Note de l'auteure : Hey ! Me revoilà dans un nouveau fandom !
Pas de Destiel ou de Sabriel à l'horizon, désolé pour les fans ! Cette crack-fic suit le parcours de deux OC (original characters), un ange et une démone qui vont se lier d'une étrange amitié. La fic commence dans la saison 3, je suppose... Astrid et Alyssa ne vont guère croiser les frères Winchester mais, comme ces deux andouilles déclenchent toujours le chaos, elles vont se retrouver dans leur sillage et faire la rencontre de plusieurs persos secondaires. Je vous spoile ? Allez, je spoile : Ajay, Gabriel, l'Antéchrist, Bobby...
Si vous êtes ici pour un bon fou-rire et un peu de détente sans vous prendre le chou avec une divergence au canon, vous êtes au bon endroit. Alors enjoy !
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La démone qui taclait ses collègues
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La vie d'Illusionniste était parfaitement agréable, du point de vue d'Astrid. Elle échappait à l'atmosphère de caserne militaire des Cieux et au ton moralisateur de Zachariah, dégommait les emmerdeurs et quelques démons à l'occasion (ok, plutôt souvent même : Astrid aimait la chasse), et allait parfois embêter son "grand frère" et compagnon d'exil si elle s'ennuyait. Gabriel endurait sa présence avec un air de martyr, mais Astrid était sûre qu'elle lui manquerait si elle ne venait pas lui rendre visite de temps en temps, que ce soit pour partager un nougat glacé ou lui proposer d'aller donner du laxatif à un groupe de pigeons survolant des touristes.
Après tout, quand Gabriel avait fui les Cieux et était tombé sur Astrid, l'ange qui gardait le passage qu'il espérait emprunter, il aurait pu facilement l'assommer. Elle n'était que Séraphin et lui était un Archange : c'était joué d'avance. Mais au lieu de ça, il lui avait proposé de filer avec elle, en échange de son silence.
Gabriel la connaissait : il savait parfaitement quelle option Astrid allait choisir sans hésiter… De tous les Séraphins, elle était le mouton noir, la rebelle assoiffée d'action, celle qui passait son temps à protester et traitait Zachariah de tous les noms dès qu'il lui parlait d'obéissance aveugle. Elle ne se rebellait pas ouvertement, mais Astrid n'était guère le soldat parfait. Et elle n'était pas appréciée de la hiérarchie céleste. Sans Gabriel et sa fuite, elle aurait fini sa glorieuse carrière de grande gueule par une Chute dans les règles de l'art.
Du coup, depuis un peu plus de deux mille ans, Astrid vagabondait sur Terre en se faisant passer pour une créature païenne, et c'était le pied.
Elle revenait de chez Gabriel, ce jour-là. Habituellement, Astrid se téléportait. Mais elle aimait aussi vagabonder dans la campagne, surtout après le coucher du soleil. Et, pour le coup, ce fut un heureux hasard qu'elle ait choisit ce soir-là pour s'adonner à ses déambulations nocturnes.
Vêtue d'une longue veste de chasse et de bottines cloutées, ses courts cheveux blonds ébouriffés par le vent, sa dague angélique cachée dans sa manche et sa silhouette athlétique avalant sans effort les kilomètres, Astrid était donc en pleine balade ce soir-là. Plus précisément, elle sautillait en pleine nuit sur une route de campagne non-goudronnée et entourée de champs comme un bon décor de film d'horreur, quand ses sens surdéveloppés d'ange l'avertirent d'une présence devant elle. Elle se tendit et, automatiquement, se rendit invisible grâce à ses pouvoirs angéliques.
Elle ne craignait pas beaucoup de monde. Mais Gabriel avait eu affaire récemment à deux chasseurs qui avaient essayé de lui planter un pieu dans le cœur, et Astrid n'avait pas envie de rencontrer ces deux énergumènes, merci bien. Elle était beaucoup moins puissante que son frangin…
Bon, un pieu dans le cœur ne la tuerait pas. Certes. Mais elle était nettement moins douée en illusions et elle flinguerait sans doute sa couverture. Au bout de deux milles ans à passer sous le radar, ça serait bête.
Invisible, elle s'approcha, et se détendit en constatant qu'il s'agissait d'une femme, seule. Accroupie à l'endroit où la route en croisait une autre, au centre du carrefour, elle était en train de recouvrir de terre… quelque chose. Astrid haussa un sourcil. Une pauvre âme sur le point de se vendre aux démons des carrefours ? Elle avait bien choisi son moment…
– Tu m'as appelé ?
Cachée aux yeux de l'humaine comme aux yeux des démons, Astrid observa un homme d'une trentaine d'années au visage rasé de près et au costume impeccable s'approcher de sa future victime. L'Illusionniste hésita à intervenir, ne serait-ce que pour foutre la trouille de leur vie à ces deux andouilles, puis haussa les épaules. Si cette femme voulait vendre son âme, c'était son souci. Elle allait passer le pacte, s'en aller joyeusement gambader dans les champs de pâquerettes durant dix ans, et ensuite se faire bouffer par des chiens démoniaques invisibles à l'haleine épouvantable : le scénario ne variait jamais.
Elle s'apprêtait passer son chemin, quand le scénario subit un léger couac.
Un couac sous la forme d'une fille en petite robe noire et talons-aiguilles, qui surgit du néant et tacla le démon en beuglant :
– L'écoute pas ! Fais un pacte avec moi !
L'humaine poussa un cri de frayeur tandis que l'intruse envoyait son genou dans les parties génitales de son adversaire, avant de se tourner vers la femme avec un large sourire :
– Fais un pacte avec moi ! J'ai de meilleurs tarifs, promis !
Astrid marqua un temps d'arrêt, bouche bée. Ça, elle ne s'y attendait pas certainement pas…
La nouvelle venue était petite, avec des cheveux noirs et très courts, un collier d'argent disparaissant dans son décolleté, et un sac à main aux allures gothiques d'où dépassait ce qui ressemblait beaucoup à un manche de poignard. Elle semblait âgée de vingt-sept ou vingt-huit ans, et avait le teint pâle avec des grains de beauté sur les bras et les épaules. Ses yeux, aux iris d'une surprenante couleur violet sombre, ressortaient nettement dans son visage doux et arrondi, au nez retroussé. Globalement, elle était très mignonne. Sa robe noire était courte et élégante, quoiqu'à présent tachée de terre, et elle pesta en se débarrassant de ses talons-aiguilles : l'un d'eux s'était brisé quand elle avait taclé son rival.
– Alyssa ! grogna le démon en se redressant. C'est mon carrefour !
– Plus maintenant ! répliqua ladite Alyssa en jetant ses chaussures bousillées dans le fossé.
Les chaussures en question tombèrent parmi les détritus, entre un sac plastique et une bouteille cassée, et Alyssa grimaça d'un air chagriné. Astrid pouvait comprendre. Ça avait l'air d'être des pompes de marque.
– Tu as été virée ! s'échauffa le démon.
– Va chier, Bob !
– Je ne m'appelle pas Bob !
– … Très juste. Comment tu t'appelles ? Non en fait je m'en fous. Ce contrat est pour moi.
Et les deux démons – car les yeux d'Alyssa virèrent brièvement au rouge – se posèrent sur l'humaine qui les regardait avec de grands yeux écarquillés, à deux doigts de s'enfuir en courant.
– Tu m'as appelé moi, fit Bob-pas-Bob le démon d'un air sévère. N'est-ce pas ?
– Mais tu préférerais faire un pacte avec moi, fit joyeusement Alyssa la démone. Pas vrai ?
Astrid se rendit compte que sa mâchoire pendait et referma la bouche en plaquant une main dessus pour réprimer un fou-rire. L'humaine déglutit, sembla ressembler son courage, puis demanda d'une toute petite voix :
– Vous pouvez exaucer mon vœu ?
– Absolument, fit Bob-pas-Bob d'un ton aguicheur. Dans les moindres détails. Quel est-il ?
– Mon fils, fit la jeune femme en reprenant son assurance. Il a une leucémie. Il n'a que trois ans et… Je voudrais qu'il guérisse. Je voudrais qu'il aille bien.
– Pas de souci, sourit largement le démon. Je peux donner à cet enfant une santé de fer.
– Oui mais dans dix ans, tu te feras bouffer vivante par des chiens de la taille d'un grizzly et très menaçants, pointa Alyssa.
La jeune femme pâlit. Le sourire d'Alyssa s'agrandit et, sous le regard meurtrier de Bob-pas-Bob, elle continua joyeusement :
– Mais si tu fais un pacte avec moi, non seulement je guérirais le gamin aussi bien que lui, mais en plus, pas de méchants chiens, de tonnerre, d'éclairs et de risques de dommages collatéraux ! Je viendrai juste frapper à ta porte, te ferai un câlin, et tu tomberas endormie comme une fleur.
– Parce que tu l'auras droguée au chloroforme ! s'indigna Bob-pas-Bob. Espèce de menteuse !
– …. Quoi, elle s'endort à la fin, non ? Et puis, c'est mieux que de se faire manger par des dobermans des enfers. Beaucoup plus propre, moins douloureux, moins traumatisant. Pas d'hallucination pour te rappeler la fin du contrat, pas de crises de démence, enfin sauf si tu as des tendances psychotiques… Sérieux, mon boulot est beaucoup plus propre que le sien, chérie. C'est quoi ton petit nom ?
– C-Carole, bégaya la jeune femme. Carole Maisy.
– Très mignon. Alors, qu'est-ce que tu penses de mon deal ? Je réalise ton vœu, et dans dix ans, un départ tout en douceur, c'est mieux que la boucherie que promet l'autre face de rat, non ?
– Garce ! pesta l'autre démon. Tu n'es pas habilitée à faire des contrats !
Alyssa la démone croisa les bras d'un air offensé :
– Je bosse en freelance, nuance. J'ai un diplôme de commerce et tout. Parole de scout.
– TU N'AS JAMAIS ÉTÉ SCOUT !
Le coup d'éclat du démon sembla effrayer Carole Maisy, qui se décala d'un pas vers Alyssa la démone. Bob-pas-Bob expira profondément, prenant sur lui pour se calmer, puis esquissa un faux sourire poli :
– J'ai de meilleures garanties qu'elle.
– Ah ouais ? railla la démone.
– Oui, insista Bob-pas-Bob d'un air extrêmement satisfait de lui-même. Je fais partie d'une entreprise extrêmement vaste, mon chef est très puissant. Tu veux vraiment passer un contrat avec cette misérable vendeuse de hot-dogs plutôt qu'avec un restaurant cinq étoiles internationalement respecté ?
Comme les Américains étaient capitalistes jusqu'à la moelle, l'argument sembla faire mouche…. Mais Alyssa pencha la tête de côté, semblant réfléchir, puis déclara pensivement :
– Oui, c'est vrai. Un contrat avec un vendeur de hot-dogs est moins sûr que celui avec un resto de luxe, bien sûr, bien sûr… Tu as beaucoup moins de chances d'y échapper… Beaucoup plus de chances d'avoir des vigiles à tes trousses si tu essaies de t'en tirer… Le vendeur de hot-dogs est plutôt inoffensif. Tu pourrais même essayer de l'arnaquer, avec un bon avocat et tout…
Bob-pas-Bob avait l'air d'avoir mordu dans un citron. Carole Maisy, elle, avala sa salive, puis fixa Alyssa dans les yeux et déclara :
– D'accord. J'accepte de passer un pacte avec toi.
– Super ! s'exclama Alyssa en sautillant.
Puis elle se pencha vers Carole Maisy et lui roula le patin du siècle, sous le regard dégoûté de Bob-pas-Bob, tandis qu'Astrid pleurait de rire depuis sa cachette.
– Crowley ne va pas aimer, menaça Bob-pas-Bob quand Alyssa et Carole se séparèrent.
– Qu'il me fasse un procès, badina Alyssa en époussetant sa robe noire. Je lui offrirai un hot-dog.
Elle souffla un baiser en direction de Carole, puis disparut. Bob-pas-Bob pinça les lèvres, puis se volatilisa également. Seule resta Carole Maisy, qui s'enfuit d'un air apeuré, et Astrid, toujours invisible et absolument pliée.
oOoOoOo
Par la suite, Astrid se mit à guetter la démone voleuse de carrefours. Ses confrontations avec les autres démons étaient toujours hilarantes !
La plupart des démons la menaçaient d'en parler à leur chef, un certain Crowley. Visiblement ce démon avait congédié Alyssa de ce job, d'où le fait que la démone bosse en freelance. Mais à en juger par son manque de réaction, Crowley se foutait totalement de ce qu'elle faisait. Ce qui était plutôt bien, parce que ça fournissait une distraction géniale à Astrid… Et, indirectement, à Gabriel.
Car désormais, quand Astrid allait rendre visite à Gabriel, elle lui rejouait la scène grâce à ses pouvoirs de créations d'illusions, et son frère Archange déchu était tout aussi écroulé de rire qu'elle.
Néanmoins, la démone freelance n'était pas le seul hobby d'Astrid. Elle faisait comme tous les Illusionniste, elle voyageait et donnait une bonne leçon aux arrogants. Dans le cas d'Astrid, ses "proies" préférées étaient les mecs misogynes. Elle s'en prenait aux cadres et aux patrons qui rabaissaient et harcelaient leurs employées féminines : elle s'en prenait aux époux qui violaient leurs femmes, aux pères qui battaient leurs filles, aux frères qui touchaient leurs sœurs : elle s'en prenait aux profs suffisants qui ricanaient avec mépris quand une fille rendait un bon devoir, aux passants à l'air dédaigneux qui traitaient les adolescentes de traînées dans la rue, aux soi-disant mecs biens qui se montraient brutaux et cruels face au rejet de leurs avances… Et, l'Amérique étant ce qu'elle était, ça faisait beaucoup de travail.
– Salut chérie, badina un type en s'accoudant au bar à côté d'elle. T'es toute seule ?
Astrid haussa un sourcil, affectant un air surpris et intéressé. Le type en question s'appelait Victor Anton, était grand, d'un physique banal, maigre, et la déshabillait du regard. Et c'était aussi sa proie du jour : Anton humiliait sa femme en public, méprisait sa patronne parce qu'elle avait un utérus au lieu d'un pénis, mais il trouvait aussi le temps de harceler sexuellement les filles du coin, et même d'agresser une prostituée à deux reprises. Elle allait lui en faire voir de toutes les couleurs, c'était une promesse.
– Oui, sourit-elle. Et vous ?
Un sourire suffisant s'étala sur le visage de l'homme et il s'approcha un peu plus, envahissant son espace vital et posant une main sur son épaule.
– Pareil. Un peu de compagnie, belle blonde ?
Astrid sourit, saisissant son reflet dans le miroir de l'autre côté du bar. Sans être un canon, son Vaisseau avait un visage régulier, aux traits volontaires, au nez droit et aux yeux couleur caramel. Ça faisait plusieurs siècles ans qu'elle avait ce corps, mais elle avait conservé la fraîcheur de ses vingt-neuf ans. Elle avait les cheveux châtains, au naturel : mais depuis quelques décennies, Astrid se les teignait en blond, et avait une coupe courte et dégradée aux allures de crinière à peine domptée. D'habitude, elle ne se maquillait pas ou peu, et favorisait les jeans ajustés, les T-shirts fantaisistes et les bottines robustes, ainsi que les blousons de cuir. Pour l'occasion, cependant, elle avait un teint et des cils de top model et elle portait une jupe, un débardeur au décolleté plongeant, et ses sandales à hauts talons.
– Pourquoi pas, beau brun ?
Anton sourit de l'air satisfait du chasseur qui voit le piège se refermer, et interpella le barman pour renouveler la commande d'Astrid et se prendre une bière. Tandis que l'Illusionniste sirotait son Bellini (Astrid avait un faible pour ce cocktail depuis son invention, au grand amusement de Gabriel), sa future victime passa la majeure partie du temps à parler de lui, de sa femme qui était stupide, de sa fille qui se rebellait, de ces salopes qui marchaient dans la rue avec leur nombril à l'air, de sa patronne qui ne l'aurait pas cherché le jour où elle se ferait violer, etc. Anton faisait une véritable fixation malsaine sur le fait que les femmes ne le vénéraient pas. C'était absolument écœurant. Presque aussi écœurant que les mains du type, qui se faisaient de plus en plus baladeuses.
– Je vais rentrer, fit-elle en feignant la timidité. Il se fait tard…
– Sérieusement ? grogna Anton en perdant une partie de son air amical.
Astrid gloussa, comme si elle était un peu ivre :
– Tu veux me raccompagner ?
Un sourire victorieux s'étala sur le visage de l'homme, et quand ils quittèrent le bar, Astrid dut retenir un sursaut dégoûté quand la main de ce type s'abattit lourdement sur ses fesses. Au lieu de ça, elle se força à rire avec lui, tandis qu'elle le menait en direction d'un soi-disant raccourci.
Deux rues plus loin, Astrid tourna au coin d'une rue avec trois pas d'avance sur son invité : lorsque celui-ci voulut la rattraper, il ne tomba que sur une ruelle vide. Pestant contre cette salope d'allumeuse, Anton se détournait pour partir quand son regard tomba sur son reflet, dans une vitrine. Le reflet d'une jeune femme osseuse, au visage anguleux et très maquillé, et à la tenue extrêmement dénudée.
Le hurlement d'effroi qu'il poussa fit joyeusement s'esclaffer Astrid, perchée sur un toit non loin de là.
Elle resta quelques jours encore en ville. Le temps de voir l'ex M. Anton découvrir que sa disparition n'était pas signalée, car un double de lui (en moins con) l'avait remplacé. Le temps aussi de voir l'individu hystérique découvrir, quand il (ou elle ?) se rendit au commissariat, que son identité existait : Astrid avait pris soin de créer un dossier qui l'identifiait comme Mary Weiss, sans domicile fixe, et arrêtée plusieurs fois pour racolage. La totale.
À lui de voir s'il pouvait sortir la tête du sable et de son ignorance crasse assez longtemps pour survivre, où s'il se suiciderait ! Astrid misait sur le suicide. L'ego masculin était une chose extrêmement fragile. Tellement d'hommes pétaient les plombs quand leur fierté était froissée.
Victor Anton n'aurait droit à aucune compassion de la part de l'Illusionniste.
Astrid était dans le coin depuis deux mille ans : elle avait eu le temps de beaucoup voyager, de faire des rencontres intéressantes, et des découvertes parfois déplaisantes quand à la nature humaine. Et de tuer, aussi. Au début, elle comme Gabriel étaient prompts à punir de mort les ordures qui croisaient leur chemin. Avec le temps… Avec le temps, ils étaient devenus créatifs. À présent, Astrid tuait rarement les humains de façon directe. Seulement les meurtriers, les violeurs, les tortionnaires. Généralement dans une bonne blague punitive qui s'achevait mal. Les autres, ceux qui n'avaient pas encore souillé leur âme à ce point, Astrid essayait d'être clémente, de leur laisser une seconde chance.
Plus ou moins.
Elle quitta la ville peu après, dans une Mercédès rouge qu'elle avait fait surgir du vide, et dont la radio laissait échapper à plein volume un tube des années 70 qu'Astrid chanta à tue-tête durant toute la route. Elle aurait pu se téléporter, mais elle adorait conduire. Conduire vite, conduire de grosses voitures, et faire des doigts d'honneur aux flics avant de les semer, conduire avec les phares plein feu pour éblouir les gens en face, bref, conduire comme si elle était seule sur la route.
Astrid arriva chez elle au milieu de la nuit. Car oui, elle avait un chez elle : elle possédait une maison, perdue au milieu de nulle part dans le Dakota. Une immense maison. Pleine de chats. Parce qu'Astrid adorait les chats. De temps en temps, elle changeait la décoration cosy et permutait sa voiture du moment avec une autre, mais la constante, c'était les chats…
– Hello.
– ARGH !
… Et les visites surprises de Gabriel, qui apparaissait à l'improviste sur son canapé, généralement vêtu de jeans usés jusqu'à la corde et d'une chemise froissée, un paquet de bonbons à la main. Astrid, qui avait porté une main à son cœur, le fusilla des yeux, puis piocha dans le paquet de douceurs que l'Archange lui tendait.
– Tu pourrais passer un coup de fil avant.
– Ça enlèverait la moitié du fun ! protesta l'Illusionniste aux cheveux bruns.
Astrid leva les yeux au ciel, puis ouvrit un placard et en sortit un énorme sac de croquettes, qu'elle agita en sortant sur la terrasse. Aussitôt, sortant de toutes les pièces, du jardin, descendant des arbres, une trentaine de chats de toutes les tailles et de toutes les couleurs se précipitèrent vers elle en miaulant et en ronronnant, se frottant contre ses jambes, se dressant sur leurs pattes arrière pour quêter une caresse. Dans la semi-obscurité – la seule lumière venait de la fenêtre du salon –, impossible de les distinguer. Gloussant, Astrid distribua gratouilles et câlins à toutes les têtes poilues qui passaient à sa portée tout en remplissant la dizaine de gamelles de fer-blanc alignées sur la terrasse, le tout sur le regard un poil condescendant de Gabriel qui l'observait par la fenêtre :
– Tu sais que plus de la moitié de tes bestioles ont des puces, j'espère ?
Astrid roula des yeux en remplissant une autre gamelle, puis décrocha de son mollet un petit chaton roux qui essayait de l'escalader :
– Si tu ne fais rien, sors-nous à boire, il doit y avoir de quoi faire un Bellini !
– Espèce d'addict.
Astrid lui jeta un regard blasé :
– Et il y a de quoi te faire un Dark Mai, espèce d'accro au sucre.
Rapidement, les deux Illusionnistes se retrouvèrent affalés sur le canapé, l'un sirotant le cocktail le plus sucré de la planète, et l'autre buvant à petites gorgées son Bellini tout en caressant le chaton roulé en boule sur ses genoux et qui ronronnait béatement. Dehors, il faisait nuit noire et seul le cri-cri des insectes troublait le silence. Les chats, ayant fini de manger, étaient partis vaquer à leurs occupations félines et nocturnes. La plupart d'entre eux étaient allés dormir dans différents endroits de la maison, néanmoins.
– Donc, déclara Gabriel en posant son verre sur la table basse. J'étais venu te parler, au fait.
– Une fois encore : le téléphone, ça existe.
– Je n'aurais pas eu de Dark Mai.
– Tu peux en faire apparaître à volonté !
– Ce n'est pas pareil, affirma l'autre avec mauvaise foi. J'étais donc venu te dire : ta distraction démoniaque semble s'être trouvé un territoire de chasse.
Le visage d'Astrid s'éclaira :
– Alyssa la démone ? Tu es sûr ?
– Yep, fit tranquillement son frère en faisant apparaitre une barre de chocolat dans sa main et en commençant à la grignoter. Et même si je persiste à dire que l'intérêt que tu portes à ce démon est malsain…
– Eh ! Elle est marrante.
– Tu l'espionnes, tu la suis à son insu, tu la regardes embrasser des gens, le tout avec la possibilité de la tuer d'un claquement de doigts, énuméra Gabriel. J'ai plongé dans gens dans des hallucinations de mauvaise téléréalité pour moins que ça.
Astrid grimaça. Pas faux. Elle savait à présent quelle était la marque de vêtements préférée d'Alyssa, quels concurrents démoniaque elle détestait le plus, et que l'Hôte de la démone avait les yeux bleus (Alyssa portait des lentilles de contact pour se rendre les yeux violets, parce qu'elle adorait cette couleur : et puis, elle avait essayé le rouge, et trouvait que c'était cliché). Bref, Astrid avait l'air d'une stalkeuse professionnelle.
– Mais je t'ai aidé, donc tu m'en dois une ? tenta-t-elle.
– Tu as accepté de ne pas donner l'alarme et je t'ai aidée à t'évader, rectifia Gabriel d'un ton plus froid. Tu avais besoin de partir plus que moi. Donc actuellement, tu m'en dois une.
Astrid regarda ailleurs. Gabriel avait touché un nerf sensible. Avant leur exil, leur fuite… Ils n'avaient pas exactement été proches. Les Archanges n'étaient proches de personne. Gabriel et Astrid se connaissaient surtout parce que qu'Astrid était une véritable plaie pour les Séraphins, encourageant le combat, l'action, cherchant des solutions, se plaignant et se récriant quand les ordres étaient de laisser tomber. Du coup, évidemment, la plupart des anges d'un grade inférieur l'évitaient, les autres Séraphins se disputaient avec elle, et les Archanges lui faisaient la morale.
Enfin, Michel et Raphael lui faisaient la morale. Lucifer, avant sa Chute, se contentait de remarques amusées qui hérissaient Astrid comme un chat pris à rebrousse-poil. Et Gabriel lui disait juste que leur famille devait rester unie et de garder son calme.
Donc, oui, Astrid avait eu besoin d'une issue de secours. Vite. Parce que douter, elle le faisait. Les ordres des Archanges la retenaient mais un jour, elle aurait forcément dévié du droit chemin, du chemin de l'obéissance absolue. Alors, oui, Astrid devait une fière chandelle à Gabriel, pas l'inverse.
– Hey, lâcha Gabriel d'un ton bourru en lui tendant une barre chocolatée neuve. Tu as faim ?
C'était purement rhétorique : les anges n'éprouvaient pas la faim. Astrid esquissa un petit sourire, et accepta l'offre de paix. Ainsi que la barre chocolatée.
– Alors, et Alyssa ? demanda-t-elle en la déballant.
Au début, Gabriel et Astrid étaient simplement des compagnons d'évasion. Gabriel était soulagé d'avoir réussi, et Astrid euphorique de découvrir la vie sur Terre. Histoire de ne pas être repéré à cause d'elle, Gabriel avait aidé Astrid à se camoufler totalement des yeux du Paradis et de ceux des Enfers, et lui avait conseillé de se faire passer pour une Illusionniste. Ils s'étaient séparés assez vite, mais ils avaient toujours gardé contact. C'était difficile d'être si seul dans un monde si étrange, sans aucun lien vers leur passé, leur origine. Parfois, ils se retrouvaient et discutaient des autres anges, déploraient le déchirement de leur famille, se moquaient du caractère de chien de Zachariah, se souvenaient avec amusement des blagues de Balthazar ou d'Uriel.
Ils pensaient qu'avec le temps, leurs visites s'espaceraient avec le besoin de parler du passé, et qu'ils finiraient par couper les ponts. Mais, bizarrement, Gabriel et Astrid s'étaient découvert un sens de l'humour commun, et au fil des décennies, leurs conversations avaient de moins en moins porté sur leurs anciens camarades et de plus en plus sur eux-mêmes et leurs vie sur Terre. Ils avaient parlé de leurs blagues, puis des gens et des créatures qu'ils avaient rencontrés, des endroits qu'ils avaient vus… Au bout de cent ans à peine (et c'était si peu, dans une vie d'ange !) ils étaient inséparables, comme s'ils avaient toujours été frère et sœur. Réellement frère et sœur, comme dans une vraie famille. Pas comme au Paradis qui était une famille plutôt bousillée (entre les grands frères qui se prenaient pour des petits chefs, Zachariah-môssieur-parfait, Lucifer et sa rébellion adolescente qui allait un peu plus loin que le fait de cramer des voitures, et les innombrables anges de moindre rang, comme une infinité de frères et de sœurs cadets, qui regardaient Archanges et Séraphins avec adoration sans avoir la moindre idée du fonctionnement réel du bazar).
Au point qu'à présent, Astrid tolérait les filles à demi-nues qui se baladaient perpétuellement chez son frère, et Gabriel acceptait les chats et les lubies d'Astrid. Même si elles étaient aussi bizarres que de suivre une démone.
(Même si celle-ci était drôle. Gabriel l'avait observé "faire affaires" et n'avait jamais autant rigolé de sa vie. Ce n'est pas tous les jours qu'on voit un démon roulé dans la farine et impuissant).
– Ah oui, la démone. Elle s'est trouvé un coin dans le Missouri, près d'une ville appelé St Louis. Ça va faire trois fois qu'elle apparaît dans le coin. Tu n'as pas remarqué ?
– Je transformais un connard en prostituée moche, se défendit Astrid.
Gabriel marqua un temps de pause.
– Ok, tu vas devoir me raconter celle-là. Enfin bref, ta démone et le démon en charge de cette zone ont l'air d'avoir une dent l'un contre l'autre parce qu'ils se chamaillent méchamment. Donc si tu cherches à la traquer à nouveau comme un prédateur sexuel en manque face à une innocente lycéenne…
– Je ne suis pas un prédateur sexuel, la vache, nom d'un chien, Gabe !
(Astrid avait ajouté à son répertoire de jurons quelques spécialités terriennes mais avait du mal à jurer avec le nom de Dieu ou de Jésus. C'était juste incongru.
Astrid avait par contre attribué à Gabriel nombre de surnoms au cours des siècles, et en ce moment, c'était "Gabe", ce qui avait fait grimacer Gabriel pendant presque un an avant qu'il ne se résigne).
– Admettons, fit Gabriel avec amusement. Tu vas te remettre à l'espionner, du coup ?
– Je trouve que c'est un hobby très sain.
– J'ai connu un pervers obsessionnel qui disait ça.
– Qui, toi ? se moqua sa sœur.
– Ha ha, très drôle. Mais, sérieusement, c'est glauque. Tu devrais au moins aller lui dire bonjour. Ou mieux : lui offrir des fleurs et un dîner aux chandelles !
Astrid jeta un regard en coin à Gabriel, qui souriait d'un air narquois, et plissa les yeux d'un air menaçant :
– C'est ça… Méfie-toi, je pourrais te prendre au mot !
– Même pas cap'.
– Si je le fais, je veux que tu te balades un mois en costume complet de Loki, menaça Astrid. Avec le casque à cornes et tout.
– Ce truc est ridicule !
– C'est toi qui as voulu prendre l'identité d'une divinité nordique !
– Mais ça va gâcher tout mon charme !
– Eh bien, pour t'épargner cette humiliation, je n'ai plus qu'à me remettre à suivre Alyssa sans me faire remarquer ! s'exclama joyeusement Astrid.
– Dis surtout que t'as la trouille, se moqua son frère.
– De quoi, de ta tête avec des cornes de bouc ?
– De te prendre un râteau.
– Quoi ?! Mais non !
– Mais si.
– Tu vas voir !
Et pouf, Astrid disparut, laissant derrière elle un emballage de barre chocolatée et un verre de Bellini presque fini. Gabriel se renfrogna en voyant qu'il venait de se prendre un vent puis, avec un haussement d'épaules, s'enfonça plus confortablement dans le canapé. Au bout de quelques secondes, un léger rire lui échappa.
Astrid s'était téléportée en embarquant le chat sur ses genoux.
oOoOoOo
Astrid apparut à St Louis, juste à côté du panneau indiquant l'entrée de la ville d'ailleurs. En pleine nuit. Avec un chaton roux réveillé en sursaut et très surpris dans les bras. À quelques pas d'un carrefour.
Un carrefour visiblement occupé.
Astrid se plaqua contre le mur de la maison à côté de laquelle elle était apparue, se rendant invisible. Enfin, elle et le chat. À cinq mètres de là, un homme d'une cinquantaine d'année observait avec prudence les deux jeunes filles qui s'engueulaient vigoureusement sur le tarif des âmes. Astrid sourit jusqu'aux oreilles : son émission préférée commençait.
– Mais il est vieux, son âme n'est pas si bonne !
– Quoi, tu insinues que c'est un pédophile ou un violeur ? Vous entendez ça, Max ?
– Ne l'écoutez pas ! protesta vigoureusement Alyssa. Je n'ai jamais dit que vôtre âme n'était pas de première fraîcheur ! Enfin, si. Mais…
– Mais vous devriez conclure un pacte avec quelqu'un qui apprécie votre valeur, n'est-ce pas ? sourit l'autre jeune fille d'un air carnassier.
– Mais je vous tuerai gentiment ! plaida Alyssa.
Le vieil homme sembla hésiter, puis pris sa décision et se tourna vers la rivale d'Alyssa :
– J'accepte ton marché.
Astrid haussa un sourcil tandis que le démon et l'humain s'embrassaient, sous le regard dégoûté d'Alyssa. Ce n'était pas la première fois que la démone rebelle échouait à conclure un pacte mais à en juger par son expression, cette fois-là, elle n'était vraiment pas passée loin. Avec un grognement, Alyssa se volatilisa. Sa rivale disparut, et l'humain tourna les talons. Une minute plus tard, Astrid se retrouva seule derrière son mur, et elle se détendit, redevenant visible et caressant machinalement le chat qu'elle avait toujours dans les bras.
L'Illusionniste fit volte-face… Et se trouva nez à nez ave Alyssa.
La démone avait, depuis la première fois qu'Astrid l'avait vue (où elle avait jeté ses talons-aiguilles), racheté des chaussures : des ballerines noires, à talons plats. Elle portait en bandoulière son sac à main gothique, avec sa boucle en forme de tête de mort et ses symboles satanistes longeant les coutures : le manche de poignard n'en dépassait plus, mais Astrid ne doutait pas qu'il était toujours là. La robe d'Alyssa était différente, aussi : c'était une robe bustier bordée de blanc. La jeune fille portait un boléro noir sur ses épaules pour se protéger de la fraîcheur. Un sourcil haussé et les bras croisés, elle regardait Astrid d'un air indéchiffrable.
L'Illusionniste resta stupidement figée deux secondes, ses réflexes d'ange lui criant de tuer le démon, puis elle se souvint que Gabriel avait dissimulé sa vraie nature (impossible pour quiconque de déceler leur essence divine), se dit qu'elle devrait dire quelque chose, eut un blanc, puis lâcha sans réfléchir :
– J'adore ce que tu fais !
Alyssa cligna des yeux d'un air ahuri :
– Pardon ?
– Bon, pas aujourd'hui, se reprit Astrid. Ça a visiblement raté. Mais je t'ai déjà vue négocier. Je suis une grande fan !
– … C'est une première, fit la démone d'un ton amusé. Et c'est pour ça que tu nous espionnes ?
– Oui, en quelque sorte, sourit Astrid.
Elle était en train de discuter avec un démon. Woah. Bon, ce n'était pas la première fois, certes, mais… Cette fois, c'était une discussion badine et civile et amicale, et ça, c'était une première.
Alyssa rendit son sourire à l'Illusionniste, puis la regarda de haut en bas, et Astrid se demanda ce que la démone pouvait bien penser. Astrid n'avait pas pensé à changer de vêtements et était toujours habillée comme quand elle était arrivée au Dakota. Elle portait un jean moulant bleu foncé, de petites bottes noires aux lacets défaits, et un débardeur de Metallica (oui, Astrid avait des goûts musicaux de merde, Gabriel n'arrêtait pas de le lui répéter). Le tout était couvert de poils de chat roux. Le regard de la démone s'était d'ailleurs arrêté sur le félin, qui la regardait avec un manque surprenant de frayeur, étant donné que les animaux étaient censés sentir le surnaturel.
– Il est adorable, ton chat, soupira la démone d'un air rêveur.
Astrid haussa un sourcil, regarda Alyssa (qui avait l'air attendri d'une gamine devant une peluche rose et particulièrement mignonne), regarda le chat (qui ne bronchait pas), reporta son regard sur Alyssa, puis tendit le félin à la démone à bout de bras :
– Tiens. Fleurs.
Alyssa re-cligna des yeux et répéta, incrédule :
– Fleurs ?
– Généralement, on offre des fleurs aux rendez-vous, non ? fit Astrid d'un ton complètement blasé.
– Mais… C'est un chat.
– T'en veux ou pas ?
– T'es folle, je le prends, il est trognon !
Et hop, elle prit le chat et le serra contre elle. Le chaton roux, tout content, se mit à ronronner contre la mince poitrine de la démone, qui sourit d'un air complètement gaga. Astrid ne put s'empêcher de glousser. Du coup, Alyssa reporta son regard sur elle, songeuse :
– Tu as parlé de rendez-vous. C'est un rendez-vous ?
– Ça dépend, fit Astrid prise au dépourvu.
Oui parce qu'à la base elle n'avait pas prévu de draguer un démon.
– Pas faux, admit Alyssa. Eh, il y a un bar en ville qui fait de très bon Mojitos, la Bouteille Déjantée, je t'invite ?
… D'un autre côté ledit démon (enfin, démone) n'avait visiblement pas de souci pour la draguer, elle.
– Tu es bien aimable pour une créature de l'Enfer judéo-chrétien, fit Astrid avec surprise.
– Je suis particulière.
– Je vois ça, rigola l'Illusionniste.
La démone sourit. Sans ses yeux rouges et avec le chaton dans les bras, elle avait l'air très humaine. Astrid percevait sa nature distordue et assombrie, elle sentait l'odeur de soufre dégagée par la créature, mais… Vu de près, l'âme d'Alyssa semblait moins corrompue que celle des autres démons. Et puis, elle n'agissait pas comme un démon normal. Plus comme une adolescente barrée.
– J'm'appelle Alyssa, se présenta la démone en tenant le chat d'une main pour tendre l'autre à la blonde. Démone des carrefours en freelance, touriste du monde terrestre et des boîtes de nuits à mes heures perdues. Et toi ?
L'Illusionniste sourit, et serra la main offerte en disant simplement :
– Astrid.
Enfin, techniquement, son nom d'ange était Sealiah, ange de l'énergie solaire et Séraphin des armées célestes. Mais elle avait inventé le nom d'Astrid afin de passer inaperçu sur Terre et s'était attachée à ce pseudonyme au point de le préférer désormais à son nom légitime.
– Astrid, répéta Alyssa en plissant les yeux d'un air calculateur. Et, sans vouloir être impolie, t'es quoi ?
Au moins c'était franc. Astrid ébaucha un sourire, et mentit avec aisance :
– Hum, ça dépend. On me donne plusieurs noms. Généralement celui d'Illusionniste.
– Oh, je connais ! T'aimes bien le sucre et tu fais chier les gens, c'est ça ?
– En résumé, gloussa Astrid.
– Je t'aime déjà. Alors, pour les Mojitos ?
– Ça marche.
Elle allait avoir un rencard avec un démon. Elle, Astrid, Sealiah du Paradis, Séraphin en fuite, compagne d'exil de l'Archange Gabriel porté disparu, allait boire un verre avec une démone voleuse de carrefours qui trouvait les chats trognons.
Gabriel n'allait jamais la croire.
Mais ça n'empêcha pas Astrid d'emboîter le pas à Alyssa tandis qu'elles remontaient ensemble la rue menant vers le centre-ville, brossant les poils de chats de son pull et écoutant le chaton roux ronronner comme un Diesel dans les bras de la démone.
– Mais je préfère les Bellini.
– Pas de souci, je connais un bar d'enfer, tu vas adorer. Eh, comment il s'appelle le chaton, au fait ?
oOoOoOo
– Tu as fait quoi.
Astrid prit le temps d'admirer à quel point Gabriel arrivait à faire sonner une question comme une affirmation et à quel point il pouvait avoir l'air ridicule avec la mâchoire pendante et un caleçon pour tout vêtement (au moins il avait arrêté de dormir à poil), puis répondit d'un air dégagé :
– J'ai pris un verre avec Alyssa hier soir.
– Et tu lui as offert un chat.
– Euh oui.
– Un chat qui s'appelle Fleur.
– Euh…
Gabriel explosa de rire. Astrid émit un reniflement dédaigneux et croisa les bras, puis haussa un sourcil en direction de son frère :
– Tu as perdu ton pari.
Ça calma direct l'autre Illusionniste. Astrid sourit, triomphale, et d'un claquement de doigts remplaça le caleçon de son frère par la tenue de Loki dans la mythologie scandinave : fourrures, pièces d'armures, pantalon vert, bottes de cuir, torse nu, casque avec d'immenses cornes, et un écriteau "j'ai couché avec un cheval" accroché dans le dos (ça c'était la touche personnelle). Gabriel se renfrogna.
– C'est juste pour un mois Gabe ! claironna joyeusement Astrid. Tu survivras !
– Je te déteste.
– Menteur.
Ils échangèrent de larges sourires carnassiers, puis Gabriel reprit son sérieux. Toujours en complète tenue de dieu nordique, il s'assit sur le canapé, obligeant un chat gris tigré à descendre avec un miaulement d'indignation, puis fixa Astrid d'un air grave :
– Tu vas devoir être prudente.
– Ce n'est pas la première fois qu'on croise des démons, se défendit Astrid.
– Généralement, on les tue, répliqua froidement son frère.
Pas faux. Surtout en ce qui concernait Astrid. Alors que Gabriel se contentait de dégommer tout démon qui le gênait, Astrid allait généralement beaucoup plus loin. Durant de très nombreuses années, et à intervalles réguliers, elle s'intégrait parmi les chasseurs et traquait tout ce qui sentait le souffre pour les poignarder avec sa bonne vieille dague angélique.
Mais ça faisait plusieurs années qu'elle n'avait pas chassé le surnaturel, Alyssa était super-fun, et c'est donc sans se démonter qu'Astrid objecta :
– On a vécu près de certains sans faire de vagues. Grâce à notre camouflage, ils ne savent pas ce qu'on est vraiment. Eh, on a même collaboré avec des démons à l'occasion !
– J'ai collaboré avec un démon une fois, rectifia Gabriel. Et ça a été involontaire. Il a tué le chasseur qui voulait m'empêcher de faire mon job.
Le job en question consistait à donner une leçon à un type qui aimait harceler les personnes dépressives par téléphones. Ça avait marché du tonnerre, le type était devenu psychotique et paranoïaque et avait fini à l'asile. Astrid lui avait rendu visite deux ans plus tard pour en remettre une couche. Il était toujours là, et complètement marteau à présent.
– Admettons, soupira la blonde. Mais tous les démons ne sont pas des… Des machines de guerres corrompues et avides de sang.
Gabriel lui lança un regard sceptique et Astrid roula des yeux :
– Eh, ils viennent d'âmes humaines ! Ils ont leurs propres buts, leurs propres objectifs. Je sais qu'ils ne sont pas gentils, ils sont même carrément l'inverse de gentils, mais certains sont très… Intéressants. Très humains.
– Pas faux, fit pensivement Gabriel.
Comme sa sœur le regardait avec ahurissement, il esquissa un sourire et précisa :
– Par exemple, Crowley est un insupportable connard, mais il diffère assez peu du requin des finances typiques qu'on trouve à Wall Street…
– Attends, attends. Crowley ? Alyssa bossait pour lui ! Tu sais qui c'est ?
– Hum ? Oh, oui. Je l'ai croisé une ou deux fois. Nous avons maintenu nos distances. Il n'est pas assez bête pour chercher des poux à un Illusionniste.
Un démon prudent, ce Crowley. Les Illusionnistes pouvaient être tués, certes, mais ils étaient également très puissants, et très sadique. Leur chercher noise, c'était souvent déclencher un sacré carnage.
Astrid se laissa tomber sur le fauteuil en face du canapé qu'occupait Gabriel, et se pencha en avant, avide :
– Alors ? Qu'est-ce que tu peux me dire sur lui ?
Son frère haussa les épaules et fit apparaitre un plateau de pâtisseries sur la table basse entre eux, avant de faire léviter un fondant au caramel jusqu'à lui et de le gober. Il déglutit, puis exposa d'un ton pensif :
– Pas grand-chose, je pense. Crowley est un démon puissant. Il a été humain et a vendu son âme aux démons des carrefours, puisqu'il en est devenu un…
– Tous ceux qui vendent leur âme aux démons des carrefours finissent comme eux ?
– Non, ils peuvent devenir des démons tout à fait communs. Mais tous les démons des carrefours ont un jour été des humains qui ont vendu leur âme à un carrefour. Donc ça a sans doute été le cas de Crowley.
Et d'Alyssa ? Astrid décida de garder cette question pour plus tard. Peut-être qu'Alyssa elle-même y répondrait. Gabriel, lui, poursuivit :
– Il a pris du galon dans la hiérarchie démoniaque des carrefours, jusqu'à devenir le patron il y a environ soixante ou soixante-dix ans, peut-être un peu plus… Sans doute en tuant Heige, l'ancien boss.
– Tu as connu l'ancien boss des démons des carrefours ? fit Astrid d'un ton impressionné. Tu as d'encore plus mauvaises fréquentations que moi.
– Connu est un bien grand mot… Disons que j'ai piégé un de ses contractants, et qu'Heige a dû se déplacer pour le libérer afin que ses chiens l'emportent. Elle n'était pas assez forte, bien sûr, mais je ne voulais pas attirer l'attention sur ma propre puissance, alors j'ai laissé partir le bonhomme. Je commençais à ne plus m'amuser de toute façon.
Astrid cligna des yeux :
– Heige était une femme ?
– Oui, une très vieille démone. Elle était sorcière au temps des âges les plus sombres. La légende veut que ce soit elle qui ait créé la race des démons des carrefours lors de sa vie humaine, se préparant ainsi un trône pour après sa mort.
– … Les démons sont tarés.
– Ça ne t'empêche pas d'en draguer une.
– Je ne la drague pas !
Gabriel haussa un sourcil :
– Tu vas me faire croire que tu n'es pas de ce bord-là ?
Astrid prit un air contemplatif, fixant le plafond :
– Eh bien, étant techniquement un ange et n'ayant donc pas de genre assigné, je pourrais être de tous les bords mais également d'aucun à la fois. C'est une question hautement philosophique sachant que la plupart des anges n'ont pas de sexualité, mais peut-être est-ce parce qu'ils ne prennent pas le temps d'en développer une ? Et s'ils en développent une, elle devrait être sans critères de genres ni de sexe… Pansexuelle sans doute. Ou asexuelle ? Ah, et j'imagine que la sexualité de l'ange doit être influencée par celle de son Vaisseau, et…
– N'essaie pas de détourner la conversation, menaça Gabriel. Je t'ai surpris en train de rouler un patin à Kali !
– C'était une expérience !
Oui parce qu'Astrid n'avait jamais ressentit d'attrait sexuel pour quiconque, alors elle avait patiemment expérimenté afin d'établir les limites de son asexualité. La conclusion était sans appel : le sexe, c'était vraiment pas son truc.
– Et toi aussi tu l'as fait, ne mens pas ! poursuivit-elle en agitant un index menaçant vers son frangin.
– Ce n'est pas pareil ! J'ai eu une relation avec elle !
La blonde haussa un sourcil :
– Parce qu'avoir une relation avec une déesse païenne tueuse et lui mentir au sujet de son identité, c'est mieux qu'un petit bisou de ladite déesse, uh ?
– … Tu marques un point.
– Et comment que je marque un point ! Et bref, non, je n'ai pas l'intention de draguer Alyssa. Je joue dans pas mal de catégories mais justement, les démons sont hors-catégorie.
Son frère la regarda d'un air calculateur, ce qui, avec le casque à cornes et la tenue d'un autre âge, était presque aussi drôle que sa tête abasourdie quand Astrid lui avait raconté sa soirée de la veille. La blonde retint un gloussement. Mais son envie de rire disparut dès que Gabriel ouvrit la bouche :
– Donc tu ne vas pas la revoir ?
– Euh…
Gabriel haussa un sourcil, et croqua dans une autre pâtisserie de son plateau :
– C'est bien ce que je pensais.
– Mais je ne vais pas la draguer ! se défendit Astrid. Ni coucher avec elle. Ni me marier avec elle ! Relax Gabe, je veux juste… Euh, je sais pas. Devenir pote ?
– Avec une démone.
– D'accord, c'est un haut niveau de connerie. Mais allez ! Elle aime les chats ! Elle est marrante ! Et sans pulsions meurtrières ! Enfin je crois. Et elle m'a offert un Bellini et une tablette de chocolat !
– La gourmandise est un péché, fit Gabriel d'un ton sentencieux.
Astrid haussa un sourcil, puis posa son regard sur le plateau de douceurs qu'il boulottait depuis cinq minutes. Gabriel eut la décence d'avoir l'air honteux. Pendant trois secondes. Ensuite il s'enfila un mini-millefeuille, puis reprit sa leçon de morale :
– Il ne faut pas qu'elle découvre ton identité. Il ne faut pas non plus que cette fréquentation risque de révéler à d'autres créatures ton identité. Ou la mienne ! Et sachant que cette Alyssa semble avoir l'instinct de survie d'une fondue au roquefort, tu imagines les risques que tu vas prendre ?
Astrid pinça les lèvres et redressa le menton avec fierté. Son frère poussa un long soupir, et s'affala un peu plus dans le canapé :
– Bon. Promets-moi juste d'être prudente. Et si Alyssa a ne serait-ce que le moindre soupçon…
– Je la dégomme. Je sais.
– Parfait.
Astrid cligna des yeux, étonnée, puis attrapa un petit gâteau sur le plateau de son frère avant de lâcher d'un ton prudent :
– Je m'attendais à moins de… tolérance de ta part.
– Quoi, tu pensais que j'allais t'interdire de la revoir ? répondit Gabriel avec surprise.
– Euh, honnêtement ? Oui.
Ce qui aurait quand même beaucoup ennuyé Astrid. Alyssa était hilarante. Mais son frère se contente de hausser les épaules :
– Tu es grande, tu peux te défendre, et nous avons des amis qui sont bien pires que des démons. Des créatures sans âge, des dieux meurtriers… Les démons ont beau être "l'adversaire désigné" de notre espèce, ils ont été humains. Ils peuvent ressentir de l'amour, de la peur et de la douleur, ces mêmes émotions que nous avons appris à ressentir à force de vivre sur Terre. C'est plus que ce qu'on peut dire de Baldur ou d'Odin.
Astrid fixa son frère sans réussir à masquer son étonnement, puis plissa les yeux :
– Qui êtes-vous et qu'avez-vous fait de mon frère qui invoque des prostituées avant son premier café du matin ?
– Eh ! protesta Gabriel. C'est mon quart d'heure annuel de philanthropie. Profite !
Astrid haussa les épaules et croqua dans son gâteau. Ce n'était pas si surprenant que ça. Gabriel et elle avaient passé tellement de temps sur Terre… Ils aimaient cette planète. Ils aimaient les humains. Ils aimaient cette capacité à pouvoir ressentir, à être heureux, à souffrir, à s'émerveiller. Nombre de leurs "amis" manquaient de ces capacités humaines : les démons pas plus que d'autres.
– Et il est devenu quoi, le chat que tu lui as donné ? fit Gabriel après un moment.
– Elle l'a gardé, répondit Astrid sans se troubler. Elle a une maison, figure-toi.
– Tu sais où ?
– Hey, on n'a pas échangé nos adresses !
Gabriel rigola, puis termina son plateau de douceurs avant de se lever et de s'étirer :
– Enfin bref ! Je vais y aller. Amuse-toi bien avec ta démone.
C'était toujours comme ça : son frère débarquait sans prévenir, restait deux ou trois jours à paresser en caleçon et à se goinfrer de sucreries, puis s'en allait à la recherche d'une distraction. Astrid fit apparaître une canette de Coca qui se trouvait auparavant dans le frigo, et la leva comme pour porter un toast à son frangin :
– Oublie pas que tu dois garder l'attirail.
Gabriel jeta un regard mauvais à ses fringues de Loki, puis se volatilisa. Comme ça, pouf. Toujours en costume complet de divinité nordique et avec un panneau "j'ai couché avec un cheval" accroché dans le dos.
Astrid éclata de rire, hilare, et ouvrit sa cannette avec un pschhhh victorieux, avant de sortir son téléphone de sa poche et de composer le numéro qu'Alyssa lui avait donné la veille, entre deux plaisanteries sur les fantômes.
– Hey, Alyssa ? Ça te tente d'aller à Vegas ?
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A suivre !