Épilogue

Le repos et le bon air de la Bretagne réussirent à Olympe. La jeune femme put enfin profiter d'une vie paisible et normale sur ses terres, celles qui, si elles n'avaient jamais été saisies au père de Ronan par Lazare, n'auraient pas permis cette rencontre et cette idylle entre un jeune paysan et la sous-gouvernante des enfants de Marie-Antoinette. Loin de la capitale, de ses habitants lunatiques, de la violence, du sang versé, de l'ombre de la guillotine, Olympe se reconstruisait, profitait d'une vie douce avec son mari, élevait ses fils au sein d'une famille quasiment reconstituée, et tissait des liens solides et définitifs avec la sœur de son premier amour. Peu de temps après leur installation à Barbechat, Lazare adopta Petit Ronan et lui donna son nom. Désormais, le garçonnet avait un père et, plus tard, il reprendrait le titre de Comte de Peyrolles, son cadet recevant celui de Vicomte. De son côté, Rose finit par céder et accepta d'épouser, en mars 1796, son général Bonaparte. Celui-ci, pour une raison que la Créole refusait d'expliquer, la renomma Joséphine. Olympe ne comprit pas ce changement et son amie ne lui en parla jamais.

« Ma chérie,

Tout va bien pour moi à présent. Je vais me marier avec Bonaparte, que je t'avais présenté à la fête de Thérésa. Il n'est pas le meilleur des partis, mais il m'aime et je sais qu'un jour, il sera un grand homme. Je ne puis te convier à la cérémonie, elle aura lieu en très petit comité, aucune de mes amies n'est invitée et je le regrette. Napoléon doit préparer la campagne militaire en Italie, il est pressé, il veut aller au plus vite. Viens me voir à Paris quand tu veux, tu me feras un immense plaisir.

Embrasse tes fils pour moi, salue ton mari.

Tendres pensées,

Joséphine »

Olympe pressa la lettre contre son cœur. Son amie lui manquait. Elle aurait également aimé dire en face à Bonaparte ce qu'elle pensait de ce changement de prénom. Décidément, il ne lui plaisait pas, à s'approprier ainsi tout, et même sa future femme ! Elle avait ressenti, en le voyant, le même genre d'impression qu'en rencontrant Robespierre. Cet homme, elle le pensait, monterait très haut, pour retomber encore plus bas. Quel serait l'avenir de Joséphine à ses côtés ? Son amie n'étant pas très orientée vers l'écriture, Olympe redoutait de ne le savoir que par les quelques nouvelles qui parvenaient jusqu'à sa petite propriété bretonne, et ainsi de manquer beaucoup de choses. Mais telle était la vie, et il lui restait toujours l'option de Charlotte, qui lui écrivait régulièrement et lui envoyait promptement sa rente mensuelle. Le Sans-Culotte survivait à sa créatrice. Il était prospère et presque incontournable. Le Petit Chat, qui allait vers ses dix-huit ans, avait été à bonne école avec Olympe. Et comme elle connaissait tout Paris depuis son enfance passée dans les rues, le café ne désemplissait jamais. Quant à Nicolas, il lui apportait une aide infinie et avait même rencontré une jeune femme qu'il projetait d'épouser. L'ancienne gamine du Palais-Royal formait avec Thibault un couple uni et sain, très heureux, mais surtout prometteur. À la fin de l'année 1796, Olympe quitta sa province avec Solène, Lazare et leurs fils - qui auraient bientôt huit et trois ans ! - pour s'installer à Paris quelques jours. Charlotte se mariait enfin. Joséphine fut également conviée mais elle ne put assister à la cérémonie. Bonaparte guerroyait en Italie, le Directoire avait poussé l'épouse du général à quitter la capitale pour le rejoindre au front, à son plus grand désarroi, car Paris et ses amies lui manquaient. Plusieurs fidèles du Sans-Culotte assistèrent même au mariage, le Petit Chat était radieux. Il ne manquait que Georges, Camille, Lucile et Gabrielle, et le bonheur aurait été complet. Le lendemain de la noce, Olympe déjeunait seule avec son amie, qui dégustait de bon matin une belle brioche accompagnée du fameux chocolat qui avait fait la renommée du café.

« Tu es devenue Comtesse de Peyrolles. Joséphine s'est remariée. Je viens d'épouser mon Thibault. À quand le tour de Solène ? riait-elle entre deux bouchées.

- Je ne sais pas, demande-le-lui. Elle a fini par se faire à Lazare, bien que ce ne soient pas les grandes effusions de joie lorsqu'ils se croisent. Mais, du coup, on la voit souvent chez nous, et elle nous a présenté son compagnon. Peut-être que bientôt ils se marieront ! Et Nicolas, à quand ses noces ?

- D'ici quelques mois, je suppose que tu seras invitée. En tout cas, j'ai bien remarqué que son amoureuse te ressemblait énormément, Olympe. C'en est même troublant... ! sourit le Petit Chat avec un air malicieux.

- Charlotte !

- Ah non ! Madame Dunoy, s'il te plaît ! »

Leur amitié était intacte. Olympe admirait la progression de son ancienne petite protégée. Passer du stade de gamine des rues à celui de tenancière d'un café reconnu et apprécié, et mariée de surcroît, c'était du jamais vu. De retour en Bretagne, la jeune femme se consacra à l'éducation de Petit Ronan. Elle lui enseignait ce que son père lui avait appris, ce qu'elle avait également transmis aux petits Princes lorsqu'elle était à Versailles. Il arrivait à l'âge où l'on s'épanouit, où l'on enrichit son esprit, où l'on va bientôt penser à l'avenir. Olympe ne parvenait pas à imaginer son fils lorsqu'il aurait vingt ans, et se rattachait à son côté enfantin. Elle ne le voulait pas en mondain parisien, ni en paysan comme Ronan. Si elle le pouvait, elle le garderait avec elle toute sa vie... Mais surtout, elle avait le temps, c'était encore un petit garçon de huit ans. Peyrolles comptait apprendre l'escrime et l'équitation à leurs fils, ainsi que le maniement des armes. Une sorte de retour à sa propre jeunesse, quand on le formait à devenir un brillant officier de l'Ancien Régime, tout dévoué à son Roi. Lorsque, plus tard, Charlotte annonça à son amie qu'elle était enceinte, Olympe la félicita, mais elle se surprit surtout à l'envier. N'aurait-elle que ses fils ? Elle rêvait d'avoir une petite fille qui lui ressemblerait, qui serait sa continuité, à qui elle enseignerait les mêmes choses qu'à Madame Royale, et à qui elle raconterait sa vie à la Cour...

...

« Ma chérie,

Je suis à la fois au comble de la joie et terrorisée. Dans une semaine, Bonaparte se fera sacrer Empereur, il déposera sur ma tête la couronne d'Impératrice. Le poids de cette nouvelle responsabilité m'accable, et d'autant plus que je ne parviens pas à lui donner de fils. Il va s'éloigner un peu plus de moi, pourtant je ferai tout pour lui, j'accepte même cette charge qui m'incombe. Je t'en prie, viens à Paris, sois présente à Notre-Dame. Tu me rendrais heureuse, ta présence me rassurerait.

Tendres pensées,

Joséphine »

Empereur. Bonaparte, songeait Olympe, ne doutait de rien. Renverser le Directoire en trompant Barras ne lui avait pas suffi, il lui avait en outre fallu fonder le Consulat et se faire nommer Premier Consul, puis Consul à vie. Son parcours était foudroyant, Joséphine n'avait plus eu qu'à suivre son héros et s'incliner. Parfois, Olympe ne reconnaissait plus son amie. Libre, indépendante, pleine de joie et de folie, elle était plus ou moins devenue le jouet d'un homme plus jeune qu'elle et sorti d'on ne sait où. Pour Bonaparte, que Joséphine avait fini par aimer plus que de raison, la 'Consulesse', comme on l'appelait à Paris, avait renoncé aux plaisirs mondains, à ses amies Thérésa Tallien et Juliette Récamier, à ses robes transparentes et à son ancien amant, un capitaine de Hussards. Olympe n'en revenait pas d'un tel changement, d'une telle métamorphose. Pourtant, elle accepta l'invitation. Elle se rendit donc à Paris avec son époux Petit Ronan, à présent âgé de quinze ans Petit Lazare qui en avait dix et la fille qu'elle avait fini par mettre au monde pour sa plus grande joie, une adorable Charlotte-Antoinette Solène Marie, qui avait cinq ans. La petite famille logea au Sans-Culotte, toujours plein, où elle retrouva la petite Olympe, la fille du Petit Chat, qui atteignait ses sept printemps. Au matin du 2 décembre 1804, la jeune femme se pressait dans Notre-Dame, avec mari et enfants. Elle avait préféré laisser sa petite dernière au Sans-Culotte, une telle cérémonie l'aurait assurément ennuyée. La cathédrale était pleine à craquer, la foule affluait de partout et le parvis était noir de monde. Installée sur un banc, la petite famille patientait. Les garçons tournaient un peu en rond, le temps leur semblait long, le couronnement interminable. Lorsque Joséphine entra dans Notre-Dame, elle apparut somptueuse dans une robe de satin blanc, brodée et rebrodée d'or, avec une traine de velours grenat longue de dix mètres et portée par les insupportables sœurs de Bonaparte, Pauline et Caroline. Olympe ressentait des frissons. Non pour l'Empereur, elle ne parvenait pas à l'aimer, mais pour son amie. Elle était radieuse malgré l'émotion, elle faisait un pied de nez au sort qui l'avait conduite aux Carmes, à deux pas de la mort. Seule la méchanceté des sœurs de Napoléon fit grogner Olympe. Moqueuses et jalouses, elles ne supportaient pas leur belle-sœur. Alors, profitant de ce que Joséphine gravissait les trois marches de l'autel pour recevoir la couronne des mains de son époux, Pauline et Caroline lâchèrent la traîne qui failli emporter la nouvelle Impératrice sous son poids. Olympe se redressa d'un coup sur son banc, elle était outrée. Peyrolles posa sa main sur celle de sa femme pour la calmer. Bonaparte fusilla ses sœurs d'un regard noir, et aussitôt les rebelles rentrèrent dans le rang. L'incident était clos, Joséphine était restée debout et digne. La jeune femme, de son côté, respirait tout en réveillant de temps à autres Petit Ronan qui piquait du nez. À la fin de la cérémonie - qui dura cinq heures ! - le couple impérial repartit vers le parvis. L'Impératrice, passant devant Olympe, lui fit un sourire : son amie était venue, elle était heureuse. Puis ce furent cent coups de canons et des célébrations à n'en plus finir. La jeune femme se sentait fatiguée, l'ennui assommant plus que l'action. Deux jours plus tard, Olympe quittait la capitale pour retourner dans sa Bretagne. Joséphine avait pourtant tenté de la retenir, elle lui proposait même une place de Dame du Palais dans la Maison que Napoléon allait lui constituer. Mais la décision de la jeune femme était irrévocable : plus jamais à la Cour, quelle qu'elle soit, et plus jamais à Paris. Sa fidélité envers Marie-Antoinette restait inébranlable, Joséphine avait beau être son amie, Olympe ne servirait jamais personne d'autre que la défunte souveraine. Et, dans ce combat, elle fut vaillamment soutenue par Peyrolles. Royaliste convaincu, profondément attaché au souvenir de feu Louis XVI, il n'aimait pas ce petit général qui s'était auto-proclamé Empereur, usurpant le trône des Bourbon. La jeune femme souhaitait oublier cette capitale où elle avait vécu tant de drames, et où elle faillit périr elle-aussi, durant la Terreur. Finalement, le bonheur de Joséphine fut de courte durée. Cinq ans après son couronnement, elle dut accepter le divorce que lui imposait Napoléon. Elle n'aurait plus d'enfants, elle ne parviendrait pas à donner un héritier à son époux, elle devait renoncer au trône. Du château de la Malmaison, où elle vivait avec un train de vie impressionnant, l'ancienne Impératrice s'occupait de ses plantes et de ses petits-fils, Napoléon-Louis et Louis-Napoléon, qu'elle surnommait 'Oui-Oui', parce qu'il disait oui à tout. Elle qui avait toujours détesté l'écriture se mit pourtant à accorder du temps à sa correspondance, mais pour certaines personnes uniquement. Ainsi, chaque jour, elle envoyait ou recevait une lettre d'Olympe. Leur amitié était une partie de l'essence qui lui permettait d'avancer, et pour l'ancienne sous-gouvernante - qui avait trente-neuf ans ! - c'était l'un de ses derniers liens avec Paris. Le chagrin que ressentait Joséphine peinait beaucoup Olympe, parce qu'il ne faisait que lui confirmer ce qu'elle avait toujours pensé de Bonaparte. Ressenti augmenté par sa colère. Petit Ronan, l'un de ses trésors les plus précieux, avait été conscrit dans l'armée napoléonienne. La jeune femme en avait fait une crise d'hystérie entremêlée de larmes. Son bébé, son dernier souvenir vivant de Ronan, s'en allait et risquait sa vie pour un homme à l'égo démesuré. Sur le pas de la porte de la maison Mazurier, Olympe ne retenait plus ses pleurs en regardant son fils partir.

« Maman, j'ai vingt ans, je ne suis plus un bébé ! Et arrête de m'appeler Petit Ronan, j'ai grandi ! Cesse de voir en moi l'image de ce père que je n'ai jamais connu... Pour moi, mon père, c'est Lazare.

- Tu seras toujours mon bébé ! Mon chéri, viens dans mes bras et promets-moi de tout faire pour me revenir vivant, c'est tout ce que je te demande... »

Le jeune garçon embrassa une dernière fois sa mère, son frère et sa petite sœur, puis regarda Peyrolles en souriant. L'ancien officier, qui partageait malgré tout la colère de son épouse, tapota l'épaule de son fils adoptif et le regarda partir en soutenant sa femme, effondrée. Le jeune homme s'était éloigné de la maison le cœur léger. Ce fol amour jamais éteint qu'Olympe vouait toujours à son premier amant lui pesait. Aux yeux de sa mère, il n'était plus que l'image d'un père mort trop tôt, et non lui-même.

...

« Madame la Comtesse de Peyrolles, vous êtes conviée par Madame la Duchesse d'Angoulême à venir lui rendre visite, ce samedi, au Petit Trianon. Vous logerez par la suite aux Tuileries, un appartement vous y est d'ores-et-déjà réservé. »

Olympe était partagée entre ses larmes et sa joie. Elle pleurait depuis le 26 mai précédent sa chère Joséphine, morte prématurément à l'âge de cinquante et un ans. La défaite en Russie de Napoléon Ier et son exil à l'île d'Elbe avaient eu raison des dernières forces de la Créole, restée fidèle à son second mari. L'ancienne Impératrice s'était éteinte, veillée par sa fille et son fils, après plusieurs jours de souffrances. Olympe regrettait de n'avoir pas été là pour assister son amie dans ses dernières heures. Elle se reprochait même de ne pas avoir accepté son offre de faire partie de sa Maison aux Tuileries. Une fois réinstallée dans la capitale, elle n'en aurait plus bougé et aurait pu faire partie des intimes de la Malmaison, rester avec Joséphine jusqu'au bout. Mais il était trop tard. Alors, en ce mois de juillet 1814, l'épouse de Lazare se rattachait à l'une de ses seules sources de bonheur. La chute de Napoléon avait été suivie par la restauration de la monarchie en la personne du Comte de Provence, frère de feu Louis XVI, devenu Louis XVIII. Avec ce retour, Olympe revoyait ses jeunes années à Versailles, le souvenir de Marie-Antoinette remontait à la surface. Mais là, il n'était plus question des dorures de la Galerie des Glaces ou de la douceur de Trianon. La Cour s'était installée aux Tuileries depuis juin, et bien entendu Marie-Thérèse-Charlotte en faisait partie. Après vingt ans d'exil et d'errance à travers l'Europe, la fille de Louis XVI et Marie-Antoinette retrouvait sa patrie. La Princesse habitait l'ancien appartement de sa mère, que Joséphine avait occupé en tant qu'Impératrice, et où tous les fantômes du passé ressurgissaient. Devenue Duchesse d'Angoulême par son mariage avec son cousin, le fils aîné du Comte d'Artois, celle que l'on appelait 'Mousseline' était une femme discrète et froide. Éloignée d'un peuple qui pourtant ne demandait qu'à l'aimer, elle fuyait le monde et partageait les idées très conservatrices de son beau-père et oncle. Olympe replia le billet qui la conviait à Paris. Revoir sa Princesse, constater que malgré les années elle ne l'avait pas oubliée, voilà de quoi panser ses dernières plaies au cœur. Début juillet, la jeune femme et Peyrolles laissèrent donc leur maison, Petit Lazare et Charlotte-Antoinette, qu'ils confièrent à Solène et à son mari. Deux jours plus tard, la jeune femme salua Charlotte, Thibault et leurs trois enfants - Olympe avait été suivie, tout naturellement, de Lucile-Gabrielle et Georges-Camille - dans un Sans-Culotte qu'elle reconnaissait à peine. Le travail effectué était grandiose, le café était plus moderne et coloré, le mobilier avait changé, mais son essence était restée la même. Au matin du 11 juillet, la jeune femme quitta son ancien café avec son bagage et se rendit en voiture jusqu'au Petit Trianon, ancien domaine tant aimé de Marie-Antoinette. Ce voyage fit faire à Olympe un bond de vingt ans en arrière. Il était loin le temps où elle accompagnait la Reine dans sa petite retraite campagnarde, où elle lui amenait ses enfants durant la journée, où elle l'aidait à retrouver le Comte de Fersen dans les rues de Paris. Seule, la jeune femme observait le petit château. Il n'avait pas bougé, il était toujours aussi charmant, il était tel que la Reine l'avait quitté en 1789.

« Aujourd'hui, il m'appartient. Le Roi mon oncle m'en a fait cadeau comme jadis mon père l'offrit à ma mère, mais je ne veux pas y vivre, les souvenirs y sont trop douloureux. »

Olympe, qui pensait être toujours seule, sursauta en entendant une voix féminine. Elle se retourna et tomba nez à nez avec une femme qu'elle avait peine à reconnaître. Un peu plus grande qu'à sa sortie du Temple en 1795, Marie-Thérèse-Charlotte avait pris des traits de Louis XVI et de sa tante Élisabeth, caractéristiques des Bourbon. Un nez long, des yeux aussi bleus que ceux de son père, une taille plus épaisse, des cheveux plus foncés. Les expressions de Marie-Antoinette ne dominaient plus dans ce visage pourtant si doux durant l'enfance. Olympe, après s'être bien assurée qu'elle ne se trompait pas de personne, plongea dans une profonde révérence.

« Votre Altesse ! Vous revoir, surtout en ces lieux, fait remonter un grand nombre de souvenirs. Mais quel immense bonheur que de vous retrouver.

- Olympe, ma chère Olympe. Je n'ai jamais oublié la gentille gouvernante qui s'occupait de mes frères et moi à Versailles, qui me lisait des poèmes et m'apprenait à jouer de la harpe. Vous faites partie de mes plus beaux souvenirs. Mais venez avec moi, faisons quelques pas dans le Hameau. Son paysage me plaît et m'apaise. »

La Princesse prit le bras d'Olympe pour s'y appuyer. Pourtant plus jeune, elle marchait lentement, comme une vieille femme. Le poids du passé, sans doute... Le Hameau n'offrait plus la même perspective qu'autrefois. Totalement laissées à l'abandon, les petites maisons étaient dans un état de délabrement avancé, les beaux jardins voyaient la mauvaise herbe s'imposer. C'était sinistre et triste, mais la Duchesse semblait s'en moquer.

« Je suis sincèrement émue et touchée que vous vous souveniez toujours de moi malgré toutes ces années, Votre Altesse.

- Comment aurais-je pu oublier ceux qui m'étaient chers et m'ont toujours soutenue ? Je me rappelle encore le jour où vous étiez venue aux Tuileries pour parler avec ma mère. Je n'avais pas osé m'approcher de vous, mais j'étais heureuse de vous voir. Par la suite, votre présence amie m'a terriblement manqué.

- M'avez-vous reconnue à votre sortie du Temple ? Je ne pourrai jamais oublier votre regard posé sur moi...

- Oui, je vous ai reconnue. J'ai écrit mes mémoires grâce à une femme admirable qui m'a beaucoup aidée, Renée Chanterenne, ma chère Rénette. Je lui ai souvent parlé de vous, je lui ai raconté nos heures d'études, votre beau visage, vos manières douces. Et lorsque je me suis assise dans la berline, je vous ai aperçue, mais il était trop tard pour vous appeler...

- Madame Chanterenne est venue me parler après le départ de votre voiture. Elle aussi a remarqué votre regard dirigé vers moi.

- Elle a dû vous reconnaître. Mais surtout, ma bonne Olympe, j'aimerais vous revoir plus souvent, vous avoir près de moi. Mon oncle veut réorganiser une petite Cour comme celle de Versailles, mais aux Tuileries. J'aurai ma propre Maison, avec mes Dames d'Atours, mes Dames d'Honneur, mes femmes de chambre, mes dames 'pour accompagner', en somme tout comme avant. J'aimerais que vous deveniez ma Dame d'Honneur, Olympe, que vous soyez là, avec moi, pour me soutenir.

- Votre Altesse, votre confiance et votre amitié me touchent au plus profond de mon cœur. Mais je ne puis accepter votre offre. Je vis quasiment recluse chez moi, en Bretagne, avec mon époux, mon fils et ma fille. Je guette le retour de mon plus grand garçon, et surtout je veux à tout prix fuir Paris. Cette ville est maudite, j'y ai presque tout perdu et j'ai même manqué être exécutée durant la Terreur. Je ne veux plus y vivre. Plus jamais. Pardonnez-moi... »

La Princesse toisait Olympe. Ce refus la blessait, mais il était plus que compréhensible. Elle-même détestait Paris et ces maudites Tuileries dont les habitants successifs semblaient être frappés d'une même malédiction : la mort ou l'exil.

« J'ignorais ce que vous avez vécu durant la Révolution.

- Beaucoup trop de choses qui vous ennuieraient si je vous les racontais, Votre Altesse, mais surtout beaucoup trop de malheurs.

- Je suis certaine que je ne m'ennuierai pas, je vous en prie, racontez-moi, Olympe...

- J'ai perdu mon premier amour, mort lors de la prise de la Bastille mes amis ont péri sous le coup de la guillotine mon père a été emporté à même pas cinquante ans, épuisé par la vie et les tracas. J'ai ouvert un café rue de la Ferronnerie, j'y cachais, avec mon époux, des royalistes et des prêtres en fuite. J'ai également aidé le Baron de Batz dans ses plans d'évasion visant à vous libérer, ainsi que votre frère et votre mère. Mais j'y ai échoué, et ce souvenir me hantera toute ma vie... J'ai connu l'assaut des Tuileries, les massacres de septembre qui ont suivi, et assisté à trop de procès inégaux, dont celui de la Reine. Enfin, on m'a arrêtée pour me jeter en prison alors que j'étais enceinte, le tout sous les yeux de mon fils qui pleurait, et on m'a fait subir un procès inégal. Je n'ai dû mon salut qu'à la mort de Robespierre.

- Votre vie a été difficile, ma chère Olympe. Mais vous avez été courageuse et vous avez réussi à survivre à cette Terreur. Je vous admire ! J'ignorais votre participation aux tentatives de libération de ma mère, mais rien que pour cela, je vous serai éternellement reconnaissante. Je comprends, Olympe, je comprends votre choix. Il m'est douloureux de renoncer à vous avoir à mes côtés, cependant je vous laisse repartir chez vous. Souhaitez-moi seulement de ne plus connaître l'exil et le malheur. En revanche, vous m'avez dit avoir un fils et une fille... ?

- En effet, émit Olympe, qui commençait à se douter d'où la Princesse voulait en venir.

- Quel âge ont-ils ? Comment s'appellent-ils ?

- Lazare est un jeune homme de vingt ans, et ma petite Charlotte-Antoinette vient d'en avoir quinze.

- Antoinette...

- Comme la Reine. Je n'ai jamais pu l'oublier...

- Elle aurait été très fière d'en être la marraine. Ma mère vous appréciait énormément... Mais j'y songe : quinze ans, n'était-ce pas l'âge que vous aviez en entrant à mon service ?

- Si, Votre Altesse.

- Alors, permettez qu'à défaut de vous avoir vous, je puisse avoir votre fille à mes côtés, et votre fils au service de mon mari.

- Votre Altesse, je... J'ai peur pour eux. Pour ma fille, surtout... Lazare est grand et fort, il ressemble énormément à son père qui officiait dans l'armée de notre regretté Roi. Mais Charlotte-Antoinette est jeune et fragile... Je me souviens de ce que j'ai vécu, de mes malheurs... Je ne veux pas qu'elle connaisse tout ceci à son tour.

- Ne vous inquiétez pas, Olympe. Votre fille sera ma protégée, elle sera à mon service et sous mon aile. Vous avez parfaitement su vous en sortir au même âge, je suis persuadée qu'elle saura se montrer digne de cette tâche, et digne de vous.

- Bien, Votre Altesse, si vous insistez...

Un silence pesant s'installa entre les deux femmes. La Princesse semblait heureuse de voir un peu de son enfance revenir au travers de la fille d'Olympe, mais la jeune femme, elle, redoutait pour Charlotte-Antoinette et pour Petit Lazare - qui n'était plus si petit que ça. Pour avoir vécu dans le panier de crabes qu'était Versailles, pour avoir connu les revers de fortune liés à son passé d'amie de la Reine, elle savait que sa fille allait se glisser dans une faille dangereuse. Mais la volonté de la Duchesse était à prendre comme un ordre, même si elle l'imposait dans la douceur et les belles paroles. Olympe ne put que s'incliner...

« À présent, je dois retourner aux Tuileries. Ce soir mon oncle donne un bal pour les ambassadeurs, je dois m'y trouver. Je suppose que vous préfèreriez retourner en Bretagne avec votre époux, plutôt que de venir au château ?

- Si Votre Altesse me le permet, oui.

- Alors en ce cas, je vous offre l'hospitalité de ma voiture jusqu'à Paris et je vous libère. Envoyez-moi vos enfants au plus tôt, je les recevrai avec le plus grand plaisir. »

Olympe imita la Duchesse et monta dans la berline qui se mit à rouler vers la capitale. Déposée devant le Palais-Royal où était si souvent allée, où elle avait retrouvé Fersen avec la Reine, où elle avait rencontré Ronan, la jeune femme salua la Princesse une dernière fois.

« Adieu, ma chère Olympe, soyez heureuse.

- Adieu, Votre Altesse... »

La berline repartit et Olympe rejoignit Lazare au Sans-Culotte. Deux jours plus tard, le Comte et la Comtesse de Peyrolles grimpèrent dans la malle-poste qui les reconduisit définitivement à Barbechat, où la jeune femme annonça à ses enfants leur nouvelle destinée. Les deux adolescents en bondirent de joie. Contrairement à leur mère, ils rêvaient de quitter la campagne pour vivre dans la capitale. Alors, être au service du Duc et de la Duchesse d'Angoulême, sur demande expresse de la Princesse, c'était un immense honneur ! Peyrolles, lui, approuva le choix de Marie-Thérèse-Charlotte. Il savait son fils grand et débrouillard, et, au fond, s'il n'avait pas eu cinquante-cinq ans, il serait volontiers reparti à Paris pour reprendre du service. Ainsi, voir Petit Lazare marcher dans ses pas le satisfaisait au plus haut point. Quant à Charlotte-Antoinette, elle tenait de sa mère et saurait tracer sa route aussi bien qu'Olympe. La jeune femme, qui n'avait plus revu Petit Ronan depuis son départ et le savait seulement installé à Paris, vit ses derniers enfants la quitter à leur tour. En pleurs, elle serra Petit Lazare et Charlotte-Antoinette dans ses bras en priant de toute son âme pour qu'ils ne connaissent pas les malheurs qu'elle avait vécus.

...

Olympe connut la joie d'être grand-mère. Son fils aîné épousa la plus grande fille de Charlotte, de six ans sa cadette. Petit Lazare, lui, prit pour épouse une amie de sa sœur, elle aussi au service de la Princesse. Quant à Charlotte-Antoinette, elle se maria avec un Baron, ami de son frère et proche du Duc d'Angoulême. De ces unions très heureuses naquirent respectivement quatre, trois et cinq enfants. Grâce au mariage de leurs aînés, Olympe et le Petit Chat furent liées par le sang. Par ce biais, le Sans-Culotte, où Petit Ronan et 'Petite Olympe' avaient grandi, resta dans la famille. Les nouvelles révolutions de 1830 et 1848 rappelèrent à Olympe celle qu'elle n'avait que trop bien connue, qui lui avait pris son premier amour et plusieurs de ses amis. Jusqu'au bout, elle ne put s'empêcher de penser que le peuple Français était le plus changeant et le plus inégal qui soit. Malgré un retour à la monarchie qui semblait prometteur, Louis XVIII dut céder sa place à Napoléon durant une centaine de jours, pour mieux retrouver le trône jusqu'à sa mort. Le vieil ennemi d'Olympe, le Comte d'Artois, devenu Charles X, reprit le flambeau de ses frères en 1824, et était profondément soutenu par sa belle-fille, cette Princesse que l'ancienne sous-gouvernante de Versailles continuait de chérir. Lorsque ce semblant d'Ancien Régime lassa les Parisiens, Louis-Philippe d'Orléans, fils de Philippe-Égalité, qui vota la mort de Louis XVI, devint Roi des Français. Marie-Thérèse-Charlotte connaissait là son troisième exil, et son ancienne sous-gouvernante en ressentit une vive douleur. Pour Charlotte-Antoinette, âgée de trente-et-un ans, la vie mondaine s'arrêta là. La Duchesse d'Angoulême libéra sa protégée de ses fonctions - comme Marie-Antoinette l'avait fait pour Olympe quarante ans plus tôt - et la jeune femme préféra se consacrer au café familial plutôt qu'à la Monarchie de Juillet. Les opinions politiques divergeaient au sein même de la famille. Olympe et Lazare restaient résolument attachés à l'Ancien Régime, tout comme leur fille et leur gendre. Petit Ronan, fils d'une royaliste et d'un révolutionnaire, ayant reçu une éducation identique à celle de son frère, avait pourtant fini par se faire à Napoléon Ier. Il était devenu un militaire émérite et un bonapartiste convaincu, regrettant la déchéance de l'Empereur. Petit Lazare, lui, préféra la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe, qu'il trouvait moins rigide que la royauté des Bourbon, et fit partie, avec son épouse, des fidèles aux Orléans. Ce nouveau règne promettait d'offrir de longues années de paix à la France, mais c'était sans compter sur le sang bouillonnant de Joséphine qui coulait dans les veines de son petit-fils. Louis-Napoléon, le 'Oui-oui' d'Hortense, devint, en 1848, le premier président de la République Française. Deux ans plus tard, il devint l'Empereur Napoléon III, déposant à son tour une couronne sur la tête de son épouse, une jeune espagnole qui s'appelait Eugénie, le tout pour la plus grande joie de Petit Ronan qui voyait, à ses soixante ans, le bonapartisme enfin de retour au premier plan. Entre temps, la Duchesse d'Angoulême s'était éteinte le 19 octobre 1851, en exil, à Frohsdorf. En apprenant la nouvelle, Olympe, du haut de ses quatre-vingt-un ans, avait fondu en larmes. Avec la Princesse s'éteignait le dernier enfant dont elle s'était occupée, à Versailles, auprès de sa chère souveraine. Elle prit le deuil pendant trois mois et peina à se remettre de ce décès. Après avoir vu passer autant de gouvernements et de régimes, l'ancienne sous-gouvernante des Enfants de France sentit que la boucle de sa vie était bouclée. Elle en avait fait le tour, elle avait bien vécu, vu beaucoup de choses, connu beaucoup de monde, et s'était liée d'amitié avec une Reine, une Princesse et une Impératrice. Pour un peu, elle aurait même pu écrire ses mémoires. Veuve depuis trois ans, Olympe vivait seule avec Solène, qui avait également perdu son époux. Un matin, sa 'belle-sœur' la retrouva morte dans son lit, un sourire serein aux lèvres. Ses malheurs étaient désormais bien loin. Le sommeil l'avait emportée, aussitôt suivi par la Faucheuse. Une mort paisible et douce, un simple transfert de vie à trépas. Enterrée entre les deux amours de sa vie, dans le petit cimetière de Barbechat, elle put enfin trouver ce repos qui lui avait tant manqué. Olympe venait de fêter ses quatre-vingt-cinq printemps, elle avait survécu soixante-six ans à Ronan.