Plissant les yeux dans la vive lumière du jour, les nains fugitifs sortaient, un à un ou par petits groupes, de la grotte. Certains se protégeaient le visage de leurs mains : cela faisait des années, voire des dizaines d'années qu'ils n'avaient pas vu la lumière du soleil !

Certains cédèrent aux larmes, et Mahal sait pourtant qu'il n'est pas aisé de faire pleurer un nain ! Une naine aux cheveux poivre et sel tomba aux pieds de Thorin en lui embrassant frénétiquement les mains, balbutiant des remerciements éperdus. D'autres semblaient sur le point de suivre son exemple et le roi se dégagea, sans brutalité, releva la femme et se hâta de donner ses instructions :

- Nous ne pouvons pas rester ici. Nous avons un plan pour échapper aux orcs mais il faut marcher encore. Allons ! Le plus dur est derrière nous. Nous ferons une pause dès que possible.

Il eut un petit sourire dans sa barbe hirsute et ajouta :

- Quant aux remerciements, vous les adresserez à ces deux lascars !

Il désignait Fili et Kili qui, tout naturellement, se tenaient côte à côte.

- Ce sont eux, si j'ai bien compris, qui ont manigancé tout ça... Sans eux, nous n'aurions pas pu faire grand-chose.

Là-dessus, son expression devint faussement sévère et il ajouta à mi-voix, à l'adresse de son neveu -le seul du moins qu'il connaisse comme tel :

- Fili, il faudra quand même que tu m'expliques ce que tu fais ici !

- Toi aussi ?! C'est une manie !

- Ne t'avais-je pas ordonné de te mettre à l'abri ? Qu'est-ce que tu es venu faire dans ces montagnes infestées d'orcs !?

Le jeune nain demeura un instant interdit :

- Tu veux dire que...

Il se tourna vers Kili et acheva :

- ... tu ne lui as rien dit ?

- Ce... c'était ma faute, dit aussitôt Kili, se méprenant sur le sens de ses paroles. Il ne voulait pas venir, mais je l'ai harcelé nuit et jour jusqu'à ce qu'il cède. Je ne voulais pas le mettre en danger, mais... mais...

Il se tut, à court d'argument. Thorin le regarda. Longuement. Le jeune nain parut intimidé et se tortilla d'un air embarrassé. D'une voix sourde, le roi nain posa enfin la question qui le préoccupait depuis des heures :

- Qui est celui-là ?

Ses yeux étincelaient.

- Je ne l'avais jamais vu avant aujourd'hui... je crois. Bien que... mais en tous cas, c'est un fier petit gars et il a fait preuve d'une belle bravoure !

Kili rougit sous le compliment et, plus intimidé que jamais, baissa les yeux. Venant d'un nain tel que celui-là, le moindre éloge se chargeait d'une belle valeur !

- Alors il ne t'a vraiment rien dit ?! s'exclama Fili, abasourdi et plutôt amusé. Tu ne vas pas le croire ! C'est un miracle, mon oncle. Figures-toi que...

Il n'eut pas le loisir de poursuivre. Comme dans un rêve, Thorin l'écarta négligemment et s'avança vers Kili, plus embarrassé que jamais et ne sachant quelle contenance prendre. Thorin s'approcha à le toucher, détaillant son visage avec une extrême attention.

- Tu as les yeux de ta mère, dit-il enfin, d'une voix que l'émotion rendait encore plus rauque qu'à l'ordinaire. Pas seulement les yeux, d'ailleurs.

Il leva une main, comme pour passer ses doigts sur le visage du jeune nain, mais retint son geste.

- ... la forme du visage... l'expression...

Que répondre à cela ? Kili n'avait jamais vécu situation si embarrassante !

- Et vous êtes mon oncle, dit-il d'une petite voix. Fili m'a beaucoup parlé de vous...

- Vous ? répéta Thorin d'un ton bourru.

Mais ses yeux riaient.

- Mon garçon, il n'est pas d'usage de vouvoyer les siens !

- C'est lui qui a découvert l'entrée de la rivière souterraine, dit Fili, très fier de son jeune frère. Et qui a imaginé d'en détourner le cours pour vous aider à fuir. C'est lui aussi qui a insisté pour se laisser capturer et venir vous avertir, de façon à ce que vous mettiez les événements à profit.

- Il en faut de l'imagination, pour avoir pensé à ça !

- Oui, et pour marcher dans une telle combine aussi !

- Et toi, Fili, tu faisais quoi, pendant ce temps ?

- Rien ! grogna Fili, soudain de mauvaise humeur. J'ai passé mon temps à me morfondre et à me mordre les doigts de l'avoir laissé faire !

- C'est faux ! protesta aussitôt Kili. Toi tu as achevé le barrage et détourné le cours de la rivière ! Et c'était extrêmement dangereux, d'autant que les orcs pouvaient surgir à tout moment !

- Il n'y avait que deux jeunes fous pour se lancer dans une aventure pareille ! laissa tomber Dwalin.

Mais il souriait et ses yeux, qui s'étiraient vers les tempes, pétillaient. Il hocha la tête et se tourna vers Thorin :

- Tu peux être fier de tes neveux, dit-il avec chaleur. De même que les nains peuvent être fiers de leurs princes.

Un murmure d'approbation courut les rangs, il se murmura des remerciements et des hommages. Fili et Kili, à présent aussi gênés l'un que l'autre, finirent par simplement s'incliner, bien en choeur, plutôt mal à l'aise d'être soudain le centre de l'attention générale.

- Partons ! dit enfin Thorin. Vous nous raconterez plus tard tous les détails, et comment vous vous êtes retrouvés. Nous ne pouvons pas rester ici.

ooOoo

Il leur fallut près de deux jours de marche pour atteindre la rivière qui devait leur permettre d'échapper à leurs ennemis et de commencer leur long périple de retour. Thorin postait des guetteurs en arrière-garde, chargés de s'assurer que les orcs ne les pourchassaient pas. Pas encore, du moins, car ils savaient tous que cela allait arriver. Il fallut aussi faire des pauses, afin de laisser souffler les malheureux esclaves, exténués, et soigner les blessés dans la mesure du possible.

Une fois sur place, sans perdre de temps, ils établirent un campement sommaire, placèrent des guetteurs et entreprirent la fabrication des radeaux dont Fili avait eu l'idée. Thorin avait exempté les plus faibles de tout travail pénible et leur avait confié soit la surveillance du camp soit celle des feux et la cuisson des aliments (ils devaient pour le moment se satisfaire de racines bouillies et de baies, bien que Kili et son frère, les seuls à avoir encore un arc, passent beaucoup de temps à chasser. Les deux jeunes gens faisaient de leur mieux mais ils ne pouvaient, à eux seul, fournir du gibier à tant de gens. C'était donc chacun son tour.

Le chantier avançait rapidement, et peut-être d'autant mieux que l'état d'esprit des nains était encore indécis : d'un côté, ils étaient galvanisés tant par l'espoir que par la peur de retomber aux mains des orcs (d'autant plus que dans ce cas, ils savaient tous que les représailles seraient terribles !). En même temps, ils étaient encore tellement accoutumés à obéir et à travailler dur qu'ils suivaient aveuglément les ordres qu'ils recevaient. Ils semblaient encore surpris lorsqu'on leur faisait remarquer qu'ils pouvaient prendre un peu de repos. Le coeur serré, Thorin et Dwalin virent plusieurs fois des malheureux esquisser une courbette servile devant eux ou avoir un geste de frayeur, lever un bras comme pour se protéger, pour un mot trop vif, pour un rien, les regarder avec de grands yeux effrayés... Aucun des deux amis n'était très sentimental ; ils bougonnaient seulement qu'ils n'étaient pas des orcs et n'avaient pas vocation à malmener leurs semblables, mais leurs coeurs, pourtant rudes, saignaient de voir les leurs ainsi amputés de leur fierté et de leur libre arbitre.

Ce jour-là, tandis qu'ils allaient d'un groupe à l'autre afin de superviser les travaux, Dwalin posa sa main, avec brusquerie, sur le bras de son roi et ami :

- Thorin ! fit-il d'une voix encore incrédule.

Son visage exprimait la surprise mais ses yeux noircissaient de seconde en seconde tandis que, peu à peu, c'était la colère qui envahissait ses traits.

Thorin suivit la direction de son regard et durant un instant n'en crut pas ses yeux : Mordin se trouvait parmi les nains qui les avaient suivis. Il travaillait seul, comme si aucun autre nain n'acceptait de se tenir à son côté, avec ce même visage lointain, dépourvu de tout sentiment, de toute émotion ou même d'expression qu'ils lui avaient vu le soir de leur escapade à la recherche de salpêtre. Tout à coup, il s'aperçut que les deux compagnons le regardaient, abandonna sa tâche et leur fit face, l'air un peu absent, presque étranger à la scène. Thorin fit un mouvement mais Dwalin l'arrêta :

- Laisse-moi m'occuper de lui, gronda-t-il d'une voix basse qui contenait un monde de menaces.

Sans répondre, le roi nain marcha carrément vers celui qui les avait trahis, et combien d'autres avant eux ! Dwalin lui emboîta le pas mais Mordin ne broncha pas.

- Je m'étonne que tu aies eu l'audace de nous suivre jusqu'ici ! siffla Thorin entre ses dents. A moins que tu continues à renseigner les orcs ? Tu es toujours en contact avec eux ?

- Non, répondit Mordin. Comment le pourrais-je ?

- Alors à qui comptes-tu nous vendre, cette fois ?

- A personne.

- Menteur !

Le jeune nain haussa les épaules, l'air totalement indifférent.

- Je ne peux pas vous forcer à me croire... d'ailleurs, ça m'est égal, dit-il. Allez-y, tuez-moi. Qu'est-ce que vous croyez ? Que je ne savais pas que ça finirait comme ça ?

- Pourquoi nous as-tu suivis, dans ce cas ?

- Pour revoir l'extérieur, répondit le garçon sans hésiter, tandis que l'un après l'autre, les nains alentours levaient la tête pour écouter. Je n'arrivais plus à en retrouver un seul souvenir précis. J'ai passé presque toute ma vie dans la mine.

- Mais tu savais que ça finirait mal ?

Mordin haussa à nouveau les épaules.

- J'ai toujours été en sursis. Toujours. J'ai échappé par miracle au Massacre. Mes parents et mes frères sont morts devant moi. J'ai supplié les orcs de m'épargner, je leur ai juré de faire tout ce qu'ils voudraient, toujours ! Et je l'ai fait, pour survivre. Ca m'était égal. Je n'avais de toute façon plus rien à perdre, autre que ma propre vie. Je me disais : "un jour de plus de gagné". Mais j'ai toujours su que ça ne pourrait pas durer toujours. Pas toujours... rien ne dure.

- Et tous ceux que tu as envoyés à la mort ?! questionna Dwalin d'un ton dans lequel roulaient de sombres menaces.

Mordin haussa les épaules :

- Il en mourait tous les jours. Quelques-uns de plus ou de moins... ils ne pouvaient rien pour moi. Ils ne pouvaient même rien pour eux-mêmes ! Les orcs, eux, pouvaient tout. Plus de nourriture, moins de travail, une sécurité relative. Ils me changeaient régulièrement de groupe... et voilà tout.

Thorin hocha la tête d'un air écoeuré.

- Pourquoi aurais-je dû me soucier des nains ?! glapit Mordin, piqué au vif.

Il eut un regard de défi et balaya le cercle qui s'était lentement formé autour d'eux.

- Pourquoi aurais-je dû me soucier de vous ?! Aucun n'a su empêcher le Massacre ! Aucun, pas même vous, n'a su empêcher tout ce qui est arrivé ! les orcs, eux, sont tout-puissants ! Ils me l'ont dit, les nains sont appelés à disparaître. Les elfes et les hommes également. Il ne restera que les orcs ! Ils seront les seuls maîtres de la Terre du Milieu !

- Ca suffit ! rugit Dwalin. Prononces encore un seul mot et je t'arrache la langue !

Thorin lui lança un simple regard et fit un signe presque imperceptible. Le guerrier, contre toute attente, ne toucha pas à sa hache de guerre et saisit le fouet qui était demeuré enroulé à sa ceinture depuis leur évasion.

- Tu ne mérites pas une mort honorable, laissa-t-il tomber avec mépris.

Une lueur de peur passa dans le regard de Mordin qui esquissa un pas en arrière. Un seul, parce qu'un nain derrière lui le repoussa brutalement vers Dwalin qui, prestement, enroula la lanière du fouet autour de son cou et la tordit, tout en passant à son tour dans son dos.

- Meurs comme le maître que tu as si bien servi !

Mordin porta les mains à la courroie de cuir qui se resserrait autour de sa gorge mais ne chercha ni à crier ni à se débattre. Alentours, plusieurs nains hochèrent la tête et murmurèrent leur approbation.

Un seul osa s'interposer :

- Mon... oncle... seigneur Thorin... émit une voix un peu timide, un peu hésitante.

Ils se retournèrent pour voir Kili, un rien tendu. A quelques pas de là, Fili qui, torse nu, tenant négligemment une hachette au bout de ses doigts, s'était approché avec les autres, abandonnant l'équarrissage des troncs d'arbres auquel il travaillait, considéra son frère avec surprise. Visiblement, il était pris au dépourvu et n'avait aucune idée de ce qui se passait dans la tête de son cadet.

- Vous devriez l'épargner, dit doucement Kili.

- Pardon ? gronda Thorin.

Dwalin ne dit rien mais il hocha la tête d'un air de profonde commisération, comme si jamais de sa vie il n'avait rien entendu de plus absurde ou de plus stupide. De plus lâche, peut-être ?

- Kili ! fit Fili sur un ton de reproche dans lequel, peut-être, perçait un peu de déception.

Mais le garçon ne se démonta pas. Il fit un pas en avant, conscient de la réprobation générale, toussota pour affermir sa voix qui, il fallait l'admettre, lui manquait un peu en pareil moment, enfin poursuivit :

- Bofur m'a raconté ce qu'il est et ce qu'il a fait. Je sais qu'il a causé mort et souffrance à son propre peuple, mais...

Il inspira pour se donner du courage et osa continuer :

- Mon oncle, vous ne devriez pas le mettre à mort. Chassez-le !

Un éclat dur apparut dans les yeux de Kili.

- Il ne faudra qu'un instant à Dwalin pour le tuer... et même si je ne vous connais pas encore très bien, je sais que vous ne vous abaisserez jamais à le torturer… S'il en était autrement, d'ailleurs, ajouta-t-il avec une audace qui en laissa plus d'un pantois, je vous jure que je ne vous appellerais pas "mon oncle" et que j'aurais honte de vous avoir pour parent ! (quelques nains pensèrent que c'était la tête de ce présomptueux insolent qu'ils allaient voir rouler à terre dans un instant ! Personne n'avait probablement jamais parlé au roi des nains de cette manière, fut-il de son sang !).

- Je… je sais qu'il n'a pas sa place parmi nous, poursuivit Kili d'une voix faiblissante, tant il sentait l'hostilité générale s'épaissir autour de lui, mais franchement… je crois qu'il ne vaut même pas la peine que vous vous apprêtez à prendre !

Il avala sa salive et se tut, car les regards lourds le clouaient sur place et il commençait à penser que c'était à lui qu'on allait signifier de déguerpir pour ne plus jamais revenir ! Le premier, Fili fit un pas un avant. Son visage était grave mais ses yeux bleus brillaient d'un vif éclat ; paisiblement, il fit face aux autres :

- Mon frère (il insista sur le dernier mot) a parlé sagement. Je suis de son avis. Que nous importe le sang de ce misérable ?

Fili se tourna vers Dwalin :

- Tu te salirais les mains ! Tu vaux mieux que cela.

Il y eut un silence de mort, qui se prolongea de manière inconfortable jusqu'à ce que Thorin rejoigne ses deux neveux, le visage impénétrable.

- Kili ! dit-il d'un ton sévère.

Le jeune nain soutint son regard mais, intérieurement, il n'en menait pas large ! Il avait tant souhaité retrouver les siens et il avait été si heureux de savoir qu'il avait encore une famille... l'idée de se montrer indigne d'elle lui faisait horreur, mais il était trop droit pour taire ses pensées ou pour vouloir d'un respect ou d'une affection qui ne reposeraient que sur des faux-semblants.

- T'arrive-t-il d'écouter ce que l'on te dit ? poursuivit Thorin d'un ton bref.

- Je... je vous écoute, mon oncle... balbutia le jeune nain. Mais je... pense tout de même que...

- Tête de mule ! Vas-tu continuer à me vouvoyer jusqu'à ton dernier soupir ?!

Un peu perdu, Kili, qui s'attendait à des reproches sévères et peut-être même à un châtiment immédiat pour son audace (depuis qu'il vivait parmi les nains, il avait compris que beaucoup de ce qu'il avait entendu dire à leur sujet était vrai : ils étaient ombrageux, rancuniers et avaient le sang très vif), Kili donc dut regarder le roi à plusieurs reprises pour s'assurer qu'il ne plaisantait pas. Puis Thorin sourit, et son sourire était si chaleureux que le coeur de son neveu fondit aussitôt.

- Mes fils ! dit Thorin en entourant les épaules des deux frères de ses bras.

- Le peuple des nains, dit-il à la cantonade, est assuré de longues décennies de prospérité. Louez vos princes, nains, car ils sont à la fois courageux et sages !

Ce disant, il saisit les mains des garçons et leva leurs bras très haut. Il y eut un moment de silence, d'hésitation, d'incertitude, puis finalement, les hourras jaillirent. Enfin, une naine écarta les rangs pour s'approcher d'eux, s'inclina avec respect devant le trio, finalement se tourna vers Mordin et cracha par terre à ses pieds :

- J'ai perdu un fils à cause de lui ! dit-elle avec hargne. Lorsque les orcs ont ramené son corps, il était méconnaissable. Ce n'était plus qu'une bouillie sanglante...

Si le chagrin et l'horreur vibraient encore dans sa voix, ses yeux brillaient de haine.

- Mais le...

Elle regarda Kili, ne put visiblement se rappeler de son nom et acheva :

- Le jeune prince a raison. Chassez-le, chassez-le comme le chien qu'il est ! La mort vient tout soulager et tout finir. Par contre, les nains dépérissent, seuls. Son châtiment prendra tout son sens au fil du temps et les nôtres serons vengés !

Mordin parut enfin sortir de sa tour d'ivoire. Sans doute avait-il eut le temps d'appréhender ce que tout cela signifiait. Il se dégagea d'un geste brusque et Dwalin ne fit aucun mouvement pour l'en empêcher.

- Non ! clama le traître. Je n'ai que faire de votre pitié ! Je préfère mourir ! De toute façon, je suis déjà mort... depuis le Grand Massacre... depuis que...

Sa voix s'étrangla. Celle de Thorin, en revanche, était ferme lorsqu'il répondit :

- Tu dis vrai. Aussi n'as-tu pas ta place parmi les vivants. Va-t-en !

Ses yeux noircirent et il ajouta d'un ton bas :

- Si tu étais plus âgé, je te ferais trancher la barbe pour que tous voient au premier regard ton ignominie ! Va-t-en vite, avant que je décide de le faire !

Mordin parut un peu perdu, recula de deux pas, mais finalement s'immobilisa et se croisa les bras sur la poitrine :

- Vous ne pourrez pas me forcer à partir ! dit-il. Vous serez forcés de me tuer !

Thorin ne lui répondit même pas. Il ne lui accorda plus un seul regard et se détourna, aussitôt imité par tous les autres.

- Au travail, dit-il. Il nous faut achever notre ouvrage. Les orcs sont sur nos traces.

Ils travaillèrent jusqu'à la tombée du jour et continuèrent toute la nuit en se relayant. A la mi-journée qui suivit, les radeaux étaient achevés, solides, assez vastes et assez nombreux pour les accueillir tous.

Les groupes furent soigneusement choisis et répartis avant que chacun embarque. Rien ne fut laissé au hasard.

Enfin, poussés à la rame, les radeaux quittèrent la berge et gagnèrent le milieu de la rivière. Une fois pris dans le courant, la navigation fut plus facile et les godilles ne servirent plus qu'à maintenir le cap et la stabilité des embarcations. Aucun des nains ne daigna jeter ne serait-ce qu'un regard à Mordin qui, pâle et raide, se tenait toujours sur la rive. Il disparut bientôt à la vue et tous le chassèrent aussitôt de leurs esprits. Lorsque les orcs parvinrent sur la berge piétinée, quelques heures plus tard, ils découvrirent le corps du jeune nain pendu à une basse branche avec la lanière d'un fouet : Mordin avait tout de même réussi à échapper à son sort.

Déjà très loin de là, debout à l'avant du radeau de tête, Fili et Kili respiraient le vent à pleins poumons.

- J'imagine, dit le premier, que tu n'as plus aucun souvenir de la première fois où tu as descendu cette rivière...

- Aucun ! s'esclaffa Kili.

- Si on m'avait dit cette nuit-là qu'un jour viendrait où nous referions ce périple ensemble !

- Tu l'aurais cru ?

- Je ne sais pas... je suppose en tous cas que je me serais accroché à cet espoir.

- Nous allons repasser sur le territoire des elfes. Il faut que je demande à Thorin de s'arrêter, j'aimerais aller dire adieu à Elrïdel et lui raconter que j'ai retrouvé ma famille.

Fili rit tout bas :

- Ne le prends pas mal, mais Thorin n'aime guère les elfes... encore moins que la plupart d'entre nous, ce qui n'est pas peu dire.

- Rassure-toi, les elfes n'aiment guère les nains... ça rétablit l'équilibre !

- Risquent-ils de nous attaquer ?

- Je ne crois pas. D'ailleurs, indépendamment du reste, c'est même la raison pour laquelle il vaudra mieux que j'aille leur parler. Je leur expliquerai que nous n'avons aucune mauvaise intention et que nous voulons seulement traverser leurs terres. Peut-être aussi que je pourrais obtenir des armes et des vivres. Elrïdel ne refusera pas non plus d'aider les blessés les plus graves, si je le lui demande. Cela étant, j'imagine que si nous devons traverser toute la Terre du Milieu, tôt ou tard il faut nous attendre à être attaqués, non ?

- Oui, probablement.

- Au fait, c'est quoi, Erebor ?

En riant, Fili fit mine de donner une claque à son frère qui, à son tour, fit mine de pousser les hauts cris :

- Quoi ? Je ne peux même pas poser une question ?

- Erebor, dit Fili, Erebor, c'est...

Il eut un geste évasif des deux mains.

- C'est... notre terre ancestrale, notre royaume, notre cité... les salles et l'héritage de nos pères... comment te dire ?

- Et il y a vraiment un dragon ?

- Ah ça, je ne sais pas... il est peut-être mort, depuis le temps.

Kili parut méditer ces paroles durant un instant, puis il eut un geste désinvolte et sourit :

- Après tout, dit-il, je m'en fiche. Tout ce qui m'importe, c'est d'avoir retrouvé les miens. On peut bien aller n'importe où et affronter n'importe quoi, du moment qu'on reste tous ensemble, moi ça me va !

- Tu es désespérant ! dit Fili en riant. Tu ne prends jamais rien au sérieux et tu ris de tout, c'est terrible !

- Bah, toi tu prends les choses BEAUCOUP TROP au sérieux !

Ils rirent tous les deux et s'enlacèrent, heureux d'être deux, de s'être retrouvés, heureux de l'aventure qui les attendait, bref, tout simplement heureux. Ils avaient appris en quelques semaines à s'apprécier, s'estimer, se faire confiance, ils avaient appris à rire et à plaisanter ensemble, ils avaient retrouvé leurs proches, qu'est-ce que deux jeunes nains courageux et loyaux pouvaient demander de plus ?

Bras dessus, bras dessous, ils se tournèrent à nouveau vers l'aval et s'abandonnèrent au simple plaisir du vent dans leurs cheveux, de la brise tiède qui leur soufflait au visage et du paysage qui défilait.

FIN

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