Salut, lecteurs.

Ceci est la traduction de la fanfiction The North Remembers, par Silver Raven Star - avec la bénédiction de l'auteur, ça va de soi. Celle-ci recouvre l'équivalent des tomes 6 et 7 d'un Chant de Glace et de Feu, et s'étend, tenez-vous bien, sur 113 chapitres (autant dire que j'ai des mois et des mois de travail qui m'attendent). Elle est naturellement truffée de spoilers sur les cinq tomes précédents.

J'espère que vous apprécierez cette suite officieuse autant que moi, et vous souhaite une bonne lecture.


Prologue

Le ciel assombri était encombré de corbeaux, et les morts s'agitaient dans les arbres en-dessous.

Le patrouilleur se tenait là, observant les frôlements et les bruissements, les ombres à peine vues avant de disparaître à nouveau, les mouvements qui ne semblaient pas être plus que la caresse du vent qui soupirait. Il avait neigé avant l'aube, et il neigerait encore avant la suivante. L'air était chargé d'un froid à geler les os qui annonçait le blizzard tout proche.

Le patrouilleur ne le ressentait pas, pas plus qu'il ne ressentait la douleur ni la faim ni l'amour ni la peur. Depuis près de trois lunes il gardait cette porte dans le flanc de la colline, bien que peut-être il n'en eût pas besoin. La fissure était étroitement entrelacée de vieilles barrières, des œuvres de grand pouvoir, bronze et fer et sang, qui empêchaient les morts d'entrer. Qui l'empêchait d'entrer. Il avait toujours l'usage de la parole et de son intelligence et quelques minces fragments de son âme et de ses souvenirs – mais rien avant qu'il fût de nouveau né dans la neige. Rien du temps où il avait été un homme vivant.

Rien sauf son devoir.

Ils étaient en-dessous, tout le groupe. L'enfant brisé et le géant et les deux paludiers aux yeux verts, ceux qu'il avait menés si loin à travers les étendues sauvages du Nord, d'abord sur son élan, et puis quand l'élan était mort, à pied. Plus loin au-delà du Mur qu'il n'avait jamais patrouillé, du temps où il était encore vivant. Pour aller voir l'homme sous la colline, cette colline. Le vert-voyant, la corneille à trois yeux, et les enfants. Les enfants de la forêt, les gardiens qui maintenant le tumulus protégé contre des choses comme lui et les choses qui rôdaient dans les bois en contrebas.

Le patrouilleur posa une froide main noire sur son épée. Cela il s'en rappelait mieux que tout le reste : avant les neiges, son devoir, sa vie, son serment était de tuer ces choses. Les lents spectres désordonnés qui pouvaient trébucher sur toute la lame d'une épée longue et tordre la tête d'un homme entre leurs mains pâles et molles, tordre jusqu'à ce son cou se brisât et le sang chaud en jaillît. On pouvait trancher le bras de cette chose, et elle continuait à venir. La seule façon d'en venir à bout était le feu.

Pourtant les spectres étaient simplement des cadavres réanimés, des hommes ordinaires. C'étaient leurs nécromanciens les véritables horreurs. Minces comme des épées et aussi gracieux que des couteaux, leur armure faite de verre laiteux et d'ombre stellaire, leurs lames de glace qui brisaient tout acier mortel, aussi grands que la peur et des yeux, bleus, bleus qui ne contenaient aucune âme de ce monde. Les marcheurs blancs. Les Autres. La raison même pour laquelle le Mur avait été élevée, imprégné de sortilèges et de barrières cent fois, mille fois plus puissants que celles-ci. Le bouclier qui garde les royaumes des hommes. Il n'avait jamais été créé pour les garder du peuple libre, les sauvages, bien que nombre de ses frères l'eussent pensé. Les sauvages n'étaient que des hommes. Plus rudes et rustres que la moyenne, mais toujours des hommes.

C'étaient les spectres et les Autres qui s'assemblaient en bas, le patrouilleur le savait. Nuit après nuit ils cherchaient à voir si la voie leur était toujours barrée, et nuit après nuit – jusque-là – elle l'était. Le pouvoir des enfants était la seule chose aussi ancienne et implacable que le pouvoir des Marcheurs, encore trop vert, trop vivant pour souffrir le contact de la mort. Les enfants avaient enduré la venue des Andals et de la Foi et des milliers d'années de persécution par le peuple libre et les Nordiens ensemble. Certainement ils avaient la force de tenir encore des milliers d'années.

Pourtant la barrière s'affaiblissait.

Le patrouilleur ne savait comment, ni pourquoi. Même quand il vivait, il n'avait pas été homme à se pencher sur des parchemins poussiéreux et les querelles de maistres morts de puis longtemps. Il se moquait de savoir d'où venaient les Autres ou pourquoi ; c'était simplement son devoir de les pourchasser. Pourtant chaque jour, il pouvait se tenir légèrement plus près de la fissure dans le rocher que la journée d'avant, n'étant plus aussi violemment repoussé. Le pouvoir des enfants était fort, oui, et durant la Longue Nuit ils avaient affronté des attaques dix fois plus sauvages, dix fois plus longues. Et ils avaient tenu.

Mais c'était un autre âge du monde. Et les vents froids se levaient.

Par habitude, le patrouilleur resserra les restes déchiquetés de son manteau noir autour de ses épaules, ajusta l'écharpe qu'il portait toujours sur son nez et sa bouche. Tout homme vivant serait en train de grelotter violemment, ses mains cachées sous ses aisselles et de la glace encroûtant son cache-nez à cause de sa respiration. Mais aucun brouillard ne montait de la respiration du patrouilleur, puisqu'il n'en avait plus. C'était pour le mieux. Aucun homme vivant ne pourrait se dresser ici comme une sentinelle. Aucun homme vivant ne pouvait tenir.

Au-dessus de lui, les corbeaux continuaient à brailler, ombres volantes se détachant sur le crépuscule qui tombait. Le patrouilleur refusait de croire la moitié de ce qu'ils lui racontaient. Ils murmuraient à propos de dragons dans les Terres de l'Orage, de morts dans un château rouge, d'un mourant dans une cellule de glace, d'une épée de feu éteinte et de deux rois dans des cages, d'un monstre à l'apparence humaine qui rôdait dans les halls de pierre de l'hiver. Les ténèbres, appelaient-ils. Les ténèbres et la mort.

Il y en avait un… le mourant dans la cellule de glace. Pour une raison qu'il ne pouvait formuler, le patrouilleur sentait qu'il était supposé se rappeler quelque chose à ce sujet. Qui était l'homme ? Pourquoi se mourait-il ? Et la glace, une cellule de glace – rêvait-il, ou y avait-il eu de tels endroits sous le Mur. Oui, il y en avait. Elles étaient réservées uniquement pour les plus misérables de tous : les parjures, les déserteurs manqués, les pillards capturés, les vendus et les traîtres. Pourtant l'homme mourant – ou était-ce un gamin ? - portait un manteau aussi noir que celui du patrouilleur.

Trahison, pensa le patrouilleur, mais sans pouvoir comment ou ce qu'il savait. Le soleil enflé, cramoisi, avait presque disparu, et alors l'assaut commencerait pour de bon. Il n'avait pas de feu ; il ne pouvait l'allumer il le consumerait aussi aisément qu'il le ferait pour les autres. Pourtant il avait toujours son épée longue, et son courage. Et sa conviction profondément ancrée qu'il ne pouvait autoriser les morts à passer. Que le garçon et le géant et les paludiers, en bas dans le cœur de la colline avec les enfants et la corneille à trois yeux, devaient être protégés à tout prix.

Le patrouilleur tira son épée. L'acier sombre renvoya un éclair, brillant tel un phare. Eh bien, il ne se souciait pas de dévoiler sa position. Chaque jour le soleil arrivait plus tard et repartait plus tôt, et il en était partiellement reconnaissant. Car sa lumière le faisait également souffrir, bien que pas autant que les spectres.

Je ne puis durer éternellement. Si même les Autres pouvaient être détruits – par le feu, ou par le verredragon – alors le patrouilleur n'avait pas la moindre illusion sur la durée de cette vie après la mort. Par le soleil ou par le feu, par une lame ou par sorcellerie, par force ou par trahison, l'âme maudite qui tenait ses os et ses tendons se déferait. Et les barrières s'affaibliraient et se briseraient. Et les ténèbres affamées se précipiteraient sous la colline, et ce serait la fin de tout.

Pas tant qu'il reste un souffle dans mon corps, aurait pensé le patrouilleur autrefois. Pourtant il n'en avait plus. Il ne savait rien de sa résurrection, pourquoi il était revenu ainsi et pas en tant que spectre. Cela n'avait jamais été sa tâche.

Le crépuscule vira au noir. Les étoiles commencèrent à poindre, et les autres aussi. Un rang après l'autre ils gravirent la colline, leurs doigts noirs griffant la neige fraîche. Des yeux bleus brillaient comme des étoiles de saphir. Ici et là il pouvait voir un éclat argenté tandis qu'un Autre ondulait comme de la soie, montant en ondulant le long de l'éperon rocheux avec une beauté mortelle venue d'un autre monde.

Le vent se mit à souffler plus fort. Un gémissement, puis un hurlement. De lourdes enclumes de nuages se refermèrent sur la lune décroissante. Les premiers flocons se mirent à tomber, s'amoncelant sur les épaules du patrouilleur et son capuchon. Il les balaya, quoique sans craindre le froid. Quand il était vivant, il avait su que si on se construisait un abri au plus profond des bois, une bonne couche de neige conserverait la chaleur à l'intérieur, vous empêcherait de geler à mort. Cela faisait si longtemps.

De plus en plus nombreux ils venaient. Ils paraissaient sans fin, grimpant aveuglément les uns sur les autres, leurs pieds nus tapotant la neige. La glace tourbillonnait et frappait et mordait, des arbres vieux de plusieurs millénaires pliaient et grinçaient, et du bosquet de barrals au-dessus d'eux on ne voyait à peine que la tache rouge sang de leurs feuilles. Cette tempête tuerait une armée de vivants, et ce n'est encore que l'automne.

Quand les premiers l'atteignirent, le patrouilleur commença à combattre. Il pouvait entendre la vibration des barrières dans les pierres, fit attention à ne pas trop s'en approcher. Les spectres qui le firent furent violemment projetés au bas de la colline. Bientôt il y eut un fouillis de membres éparpillés rampant vaillamment vers le sommet. Du sang noir gelé coagulait sur la neige.

Le patrouilleur n'avait jamais besoin de s'arrêter pour souffler, ne ressentait ni soif ni faim. Le veilleur sur les murs, l'épée dans les ténèbres. Il avait prononcé ces mots autrefois, et d'autres, devant un barral fort semblable à ceux qui se dressait au-dessus de lui. Les anciens dieux. Au nord du Mur, les seuls dieux. Le patrouilleur ne croyait à présent plus aux dieux. Ce qui était compréhensible, en considérant les choses. Quel genre de dieux créeraient ceci ? Le créeraient, lui ? Non. Il resterait ici jusqu'à l'aube, et se battrait. Son épée n'était pas d'acier ordinaire, pouvait trancher les fils ensorcelés qui maintenaient ces créatures en un seul morceau. Mon devoir. Pas même la mort ne pouvait l'arrêter. Un autre souvenir, trop faible pour être décrit par des mots, quelque chose que son frère avait dit autrefois. Mais était-ce un frère noir ou un frère de sang ? Son frère de sang, il y en avait eu deux, quelque chose qu'il devait se rappeler – mais non, il devait combattre…

Et puis il vit le loup géant.

La bête du garçon éclopé. Warg. Changeur de peau, c'était bien ce qu'il était. Il pouvait rejeter son corps et ses jambes inutiles et courir comme un seul être avec son grand loup gris aux yeux dorés, le loup qui s'appelait – le patrouilleur trouvait cela ironique – Été. Été n'était pas descendu dans le tumulus des enfants avec son maître. Une partie son âme il pouvait être, mais une partie seulement. Le reste était aussi sauvage que les bois, et les enfants ne mangeaient pas de chair, uniquement des baies, des racines et l'eau de leur source secrète. Un loup ne pouvait vivre avec un tel régime. Et les enfants étaient de la viande.

Non qu'il y en eût beaucoup là-haut. A peine un écureuil. Et donc le loup géant devenait plus maigre et plus affamé et plus sauvage avec le temps qui passait. Le patrouilleur ne pouvait dire si le garçon était en lui, si le lien survivait toujours, si le loup se rappelait – plus que lui.

Mais à présent, Été se trouvait enfermé dans un cercle de spectres. Et d'autres arrivaient.

Le patrouilleur vit le loup gronder, découvrant des mâchoires dégoulinant de bave, bousculant les morts qui l'enserraient de tous côtés. Ses yeux dorés luisaient presque autant que leurs orbites bleues. Puis il se leva sur ses fortes pattes arrière, et en percuta un de plein fouet. Loup et spectre s'écrasèrent dans la neige, des doigts noirs et morts agrippant l'épaisse fourrure grise de la gorge d'Été.

Le loup géant mordit, se cabra et lutta, mais ne put déloger son attaquant. Encore et encore il roulèrent dans la neige, se battant sauvagement. Le loup était aussi fort que du vieux fer, mais c'était toujours une chose vivante. Il pouvait être tué. Et s'il l'était, et se relevait de nouveau, mort-vivant, comme les spectres le faisaient avec chaque animal qu'ils pouvaient –

Cela serait la fin du garçon. Cela serait la fin du patrouilleur. Cela pourrait bien être la fin des enfants, et mettre un terme à l'espoir faiblissant d'un printemps.

Je dois le rejoindre, pensa vaguement le patrouilleur.Je dois le sauver.

Pourtant rejoindre Été signifiait quitter la porte, l'entrée, où il se tenait depuis trois cycles de lune…

Les gesticulations du loup commençaient à perdre de la force. Ses grondements se changeaient en un jappement étranglé et de l'écume coulait de ses mâchoires.

Maintenant ou jamais.

Le patrouilleur replia ses jambes sous lui, et mit toute sa force dans un unique bond puissant. Par-dessus les têtes des spectres grouillants il prit son essor, et pendant un moment il crut pouvoir voler. Puis il s'écrasa, atterrissant, roulant, puis courant.

Son épée frappa le spectre pile à travers l'arrière de son crâne. Une explosion de matière cérébrale pourrie, un épanchement gonflé de sang noir, des morceaux d'os brisé. Même un spectre ne pouvait manquer de remarquer quand la moitié de sa tête était tranchée, et la chose tressauta comme frappée d'apoplexie, se tortillant en arrière comme un poisson empalé sur un harpon. Été dérapa pour se remettre debout et ouvrit les mâchoires en grondant.

Pourtant à présent le spectre presque décapité se retournait contre le patrouilleur.

Il leva son arme. Viens à moi.

Ce que fit la créature. L'instant suivant ils échangeaient des coups, et l'épée du patrouilleur déchira le ventre pâle du spectre et une corde d'entrailles gelées s'en échappa. Pourtant la chose ne s'arrêta pas. Des mains froides agrippaient d'autres mains froides, tordant et arrachant et déchirant, frappant et s'agrippant et broyant. Tête contre tête ils s'affrontèrent, et le cercle d'hommes morts regardait en silence.

Et l'épée du patrouilleur se brisa.

Il n'entendit qu'un son perçant, tremblant et bourdonnant comme un nid de frelons furieux. Puis son épée ne fut plus qu'échardes, la garde un moignon, et il lança le bras en avant pour en enfoncer les restes dans l'œil du spectre jusqu'au pommeau. Mais l'autre ne s'arrêtait toujours pas. La puanteur de la charogne lui arrivait par bouffées. Il tordit le poignet.

L'œil éclata. Coula en une gelée noire qui sifflait et fumait et marqua l'acier comme de l'acide. Pourtant l'autre luisait encore. Il voyait.

Le patrouilleur perdit l'équilibre. Il tomba dans une congère dure comme de la pierre. Le fantôme de la douleur courut dans la jambe qu'il avait coincée sous lui. Au-dessus et autour et sur lui, les spectres grimpèrent avidement vers la porte.

Les barrières… Le patrouilleur ne pouvait voir si elles luisaient toujours. Le feu les éloigne. Mais il n'y avait pas de feu. Les ténèbres. Les ténèbres et la mort. Les corbeaux le lui avaient dit.

Les corbeaux.

Ils plongeaient depuis les arbres, béquetant et battant des ailes et criant. De sombres becs recourbés creusaient sauvagement dans la chair ensorcelée et les yeux fixes. La neige tombait plus fort.

L'épée brisée tomba de la main du patrouilleur. Il ne pouvait se lever.

Un éclat de lune scintillant tomba sur lui. Des pas sur la neige aussi doux que le baiser d'une mère.

Pas un éclat de lune. Pas une mère.

L'Autre se dressait au-dessus du patrouilleur. Si près, le froid qui s'en écoulait paralysait. Profondément enfoncés dans son crâne ses yeux luisaient d'une lumière monstrueuse, intelligente.

Il tendit une main élégante. Il souleva le patrouilleur par la gorge.

Il était mort, il n'y avait pas de flux d'air à étouffer. Pourtant le froid le saisit comme une lance, comme du feu. Des ongles bleus et gelés s'enfoncèrent dans son cou.

Mort, criaient les corbeaux. Mort.

Il y a des choses plus sombres que la mort, pensa le patrouilleur.

Les doigts de l'Autre s'enfoncèrent plus profondément dans sa chair. Sa force touchait à sa fin. Le bouclier qui garde les royaumes des hommes.

Oui, et ne l'avait-il pas fait ? Au-delà de la mort ? Au-delà de la peur ? Il n'était pas un parjure.

Dans le noir un loup hurla sauvagement. É. Mais l'été ne viendrait jamais.

L'hiver arrive. Ces mots, ils avaient signifié quelque chose d'autre avant. Mais à présent ils n'était que la dure et immuable vérité.

L'autre ouvrit les doigts. Le patrouilleur tomba en silence dans la neige.

Au sommet de la colline, les barrières frémirent, et moururent.