La voie du gastronome

Déprimant : voilà l'adjectif qui décrivait le mieux la plaine qui s'étendait sous la brume entre la forteresse de Lindblum et la frontière de Bloumécia. Le paysage monotone offrait à l'œil un spectacle désolant. Tout, autour se peignait dans des nuances de gris : un gris blanchâtre pour l'air, un gris verdâtre pour la terre. L'herbe rase qui recouvrait le sol aride semblait comme asphyxiée par l'atmosphère environnante. On pouvait croiser de loin en loin quelques bosquets d'arbres rabougris, presque nus et étrangement tordus. Minute après minute d'un pénible trajet, la vue ne variait pas, au point que Djidane se demandait s'ils se rapprochaient vraiment de leur but. Sans doute, l'impatience d'atteindre le royaume des rats et de pouvoir apporter son aide à cette nation en danger amplifiait-elle cette sensation.

Djidane jeta un coup d'œil en coin à Freyja. La rate restait légèrement en retrait, sa lance reposant sur son épaule. On aurait pu prendre son attitude pour de la nonchalance, si on omettait d'examiner son visage, avec la mâchoire crispée et le regard déterminé fixé sur le lointain. Elle bouillait intérieurement à l'idée que son peuple soit en péril, et ne laisserait personne se mettre en travers de son chemin dans son voyage de retour vers sa patrie. Diverses créatures en avaient d'ailleurs déjà fait les frais. Peu après leur départ de Lindblum, par exemple, ils avaient été chargés par un commando d'étranges insectes — leur guide les avait nommés « myskoxi ». Hauts de deux pieds et volant près du sol, ces scarabées semblaient pourvus d'une intelligence suffisante pour protéger leur territoire, maniaient des armes rudimentaires et appliquaient des formations de combat concertées. Cependant, à peine étaient-ils apparus à l'horizon que Freyja avait effectué un bond prodigieux qui l'avait projetée jusqu'au plus proche d'entre eux. Le coléoptère était brutalement tombé, transpercé de part en part. Le reste du combat avait été une formalité. La fournaise de Bibi, entre autres, avait eu raison de la majorité des assaillants.

Djidane se demanda si le petit mage noir faisait peur à Freyja. Après tout, il était très semblable aux agents de l'ennemi. À une ou deux reprises, il avait vu sa vieille amie frémir devant les redoutables sortilèges qu'il lançait. Elle plissait parfois les yeux simplement en le voyant faire tournoyer son bâton. Peut-être ne pouvait-elle pas s'empêcher de penser à ses compatriotes grillés de la même manière par de semblables êtres au chapeau pointu.

— Miam ! Des jayrfos !

Kweena pointa de sa main grassouillette un couple de créatures qui avançaient vers eux en glapissant. La pire engeance qu'on pouvait trouver dans cette zone : une parodie d'homme ou de gobelin, à la peau verte, maniant avec habileté un grand coutelas. Des brigands, des charognards, le fléau qui avait fait abandonner toute tentative de route commerciale régulière entre le marais et la cité de Lindblum. Ils venaient à leur rencontre, pensant sans doute avoir affaire à un groupe de marchands téméraires attirés par les plantes médicinales rares des marécages. Ils trouvèrent à peine le temps de le regretter. Le premier se précipita sur Djidane qui para sa large lame et le repoussa d'un solide coup de pied dans l'abdomen. Tombé au sol un peu plus loin, il reçut un terrible éclair foudroyant sur la tête. Quant à l'autre qui s'était approché avec plus de circonspection, il s'effondra sans avoir repéré la lance de Freyja qui lui transperçait les entrailles.

— J'ai faim ! s'exclama Kweena.

— Non mais qu'est-ce qu'il faut pas entendre... maugréa Djidane.

Leur guide s'était déjà accordé deux repas depuis le départ de Lindblum, sans compter le festin dans la salle de banquet du roi Cid. Heureusement, ces pauses gastronomiques ne duraient pas bien longtemps. En général, le kwe se contentait d'arracher un morceau du corps d'une créature vaincue et de l'avaler goulûment avec des commentaires appréciateurs. Ainsi, Djidane avait pu apprendre que la chair des myskoxis avait un goût un peu trop relevé, mais que les serpents à grelots étaient en revanche délicieux. Il se réjouissait de le savoir, bien entendu. De même, Kweena dégusta un morceau de jayrfo, s'attirant une moue dégoûtée de ses compagnons.

— Plutôt bon, miam, assura-t-il.

On le crut sur parole.

ooo

En milieu d'après-midi, le paysage commença à changer. Au loin, ils pouvaient voir une herbe plus haute et plus grasse, ainsi que des bosquets de roseaux. Un concert de croassements leur parvint également aux oreilles. Cette zone était la principale raison pour laquelle ils avaient emmené Kweena pour les guider. La contourner rallongerait le trajet de plusieurs heures, et la traverser sans guide autochtone relevait de l'inconscience pure et simple.

Tandis qu'ils s'approchaient de cette région marécageuse, Kweena les enjoignit de bien rester derrière lui, car le sol spongieux pouvait réserver des surprises. Avançant avec circonspection, ils atteignirent tout à fait la lisière du marais, et une eau stagnante et malodorante les encadra de toutes parts. Un passage de planches branlantes avait été installé là pour permettre aux voyageurs de traverser le bourbier, et ils l'empruntèrent lentement, progressant en file indienne. Au-delà, le domaine des kwes était constitué d'une forêt presque impénétrable d'herbes démesurées. Des sentiers à peine décelables la traversaient, seulement connus de Kweena et ses semblables. Le guide prit la tête, fendant les plantes pour s'enfoncer toujours plus loin.

— On risque pas de faire de mauvaises rencontres ? demanda Djidane.

— Non. Il y a surtout des grenouilles, répondit Kweena avec un claquement de langue appréciateur.

Et en effet, les batraciens pullulaient. Tandis qu'ils avançaient en suivant précautionneusement leur guide, des mouvements incessants de petites créatures les accompagnaient, doublés d'une entêtante litanie. Par moments, le kwe plongeait en avant en criant : « Je t'ai eu ! » et dévorait vivement un animal tout en continuant à avancer.

Soudain, un croassement retentit, bien plus puissant que les autres. Il emplit l'espace devant eux, et le mouvement dans le manteau végétal leur révéla qu'une créature massive s'approchait. Les tiges ployaient en masse non loin, et même les roseaux se courbaient comme de vulgaires brins d'herbe.

— Qu'est-ce que c'est ? gémit Bibi.

— Juste une grenouille, miam.

Kweena avait sorti l'espèce de trident qui lui servait à la fois d'arme et de fourchette, et s'en servit pour écarter un taillis devant lui. Les trois autres virent alors ce que « Juste une grenouille » signifiait. Un crapaud géant, haut comme un homme, les toisait de ses yeux globuleux. Ils n'avaient plus qu'à espérer que Kweena sache s'en charger, car ils avançaient toujours les uns derrière les autres, et le sol était trop spongieux pour que Freyja puisse y trouver un appui suffisant pour bondir sur la créature.

Kweena courut vers le monstre, de sa démarche un tantinet gauche mais tout à fait adaptée aux irrégularités du terrain. Le crapaud la dévisagea une seconde, prit une profonde inspiration, et projeta une langue interminable dans sa direction. Les trois autres virent l'appendice visqueux s'approcher à grande vitesse de leur guide, qui soudain disparut.

— Qu'est-ce qui se passe !? s'exclama Djidane.

Le batracien parut tout aussi perplexe, rentra sa langue et jeta des regards de tous côtés.

— Regarde, indiqua Freyja, la fourchette.

En effet, Djidane distingua l'arme du kwe, toujours visible, qui flottait dans les airs et s'approchait de la créature. Celle-ci s'effondrait un instant plus tard, prise par surprise, les deux yeux crevés. Kweena réapparut alors devant eux.

— Tu peux donc te rendre invisible ?

Le kwe hocha la tête tout en se découpant un morceau de langue.

— C'est la voie du gastronome, précisa-t-il.

Comme si de rien n'était, il poussa le corps visqueux du monstre sur le côté afin de dégager le passage et leur permettre de continuer à avancer.

— Dépêchons-nous, miam, le village est pas très loin. On y sera à temps pour le goûter.

ooo

En effet, quelques minutes plus tard, les quatre voyageurs rejoignaient une clairière au milieu des taillis. Un groupe de maisons de bois se tenait là, d'aspect relativement sommaire, autour d'un étang où s'ébattaient — encore — des grenouilles.

— Mon village, miam.

— On avait compris, répliqua Freyja.

Un concert de clameurs les accueillit et un groupe de jeunes kwes se précipita vers eux en babillant. Ils entourèrent bientôt leur aîné et le pressèrent de questions à propos du concours. En réalité, ils semblaient surtout préoccupés de savoir si Kweena avait bien mangé. Djidane, à l'évocation de la fête de la chasse, réalisa alors qu'elle avait eu lieu quelques heures à peine auparavant. Ça lui semblait pourtant une éternité. D'une certaine manière, le monde avait bien changé depuis.

— Kweena ! Tu es de retour !

Cette exclamation avait été poussée par un kwe plus bedonnant encore que les autres qui s'avançait vers eux. Vêtu de couleurs vives, coiffé d'une haute toque et pourvu d'une moustache blonde effilée au-dessus de sa langue pendante, il semblait être le chef cuisinier du village. C'est-à-dire, sans doute, le chef tout court.

— Maître Kwell, il y avait de la nourriture délicieuse dans la grande ville.

— Je te l'avais dit, Kweena. Je te l'avais dit.

Il se tourna vers les autres arrivants.

— Vous êtes des amis de Kweena ? Je vous souhaite la bienvenue dans notre village. C'est avec plaisir que nous partagerons le goûter avec vous.

Freyja s'avança d'un pas pour prendre la parole.

— En fait, nous cherchons à atteindre la caverne de Guismar le plus rapidement possible, afin de nous rendre dans le royaume de Bloumécia. Kweena a accepté, à la demande du roi Cid de Lindblum lui-même, de nous guider jusqu'ici.

Le chef kwe resta un instant songeur.

— Venez un instant dans ma cahute, finit-il par dire.

Il fit volte-face pour se diriger vers le fond du village et ils lui emboîtèrent le pas. Sa demeure, de bois et au toit de chaume, était plus imposante que les autres. Posée sur de solides piliers de pierre, elle était surélevée d'environ deux mètres au-dessus du sol, sans doute pour parer à une éventuelle crue du marais. Un escalier permettait d'atteindre une coursive donnant sur l'entrée masquée par un rideau écarlate. Sous la maison, dans l'espace laissé libre, on pouvait voir un tas d'objets hétéroclites entreposés, ainsi qu'une réserve importante de nourriture. L'intérieur, quant à lui, était d'un seul tenant, vaste mais chichement meublé. À part en ce qui concernait la nourriture, les kwes n'étaient pas réputés très matérialistes.

Kwell s'installa sur une petite estrade au fond de la pièce et joignit les mains sur son ventre rebondi.

— Alors, Kweena, as-tu découvert de nouvelles saveurs dans la cité de Lindblum ?

— Oui, maître, c'était plein de créatures succulentes.

Kweena se pourlécha les babines pour appuyer ses dires. Kwell se tourna alors vers Freyja, qui avait le regard profondément agacé par cette perte de temps.

— Vous vous rendez à Bloumécia, donc.

— Oui. Et sans vouloir vous vexer, nous devons y être de toute urgence, plaida-t-elle.

— Kweena connaît bien le chemin pour atteindre la grotte. Elle pourra vous y conduire sans problème. N'est-ce-pas, Kweena ?

— Mais, maître. Je vais manquer le dîner, miam.

Kwell soupira.

— Kweena, tu ne pourras pas progresser dans la voie du gastronome en ne mangeant que la nourriture d'ici. C'est pour ça que je t'ai envoyé à Lindblum. Il faut que tu voyages plus.

— Mais il n'y a rien de meilleur que les grenouilles du marais, maître !

— Bien sûr que si. Le monde est vaste, la nourriture y est variée. Tu as encore bien des choses à découvrir.

— Maître Kwell, intervint Djidane, c'est quoi au juste cette « voie du gastronome » ?

Le chef kwe se tourna vers le jeune homme et lui sourit avec bienveillance.

— Jeune aventurier, nous autres kwes sommes très sensibles aux saveurs, et en comprendre de nouvelles nous permet de mieux nous comprendre nous-mêmes. C'est ainsi que nous pouvons nous parfaire en tant qu'individus.

Djidane parut un peu perdu, il ne comprenait pas exactement où le chef voulait en venir.

— Vous voulez dire que...

Djidane laissa sa phrase en suspens. À la surprise générale, entre tous, Bibi lui vint en aide.

— Manger de nouveaux aliments et trouver de nouvelles manières de se nourrir leur donne de nouveaux pouvoirs.

Kwell lança au mage noir un regard contrarié.

— C'est une manière très archaïque de formuler les choses, jeune enfant. Il n'y a rien de magique, rien de complexe. Il suffit de manger varié.

Djidane repensa au moment où Kweena avait disparu devant le crapaud géant. C'était donc une capacité qui lui avait été procurée par la nourriture qu'il avait ingurgitée... Rien d'étonnant à ce qu'il avale tout et n'importe quoi. Plus il mangerait, plus il deviendrait puissant.

— Nous ne gagnons pas de nouveaux pouvoirs, expliqua le chef, toujours un peu froissé par l'intervention de Bibi. Ces capacités se trouvent déjà en nous, mais nous avons une compréhension imparfaite de notre propre être. La nourriture nous aide à découvrir et maîtriser nos dons. Cependant, tous les kwes ne sont pas égaux, certains ont plus de pouvoir enfouis en eux que les autres. Depuis la naissance de Kweena, j'ai décelé en lui un grand potentiel. Il reste encore à lui permettre de s'exprimer. S'il voyage de par le monde, il deviendra le plus grande gastronome de notre peuple.

— Dans le monde entier ? gémit Kweena. Ça a l'air effrayant. Il y aura des grenouilles, au moins ?

— Bien sûr ! Plein de grenouilles ! Des grenouilles différentes, encore meilleures. C'est la nourriture la plus bénéfique aux kwes, et tu en trouveras bien d'autres sortes dans d'autres marais.

Le chef se tourna vers Freyja, qu'il considérait à raison comme celle qui prenait les décisions pour le groupe.

— Voyageurs, accepteriez-vous de prendre Kweena avec vous dans votre périple, pour qu'il puisse découvrir le monde ?

La rate lui lança un regard désabusé.

— Là où nous nous rendons, la guerre fait rage. Je ne suis pas sûre que ce soit le meilleur endroit pour une escapade gastronomique.

— Détrompez-vous, répondit Kwell en secouant la tête. Qui dit guerre dit adversaire. Qui dit adversaire dit victoire, et nourriture.

— Je crois que je vais vomir, intervint Djidane à voix basse.

Freyja l'ignora, soutenant toujours le regard de Kwell.

— Parfois, à l'inverse, qui dit adversaire dit défaite, répliqua-t-elle simplement.

— Kweena est un combattant très capable. Vous prétendriez que vous n'avez aucun besoin d'aide ?

Freyja cilla.

— Bien sûr que non, je ne le prétendrai pas, capitula-t-elle en soupirant. S'il ne nous retarde pas, il peut venir avec nous.

Des paroles à contrecœur, d'une voix dépitée et résignée. Djidane lui posa une main sur l'épaule.

— Ça me paraît une idée pas mauvaise. Plus on est de... bras, plus on peut espérer changer le cours des choses.

Il avait failli dire « Plus on est de fous, plus on rit », mais il n'y avait vraiment pas de quoi rire.

— Bien, lança Freyja avec conviction, mais dans ce cas, pas le temps pour le goûter. Nous partons tout de suite. Bloumécia est en danger.

— D'accord, répondit Kweena, je prends juste une grenouille pour le voyage.

Tout le groupe se détourna vers la sortie de la hutte du chef pour quitter les lieux, sauf Bibi qui restait là à dévisager Kwell.

— Qu'est-ce qu'il y a, mon petit ? demanda ce dernier. J'ai quelque chose sur le visage ?

— Je voudrais savoir, vous connaîtriez pas un certain Kwane ? Il vit près de Tréno.

Les yeux du chef kwe s'agrandirent de surprise.

— C'est donc lui qui t'as mis ces fausses idées sur nous dans la tête ?

— Il disait toujours que la nourriture ne suffit pas, qu'il faut trouver d'autres manières de s'alimenter.

— C'est n'importe quoi, petit ! Et je ne connais pas ce vieux fou !

— Pourtant, vous lui ressemblez beaucoup.

— Tous les kwes se ressemblent, trancha Kwell.

C'était sans doute la vérité. Après tout, Bibi lui-même avait une apparence fort similaire à celle des valseurs, et pourtant ça ne faisait pas d'eux des amis, loin de là. Dépité, Bibi haussa les épaules, se tourna et sortit de la demeure. Djidane l'attendait dans l'embrasure. Il avait écouté la conversation.

— C'est qui, ce Kwane dont tu parlais ? lui demanda-t-il tandis qu'ils rejoignaient leurs deux compagnons qui les attendaient au sol.

— C'est mon grand-père.

— Ton grand-père est un kwe ? s'exclama Djidane.

— Il m'a recueilli et m'a élevé.

Voilà qui expliquait bien des choses. Après avoir découvert la manière dont étaient créés les mages noirs, dans les machineries des sous-sols de Dali, Djidane s'était demandé comment Bibi pouvait avoir un grand-père. On pouvait difficilement imaginer des familles de ces créatures.

— Visiblement, il était pas d'accord avec les autres membres de son peuple.

— Oui. Avant de me trouver, il vivait seul, en ermite. Il disait que les autres de son espèce manquaient d'imagination. « On ne peut pas atteindre l'excellence culinaire si on ne peut pas voir au-delà de la nourriture ».

Il se livrait à une imitation assez cocasse de la voix croassante d'un kwe.

— Récemment, ajouta-t-il, il explorait la possibilité de s'alimenter de nuages et de brume.

Djidane frissonna à cette évocation. S'alimenter de brume... il ne se souvenait que trop bien de la folie des plantes de la forêt maudite. Elles aussi en consommaient. Mais il ne rumina pas ces pensées bien longtemps : Freyja attendait avec impatience qu'ils reprennent leur route.

ooo

Le kwe tint parole et se contenta d'attraper une grenouille au passage avant de guider le groupe vers la sortie du village. En tout, ils y avaient passé guère plus de dix minutes et Kweena déclara qu'ils atteindraient certainement la caverne de Guismar en environ deux heures. Ils traversèrent à nouveau un bourbier spongieux, empruntant de rares chemins praticables qui, sans leur guide, auraient sans doute échappé à leur vigilance. Au bout d'une heure de marche environ ils atteignirent les premiers contreforts de la chaîne des Monts Eligophiens, qui marquait la frontière entre les deux royaumes. Ils approchaient à grands pas de la prochaine étape de leur voyage. Le sol redevint enfin dur et stable quand ils s'introduisirent dans un défilé qui perçait les hauteurs. Le contraste était saisissant. Ils avaient à peine grimpé d'une dizaine de mètres en altitude, et après le marécage pestilentiel et grouillant de vie, ils se retrouvaient dans un paysage presque intégralement rocailleux, à peine agrémenté par quelques touffes de buis ou de thym. Ils passèrent encore un coude de la passe, et enfin ils purent poser le regard sur la porte de la grotte. Freyja poussa une exclamation et se précipita.

— Bon sang ! Regardez !

La haute arche de pierre, qui donnait sur un long couloir s'enfonçant dans l'obscurité, était flanquée de deux colonnes pointues de même hauteur, telles deux défenses de phacoche géant. Cependant, l'une d'entre elles gisait en morceaux, et à proximité reposaient deux gardes blouméciens inanimés. Freyja s'approcha et s'accroupit tour à tour devant chacun d'eux. Djidane la rejoignit bientôt et constata les dégâts. Il put déceler que la poitrine de l'un d'entre eux, au moins, se soulevait faiblement, mais il souffrait de graves brûlures.

— Ils ont l'air sérieusement blessés, dit Djidane.

Freyja se releva en frémissant de rage.

— Damnés mages noirs !

— Je... hésita Bibi.

Djidane s'approcha de lui et lui tapota l'épaule.

— C'est rien, Bibi. On sait très bien que t'as rien fait. C'est pas après toi qu'elle en a.

Freyja fit un effort sur elle-même pour se retourner et lancer un sourire triste au petit mage.

— Bibi, tes amis sont... commença-t-elle, avant de se figer. Non ! Sa Majesté est en danger ! Dépêchons-nous !

Elle courut alors dans les profondeurs du couloir éclairé de loin en loin par des torches fichées dans des appliques murales, et les autres la suivirent.

ooo

L'écho de leurs bruits de pas résonnait à l'infini dans les couloirs creusés dans la roche, et à l'inverse, les clameurs des combats souterrains parvenaient jusqu'à eux, étouffés par la distance, mais terriblement explicites. Une traque méthodique des soldats rats survivants par les mages de l'armée d'Alexandrie, harangués par une voix aigrelette.

— Tuez les rats ! Trouvez la cloche !

— Je connais cette voix... murmura Djidane.

Ce timbre haut perché, désagréable, il l'avait déjà entendu dans la grotte des glaces, après son combat contre le premier valseur. « Les deux autres récupèreront la princesse » avait dit le personnage. Il semblait donc qu'il commandait l'ensemble des créatures issues des sous-sols de Dali.

— C'est quoi, cette histoire de cloche ? demanda Djidane à Freyja tout en continuant à avancer.

— Une porte enchantée ferme le milieu de la grotte. Elle ne s'ouvre que quand elle entre en résonance avec une cloche magique. Deux sont conservées de chaque côté. Si tous les gardiens des cloches sont tués et dépouillés, ils pourraient sceller les lieux et empêcher tout renfort de venir de Lindblum.

— On serait venus ici pour rien ?

— La fermeture magique fonctionne dans les deux sens. J'avais espéré qu'ils n'auraient pas atteint ce côté de la caverne, et qu'on pourrait toujours y trouver des gardiens pour nous ouvrir.

— Dans ce cas, grouillons-nous, avant qu'ils trouvent la cloche qui leur manque.

Les quatre compagnons s'enfoncèrent plus avant et débouchèrent dans une première antichambre. Trois mages noirs l'occupaient, et un quatrième gisait un peu à l'écart, avec deux soldats blouméciens à moitié carbonisés. Les trois êtres au visage noir étaient un peu plus grands que Bibi, assez semblables à ceux qu'ils avaient croisés sur le cargo, et portaient des vestes pourpres maculées de sang. Ils semblaient les attendre. À bien y réfléchir, il y avait tellement d'écho que le contraire eût été étonnant.

— Tuer ! rugirent-ils.

Ils firent apparaître des boules de feu dans leurs mains. Djidane dégaina ses dagues, tandis que Freyja bondissait sur le plus proche d'entre eux et que Bibi incantait à son tour. Quant à Kweena, elle s'avança maladroitement, sa fourchette à la main. La cible de Freyja s'effondra sur le coup, mais les deux autres firent grossir leurs boules de feu pour les projeter en une fournaise dévastatrice. À ce moment-là, Kweena s'arrêta et donna l'impression de cracher sur ses adversaires. En réalité, le souffle du kwe se mua en une vague qui déferla sur eux et éteignit leurs flammes. Une fois la surprise passée, Djidane acheva son vis-à-vis tandis que Bibi foudroyait le sien.

— C'était quoi, ça ? demanda Djidane à Kweena tandis que le dernier mage noir s'effondrait.

Le kwe le regarda d'un air étonné.

— Maître Kwell en a parlé...

— C'est la voie du gastronome, ça aussi ?

Kweena hocha la tête.

— Ouais, lâcha Djidane, donc en gros on peut s'attendre à n'importe quoi.

— C'est vraiment le cadet de mes soucis, intervint Freyja qui examinait les cadavres de Blouméciens. Ceux-ci n'ont pas de cloche, dépêchons-nous.

La rate mena les autres en avant, dans un autre couloir, jusqu'à une caverne aux proportions impressionnantes. Ils se trouvaient un peu en hauteur et un chemin descendait vers le centre de la grotte. À l'autre extrémité le mur était percé d'une grande porte entrouverte aux battants ouvragés et ornés d'une cloche massive en bronze. Entre deux, une salle pavée était entourée d'un chemin de ronde. De là où ils se trouvaient, Djidane et ses amis voyaient au-delà de ce chemin la pièce occupée de nombreux mages noirs. Certains s'engouffraient ou revenaient de couloirs latéraux.

Sans se montrer, car il aurait été stupide de s'attaquer à pareil nombre, ils continuèrent à observer jusqu'à ce que deux personnages apparaissent à leur tour au sein de l'armée ennemie : deux bouffons habillés respectivement de rouge et de bleu, portant tous deux un chapeau à clochettes au-dessus d'un visage blafard.

— Qu'est-ce qu'on fait ? chuchota Djidane à Freyja.

— Je ne sais pas, répondit-elle d'un ton amer. Ils tiennent la pièce et c'est le seul passage. Alors, à part attendre qu'ils fassent mouvement...

— Et s'ils trouvent la cloche avant ?

— Les gardiens se trouvent a priori dans les différents couloirs latéraux. Et on ne peut pas les atteindre sans se faire repérer. À moins que... tu crois que Bibi pourrait se faire passer pour l'un d'entre eux ?

Elle jeta un regard au petit mage qui frémissait à l'idée de s'aventurer là-bas.

— Possible... avança Djidane, mais il est quand même un peu plus petit qu'eux, et pas habillé exactement pareil.

— Je peux essayer... chuchota Bibi avec hésitation.

Il hocha la tête et empoigna son bâton.

— Attends, lança Djidane qui se tourna ensuite vers Freyja. Il fait quoi une fois qu'il est passé ? Si les mages le prennent pour un des leurs, les gardiens aussi, tu crois qu'ils vont lui donner la cloche ?

Freyja plissa les lèvres.

— On n'a pas de meilleure idée, trancha Bibi. J'y vais.

— Attends au moins que les bouffons soient repartis, intervint Djidane. Je crois qu'ils nous traquaient dans la grotte des glaces, ils pourraient te reconnaître.

Ils restèrent dissimulés pendant encore quelques minutes, jusqu'à ce que les deux commandants ennemis repassent dans une pièce latérale. Bibi attrapa son bâton de magie d'un geste déterminé et descendit dans la caverne. Ils le virent raidir son pas à la manière de ses semblables pour mieux faire illusion et progresser lentement vers la porte sous le chemin de ronde. Il avait presque atteint l'ouverture sans encombres quand une voix retentit.

— Un intrus !

On le pointait du doigt depuis la coursive. La ruse avait échoué. Une demi-douzaine d'adversaires commencèrent à incanter et Bibi se retourna pour filer à toutes jambes hors de portée.

— Poursuivez-le ! rugit un mage.

— Non ! intervint une autre voix.

Djidane aperçut alors les deux bouffons qui revenaient dans la pièce principale. L'un d'eux avait poussé cette exclamation qui figea les sorciers.

— Nous avons la dernière cloche. On s'en va maintenant, poursuivit-il.

— Oui, on s'en va, renchérit l'autre. S'il y a un intrus, de toute façon, il ne pourra pas passer.

— Oui, il restera de ce côté...

— ... de ce trou à rats !

Ils partirent d'un petit rire tandis que les mages noirs commençaient à refluer par la grande porte enchantée. Djidane poussa un juron.

— J'y vais, grogna Freyja.

— Ça servirait à rien, à part à te faire tuer, répliqua sombrement Djidane.

— Tu préfères quoi, qu'on perde deux jours à faire le tour par les cols ?

— Tu passeras pas, je te dis.

— J'y vais, intervint une autre voix.

C'était celle de Kweena. Tous deux regardèrent autour, mais ils ne réussirent pas à le repérer. Ils constatèrent seulement que sa fourchette était posée au sol à côté d'eux.

— Je vous ouvrirai depuis l'autre côté, miam, poursuivit la voix du kwe qui s'éloignait.

Ils hésitèrent un instant.

— Oui, ça peut marcher, acquiesça Freyja.

Paroles bien inutiles, car leur compagnon était vraisemblablement déjà loin. Ils observèrent les mages noirs qui passaient la grande porte tandis que Bibi, le souffle court d'avoir couru pour fuir ses semblables, atteignait leur cachette. Ensuite, les deux bouffons flanqués de trois derniers sorciers franchirent à leur tour l'ouverture, et la porte se ferma dans un grondement sinistre.

— Kweena et son invisibilité... J'avais presque oublié, dit Freyja en se redressant. J'espère qu'il est passé.

— J'espère qu'il s'en sortira, ajouta Djidane.

— J'espère qu'ils n'ont pas préparé un banquet de l'autre côté, remarqua Bibi.