevoir, imperméables au monde et aux autres ? Poursuivre une routine monotone, une petite vie insipide qui ne marque sur leur visage que quelques froncements de sourcils et sillonnent leurs peaux de tranchées et de plissures ? Juvia les observa un long moment, fascinée par leur chorégraphie étrange et incompréhensible, leurs mimiques agacées, leur façon de piétiner le goudron sans daigner lever le nez vers autrui et durant ses observations elle avait dans le regard cette curiosité candide qu'arborent les enfants avant d'écraser en piaillant une poignée de fourmis. La jeune femme ne savaient pas non plus où ils allaient, pourquoi ils se pressaient ainsi. Pourquoi est-ce qu'ils semblaient si tristes. Elle braquait son regard innocent sur eux, simples insectes, et s'apprêtait à faire tomber la pluie.

« Il est temps. »

Elle releva son kimono brodé d'hortensias, et fit lentement glisser le tissu le long de sa cuisse. Sa main fraîche vint longuement caresser sa peau, jusqu'à ce que ses doigts effleurent le cuir froid de sa sacoche. Cette dernière ceignait le tour de ta cuisse gauche de ses lanières blanches, dont l'étoffe épaisse était parée de dorures emmêlées et complexes. La jeune femme l'ouvrit avec habileté et en retira deux longues aiguilles, qui glissèrent aisément entre ses doigts fins, mesurant chacune une bonne trentaine de centimètres, sur lesquelles étaient sculptées de fines arabesques. Toute guillerette, elle s'empara fermement des instruments, scintillants d'argenté sous les rayons pâles de l'aube.

« Au travail, Juvia ! »

Pendant de longues minutes, les fils cotonneux donnèrent forme à des filets limpides, valsant avec les aiguilles, s'enroulant, se déroulant, dans un calme et une sérénité singulière, magique, un instant suspendu quelques part dans l'espace et le temps. Les cliquetis des aiguilles, les tintements, les enchevêtrements aux éclats argentés formèrent un ballet de danseuses aux longues jambes et à la chevelure raide et translucide, et en de langoureux baisers métalliques, les liens limpides se formèrent, de plus en plus longs, de plus en plus épais, en une danse surréaliste se courbant, se tordant, souples et malléables. Et enfin ils se mirent à chuter, dizaines par dizaines, s'élançant vers la destination absolue de leur éphémère existence, non plus contorsionnistes mais plongeurs, se laissant traverser et illuminer de pars en pars par les fugaces rayons de soleil. Tout fut magique, tout était toujours magique, fascinant enivrant de couleurs et d'éclats, de senteurs et de parfums. Un frisson de plaisir parcourut le dos de Juvia, tandis que quelques maigres filets d'eau vinrent jouer avec elle, cueillant quelques uns de ses rires, quelques uns de ses sourires. La jeune femme aimait donner forme, sculpter, elle avait l'impression d'accomplir la vie, de tisser le monde entre ses doigts, de tenir l'éternité au creux de sa paume et de la voir valser juste pour son beau regard. Et pour tout cela, elle était fière d'être l'Ame.

Une fois son travail accompli, Juvia resta perchée encore un moment, un sourire ébauché sur les lèvres et le regard pétillant. Le brouillard décousu du matin s'enfuit tout là haut dans le ciel, la laissant davantage apercevoir la ville en contrebas. A présent, les hommes pressés courraient, jurant, laissant éclater leur voix rauque, rageant contre la pluie. Juvia ne comprenait pas, Juvia ne comprendrait jamais. Elle, elle était pluie, aimait la pluie, embrassait la pluie. Et eux ils l'évitaient. Et elle, quelque part, elle avait un petit pincement au cœur, des petits trous dans le corps, des larmes au coin des yeux. Ce matin-là, peu de gens ouvrirent leur parapluie colorés, tous étaient gris et noirs, noirs et gris. Un sourire hybride se peint sur les lèvres de la maîtresse de la pluie, teinté d'un peu de satisfaction et de beaucoup de peine. Quelques larmes, même, roulèrent jusqu'à terre, se mélangeant avec les salamandres de pluie.

Puis, à cet instant, elle le vit. Lui, il ne se pressait pas, ne courrait pas. Il slalomait entre les passants, zigzaguant dans la rue, sans se préoccuper de sa destination, sans chercher à se protéger de la pluie. Il se laissait porter vers un n'importe où, au grès d'un vent nommé liberté. Il ne suivait pas le cours du temps, ne poursuivait pas un chemin défini et rectiligne, vers un but insipide et triste à en pleurer. Il était presque nonchalant, à marcher ainsi, le nez en l'air, les yeux mi-clos perdus dans un endroit inconnu. Il était là, avec sa cigarette entre les lèvres, dont la fumée éparse s'envolait en queue de serpent vers la grisaille du ciel, ses cheveux bruns ébouriffés, comme hors du temps. Il était différent, plus mystérieux, plus vivant, plus humain. Sa peau pâle semblait douce et non pas rigide et glacée comme celle des autres hommes présents ce matin-là. Il n'avait pas cet air rougeaud et pressé, n'avait pas ce teint de cire et de plastique. Il paraissait libre d'aller et de venir, sans que personne ne se préoccupe de lui. Il ne semblait pas pantins tirés par quelques fils nommés argent et travail, désirs et illusions. Il était juste là à déambuler dans la rue grise, détaché de toute chose et de tout être. Il était juste là. A voir le monde, observer, d'une façon stupéfiante, comme s'il voyait autre chose, au-delà. Comme s'il voyait l'Ailleurs. Et sur ses lèvres, un peu de mélancolie, un peu de solitude. Quelque chose qui criait « je ne suis pas vous, vous n'êtes pas moi je suis Autre ».

Et c'est à cet instant que tout bascula.

La flèche atteignit leurs cœurs. Chargée d'amour. Un brusque coup dans la poitrine, un gong résonnant dans l'intégralité du corps, si fort qu'elle bascula quelque peu, vacillante, s'appuyant maladroitement de ses avant-bras tremblants. Elle arrêta de respirer, oublia d'inspirer, et son cœur se mit à battre trop douloureusement. Sur ses lèvres, le sourire hybride avait laissé place à une gerçure d'incompréhension, sillonné d'un point d'interrogation. Elle avait chaud, un peu froid, même, elle bouillait littéralement. Elle n'avait jamais connu de telles choses, toujours protégée par sa routine, par son esprit pure et bercée par la pluie. Ses yeux s'écarquillèrent d'incompréhension, toujours sous le choc, ne comprenant pas les réactions de son propre corps. Ce n'était pas agréable. C'était plaisant. Excitant. Electrifiant.

En bas, lui aussi s'arrêta, seul point immobile au milieu de la marée humaine. Il n'y avait plus de bruit, plus de pluie qui venaient mourir entre les mèches satinées de ses cheveux. Il n'y avait plus de mélancolie sur ses lèvres, plus de solitude glissée sur son corps, imprégnée dans sa peau. Il y avait juste son cœur qui battait un peu trop fort. Et il leva les yeux vers elle. Vers la fille aux cheveux bleus perchée sur un nuage. Il plongea ses yeux gris dans les siens, couleur de rien. Et elle en était certaine. Il l'avait vue, l'avait percée de son regard anthracite, criblée de balles écarlate de passion. Prise d'une panique sourde, d'une peur sans nom devant cet inconnu, cet humain, elle se précipita, saisit son parapluie qu'elle ouvrit brusquement, faisant entrechoquer les grelots cousues aux extrémités, et disparut au-delà des nuages, en une fraction de souffle. Loin de ce regard, loin de ce garçon aux cheveux sombres, loin de cet être qui avait fait naître un séisme dans son cœur, fait heurter les plaques tectoniques de ces sentiments jusque là inconnus. Et ce fut le premier jour d'un long voyage.

« Il vient de là où mène ton destin. »