Bonus Day 8

Paranoid


Dès les premiers instants où mon nouveau voisin avait emménagé, je compris que le silence serait désormais un luxe dont il me faudrait me passer. Pas un seul jour, pas une seule heure, pas une minute où dès qu'il rentrait de son travail nous n'avions la paix. Chaque soir, Bach, Mozart ou encore Tchaïkovski, pour ne citer qu'eux, résonnait invariablement dans l'immeuble. Parfois, il m'arrivait de croire que le mur qui nous séparait avait disparu tant j'avais l'impression qu'il jouait près de mon oreille. Il pratiquait, encore et encore, jusque tard dans la nuit comme si la fatigue n'existait pas pour lui. Je suppose qu'on ne pouvait pas en attendre moins d'un pianiste professionnel.

C'était un véritable virtuose, et bien qu'il dérangeât tout le monde, jamais personne ne lui avait demandé d'arrêter. J'imagine que comme moi, ils s'étaient pris à apprécier sa musique. Pour ma part, j'adorais son interprétation de Casse-Noisette, et ne m'en lassais jamais. Il m'arrivait même de m'endormir au son de ses notes, rêvant à de petites fées qui apportaient l'automne, puis l'hiver.

Mais aujourd'hui, c'était différent. Malade comme un chien, j'avais envie de tout sauf qu'on m'impose une musique que je n'avais pas envie d'écouter. Alors, quelques minutes avant qu'il ne rentre chez lui, j'insérai un CD de Black Sabbath dans ma chaîne, et commençai à diffuser en boucle ma chanson préférée. Paranoid en était à son troisième passage quand il frappa à ma porte. Échevelée, la gorge en feu et une épaisse couverture sur le dos, je trainais des pieds pour aller lui ouvrir.

- Hé ! Petra, c'est ça ? m'agressa-t-il sans même un bonjour. Et si tu coupais ce boucan infernal ?

- Quoi ? On n'apprécie pas la bonne musique ? lui répondis-je sur le même ton de ma voix enrouée.

Il sembla alors seulement remarquer mon état, car il fronça les sourcils et plissa le nez de dégoût.

- On n'aime pas les vilains microbes, le narguai-je, comme s'il allait tomber malade par le simple fait de se tenir devant moi.

- Ouais, répondit-il sans se démonter. Surtout quand j'ai un concert très important qui m'attend dans moins d'une semaine. Alors, coupe-moi ça, et soigne-toi ! me lança-t-il tout en retournant chez lui. J'suis sûr que les murs ne sont pas assez épais pour retenir les germes.

Je lui tirai la langue alors qu'il claquait sa porte, puis coupa ma musique avec regret. Je n'étais pas du genre à empêcher les gens de travailler, et si pour cela je devais encore supporter ses gammes, qu'il en soit ainsi !

À ma grande surprise, quand il s'installa à son piano quelques minutes plus tard, il n'interpréta pas le morceau sur lequel il travaillait depuis des semaines, mais la sonate au clair de lune de Beethoven. Je souris, amusée et quelque peu touchée par sa considération muette. Une tasse de thé brûlante dans les mains, je m'installai devant ma fenêtre et me mis à contempler la lune au son de cette superbe mélodie. Ma respiration ralentit au fur et à mesure que je m'apaisais, mais ce ne fut pas le cas des battements de mon cœur qui lentement se laissait attendrir par ses notes.


Quand je sortis de mon appartement le lendemain matin, je trouvai devant ma porte une petite corbeille dans laquelle avaient été disposés un citron, une orange, un pot de miel et une bouteille de cognac. Une enveloppe y avait été également glissée. Intriguée, je m'en saisis sans attendre, et lus les quelques mots griffonnés à la hâte qu'elle renfermait :

« Fais-toi un grog avec ça, et n'oublie pas de me rendre la bouteille après. Cadeau de mes fans.

Remet-toi vite, car je compte sur toi pour venir me voir jouer dans une semaine.

Et la prochaine fois que tu auras envie d'écouter du Black Sabbath, appelle-moi.

L. »