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Merci, pour Tout

Jamais, de toute sa courte vie, Eren ne s'était sentit aussi stressé et peureux. Debout devant la porte du salon de tatouage, il s'avançait pour ouvrir la porte avant de se reculer pour commencer à partir. Ce jeu durait depuis qu'il avait aperçu l'enseigne et il n'arrivait pas à se décider. Il n'avait pas parlé de Livaï à Mikasa ou à quiconque, si lui-même ne lui avait pas avoué son identité c'était peut-être parce qu'il ne voulait pas que l'on vienne le remercier. Mais lui n'avait pas pu s'en empêché, il devait lui faire part de sa gratitude, lui témoigner de la reconnaissance, il ne pouvait pas simplement l'ignorer et retourner vivre sa vie comme si de rien n'était !

Mais il avait hésité, repoussé l'échéance et voilà qu'il se pointait après deux mois. Livaï sera surpris de le revoir, il se demandera surtout comment il avait apprit que c'était bel et bien lui qui l'avait sauvé durant son enfance, en Irak. Mais maintenant qu'il pouvait mettre un visage sur cette silhouette floue de son enfance, son cœur s'amusait à cogner presque douloureusement contre son thorax et son regard se faisait rêveur. Tout lui semblait plus net, quelques détails lui revenaient, quelques souvenirs affluaient, et lui se demandait comment il n'avait pas pu le reconnaître immédiatement.

Mais alors qu'il se décidait enfin et avançait la main pour se saisir de la poignée, la porte s'ouvrit et lui sursauta comiquement. Son état ne fit que s'aggraver lorsqu'il croisa les prunelles sombres de cet ancien caporal qu'il était venu voir et qui le dévisageait ostensiblement. Jaeger se retint de soupirer ; par chance il était tombé au moment où Levi semblait avoir terminé son travail, mais peut-être souhaitait-il rentrer ?

― Eren ? Que fais-tu ici, tu aimerais un nouveau tatouage ?

― Euh, non… Murmura-t-il.

Fortuitement, il ne savait pas comment expliquer la raison de sa présence. Le regardant silencieusement, Livaï referma la porte sans le lâcher des yeux et avisa les mains de Jaeger qui s'entortillaient d'embarras.

― Un café ? demanda-t-il succinctement pour lui demander s'il voulait l'accompagner pour être dans un endroit plus confortable.

Surpris mais ne rechignant pas, Eren le suivit un peu plus loin et ils pénétrèrent dans un petit café aux allures simples et lumineuses. Il détailla discrètement les lieux et suivit Livaï jusqu'à une table deux places. Ils commandèrent chacun une boisson chaude et le silence s'étira. Levi voyait bien qu'Eren voulait lui parler, lui demander quelque chose, aussi resta-t-il silencieux, en le fixant de son regard perçant.

Le petit avait grandit, lui n'avait pas vu les années passer. En tout cas il semblait se porter merveilleusement, et l'éclat de ses yeux n'avait en rien diminué. Il espéra sincèrement que la vie du jeune brun ne fût en rien plus difficile après cette période, mais c'était se bercer d'illusion.

― Euh, je ne sais pas par quoi commencer… Souffla Eren sans le regarder.

Livaï fronça légèrement les sourcils.

― Il y a un problème avec le tatouage ?

Cela l'étonnait. Il était assez méticuleux pour savoir que sa démarche ne pouvait encourir le moindre risque, et même si c'était le cas, pourquoi attendre près de deux mois ?

― Oh, non ! Pas du tout ! Le rassura Eren immédiatement.

Jaeger inspira silencieusement pour tenter de se donner courage. Il aurait peut-être dû amener Mikasa avec lui, en la voyant il aurait sans doute compris la raison de sa présence. Et elle l'aurait souhaitée elle aussi.

Mais pourquoi avait-il souhaité gardé son identité pour lui ?

― Vous vous souvenez, quand je suis venu me faire tatouer…

― Je ne pourrais pas l'oublier, en effet.

Bon, il était vrai que ça n'avait pas été une séance comme les autres, étant donné que les deux protagonistes étaient liés par un moment de leur passé. Aussi bref soit-il. Ils avaient beaucoup discuté – même si le jeune Jaeger ne pouvait s'empêcher d'être légèrement vexé que Levi ne lui ait pas directement dit son identité.

― Tu regrettes le tatouage ?

― Non ! Bien sûr que non ! Ne pu-t-il s'empêcher de s'exclamer.

Il prit une rapide gorgée de sa boisson et faillit tout recracher tant elle était brûlante. Livaï sourit d'amusement mais le laissa à ces divagations, préférant savourer son café en regardant vaguement le paysage extérieur. Il faisait diablement bon, un thé glacé aurait été préférable en cette saison, mais le goût acre et amer du café lui plaisait davantage.

Reprenant ses esprits, Jaeger reposa sa tasse presque vide et observa silencieusement le profil de l'ex-militaire. La lumière vive éclairait son teint déjà clair, rendait le reflet de ses cheveux blanc et faisait briller ses yeux las. C'était lui. Cet homme à l'allure confiant et fier qui l'avait sauvé, il y a des années, lui et les gens qu'il aimait, même s'il ne s'en vantait pas. C'était lui qui l'avait sorti de cette pièce puante, empli d'excrément et suintant la sueur, l'alcool et les effluves du sexe. De ce cahot sombre et dégueulasse où il avait vu ses espoirs mourir douloureusement au fil des jours, bien qu'il n'en avait rien laissé paraître. Où il avait silencieusement prié tous les soirs pour supplier une quelconque aide, et qui avait fini par ne plus croire en l'existence d'un être supérieur. Où il cachait la moindre larme derrière une expression insolente et courageuse.

Et cette constatation lui coupait la voix.

L'émotion lui fit venir les larmes aux yeux et, pinçant ses lèvres, il baissa la tête pour espérer qu'il ne le remarquât pas. Il attendit un peu, le temps de s'assurer que sa voix ne sera pas altérer par ses sentiments, mais en entrouvrant les lèvres il remarqua rapidement que tout ce qu'il pourrait laisser passer s'il parlait serait un gémissement.

― Eren… ?

Il se mordit violemment la lèvre inférieure tout en s'exhortant au calme. Et voilà que Livaï s'inquiétait pour lui ! Avec détermination, il se racla doucement la gorge et s'apprêta à parler. Cependant Levi le surpris : il se releva prestement, paya leur commande et le releva pour le mener à la sortie. Sa main enserrant son poignet était ferme, mais étonnement chaleureuse.

Il se laissa porter, les yeux obstinément baissés, sans savoir où ils se rendaient. Mais la confiance qu'il portait pour Livaï surpassait de loin son bon sens, et il pénétra dans une maison un peu plus loin, qui bordait la route. Elle était simple, ni trop grande, ni trop petite, très peu décoré mais d'allure un peu rustique. Levi referma la porte d'un mouvement négligé et porta immédiatement son attention vers Eren, encore perdu dans le flux d'émotion qu'il ressentait.

― Eren, que se passe-t-il ? Tu as un problème ?

― Non… Non… Souffla-t-il d'une faible voix.

Il redressa ses yeux humides et les planta dans celles de son interlocuteur, ignorant son manque de superbe. Ses larmes lâchèrent piteusement, et un sanglot le secoua, il ne parvenait plus à se retenir et pleura à chaude larme comme un enfant devant un adulte. Il masqua ses yeux de sa main droite, et Livaï, silencieux devant lui, l'observait avec compassion sans pour autant l'approcher. Il le regarda pleurer, ses hoquets perçant son cœur et ses gémissements broyant ses entrailles.

― Merci… Merci… Répéta-t-il douloureusement comme une litanie.

Livaï continua de se taire mais s'avança doucement vers lui jusqu'à rester à quelques centimètres de lui. Il ne comprenait pas parfaitement ce qu'il se passait, mais il comprenait que c'était important pour Jaeger, peut-être pour lui aussi, il devait y prêter attention. Mais pour l'instant il était plus obnubilé par l'expression douloureuse et pleine de souffrance du plus jeune.

― Je… J'avais tellement peur… tellement peur… Gémit-il sans le regarder, perdu dans ses pleurs.

Sa voix brisée était à peine plus haute qu'un murmure et, craignant de tomber et de paraître encore plus pitoyable, il s'adossa au mur derrière lui. Ses jambes tremblaient à l'instar de ses lèvres, mais la sensation du regard gris sur sa silhouette vacillante suffisait à le réconforter. C'était Livaï, le caporal qui l'avait sortit de cette vie de merde, de perpétuel conflit, de mal-être, de peur, de peur, de peur…

De peur.

― Merci… J-je vous suis t-tellement reconnaissant…

Cachant son visage de ses deux mains, il glissa contre le mur jusqu'à se retrouver au sol et pleura à chaude larme, comme jamais il ne se l'était permis. Il ne remarqua pas Livaï s'accroupir devant lui mais s'en rendit compte lorsqu'il caressa doucement ses cheveux dans un réconfort silencieux. Il écarta doucement ses mains, observant son visage humide et la promiscuité de son visage incita Eren à plaquer son front contre le sien.

― J-j'avais… si peur, là-bas… A chaque f-fois que j'entendais un bruit, mon c-cœur faisait un bond… J-je… J'me retenais de sursauter…

Oh. Livaï comprenait, désormais, la situation lui était plus claire. Mais il se demandait comment il avait pu être au courant de cela. Il savait bien que savoir qu'il était son « sauveur » ne lui serait peut-être pas avantageux, le souvenir de ces mois lui revenait douloureusement.

― M-mais… quand le m-mur a explosé… et q-que je vous avais vu, debout sur les g-gravas… Eux ils avaient fuient ! Merde… J-je… T-tellement soulagé ! Baragouina-t-il près de son visage en plantant ses yeux dans les siens.

― Tu n'as pas à me remercier, Eren… Souffla-t-il doucement, attendri. Je n'ai fais qu'accomplir ce qu'on attendait de moi.

Eren secoua négativement de la tête, leur front toujours accolé et ses yeux encore douloureusement clos. Il posa ses mains tremblantes sur les épaules fermes de Livaï et tenta par tous les moyens de se calmer intérieurement. Franchement, il venait de revoir l'homme qui avait sauvé sa pathétique vie et tout ce qu'il faisait pour le remercier c'était de lui chialer sur la gueule ? Eh bien, il était un modèle de civilité et de reconnaissance ! Il prit de grandes inspirations, ses lèvres rouges tremblant sous l'émotion et décrispa son visage. Sans pour autant ouvrir les yeux.

― P-pardon… Souffla-t-il. Je me calme…

Il continua ainsi durant de longues secondes, son souffle parfois haché par ses soubresauts, mais ses larmes se tarissaient lentement. Il finit par ouvrir doucement les paupières, ses yeux le piquant désagréablement et la vue encore un peu floue, et observa silencieusement le regard sombre et agréablement compréhensif de l'ex-caporal. Son corps tressautait encore par moment, ses lèvres tremblaient encore, son cœur battait follement, mais son regard s'apaisait.

– Ne t'excuse pas, ça ne me dérange pas, que tu te confies à moi.

Eren se détendit avant de remarquer qu'ils étaient excessivement proches, plus encore, que c'était lui qui créait cette promiscuité étant donné qu'il était désespérément agrippé aux épaules du tatoueur. Il n'avait plus été à ce point proche d'un homme depuis neuf ans… Et ça n'avait pas été par plaisir ou par désir, il avait été durement forcé et c'était sans doute pour cette raison que depuis il fuyait toute sorte de contact – homme ou femme, même enfant, c'était dire ! Mais là, à l'instant, dans ses bras, il se sentait si détendu, apaisé, à sa place, qu'il ne voulait qu'une chose : se laisser aller et s'endormir près de lui.

Sa pensée l'effraya.

― Donc, reprit-il en s'éclaircissant la gorge d'une voix rauque, je… Merci, pour tout.

Livaï lui sourit simplement et porta sa main sur le bas du dos d'Eren pour l'aider à se relever. Ses jambes vacillèrent sous son poids et Livaï l'adossa doucement au mur pour qu'il y prenne appui.

― Très bien, j'accepte tes remerciements si cela te permet d'être moins chamboulé.

Eren sourit un peu, reprenant contenance et acquiesça lorsque Livaï lui indiqua un siège où il pourrait s'asseoir. Il y prit place, Levi juste à son côté et inspira encore une fois.

― Comment as-tu su que c'était moi ?

Eren eût un faible sourire et s'humecta les lèvres, une autre interrogation se formant dans son esprit.

― Ce n'est pas la question. La vraie question est : me l'auriez-vous au moins dit un jour ?

Il interpréta son silence comme l'aveu de sa rétention d'information. Jaeger cala plus confortablement son dos contre le dossier du canapé, serrant ses mains pour atténuer les tremblements encore persistants. Il avait beau s'être calmé, les effets de son petit spectacle sentimental persistaient.

― J'ai vu le tatouage, sur votre dos. Ça a été comme… une révélation. Sourit-il en le regardant. Je me souviens de vous, à présent. De votre silhouette. De vos vêtements en lambeaux.

Livaï fronça imperceptiblement ses sourcils et se rappela qu'en effet il s'était changé suite au tatouage du jeune Jaeger. Il était sûr pourtant que le gamin partirait simplement, directement, ne s'attarderait pas. Il avait eut tord sur l'instant et pourtant Mike était vite arrivé pour refermer la porte.

― Passons à un sujet plus joyeux, veux-tu ? Montre-moi le tatouage que je t'ai fait, que je vérifie un peu sa tenue.

Eren acquiesça, se releva et retira son haut tout en baissant un peu la partie gauche de son pantalon. Les ailes étaient là, noires et blanches, sur sa hanche près de son aine. Livaï se redressa et se pencha un peu, observant l'image. Il n'y avait aucune rougeur autour, aucun signe d'infection ou que savait-il encore.

Et il remarqua encore une fois que le petit était bien bâti et que sa peau semblait lisse.

― Comment tes proches l'ont-ils pris ? Demanda-t-il, un brin curieux.

― Mikasa l'a vu par inadvertance, et elle m'a fait comprendre combien j'étais stupide de marquer mon corps. Ria-t-il en se rappelant le moment.

Il fallait dire que Mikasa vouait un amour fraternel indescriptible à Eren, et imaginer qu'il ait oser souiller son corps de cette emprunte immonde l'avait pour le moins chagriné. Elle n'avait pas pu concevoir l'idée que le jeune Jaeger ait prit cette initiative seul, sans en mesurer la portée. Parce qu'il portait désormais était imbriqué en lui, ne pourrait plus s'effacer. C'était un acte à vie.

― Ça passera, ne t'en fais pas. Moi je trouve que cela te va très bien.

Eren rougit, remercia l'ex-militaire du bout des lèvres en se mordant la lèvre. Il prenait pleinement conscience de ce que représentait Livaï pour lui, et il en était un peu gêné. Après tout c'était lui qui lui avait permis de devenir ce qu'il était, il lui en était infiniment reconnaissant, il avait tellement fait pour lui ! Même inconsciemment.

– C'est à vous de me montrer le vôtre !

Surpris, Levi le regard, les sourcils haussés, avant de sourire d'amusement. Avec un léger secouement de tête il abdiqua, enleva son tee-shirt à manche longue avant de se retournant, offrant son dos à la vue d'Eren qui s'en sentit ému. Il le détailla entièrement des yeux, observant chaque parcelle de peau, revoyant parfaitement ce symbole apparaître dans son champ de vision, il y a de cela neuf ans. La chemise en lambeau qui couvrait à peine son haut, que le caporal avait jeté au sol sous leurs yeux avant de s'élancer il ne savait où, dévoilant ce merveilleux dessin qui lui avait fait monter les larmes aux yeux.

Sans y faire attention, il s'approcha, étendant doucement sa main avant de laisser ses doigts effleurer l'épiderme chaud et frissonna. Seigneur, il allait trépasser…

C'étaient elles.

Il toucha chaque plume représentée, délicatement, sans faire attention aux frissons qu'il déclenchait sur le caporal et se retint de le prendre dans ses bras. Il n'arrivait toujours pas à s'y remettre, depuis ce jour de 1992, à ses sept ans, il avait vécu tout en sachant pertinemment qu'il n'allait pas tarder à mourir, qu'il était destiné à vivre pitoyablement dans la crasse et la médiocrité, comme esclave. Il n'avait pas montré ouvertement sa résignation, son désespoir, sa tristesse, mais il l'avait ressentit au plus profond de soi.

Et Livaï était… Il était…

Ne percevant plus aucun mouvement derrière lui, Livaï se retourna prudemment, interrogeant du regard Eren avant de soupirer silencieusement en voyant ses yeux embrumés, ses lèvres tremblantes, sa vulnérabilité. Il se retourna entièrement, accueillant dans ses bras Eren et recueillant ses larmes sur son épaule nue.

Il ne se demandait même plus pourquoi il avait l'irrésistible envie de tuer encore une fois ses geôliers.

Eren se fustigea intérieurement. Il n'en ratait pas une, décidément ! Mais il était si faible devant lui… Son emprise se resserra et ses lèvres effleurèrent la clavicule de Levi. Il sanglotait doucement, appréciant la présence rassurante de Livaï, son parfum musqué, ses bras chaud sur son dos dévêtu, ses murmures réconfortants.

Dieu, il avait l'impression de ne plus pouvoir vivre sans lui.

Il sentit une main glisser sur sa joue, redressa sa tête et rencontra le regard de Livaï, à quelques millimètres de lui. Sa main sécha lentement ses joues, effleura subrepticement ses lèvres rouges avant de s'échouer sur sa clavicule ou il sentit le sang battre furieusement. Ils restèrent ainsi un long moment, s'observant mutuellement dans un silence seulement entrecoupé par la respiration hachée du plus jeune.

Livaï se sentit aspiré dans son regard aussi brillant qu'une émeraude.

― Merci…

― Pour tout ? Demanda-t-il malicieusement, le regard amusé.

Eren sourit, un éclair de connivence passant dans ses orbes miroitante. N'y tenant plus, il effleura tendrement ses lèvres des siennes dans un mouvement aérien et vif qui leur sembla n'être qu'un fantasme.

― Pour tout.

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Karrow.