PROLOGUE

A peine Kise prit-il la pose que le flash de l'appareil photo l'éblouit, l'obligeant presque à fermer les yeux. Heureusement, il était suffisamment professionnel pour rester immobile, conservant l'expression de son visage intacte. C'était la cinquième tenue qu'il enfilait aujourd'hui - un ensemble gris au dessus d'une chemise jaune, le tout mis en valeur par un chapeau original - et il commençait doucement à être fatigué. D'habitude, il se disait que c'était le pied d'être mannequin et de bénéficier de tous les privilèges auxquels il avait droit, de connaître la célébrité - même s'il ne pouvait pas se vanter d'être au niveau d'un véritable professionnel. Mais aujourd'hui, bien qu'il n'aurait jamais été en mesure de nier sa chance, Kise ne cessait de se demander quand se terminerait cette torture. En aucun cas il ne se serait plaint, si seulement cet homme n'avait pas débarqué par un matin pluvieux d'automne.

C'était au beau milieu du mois d'octobre. L'agence de Kise était habituellement un endroit paisible qui se trouvait non loin de son école. Il n'avait jamais d'excuse quand il arrivait en retard certains soirs après les cours ou le samedi matin quand on l'appelait pour une séance supplémentaire. Généralement, c'était l'équipe des préparatifs qui l'accueillait et le poussait directement à aller voir le styliste, un homme aux gestes d'une grande précision qui hésitait rarement dans le choix des vêtements qu'il devrait porter. Celui-ci l'envoyait ensuite auprès de la coiffeuse et des maquilleuses qui partageaient un café avec lui tout en l'écoutant leur raconter les moments forts qui marquaient sa vie de lycéen.

Mais ce matin-là, pour la première fois, sa manager s'était glissée dans les loges en reprenant sa respiration, visiblement essoufflée par les événements en cours, et l'avait cherché du regard avec insistance. L'odeur de son parfum à la violette avait immédiatement envahi la petite pièce, lui faisant remarquer sa présence, une présence qui n'annonçait visiblement rien de bon. Kise avait compris sans mal que sa tranquillité allait être perturbée et que sa matinée risquait très vite de se compliquer. Ca ne signifiait qu'une chose : il risquait de mettre du temps avant de sortir de l'agence et il raterait, bien évidemment, son entraînement de basket. A peine avait-il eu cette pensée que la femme, déjà âgée d'une bonne quarantaine d'années et à l'allure stricte, s'était précipitée vers lui, resté assis derrière le miroir, les cheveux attachés en arrière, le visage recouvert d'une fine couche de fond de teint.

« Je veux que tu sois prêt dans cinq minutes ! » s'était-elle exclamée d'une voix qui ne lui ressemblait pas. Elle était généralement nerveuse et s'affolait pour un rien, mais sans doute en faisait-elle trop cette fois. Pourtant, Kise n'y avait pas prêté spécialement attention à ce moment-là, prenant le tout à la légère pour ne pas changer.

« Il y a un problème ? avait-il simplement demandé, ignorant complètement ce qui l'attendait.

— Oui, et de taille. » Elle avait exagéré la situation comme à son ordinaire, mais elle était d'habitude si gentille avec lui que Kise n'avait pas pu lui en tenir rigueur, et la maquilleuse s'était activée, la coiffeuse avait remis en place sa mèche ce jour-là, l'apparence physique de Kise avait été sublimée, bien plus qu'au quotidien. Ses cheveux blonds encadraient parfaitement son visage pâle, ses yeux, de couleur caramel dont se mêlaient des reflets d'or, avaient été davantage mis en valeur. Il ne savait pas encore à quoi il serait confronté et avait été surpris de trouver un homme qu'il ne connaissait pas sur le plateau.

Juste en prenant le temps de l'observer, Kise avait deviné que c'était quelqu'un d'important. Parce que le costume qu'il portait valait cher et parce que la manière dont ses cheveux étaient coiffés en arrière, sans parler de son teint halé, prouvaient qu'il n'était pas japonais mais venait d'ailleurs. Quand il était entré dans la salle, il s'était tout de suite tourné vers lui et l'avait contemplé de la tête aux pieds sans aucune gêne. « Vous êtes ? » lui avait-il demandé en premier, avec un accent qui prouvait bien qu'il était étranger.

Kise avait hésité l'espace d'une seconde – c'était impoli de demander le nom de quelqu'un sans se présenter en premier, surtout au Japon. Mais il ne voulait pas faire d'histoires.

« Kise Ryouta. »

Il s'était évidemment senti mal à l'aise tout au long de l'échange, aussi court fut-il, même quand sa manager était intervenue. Les vêtements qu'il portait à ce moment-là laissaient ses bras nus et s'ouvraient largement sur sa poitrine. Dans un premier temps, l'homme était resté silencieux. Sa manager lui avait alors expliqué qu'il s'agissait d'Albin Franklin que le monde de la mode connaissait pour la qualité de ses photos, et Kise avait rougi, comprenant son erreur : le fait qu'il avait devant lui l'un des photographes les plus en vogue du moment. Il était là pour assister à sa séance photos mais Kise, malgré son malaise ce matin-là, s'était pourtant contenté de faire son travail sans rien changer – c'était dans son caractère de ne pas accorder d'importance à ce qui ne l'intriguait pas spécialement à première vue et de conserver son sourire continuellement. Il avait néanmoins senti en permanence le regard brûlant de l'homme sur lui il n'avait pas compris à cet instant ce qu'il faisait là, pourquoi il le regardait. Mais même si on lui avait dit de donner le meilleur de lui-même et de ne pas changer sa façon d'être, c'était un conseil auquel il n'avait tenu qu'à moitié compte.

Après tout, il n'avait jamais eu besoin de fournir beaucoup d'efforts pour plaire, il lui suffisait juste d'être naturel. Alors pourquoi se forcer ?

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Comme on aurait pu s'y attendre, Albin Franklin s'était intéressé à lui. Très vite, Kise l'avait surpris en train d'assister à toutes ses séances avant de le raccompagner jusqu'à sa loge, où il se mettait à lui parler de son travail dans tous les pays qu'il visitait, des mannequins connus qu'il photographiait et de sa société en France. Car Albin Franklin était français, il venait tout droit de Paris, la ville réputée pour son sens de la mode. Evidemment, Kise avait toujours été un peu naïf et il avait pris la peine de l'écouter au début, même s'il n'était pas particulièrement à l'aise en sa compagnie, s'il priait sans cesse pour qu'il s'arrête de parler et s'en aille le plus rapidement possible. Les paroles qu'employait Albin Franklin étaient toujours très éloquentes, riches en conseils pour réussir dans le milieu du mannequinat, et Kise ne comprenait pas exactement ce qu'il attendait de lui, pourquoi il lui racontait tout cela, se contentant juste de prendre les poses qu'on attendait de lui quand il venait travailler à l'agence, faisant fi du reste.

Bien sûr, il était juste innocent. Il savait pertinemment qu'il n'était pas mâture et qu'il lui faudrait longtemps avant de le devenir.

Au même moment, les matchs de l'Inter-lycées avaient débutés et il avait préféré se consacrer entièrement au basket, prévenant l'agence qu'il serait absent pendant toute cette période. Sa manager était au courant, bien entendu, elle savait qu'il plaçait le basket au premier plan, et elle l'encourageait la plupart du temps pour qu'il gagne, le priant par la même occasion de revenir à l'agence dès que tout serait terminé. « Donne tout ce que tu as », avait-elle dit en levant un poing en l'air comme une gamine qui assistait à son premier concert. Kise avait éclaté de rire, l'avait remercié et s'était senti inconsciemment soulagé de ne plus avoir à supporter la présence du grand photographe, Albin Franklin, pendant tout ce temps.

Ce fut sans doute à partir de là que la situation avait commencé à se compliquer. La renommée de l'équipe de Kaijô n'était plus à faire quand on savait que Kasamatsu Yukio guidait chaque membre vers le sommet et que Kise se donnait à fond pour gagner. Sans surprise, ils avaient éliminé chaque équipe adverse qui se dressait contre eux et accédé en quarts de final. Mais en quart de final, ils avaient alors dû affronter l'équipe de Tôo dans un match que lui-même n'était pas prêt d'oublier – sa jambe toujours convalescente le lui rappelait souvent. Les premiers jours, elle l'avait tellement fait souffrir le martyre que le coach lui avait donné l'ordre de ne pas jouer pendant un certain temps. Ordre qu'il avait mal pris, bien entendu, se retrouvant livré à son propre état moral. Il avait joué contre un ancien coéquipier. Contre Aomine, son partenaire de Teiko, qui avait tellement changé depuis cette époque. Dès lors qu'ils avaient joué l'un contre l'autre, Kise avait espéré retrouver ce partenaire d'autrefois, au moins le temps d'un match. Il avait bien sûr été plus déçu que jamais en comprenant qu'on ne pouvait pas décider de revenir en arrière dans la vie sur un claquement de doigts, une simple volonté. Il avait échoué. Mais plus que tout, il avait douté de sa manière de jouer et de son utilité au sein de Kaijô. C'était une idée qui lui avait traversé l'esprit, mais qui restait encore quelquefois très présente.

Il était donc retourné à l'agence avec le cœur lourd, et avait essayé de se vider la tête dans le travail autant que possible, pensant dans un premier temps qu'Albin Franklin avait fini par déserter les lieux. Il avait déchanté en une fraction de seconde quand il l'avait vu entrer dans l'agence et se frayer un chemin parmi le personnel des préparatifs, se tenir bien en vue et attirer son attention comme s'il était écrit sur son front : JE NE COMPTE PAS ABANDONNER SI VITE. Kise s'était mordu la lèvre inférieure jusqu'au sang cette fois-là, levant les yeux au ciel et comprenant qu'il allait devoir supporter de nouveau ses histoires.

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Il n'y avait sans doute rien de pire que les personnes qui souhaitaient à tout prix quelque chose et qui étaient prêtes à tout pour l'obtenir. Albin Franklin avait l'esprit rempli d'idées pour l'approcher, le chambouler, et lorsqu'il lui avait annoncé quelques jours plus tôt qu'il désirait qu'il devienne mannequin pour lui, Kise était resté sans voix, incapable de formuler une phrase correctement. « Je ne sais pas », s'était-il entendu répondre d'une voix chevrotante. Saisissant son malaise à portée de main, Albin Franklin avait sauté sur l'occasion pour l'inviter à boire un verre et Kise avait discrètement tourné la tête vers sa manager, qui s'était contentée de hausser les épaules à contrecœur. Son attitude signifiait qu'elle était hésitante mais estimait qu'il n'y avait pas grand-chose à craindre, puisqu'elle connaissait visiblement bien le photographe.

Kise avait donc accepté l'invitation et avait suivi Albin Franklin sous un ciel pluvieux jusque dans un café populaire, à l'intérieur duquel il n'était jamais entré. C'était un café relativement chic en plein centre ville. Les murs avaient été peints dans une douce couleur lavande, offrant une atmosphère rafraîchissante. Kise s'était assis sur une banquette en tissu clair en face d'Albin Franklin et avait commandé un jus de fruits. Pendant qu'il sirotait son verre, l'homme l'avait examiné une nouvelle fois sous toutes les coutures, ce qui avait suffi à troubler Kise un peu plus. C'était totalement déplacé, de la même manière que la façon dont il avait débarqué à l'agence et s'était accaparé sa compagnie dans ce café. Kise avait immédiatement su qu'il ne voulait pas s'y éterniser.

« Qu'est-ce que vous me voulez ? » avait-il demandé, brisant ainsi le silence pesant.

Albin Franklin avait aussitôt affiché un sourire malsain.

« Je veux que tu travailles pour moi », avait-il insisté. Et il s'était de nouveau mis à lui énumérer les nombreux avantages de la vie de mannequin connu et de tous les privilèges qui pourraient lui être accordés.

Depuis qu'il avait commencé à travailler pour l'agence, Kise n'avait jamais envisagé le mannequinat comme une véritable profession. Pour la simple et bonne raison que ce n'était qu'un passe-temps comme un autre qui lui permettait de gagner un peu d'argent. Mais surtout parce qu'il avait d'autres objectifs, qu'il comptait bien atteindre un jour. En le regardant franchement dans les yeux, il lui avait instantanément fait part son avis :

« Votre proposition me touche, mais je dois refuser. Je ne compte pas faire du mannequinat mon avenir, j'ai d'autres projets plus importants.

— Lesquels ? avait immédiatement voulu savoir l'homme, et sa curiosité avait piqué Kise au vif. Tu as tout pour réussir. Qu'est-ce qui est plus important que de travailler pour moi ?

— Jouer au basket », avait répondu Kise.

Pourtant, il avait marqué une hésitation. S'il s'était senti sûr de lui quelques secondes plus tôt, s'entendre prononcer ces mots l'avait plongé dans un monde essentiellement composé de doutes... ses doutes. Une vive douleur l'avait obligé à fermer les yeux, inévitablement. Dès qu'il les avait rouverts, il s'était retrouvé face au regard moqueur d'Albin Franklin qui se riait insensiblement de son innocence, de ses rêves de jeunesse qui avaient été sérieusement piétinés ces derniers temps, depuis qu'il avait été battu par Aomine et souffrait encore de sa blessure à la jambe. Le photographe avait d'ailleurs sorti entre-temps un magasine de sa malette – une malette en cuir sombre que Kise venait à l'instant de remarquer ; il semblait qu'il ne s'en défaisait jamais, comme s'il s'agissait d'un précieux trésor pour lui. « Peut-être est-il temps que tu grandisses, avait-il annoncé d'une voix assurée. Moi je ne peux pas laisser un gamin gâcher son talent. Et je compte bien réussir à te convaincre. »

Impossible de décrire la colère que Kise avait ressentie en entendant ces paroles qui ne correspondaient certainement pas à un adolescent de seize ans. Il avait vu rouge, jeté un regard noir à Albin Franklin. « Arrêtons-nous là », avait-il dit. Et le magasine avait été posé sous ses yeux juste à ce moment-là. Il avait vaguement regardé la jeune femme maigre qui posait sur la couverture, n'y avait porté qu'une vague attention à cet instant précis. « Pas la peine, je l'ai déjà vu. » L'insistance de l'homme était telle qu'il venait de se lever, prêt à regagner la sortie.

« Assieds-toi ! » s'était alors écrié Albin Franklin, d'une voix autoritaire qui fit se retourner plusieurs personnes dans leur direction. Jusqu'à présent, Kise avait cru qu'il était le genre d'homme discret et posé, peu emprunt à se mettre en colère. Il s'était visiblement trompé. Si tu pars maintenant, tu passeras à côté de l'occasion de te faire connaître. C'est quand même plus important qu'un vulgaire jeu autour d'une balle.

— Je m'en moque, rien n'est plus important que le basket. » Il n'avait pas terminé de parler que la main de l'homme avait saisi son poignée avec force. Il portait plusieurs bagues en or et le contact du métal froid sur sa peau avait fait frissonner Kise qui avait tenté de se défaire de sa prise, sans y parvenir. « Lâchez-moi !

— Ca fait plus de vingt ans que je fais ce métier. Dernièrement, j'ai visionné toutes les revues pour lesquelles tu as posé et les années d'expérience me permettent de déceler les mannequins talentueux au premier coup d'œil. Et je vois que tu es doué, que tu es fait pour ce métier. Je veux que tu poses pour moi. Je te le répète : je ne te lâcherai pas tant que tu n'auras pas accepté. »

Comme pour appuyer ses mots, il avait raffermi sa prise à lui en faire mal. Les regards des personnes autour d'eux avaient bien entendu continué de les observer, se demandant certainement déjà si ce ne serait pas une bonne idée de demander au patron de l'établissement de les jeter dehors. Peut-être était-ce ce qu'il avait attendu, finalement, n'y tenant pratiquement plus. Mais Kise n'aimait pas se faire remarquer, sauf si c'était pour attirer positivement l'attention sur lui. Il avait donc repris place sur son siège. Inutile de provoquer un esclandre maintenant.

Toutefois, il avait absolument tenu à montrer son mécontentement à Albin Franklin, car si Kise savait rire en permanence, il lui arrivait aussi de bouder quelquefois. Quand quelque chose n'allait pas à sa façon, qu'il était de mauvaise humeur ou qu'il se sentait pris au piège dans une impasse.

Le silence s'était alors installé de manière affligeante, donnant de lui l'image pure d'un enfant qui n'était pas d'accord avec la morale des grands. Dans sa tête, à cet instant précis, il était pourtant remonté quelques années en arrière, à ses débuts dans l'agence. La voix de sa manager et des autres membres féminins de l'équipe raisonnaient encore dans son esprit. Elles étaient si fières de lui à la fin de chaque séance, lui répétaient qu'elles croyaient profondément en son talent et l'imaginaient parfaitement faire une grande carrière. Souvent, l'une ou l'autre lui avouait qu'elle trouvait particulièrement dommage qu'il se consacre presque exclusivement au basket alors que son nom commençait enfin à être connu, même si c'était de son âge.

Au même moment, les images de son dernier match contre Aomine avaient fait leur retour une fois de plus dans sa mémoire, une fois parmi tant d'autres – c'était sans doute psychologique, mais la douleur au niveau de son pied se réveillait toujours quand ça arrivait. Kise avait conscience que la douleur la plus importante n'était néanmoins pas physique, que quelque chose d'autre souffrait en lui parce que Aomine représentait avant tout le seul joueur qu'il voulait battre à cause de cette admiration qu'il lui avait voué pendant des années, à laquelle il avait finalement voulu mettre un terme sans être certain d'y être parvenu.

Mis au pied du mur, il avait réalisé pour la première fois au cours de la discussion avec Albin Franklin que son avenir avait toujours sonné comme une évidence à ses yeux et qu'il ne s'était jamais posé de questions trop existentielles, qu'il n'avait même pas pris la peine de réfléchir à la situation qui se présentait devant lui. Il avait soupiré de frustration devant le constat terrible qu'il réagissait au quart de tour depuis quelques minutes. Bien sûr, sa remise en question personnelle, aussi superficielle avait-elle été n'avait pas échappée à Albin Franklin. Mais son avenir était-il vraiment assuré ? Et s'il se trompait depuis toutes ces années ? Il était doué au basket, ça ne faisait aucun doute, mais il n'était pas à l'abri de l'échec. Lui qui s'était cru invincible pendant tout ce temps envisageait pour la première fois qu'il pouvait éventuellement échouer dans le milieu du sport et que le mannequinat deviendrait dès lors une roue de secours.

Peut-être pouvait-il simplement faire l'effort d'écouter ce que cet homme voulait lui proposer, ça ne l'engageait à rien.

Il en était là de ses réflexions quand il se dit qu'il pourrait peut-être porter une plus grande attention à cet homme et de faire l'effort d'écouter ce qu'il voulait réellement lui proposer. Mais la réponse était en réalité très simple. Quand il lui avait demandé : « Qu'est-ce que vous attendez de moi, exactement ? », Albin Franklin avait souri et lui avait répondu : « Toi », tout simplement. Il n'y avait rien d'indécent dans sa réponse et rien ne laissait présager que Kise allait accepter sa proposition. Il avait juste été curieux, voilà tout.

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Environ une heure plus tard, le ciel s'était assombri davantage et il pleuvait averse, tandis qu'Albin Franklin expliquait plus en détails à Kise en quoi consistait son travail. Il dirigeait une revue de mode célèbre pour laquelle il plaçait ses exigences au sommet le plus haut. Les mannequins qui voulaient travailler pour lui devaient se montrer à la hauteur de ses espérances et accepter ses conditions.

« Toi, tu as la chance incroyable que je m'intéresse à toi sans que tu ne sois obligé de me supplier à genoux de t'engager », avait-il clamé haut et fort à un moment, et Kise avait senti une certaine aversion en l'écoutant. L'arrogance d'Albin Franklin le rebutait. Même s'il avait pris la peine de peser le pour et le contre, l'expression sournoise de son visage lui prouvait qu'il était un manipulateur de premier ordre capable de vous sortir de beaux discours pour vous amadouer. Mais c'était autre chose qui avait interpellé Kise et attisé sa méfiance :

« Si tu travailles pour moi, il faudra que tu fasses un régime », avait-il dit d'une voix calme, naturelle. Il ne l'accusait pas d'être gros, il le voulait plutôt à son image. Comme tous les mannequins qu'il avait engagés. Comme la fille du magasine.

Quand Kise avait finalement remarqué que le temps continuait de s'égrener, il avait mis fin à l'échange – ses parents seraient inquiets s'il rentrait tard. Puis il s'était levé pour la seconde fois et avait été surpris qu'on ne le retienne pas cette fois. Mais c'était parce qu'Albin Franklin avait affirmé qu'aucune décision n'avait été prise, même si Kise restait sur son refus. Il s'était longuement demandé comment il échapperait à l'emprise du photographe, mais celui-ci estimait visiblement qu'il n'avait pas besoin d'user de tous les arguments à son égard. Kise n'avait que seize ans. Il était naïf et donc facile à convaincre, facile à manipuler. La proie idéale. Bientôt il repenserait à tout ce qui attirait le plus les adolescents de son âge. L'argent qu'il pourrait gagner sans se fatiguer, en tout cas moins qu'aux entraînements de basket. Les filles qui continueraient de l'aduler. La reconnaissance. La célébrité comme on en parlait dans les médias.

Si Kise avait lui-même conscience de ses défauts, il savait néanmoins qu'il n'était plus le même qu'à Teiko. Il n'était plus ce garçon détestable qui se plaçait parfois lui-même sur un piédestal et devait paraître bien prétentieux aux yeux de certains. Il était forcé d'avouer que l'aisance avec laquelle il réussissait tout ce qu'il entreprenait avait de quoi lui monter à la tête. Mais cette époque était révolue. Aujourd'hui, il n'était plus ce garçon, et il haussa les épaules pour faire comprendre à Albin Franklin que s'il attendait une réponse positive de sa part, il pouvait toujours courir.

« Je vais y réfléchir, avait-il dit, profitant de l'impact de son mensonge pour en finir avec toute cette mascarade.

— Tu peux prendre tout le temps que tu veux », avait systématiquement répondu l'homme en sortant une petite carte de son portefeuille. C'était une carte de visite sur laquelle étaient inscrits son nom, celui de sa société et un numéro pour pouvoir le joindre. « Mais ne traîne tout de même pas trop pour prendre ta décision. Je ne veux pas être pessimiste et revenir sur le sujet, mais tu ne pourras pas tout le temps compter sur le basket. C'est juste une passion de jeunesse. »

Agacé, Kise avait prit la carte de visite d'un mouvement brusque, notant au passage qu'Albin Franklin affichait une expression victorieuse. Il lui avait assuré qu'ils travailleraient bien vite ensemble, comme s'il avait déjà décidé lui-même de ce que serait son avenir. Et Kise s'était demandé d'où il sortait de telles certitudes. Soudain, il avait senti son estomac se tordre et une vague de nausée s'était emparée de lui, le poussant à s'en aller au plus vite. Albin Franklin l'avait laissé partir, insistant pour qu'il n'oublie toutefois pas la discussion qu'ils venaient d'avoir.

A ce moment, il ne savait pas encore ce qui l'attendait, il l'ignorait, mais Kise venait de s'engager sur un chemin semé d'embûches dont il ne ressortirait pas indemne.

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Après cet épisode, Albin Franklin avait, bien entendu, continué d'assister à ses séances régulièrement, comme c'était encore le cas aujourd'hui. Le malaise de Kise quant à son avenir ne cessait plus de grandir quand il se retrouvait en sa présence et il sentait, au fil des jours, qu'il atteignait doucement son apogée. Il s'enfermait dès lors tous les soirs dans sa chambre, loin de son univers habituel qui le faisait tant souffrir.

Quiconque connaissait Kise l'aurait certainement décrit comme un garçon souriant et un modèle parfait qu'on admirait pour sa beauté et son talent. Sans oublier qu'il était l'un des cinq génies de la Génération des miracles dont tout le monde parlait. Mais personne n'aurait été en mesure d'affirmer que Kise n'était pas parfait, et peut-être que le principal concerné aurait aimé de temps en temps que quelqu'un s'aperçoive qu'il lui arrivait d'être comme tout le monde. Car, en réalité, Kise avait ses problèmes lui aussi. Peut-être n'était-il pas forcément heureux. Peut-être aurait-il souhaité être différent.

A la maison, ses parents étaient toujours partis en voyage pour le travail et il se retrouvait constamment seul, un peu à part du monde. Livré à lui-même, le miroir de sa chambre reflétait insensiblement sa fine silhouette, et Kise se demandait pourquoi Albin Franklin attendait de lui qu'il maigrisse et devienne comme la fille qu'il avait vue sur la couverture du magasine. Cette idée lui semblait ridicule, complètement dépourvue de sens. Le photographe lui avait d'ailleurs laissé ce torchon, l'obligeant à l'emporter avec lui, espérant sans doute qu'il s'en inspire.

Kise s'éloignait ensuite systématiquement du miroir et jetait le magasine loin de lui, dans un coin de son bureau, quand il en avait assez de le voir. Pareil à quelqu'un qui s'y serait brûlé les doigts. Son corps s'abattait alors sur son lit, ses pensées s'entremêlaient. Il avait soudain très peur. Il ne parvenait plus à envisager son avenir qui lui semblait confus, ni l'image qu'il désirait donner de lui. Je m'appelle Kise Ryouta. Demandez-moi qui je suis et je vous dirai que je n'en sais rien moi-même, ne cessait-il de se répéter parfois.

Puis il fermait les yeux et continuait de se tourmenter en silence. Lorsqu'il était sur le point de juger que tout ce qui était arrivé ces derniers temps n'avait pas de sens, il s'était déjà endormi.

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A présent, il s'appuya sur une jambe et posa une main sur sa hanche. Le flash de l'appareil photo l'aveugla un peu plus mais il n'en laissa rien paraître, se concentrant plutôt sur les lucioles qui dansaient désormais devant ses yeux. Il n'était pas question de laisser entrevoir le malaise qu'il cachait derrière son sourire en façade. Son cœur lui semblait si lourd qu'il jurait qu'il se mettrait bientôt à saigner. Puis sa manager lui annonça que la séance était finie pour aujourd'hui. La démarche pressée de Kise l'emmena directement dans sa loge où il pourrait se changer, se démaquiller rapidement, s'éloigner loin de cet univers. Il se demanda quel tournant prenait sa vie. L'heure suivante le trouva en train de fuir à toute allure dans la rue, les mains dans les poches de son pantalon, la poitrine oppressée, les épaules tendues. En très peu de temps, il regagna la maison et s'enferma dans sa chambre comme à son habitude, ultime refuge contre toutes les pensées négatives qui l'assaillaient, contre Albin Franklin qui le poursuivait, comme dans un cauchemar devenu trop réel. L'entraînement de Kaijô avait déjà commencé, mais tant pis, il arriverait en retard et Kasamatsu lui crierait dessus pour ne pas changer. Dans un réflexe, il posa une main sur sa poitrine. Son crâne lui faisait mal. Il se laissa glisser contre la porte, jusqu'à toucher le sol, et enfuit sa tête entre ses genoux. Perdu, affolé, Kise s'abstint de se mettre à pleurer comme un enfant qu'on avait abandonné à son sort.


Bonjour. Certains ont sans doute remarqué que j'avais retiré les chapitres de cette fic momentanément, mais maintenant qu'ils sont presque entièrement corrigés, je vais essayer de les remettre progressivement sur le site. Dans tous les cas, je tenais à remercier les personnes qui m'ont laissé un petit mot gentil, surtout celles à qui je n'ai pas pu répondre par PM.

Sinon, n'hésitez pas à me laisser une review, ça fait toujours plaisir.

A bientôt !