Disclaimer : Tite Kubo

Note : bonne lecture (;


Chapitre 6 – pity party

« Did my invitations disappear ?

Why'd I put my heart on every cursive letter ?

Tell me why the hell no one is here

Tell me what to do to make it all feel better »

Melanie Martinez

Après l'invitation viens-ou-viens-pas-je-m'en-fous de Shirosaki, Nel m'a remis l'invitation officiellement quand on s'est revus en cours. Son anniversaire, c'est ce soir. Autant dire que niveau timing, elle craint.

J'ai ri quand j'ai lorgné sur ma carte d'invitation.

Du rose pastel, partout, partout, partout. À l'intérieur, il y a trois dango bleus sur lesquels elle a dessiné des visages heureux.

Putain.

Et le pire, c'est le texte. Sérieusement, il est tellement criblé de petits cœurs que j'ai eu du mal à lire jusqu'au bout.

J'espère que les dango t'ont plu, j'ai sélectionné la couleur spécialement pour toi.

Je t'invite chez moi le premier mai pour qu'on fête tous ensemble mon anniversaire. Passe après 20h ! Oublie les cadeaux, seule ta présence sera suffisante ! (;

L'adresse se trouve au dos et si jamais t'es perdu, cherche le manoir le plus flippant de Karakura avec les décorations d'Halloween.

Joie.

Quasiment tous les gens de ma classe ont reçu leur invitation, chacun ayant des dango spécifiques.

J'ai déjà mangé les miens.

Ceux de Kurosaki étaient orange. Et il en a eu plus que trois. Enfoiré.

Okay, cette fille est complètement tarée. Mais elle cuisine bien – je suis sûr qu'elle les a faits elle-même parce qu'ils avaient de petites imperfections un peu partout. Mais ça fait rien, ils étaient bons quand même.

Aussi enfantin que cet anniversaire me paraît, j'ai quand même rangé ma carte d'invitation dans ma poche. Même si toutes ces couleurs et toutes ces joyeusetés m'irritent profondément le derrière puissance huit.

Peut-être que j'y passerai vers minuit quand tout le monde sera tellement torché que personne ne fera attention à moi.

Ouais. Ça m'a l'air d'être une bonne idée.

Après que la dernière heure du club d'informatique se termine, je prends mes affaires et me barre du bahut.

Kurosaki ne me fixe plus. Enfin, pas comme avant. De temps en temps, je le sens me lancer des coups d'œil brefs mais je crois qu'il est passé à autre chose. Il a cerné la bête de foire et a aussitôt assouvi sa curiosité, tuant tout intérêt. Connard.

J'ai décidé de pas me soucier de ce con trop longtemps. Mais c'est un peu dur d'oublier sa présence vu que j'ai l'impression de voir du orange partout. Et quand je vois du orange, je vois directement sa sale gueule, son air suffisant après qu'il ait réussi à me cerner. Ça m'énerve. Ça m'énerve. Ça m'énerve.

Pourquoi je lui ai rendu son bracelet, putain ?

Je m'allume une clope sur le chemin du retour, dans l'espoir de retrouver toute mon indifférence et mes belles résolutions : je m'en bats les couilles des autres, je suis là pour bosser, pas pour me faire des amis.

C'est comme un mantra. Ça marche bien. Je continue de tirer sur ma cigarette, les écouteurs dans mes oreilles. J'ai retrouvé mon vieil iPod dans mes affaires y'a quelques jours. C'est plus pratique que le baladeur et les milliers de disques que je devais me trimbaler y'a quelques années.

J'écoute uniquement de la musique américaine et européenne. Quand ça gueule bien fort, quand ça explose les oreilles et quand ça me donne envie de bouger la tête en rythme avec la basse. Les sons japonais ne me passionnent pas du tout – surtout les groupes de mecs maquillés et coiffés comme des voitures volées. Huh. Non. Plutôt crever que d'écouter cette merde japonaise.

J'espère que Nel a de bons goûts musicaux. Un jour je l'ai vue porter un tee-shirt Rammstein, j'étais resté choqué dessus quelques secondes et pas parce que je fixais sa poitrine mais pour l'inscription. En dehors de l'uniforme habituel du lycée, elle m'a habitué à ses robes de poupées aux couleurs criardes, mais eh, je suppose que je dois pas juger les autres sur leur aspect physique, huh ?

C'est sur cette dernière pensée et les riffs de guitare que j'atteins la maison d'Urahara. Avant de monter dans ma chambre, les écouteurs toujours dans mes oreilles, je me dirige vers la cuisine pour ouvrir le frigo. À première vue, y'a personne dans les environs – je me saisis de deux canettes de bière. Les seules qui restent.

Ça craint. Va falloir que j'attende qu'Urahara en rachète d'autres.

En refermant la porte, je me tourne pour partir quand –

– Putain !

Urahara et son stupide sourire en coin. Il est juste devant moi, les mains dans son dos, fier de m'avoir fait sursauter.

Sursauter. Moi.

La honte. Putain.

Je me ressaisis aussitôt et j'enlève les écouteurs, je vais pas lui donner la satisfaction d'avoir réussi à me faire sursauter. Qu'il aille se faire voir.

– Eh bien, eh bien, je prends note de te faire sursauter plus souvent, me dit-il en faisant un clin d'œil que je vois à peine à cause de son chapeau.

Je grogne et fronce les sourcils – c'est ma marque de fabrique.

– Qu'est-ce que tu m'veux ?

Il semble considérer la question quelques secondes et retrouve rapidement son sérieux en relevant son chapeau pour me regarder dans les yeux.

Urahara, sérieux.

C'est la première fois que je le vois arborer cet air. Il a peut-être retrouvé un cerveau fonctionnel ?

– Hum. Peux-tu me suivre dans le salon, s'il-te-plaît ? Je dois te parler de quelque chose.

En haussant les épaules, je fourre mes canettes de bière dans mon sac et le suis dans le salon. Les autres gosses ne sont pas là – ou déjà dans leur chambre. Même Yoruichi est pas dans le coin.

C'est louche.

Il prend place sur le canapé, je squatte le fauteuil qui se trouve à côté. Je prends même pas la peine de montrer mon impatience, les bras croisés sur mon torse et le sourcil arqué. Mon sac a glissé au pied du fauteuil, faut pas que j'oublie sa présence.

– Oui, donc… commence-t-il avant de s'interrompre à cause de la nervosité. J'ai reçu un coup de fil de Yoruichi tout à l'heure.

– Et alors ? Qu'est-ce que ça peut me faire ?

– Disons que ce coup de fil te concernait. Vois-tu, lorsque je t'ai accueilli ici, j'avais au préalable regardé ton dossier. Ton dossier complet, je précise. De ta naissance jusqu'à maintenant.

Sur cette dernière phrase, il relève la tête dans ma direction, sans doute pour rechercher une quelconque réaction de ma part. Peine perdue, je ne montre absolument rien, hormis de l'impatience. Il poursuit quand même, sans détourner le regard.

– Je sais où se trouve ta mère.

Cette fois, j'arrive pas à feindre. Je sais que les traits de mon visage se sont durcis, je le sais. Je serre les dents, évitant de mordre dans ma joue tout en faisant tourner sa phrase dans ma tête.

Je desserre mes bras et les place sur mes genoux à la place.

– T'avais pas le droit de fouiller dans ma vie.

Aussi basse soit ma voix, mon ton cassant a le don de le faire détourner les yeux. Il joint ses mains sur ses genoux et les regarde quelques secondes comme pour y puiser du courage, avant de reprendre la parole :

– Justement si, j'en ai le droit. Mais là n'est pas la question, Grimmjow.

C'est la première fois qu'il n'ajoute pas de suffixe à mon prénom.

– Et je sais également que toi aussi, tu sais où elle se trouve, dit-il en me regardant de nouveau. Mais tu ne l'as jamais contactée. Je ne te pousse pas à le faire. Mais… le coup de fil que j'ai reçu, m'a informé de sa santé qui se dégrade. La sclérose en plaques dont elle est atteinte… sa maladie a évolué.

Il débite ces mots comme si c'était… bénin.

Comme si j'en avais quelque chose à foutre.

Je m'en fous je m'en fous je m'en fous.

Elle peut crever, j'en ai rien à foutre.

C'est elle qui m'a abandonné, c'est elle qui n'a jamais voulu de moi, c'est elle –

C'est elle qui est à l'hôpital. Qui s'y trouve depuis quinze ans.

Mon pied cogne la table basse qui est éjectée. Fort. Le verre déjà fragile se casse aussitôt, le bois se déforme mais ce saccage ne semble pas attirer l'attention d'Urahara.

Je me lève brusquement et serre les poings le long de mon corps. Mes ongles s'enfoncent dans ma chair en un rappel maladif que c'est la réalité. Que la réalité m'a rattrapé, qu'on m'a sorti tout droit de mes illusions. Ces foutues illusions que je me suis forgé il y a bien longtemps, créant une carapace rigide pour ne laisser rien ni personne m'atteindre. Une carapace de certitudes que depuis tout ce temps, on m'a abandonné sans remords.

Je m'y raccroche encore, encore, encore, le plus fort possible. Parce que c'est la seule chose que sache faire. Fuir la réalité. Me montrer lâche. Parce que c'est tout ce que je suis, c'est tout ce que je mérite.

– Je m'en fous. De tout. Qu'elle crève, elle n'a que ce qu'elle mérite. Je veux pas la voir. Et toi, dis-je en empoignant Urahara par le col, ne fouille pas dans ma vie.

Je me rends compte qu'il se laisse faire sous ma poigne, qu'il pourrait m'éjecter contre le mur s'il le voulait, sans même aucune difficulté. Mais Urahara ne bouge pas, baisse seulement les yeux, confus et… désolé. Il arbore cet air désolé et je sais pas s'il est désolé de s'être mêlé de ma vie ou que je sois un ingrat insensible.

Et quand je cherche la réponse dans ses pupilles, je me rends compte que c'est de la déception qui y brille. Peut-être que c'est ma propre image qui se reflète dans ses yeux. Cette image du gamin désabusé et sclérosé de millions de questions et d'incertitudes, qui s'est bâti une armure de haine en guise de protection.

Mais c'est faux, c'est pas ma propre image, ça vient de lui, toute cette déception. Il s'attendait à une bien meilleure réaction de ma part. Parce qu'il pensait avoir fait des progrès avec moi, parce qu'il pensait avoir bâti un peu de confiance entre nous.

Lui aussi, me voit à présent comme un raté.

– Je comprends, Grimmjow. Je comprends.

Je le relâche et recule de quelques pas toujours en le fixant.

Un raté, c'est ce que je suis, même pour lui.

La colère a réveillé chaque parcelle de mon corps, je sens mes doigts qui me démangent, mes paupières qui tressautent – et finalement, le sang de nouveau sur ma langue. Mon autre ancrage, mon propre sang qui coule pour faire évacuer toutes mes angoisses.

Je recule et recule et recule, jusqu'à ce que mon dos touche le mur. À son contact, je me réveille aussitôt de cette espèce de pseudo-passivité et quitte la maison.

Sans m'en rendre compte, je cours, inconsciemment, sans but précis. Je cours, cours, cours, de plus en plus vite, de plus en plus loin. Le vent mordant décrispe mon visage mais n'endigue pas ma colère qui continue à vibrer dans mes veines.

Sclérose en plaques.

Non, j'ai pas le droit d'y penser. De m'en soucier.

Faut que je retrouve mes repères, mes anciens, mes fidèles repères.

Faut pas que je sombre, faut pas que je succombe… faut pas que je me laisse faire.

C'est elle qui m'a abandonné.

C'est elle la fautive.

Coupable coupable coupable.

Je sais pas où je me trouve. Je sais pas combien de temps je cours.

Je sais rien, je sais plus, je sais pas quoi faire.

Putain, j'emmerde Urahara. J'emmerde ma mère, j'emmerde les parents, j'emmerde Kurosaki et sa famille parfaite.

Mes jambes commencent à me faire souffrir, je m'arrête quelque part, les mains plaquées sur un mur quelconque, mon front cognant doucement. Je sens pas les anfractuosités du mur mutilé et crépi, je veux juste effacer ma mémoire, vider mon crâne, arracher ma cervelle et la balancer aux clébards.

Quelques minutes que je me trouve dans cette position, avant que ma respiration ne se calme pour de bon et que je bouge les yeux pour regarder aux alentours.

J'ai du mal au début à habituer mes yeux – ce n'est pas très éclairé dans les environs. Lorsque je relève la tête, c'est là que je vois la bâtisse : le manoir déjà décoré pour Halloween, alors qu'on est en mai. Un panneau géant, en métal, est accroché près des grilles, sur lequel est écrit : Odelschwanck, en lettres latines.

Mon état actuel, un peu secoué, un peu paumé, me pousse à m'approcher des grilles et d'ouvrir le portail. Sans me poser de questions, sans me demander pourquoi je me rends à ce putain d'anniversaire. Justement parce que mon cerveau est vide, vide, vide. Pas de questionnements, pas de réflexions, rien, seulement le néant.

Le portail est ouvert en plus, sans doute pour laisser les invités entrer à leur bon vouloir. Le jardin immense est long à parcourir, parsemé de fleurs et d'arbustes dont la valeur doit être le triple de toutes mes affaires réunies.

Quand j'atteins l'escalier et regarde les lourdes portes de la baraque, je suis obligé de lever haut la tête pour voir les gargouilles.

'le manoir le plus flippant de Karakura' c'était pas un euphémisme.

Je me place devant les portes géantes et je sonne. Vu le bruit que ça a produit, une seule fois suffit apparemment.

Une minute. Deux minutes. Et personne pour m'ouvrir.

Plus le temps passe et plus je songe à sonner de nouveau.

Lorsque je place mon doigt sur la sonnerie, les portes s'ouvrent sur deux majordomes en train de discuter : l'un squelettique, l'autre… bien en chair.

– Mais Pesche, on a pas demandé à maîtresse Nel… dit le plus gros des deux.

– Ça fait rien, Dondochakka, je prends le risque, dit l'autre squelettique.

Il se détourne de ce Dondochakka et s'écarte pour me laisser passer.

– Vous êtes un ami de maîtresse Nel, n'est-ce pas ? demande-t-il lorsque j'entre dans la baraque.

L'autre referme derrière moi tandis que j'essaye de me creuser la tête pour une réponse.

– Huh…

Ami, je dirai pas ça. Plutôt une connaissance. Ou camarade de classe. Ou une connerie dans le genre. Mais j'ai pas le temps de donner ma réponse que ledit Pesche me tire par le bras.

– Maîtresse Nel ne se sent pas très bien… Nous n'arrivons pas à l'aider. C'est une catastrophe ! Dans quelques heures les invités seront là et…

Oh, putain. Me dîtes pas que je suis venu super tôt ?

Merde, merde, merde. Pourquoi ça m'arrive qu'à moi, putain ?

– …elle a saccagé toutes les décorations, nous ne savons plus quoi faire pour la calmer !

Il n'me laisse même pas le temps de glisser un coup d'œil à l'intérieur du manoir qu'on parcourt rapidement le hall pour arriver dans le salon.

Et c'est là que je la vois.

Les ballons sont tous dégonflés, les peluches éventrées, les décorations complètement bousillées… Et Nel, dans sa robe bleue de poupée au milieu de ce massacre. C'est la même robe qu'Alice dans Alice au Pays des Merveilles.

Elle est assise par terre, les mains jointes sur ses genoux. Ses cheveux habituellement coiffés en deux couettes parfaites – et je lésine pas sur le mot parfaites, elle a vraiment des cheveux parfaits – sont en pétard sur sa tête. Le maquillage a aussi coulé, beaucoup. Je m'approche à petits pas et je vois les sillons noirs sur ses joues rondes. Et plus je m'approche, plus je remarque la cicatrice rosée qui barre son visage.

Elle semble entendre mes pas approcher puisqu'elle relève la tête. Je la connais pas du tout mais j'ai jamais vu cet air sur son visage auparavant. Cet air perdu, incertain… enfantin. J'ai l'impression de voir une enfant de cinq ans plutôt que cette jeune fille qui vient tout juste d'avoir dix-sept ans.

Je connais pas la raison de son mental breakdown mais putain, ça a vraiment dû l'atteindre pour qu'elle saccage tout, à peine quelques heures avant son anniversaire.

– Grimmjow ?

Sa voix montre de l'incertitude, elle cligne à plusieurs reprises en me fixant, sans doute pour se persuader que je ne suis pas le fruit de son imagination.

– Ouais, c'est moi.

Ma propre voix est toujours aussi basse, alors que je m'assois à mon tour, devant Nel.

– Qu'est-ce qui t'arrive ?

J'ai eu du mal à adoucir le ton de ma voix mais je crois pas qu'elle s'en est souciée.

– Je… j'ai reçu une lettre de la part de mes parents tout à l'heure, me répond-elle en me… souriant.

C'est flippant. Son sourire, je veux dire. Je pense que c'est le genre de sourire préfabriqué qu'elle doit lancer à tout-va quand elle parle de ses parents. Ce sourire faux, sans émotions, sans joie.

Sa main glisse sous le tablier blanc et en tire de la poche de sa robe une lettre froissée, cornée sur bords. J'ose pas tendre la main pour la prendre – on sait jamais, peut-être qu'elle ne veut même pas m'avoir dans les parages, dans un moment pareil ? Mais je suis déjà surpris qu'elle m'ait parlé de la lettre de ses parents…

Et je suis encore plus surpris lorsqu'elle me rend la lettre. Je suis incertain. Quand je la regarde, elle semble être retournée dans cette attitude de petite-fille de cinq ans, les yeux baissés sur ses mains jointes, comme si elle attendait sa punition.

Elle se fiche de qui je suis. Elle veut juste une présence à ses côtés. 'seule ta présence sera suffisante' disait sa carte d'invitation. Alors je déplie la lettre, en essayant de pas l'abîmer plus qu'elle ne l'est déjà.

Mes yeux parcourent la lettre. Et j'ai pas besoin de la lire entièrement pour comprendre le problème : dès les premières lignes, Nel se fait massacrer.

Littéralement.

[…] Jeune fille, nous te contactons pour t'informer du dîner auquel tu assisteras samedi prochain à notre place. Rappelle-toi de ne pas sourire lors du dîner, ni d'ouvrir la bouche. Laisse notre assistant faire la conversation. Utilise le produit que nous t'avons acheté pour masquer cette horrible cicatrice sur ton visage. Ne porte pas de vêtements embarrassants, tu ne souhaites tout de même pas faire honte à tes parents… N'est-ce pas ? Tu serviras uniquement de décoration au nom de la famille Odelschwanck. Est-ce bien clair ? […]

Et c'est pas tant le contenu de la lettre qui pose problème mais surtout la date à laquelle elle est datée : le premier mai. Le jour de l'anniversaire de Nel et aucune mention de son anniversaire dans cette diarrhée verbale. Uniquement des réprimandes et des avertissements.

– Huh, dis-je sans trouver les mots justes et en m'éclaircissant la gorge.

– Je devrai être habituée, m'informe Nel toujours tête baissée, ils ont toujours oublié mon anniversaire. Aucun mot, aucun cadeau. Uniquement leur absence.

– Ils sont souvent absents ? Je pensais que c'était une histoire de quelques jours.

Au lieu de répondre, elle rit jaune en regardant le massacre qu'elle a commis dans son immense salon.

– Même quand ils sont là, je les vois jamais. Le manoir est tellement grand qu'on arrive à ne jamais se croiser. Ils… Ils ont des métiers trop importants.

Sa dernière phrase me donne l'impression qu'elle leur cherche des excuses.

Quel métier est plus important que d'élever ses propres enfants ?

Je me trouvais malchanceux de ne pas avoir de parents du tout. Mais je me rends compte qu'on peut être encore plus malheureux tout en ayant des parents – ses parents ne l'ont pas abandonnée à la naissance mais ils lui font tout de même subir leur absence.

– Ils contrôlent toujours ta vie, comme ça ?

J'arrive pas à camoufler ma curiosité mais… je sais pas, m'occuper l'esprit avec autre chose que mes propres problèmes, ça me fait du bien. Même si c'est avec les problèmes de quelqu'un d'autre.

– Oui. Je suis fille unique, ils m'ont toujours considérée comme un objet malléable à leur bon vouloir. J'ai l'impression de… de…

– De ne pas avoir de personnalité ?

Elle tourne brusquement la tête dans ma direction, confuse que je sois tombé juste. Hoche la tête, doucement d'abord, vigoureusement ensuite.

– J'ai la même impression aussi. Des fois.

L'impression de ne pas exister, d'être contrôlé, d'être modelé, de ne pas être une individualité. L'impression que tout le monde essaye d'étouffer ma personnalité.

Étriqué, oppressé, sans aucun libre arbitre. Les poignets liés, les mots dans la tête, les maux dans le mal-être.

Elle laisse échapper un rire léger, plus sincèrement. Sûrement surprise de partager avec quelqu'un d'autre cette impression de ne pas avoir d'âme.

– Ils ne me parlent que quand je commence à les agacer, quand j'ai de mauvaises notes. I-ils disent que je n'ai pas le droit d'être triste ni joyeuse, parce que ma vie n'a rien de tragique pour que je sois triste… et parce que je n'ai rien accompli de moi-même pour être joyeuse. Ils disent que les sourires et la joie, c'est pour les faibles.

– C'est des conneries, meuf. Que des conneries.

Je l'entends rire de nouveau, en essuyant ses joues. Elle étale encore plus le maquillage et révèle davantage sa cicatrice mais elle doit s'en ficher de se montrer imparfaite devant moi.

– Je t'avais dit qu'on avait quelque chose en commun, dit-elle en rappel à son approche lors de mes premiers jours au bahut.

Je roule des yeux et… j'ose pas lui dire 'désolé d'avoir été un con'. Je réponds seulement par une insulte :

– T'es toujours aussi emmerdante.

– Et toi t'es toujours un connard, dit-elle avec un petit sourire.

Les insultes n'ont rien de sérieux. C'est plus une façon d'enterrer notre mauvais départ et de démarrer sur quelque chose de nouveau, en se découvrant pour la première fois. Au moins, Nel s'est calmée et n'a pas l'air d'être sur le point de faire une nouvelle crise.

Qui aurait cru que cette fille-poupée-parfaite avait une âme ?

– Allez, bouge, on va nettoyer ton massacre.

Je commence à être bon en nettoyage.


– Franchement, mec, je suis désespéré.

Et moi donc. Sauf que je le répète pas trente-six fois en dix minutes. Renji est dans la phase n°2 des amoureux transis : il se languit et rêve éveillé des scénarios irréalisables avec Rukia.

Et c'est pour la même raison que je suis moi-même désespéré. Non parce que je partage les mêmes sentiments pour Rukia – eurk, c'est dégueulasse. Mais surtout parce que… bordel, ce sont mes meilleurs amis. J'ai déjà du mal à imaginer Renji éprouver quelque chose pour Rukia mais les imaginer… ensemble… Eurk.

Si au moins, Renji pouvait m'épargner son larmoyant charabia, ça serait super gentil.

Mais je peux toujours rêver, parce qu'on parle de Renji, là. Le gars est heureux rien qu'à l'idée de me torturer ; c'est lui qui m'a présenté en tant que délégué de classe après tout.

…Vu la façon dont je me plains de lui, je me demande pourquoi je le garde en tant que meilleur ami.

– Je sais pas comment lui prouver que c'est pas du mytho cette fois, continue-t-il en jetant un coup d'œil au ciel comme si la réponse à tous ses problèmes s'y trouvait.

J'enfonce mes mains dans mes poches en quête de mon paquet de cigarettes – parce que j'en ai vraiment besoin, là, maintenant, tout de suite.

– Putain, j'en ai marre, qu'est-ce que je vais faire…

– Stop ! Ta gueule, poto, ta gueule, dis-je en tentant d'allumer ma clope malgré le vent.

– Mais pourquoi ? Je croyais que t'étais mon meilleur ami et que t'étais censé m'aider.

– T'aider, ouais, mais pas t'entendre pleurnicher sur ton sort pendant des heures. Je t'aime bien Renji mais là je sature.

Et probablement Rukia aussi. Soyons honnêtes, il l'a un peu – beaucoup – étouffée ces derniers temps. Depuis qu'ils se sont embrassés lors d'un jeu stupide – la bouteille tournante – il s'est mis en tête qu'il est amoureux d'elle et ne pourra jamais vivre sans. Honnêtement, je suis pas sûr que ça soit vrai, du moins, pour l'instant. Car Renji a tendance à… ouais, il écoute plus souvent sa queue que son cerveau.

C'est pour ça que je veux pas qu'ils se mettent ensemble. Parce que ça risquerait de faire péter notre groupe. On s'en fout un peu d'Ishida mais je veux pas que ça se répercute sur Chad et Inoue.

Et puis, il y a moi aussi, partagé entre Rukia et Renji, entre deux groupes.

Donc, j'ai pris la résolution de ne pas me mêler de leurs histoires.

D'autant plus que Rukia n'a pas l'air d'avoir des sentiments pour Renji. Pour l'instant. Qui sait, si ça se trouve, ça va changer ? Peut-être que dans dix ans, ils seront mariés et auront un marmot porc-épique aux cheveux noirs…

Haha, ça risque pas d'arriver.

– Pourquoi tu ricanes ? me demande-t-il soudainement et j'arrête immédiatement de rire.

Faut que je m'entraîne pour ne rire que dans ma tête.

– Pour rien, t'inquiète.

On retombe dans le silence – enfin, façon de parler. Puisque Renji marmonne une chanson du moment qui passe sur toutes les radios. En temps normal, je l'obligerai à arrêter de force mais comme j'ai pas été très sympa ces dernières minutes avec lui, je me retiens de le brusquer. Il est un peu à fleur de peau en ce moment. L'autre jour, il s'est mis à psychoter comme quoi on l'avait évincé du groupe un après-midi parce qu'on avait oublié d'attendre que son entraînement de foot se termine.

Du coup, je vais éviter une nouvelle crise en faisant subir à mes oreilles cette musique affreuse. Ah, à coup sûr, je vais l'avoir dans la tête pendant des heures…

Quoique, on est en route pour l'anniversaire de Nel, il y aura sûrement de la musique, je pourrais m'en débarrasser. N'est-ce pas ?

Pitié Nel, pourvu que ta fête soit réussie…

En pensant à elle, je resserre mes doigts sur son cadeau d'anniversaire.

Je lui ai acheté une peluche.

Elle en a des milliers mais elle m'a déjà prévenu qu'elle ne pourrait jamais en avoir assez de ces bestioles.

– Tu sais, je pense que t'as une chance avec Nel, dit Renji.

Ma première réaction, c'est de tousser comme un sale débutant en arrachant ma clope de ma bouche.

– Quoi ? Mais t'as craqué mon vieux ! beugle-je malgré la toux qui m'a pris soudainement.

– Non, non, je suis sérieux, mec ! Je crois qu'elle t'aime bien.

Cette fois, je le regarde comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête. Il en a vraiment trop pris pour sortir des conneries pareilles, y'a pas moyen qu'il puisse me suggérer un truc pareil…

– Pas moyen, mec, pas moyen. C'est… Nel, quoi, répondis-je en faisant une grimace.

C'est pas que l'idée me dérange, non, loin de-là. Nel est un peu le fantasme de tous les mecs du bahut – et je pense de beaucoup de filles aussi. Mais elle est justement trop… précieuse. Elle aime les jolies choses, pleines de couleurs et de paillettes.

Tout le monde voudrait la protéger et la chérir, alors même qu'elle sait donner des coups pour se défendre toute seule. Donc, physiquement et mentalement, tout est parfait chez elle.

Sauf qu'elle n'a jamais montré aucun intérêt pour quiconque. Amicalement, oui, elle a énormément d'amis et leur montre son affection sans retenue. Mais d'un point de vue sentimental, Nel n'est absolument pas accessible.

Malgré ce que disent les rumeurs à ce propos d'ailleurs. On raconte que c'est une fille facile, qu'elle écarte ses cuisses pour n'importe qui. Y'a même eu cette horrible rumeur en début d'année, comme quoi elle avait même caché quelqu'un sous sa longue robe de poupée – ouais, pour dire à quel point les gens sont tarés.

J'avais tabassé le gars qui m'avait parlé de la rumeur la première fois.

À contrario de beaucoup de filles, Nel au moins, est vierge.

C'est peut-être par jalousie ou par stupidité qu'ils racontent toutes ces conneries.

Mais parfois, quand elle apprécie quelqu'un, elle le montre de façon choquante qui donne lieu à des interprétations erronées de ses véritables intentions. Quand on avait dix ans, on s'était embrassés devant les autres élèves pour voir ce que ça voulait dire 's'embrasser'. Même si c'était dégueulasse et bien baveux, les gens ont continué à nous imaginer en couple ; au point que même Renji pense que j'aie une chance avec elle.

Sincèrement, Nel est un véritable amour, une bouffée d'air frais, je me vois pas passer une semaine sans ses petites notes qu'elle laisse sur ma table de cours. Souvent, elle utilise des feuilles teintes en rose pastel et des dessins d'ours en peluche ; je sais aussi qu'elle parfume ses petits mots avec son propre parfum et putain, ça sent tellement Nel – ouais, j'ai déjà reniflé. En général, elle m'écrit pour me dire de passer une bonne journée ou qu'elle m'aime beaucoup ou que je lui manque.

Putain, je suis heureux de la compter parmi mes amis même si on s'est un peu éloignés depuis le début d'année.

Je dis toujours qu'elle est une version évoluée de Rukia (pour la sournoiserie) et Inoue (pour la gentillesse).

Lorsqu'on atteint son manoir, j'entends déjà la forte musique qui fait sursauter les gargouilles. Okay, on a une heure de retard.

– Merde, j'espère qu'ils nous ont laissé de la tise.

J'acquiesce et on pousse le portail en fer forgé pour s'engouffrer dans le jardin qu'on passe en quelques enjambées, pressés d'arriver à la fête.

Renji s'excite sur la sonnerie tandis que j'arrange le papier cadeau de la peluche. Je suis pas un expert en emballage, j'espère qu'elle ne va pas refuser mon cadeau parce que c'est moche –

Les portes s'ouvrent brusquement sur une Nel flamboyante.

– Itsygo ! Renji !

Je souris quand ce vieux surnom lui échappe et la serre dans mes bras aussitôt, sans laisser à Renji la possibilité de me devancer. Je lui tire la langue parce qu'on se bat toujours pour savoir lequel aura le câlin de Nel en premier. Putain, on est vraiment des gamins.

– Bon anniversaire, ma belle, lui dis-je doucement à l'oreille en passant le cadeau entre nos deux corps.

Elle sent rapidement la peluche contre son ventre et s'écarte de moi pour s'extasier sur le cadeau. Ouais, donc, l'emballage, Nel s'en bat les couilles : elle déchire le papier cadeau sans gêne pour sautiller en serrant la peluche contre elle.

– Merci, me dit-elle me prenant une deuxième fois dans ses bras.

Souffrir plusieurs heures à lui chercher un cadeau, ça valait bien le sourire rayonnant qu'elle m'a donné.

Renji passe après moi pour lui offrir son cadeau, un bracelet d'après ce que j'ai compris. Pendant qu'ils sont occupés à se saluer, se remercier, et tout le tintouin qui vient avec, je prends la peine d'observer Nel un peu.

Comme d'habitude, elle porte une robe de poupée avec de jolis rubans mais la robe est de couleur verte – un vert alpin, qui fait ressortir le vert de ses cheveux. C'est vraiment joli sur elle. Par contre, ses yeux ont l'air un peu gonflé malgré le maquillage… Sauf que j'ai pas le temps de m'attarder là-dessus puisqu'elle tire Renji et moi à l'intérieur et nous file des verres directement en mains que ses majordomes portaient sur un plateau près d'elle.

J'avoue, je fixe surtout la décoration que je trouve époustouflante ; de toute façon, sa maison est toujours magnifique. Mais je trouve qu'elle a placé sa touche personnelle vraiment dans tous les recoins, c'est agréable de voir du Nel partout.

Quand je termine avec la décoration, c'est là que je remarque la foule. Genre, foule, quoi.

Déjà que le manoir est super grand mais alors là, il y a du monde absolument partout.

– Putain, on va galérer pour trouver les autres, dis-je à Renji qui semble distrait par les basses à notre gauche.

Y'a vraiment de tout ici, les fêtards déjantés qui sautillent dans tous les sens, les geeks timides qui discutent à l'écart, les dragueurs et les dragué(e)s, les différents clubs du lycée… En clair, tout le bahut est là.

Je sais de source sûre que le club d'art voue un culte à Nel ; elle est leur muse (ils exposent souvent leurs créations sur le panneau d'affichage – et c'est toujours inspiré de Nel).

C'est sans doute eux qui arrêtent pas de la suivre où qu'elle aille, tout en se tenant à quelques mètres. Je souris à moi-même, elle a le don d'envouter n'importe qui.

– Ah, je les vois, dit Renji en me prenant la main pour me guider vers nos amis.

Sa main est moite dans la mienne mais j'y fais pas attention, je la serre un peu plus fort parce que je sais que c'est la présence de Rukia qui le met dans cet état. C'est ma façon de lui montrer que... je suis là, qu'il pourra toujours compter sur moi.

Quand on arrive près d'eux, on se lâche la main – même si on sait tous les deux que ça ne leur pose pas de problèmes de nous voir aussi proches. On s'insulte et on se bagarre beaucoup mais on se tient la main quand on a besoin de soutien sans que ça nous rende gays. Rukia, Inoue, Chad, Tatsuki et Ishida sont assis autour d'une table, leurs verres en mains.

Après les salutations et autres formalités ennuyantes, on décide tous ensemble d'aller dans un coin un peu à l'écart de tout ce monde. C'est pratique parce que la maison est gigantesque, on peut se trouver un coin sympa sans que la musique soit assourdissante ou qu'on soit serrés les uns aux autres. Du coin de l'œil, je vois Nel accueillir de nouveaux invités.

D'autres copains du lycée nous rejoignent aussi, on passe un bon moment, je dois dire. Entre Rukia qui frappe Renji, Tatsuki qui se lance dans un marathon de blagues salaces, Chad qui bat le record du monde du silence, Ishida qui se tripote les lunettes toutes les cinq secondes, Inoue qui garde le contrôle de la conversation en n'excluant personne… Et moi qui m'enfile plusieurs verres de vodka.

Je fais partie de ces connards qui peuvent boire énormément sans être torchés. Ouais, je sais, c'est agaçant. En Russie, je crois que les hommes s'enfilent une barquette de beurre avant de boire comme des trous. J'ai jamais testé mais peut-être que chez moi, c'est naturel ?

Ça agace Renji parce qu'il tient vraiment mal l'alcool.

Je sais pas combien d'heures passent, combien de verres on s'enfile, combien de joues se colorent. La fête est réussie, même si c'est bondé. Nel a servi beaucoup de pâtisseries : japonaises, européennes et même américaines. Mon ventre est complètement blindé niveau sucre – le problème c'est que je suis actuellement en train d'essayer de m'enfiler un autre morceau d'un gâteau allemand au nom imprononçable. C'est originaire de son pays.

C'est en pleine attaque sucrée contre mon estomac que je remarque de l'agitation à ma gauche. Nel qui se débat avec quelqu'un dont le corps semble complètement… avachi ? Je pense que le type est surtout tellement torché qu'il tient à peine debout.

Je décide de laisser mon gâteau pour plus tard et m'approche d'eux, j'aiderai Nel si besoin.

– Nel ?

Elle se tourne vers moi et m'offre un nouveau sourire. Mes yeux glissent de son visage vers le cadavre… de Grimmjow.

Je sais pas pourquoi mais j'ai souri comme un con. Genre, le sourire narquois, bien moqueur. Je suis sûr d'avoir bu plus que lui mais me voilà en pleine forme, un peu plus gai et coloré que d'habitude. Les seuls effets que ça a sur moi. Alors que lui, il sent les relents de vomi et d'alcool.

– Il a trop bu, ce boulet, s'explique Nel en tentant de remettre Grimmjow debout. Je voulais le déplacer dans une chambre libre mais il arrête pas de marmonner qu'il doit rentrer chez lui.

Pas sûr qu'il puisse retrouver son chemin dans cet état ; il tient à peine debout, ce con.

Par contre, ce qui arrive ensuite est totalement surréaliste. Soit je suis un putain de bon samaritain, soit je suis bourré sans m'en rendre compte parce que… les mots sortent de ma bouche sans que je les contrôle.

– Je peux l'emmener chez lui, je sais où il habite.

Ouais.

Sans déconner.

Je viens de proposer mon aide.

Moi, aider cet ingrat.

Putain de Grimmjow.

Je suis bourré, y'a pas moyen que je fasse un truc pareil en étant sobre.

– Oh c'est vrai ? C'est fantastique ! Merci, s'égaie Nel en lâchant le bras de Grimmjow pour me prendre dans ses bras.

Il vient de s'écrouler sur le sol et elle a même pas fait attention à lui, trop occupée à me faire un câlin.

Le sourire moqueur ne veut pas quitter mon visage.

– Ouais, t'inquiète, dis-je en m'écartant de Nel pour m'avancer vers le cadavre aux cheveux bleus.

À cause de la chute, il a l'air plus réveillé et tente de se mettre debout. Mais peine perdue, ses bras n'arrivent même pas à le soutenir. Je le saisis par le torse et l'aide à se relever. En glissant son bras derrière ma nuque, je le tiens par la taille pour l'aider à se tenir debout. Sa tête roule un peu sur mon épaule alors que ses yeux s'ouvrent à moitié.

Je me tourne ensuite vers Nel, que j'approche de moi de ma main libre. Mes sourcils se froncent, quand mes doigts parcourent légèrement son visage, là où normalement il y a une cicatrice.

– Tu vas bien ? Tu me dirais, hein, si quelque chose n'allait pas ?

Je ne masque même pas l'inquiétude, après tout, ses yeux gonflés ne me trompent pas.

– Oui, je vais bien, répond Nel en souriant sincèrement alors que ses yeux glissent vers Grimmjow. Prends soin de lui, d'accord ?

– Okay, je vais essayer. Dis aux autres que j'ai dû partir, qu'ils m'attendent pas. Encore bon annive, Nel, c'était une super fête.

– Oh, attends, n'oublie pas de lui donner ceci, dit-elle en s'écartant de moi pour prendre un sac par terre qu'elle glisse ensuite autour de mon poignet.

Des pâtisseries juste pour Grimmjow.

J'en serai presque jaloux.

– Ne t'inquiète pas, je t'en passerai aussi, quand j'aurai viré tous les squatteurs d'ici, ajoute-t-elle avec un clin d'œil en se détournant pour aller je-ne-sais-où.

Je marmonne quelque chose (une insulte) à l'encontre de Grimmjow qui grogne, les yeux à moitié ouverts. Et je commence à le traîner dans le hall.

C'est là que je vois l'horloge : il est déjà 3h.

Sa mère, j'avais pas vu les heures filer.

Trop occupé que j'étais avec mes gâteaux.

– Ah, Kurosaki, te voilà, dit-il en me dévisageant.

Je crois qu'il essaye même de sourire. Mais dans son état actuel ce qui en sort, c'est plus un sourire de psychopathe constipé qu'autre chose.

– Ouais, ouais, c'est moi.

Arrivé devant les lourdes portes, je me fige quelques secondes pour réfléchir. Malgré tous ces verres, mon cerveau ne fonctionne pas très bien et je suis obligé de me contorsionner pour 1) tenir Grimmjow, 2) ne pas perdre son sac de bouffe sucrée, et 4) ouvrir les portes.

Ouais, y'a pas de 3. J'aime pas ce chiffre.

Je sais pas comment, ni combien de temps ça a duré mais on a réussi à sortir.

Okay, avec quelques dégâts. Grimmjow qui m'insulte, les pâtisseries qui s'écrabouillent. Mais nous voilà dans l'air frais de Karakura. Joie.

L'air frais a le don de rendre Grimmjow un peu plus vivant, c'est une bonne chose. Ou pas, en fait, je suis pas habitué à traîner avec un Grimmjow bourré.

Je suis pas habitué à traîner avec Grimmjow tout court.

Mais j'ai plus d'animosité à son encontre, même l'histoire du cambriolage est déjà enterrée. C'est une certitude.

– Huh, Kurosaki… Je suis désolé d'avoir cim-cambriolé ta maison.

Sa voix est faible, à peine un murmure audible. Mais j'ai entendu. Et j'acquiesce pour lui faire comprendre que c'est rien.

Parce que c'est la vérité. C'était qu'un môme qui cherchait juste des sous pour vivre.

– C'est pas grave.

Au son de ma voix, il commence par gigoter et je remets en place son bras autour de mon cou pour pas perdre la prise sur son corps et l'aider à marcher.

– Mec, tiens-toi bien si tu veux pas qu'on s'écroule tous les deux, dis-je sans masquer mon irritation.

Il rit mais tente quand même de se tenir le plus droit possible et marcher correctement. De temps en temps, les phares de voitures le font gigoter à cause de la surprise alors je le tire le plus à gauche du trottoir pour éviter les phares aveuglants.

Et malgré quelques minutes de silence, de ces silences reposants et sereins, il interrompt et me contamine par le trouble.

Trouble.

Rien ne me trouble.

Trop tard, il m'a déjà contaminé.

– J'suis vraiment seul, tu sais.

J'avale durement ma salive lorsque sa voix se casse au milieu de sa phrase.

J'avais deviné juste.

– Mes vieux m'ont abandonné quand j'avais deux ans.

Cette fois, j'ai envie de parler, de lui poser des questions mais je me retiens. Je me retiens parce qu'il a sans doute oublié à qui il révèle tous ces détails. Je veux pas qu'il se rappelle de ma présence et qu'il fasse marche-arrière…

Je me trouve monstrueux de profiter de son état pour lui soutirer ce genre d'informations.

– J'ai commencé le hack pour les retrou-ver.

Ce détail, par contre, j'en avais aucune idée.

Pas même un petit soupçon.

Je pensais qu'il était dans le club d'informatique juste pour passer le temps, pour s'occuper.

Pas qu'il était hacker.

– Et j'ai retrouvé ma mère d'cette façon. Mais je l'ai jamais rencontrée.

– Pourquoi ?

La question m'a échappé. Même si j'ai essayé de baisser ma voix pour ne pas l'effrayer.

– Parce qu'elle est à l'hôpital depuis quinze ans. Malade. J'avais vu dans son diag-diagnostic qu'elle avait perdu la mémoire. J'ai peur qu'elle s'rappelle pas d'moi.

– Mais… Mais peut-être que tu te trompes et qu'elle se rappelle quand même de toi, dis-je en resserrant mon bras autour de sa taille.

Lui, au moins, a une mère.

Même malade.

Elle est vivante.

C'est déjà ça.

– Non, pas moyen.

Sa phrase se conclue par un rire malsain et il retombe dans le silence. Nous marchons encore, lentement, parce que c'est dur de traîner un autre humain.

Dans quelle galère je me suis fourré encore ? Je pense pas que ces révélations sur son passé vont m'être utiles – en fait, si, putain, j'aime pas ça. Je veux pas lui trouver de l'intérêt, avoir envie de le connaître davantage. Sauf que c'est pas comme si on pouvait contrôler ces trucs-là ; on est deux mômes, paumés, lui sans parents et moi sans mère. Il a la haine, ça je l'ai compris – et je l'aurai aussi avec son vécu.

Mais… il a aussi le droit de se reposer. De raccrocher sa haine sur un porte-manteau et se laisser aller à la légèreté. Il y a droit, je vais m'en assurer qu'il y accède.

– Eh, regarde, dit-il en pointant de son bras mou dans la direction des buissons.

J'ai pas eu le temps de voir ce qu'il regardait vraiment parce qu'il s'est aussitôt jeté en avant pour ramper à quatre pattes jusqu'aux buissons.

Je panique en le rattrapant et en tentant de le remettre debout. Mais il repousse mes mains et me pousse à regarder.

– Oh, putain, dis-je quand je vois à mon tour le petit chiot apeuré et caché dans les buissons.

– Ouais, dit-il en rapprochant son bras de l'animal pour lui toucher les oreilles.

Je connais pas vraiment les races de chiens mais je crois que c'est un labrador. Il est vraiment très, très, noir, c'est pour ça que j'ai eu du mal à le voir au début – ça ou parce que j'ai la berlue.

Le chiot doit pas avoir plus de deux mois, à tout casser. Il n'a pas non plus de collier autour du cou. Franchement, qui oserait abandonner un chiot pareil ?

– Viens-là, dit Grimmjow en tendant ses bras en avant pour que l'animal s'y glisse.

La première chose qui me passe par la tête c'est : j'espère qu'il a été vacciné.

La deuxième, c'est : comment je vais faire pour traîner un Grimmjow bourré, les pâtisseries écrabouillées et un chiot paumé ?

J'arrête l'alcool. C'est définitif.

Le chiot s'avance tout doucement vers l'ivrogne qui semble plus si ivre que ça tout à coup.

– Tu vas en faire quoi, de cet animal ?

– J'sais pas.

Moi non plus.

Grimmjow se relève avec le chiot dans ses bras, et je remarque qu'il y met toutes ses forces pour pas s'écrouler ou effrayer la bête.

Mais il échoue, comme je m'en doutais : il commence par perdre l'équilibre tout en se concentrant pour tenir l'animal en place. Heureusement que j'ai de bons réflexes parce que je me suis rapidement rapproché d'eux, en remettant ma main autour de sa taille pour le soutenir tandis qu'il glisse un bras derrière ma nuque, tenant l'animal fermement contre lui.

De temps en temps, je glisse des coups d'œil à l'animal et à Grimmjow, toujours un peu sonné.

– Grimmjow ? dis-je pour attirer son attention.

Un simplement grognement me répond.

– T'es toujours un connard.

– Je t'emmerde bien profondément, enfoiré, dit-il en riant faiblement.

Aucun de nous ne parle sur le chemin qu'il nous reste à parcourir. Quelques minutes à peine, avant qu'on arrive chez Urahara.

Il va recueillir trois estropiés de la vie, j'ai pas la foi de retourner chez moi cette nuit.

On s'occupera de l'animal demain.

Demain, on aura peut-être l'occasion de prendre un nouveau départ.